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Monique Dupré la Tour, docteur en psychologie et psychopathologie clinique ; dupre.monique@free.fr
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Caroline Gorlero, psychologue clinicienne ; caroline.gorlero@sfr.fr
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Société de thérapie familiale psychanalytique d’Île-de-France.
1Ce texte est la poursuite, dans un après-coup de plusieurs années, d’une réflexion sur une clinique que j’avais commencé à écrire en l’intitulant « Une clinique de la perte et du traumatisme ». Cette première réflexion a été entreprise alors que j’assurais avec une collègue, Caroline, une permanence d’une demi-journée par semaine dans l’association Être là – dont l’activité a depuis cessé faute de subventions. La rencontre entre le projet de l’association, la problématique des personnes accueillies et le travail psychique de constitution et d’élaboration au sein du binôme accueillant vont constituer le sujet de cette réflexion.
Genèse de l’association Être là
2L’association lyonnaise Être là a des liens généalogiques et conceptuels avec Psychisme et Cancer, une association parisienne d’aide aux malades du cancer. Tout en s’appuyant sur ce modèle, Être là a voulu et a dû s’en différencier en fonction même de sa propre histoire fondatrice. L’association Psychisme et Cancer est née en 1991 à Paris sous l’impulsion conjuguée d’une malade, Brigitte Benoit-Latour, et de deux de ses thérapeutes : un psychanalyste, le Dr Pierre Cazenave, et un pneumocancérologue, le Dr Pierre Baldeyrou. On peut lire la pensée de ce projet dans Le livre de Pierre, écrit par Louise L. Lambrichs (1995) à la demande de Pierre Cazenave, lui-même atteint d’un cancer et décédé en 1995, peu après la correction du livre. Ses successeurs poursuivront son œuvre et le Centre Pierre Cazenave ouvrira en 1998. Il est coanimé par des professionnels issus de la psychiatrie et de la psychologie, tous psychanalystes, et par des accueillants ayant la double expérience de la maladie et d’une thérapie analytique. Le malade peut être accueilli en groupe, encadré par deux accueillants et un psychanalyste, et être à sa demande reçu en individuel par le psychanalyste.
3S’appuyant sur sa propre histoire et ses propres découvertes, Pierre Cazenave pensait qu’un grand nombre de malades cancéreux sont des individus qui souffrent d’un trouble de l’identité, aussi son projet était-il de « restaurer la compétence du malade » : « Là où le malade est pleinement compétent, c’est que cette détresse, si on lui propose de ne pas le laisser seul en face d’elle, si on lui promet de ne pas l’abandonner, mais au contraire de l’aider à en comprendre les tenants et les aboutissants pour mieux s’en défendre et l’intégrer, eh bien, il la découvre. » Dans ces conditions, cette connaissance dont le cancer a ouvert la porte déboucherait sur un en-plus de vie psychique. Se défendant de dire que cette détresse narcissique serait la cause de tous les cancers, il ajoute que le traumatisme que représente l’annonce de la maladie ramène la personne à la faille narcissique qui est en chacun de nous et que chacun colmate comme il peut tout au long de son existence : l’ouverture de cette brèche peut permettre une reprise de son histoire. La permanence d’écoute de Psychisme et Cancer pourrait permettre cet accompagnement. Il s’agit d’échanger sur les traumatismes et les difficultés liés au cancer dans sa réalité quotidienne, mais aussi d’entendre la souffrance d’avant qui n’a pu être élaborée.
4Sur ce modèle, mais avec ses particularités propres, Être là s’est construite. Les premiers fondateurs sont deux belles-sœurs psychologues dont l’une, atteinte d’un cancer, a bénéficié de l’accueil à Paris de Psychisme et Cancer et trouvé là un lieu d’écoute – écoute qu’elle n’avait pas eue en famille – qui l’a beaucoup soutenue. La notion de partenariat entre professionnels et malades en est un point fondateur : ces deux psychologues cliniciennes se sont entourées de professionnels de santé (malades et non malades) à partir du constat commun de l’absence de lieu alternatif et d’écoute spécialisé pour la prise en charge psychologique des malades et de leurs familles en dehors de l’hôpital et des initiatives privées. Un accueil groupal encadré par deux psychologues, dont l’un vivait ou avait vécu l’expérience du cancer, fut proposé. La référence à la psychanalyse, caractéristique essentielle du groupe parisien, n’apparaît pas alors en tant que telle. Le dépliant de présentation d’Être là insistait sur l’idée d’un lieu d’accueil accessible, calme et chaleureux, en dehors des secteurs hospitaliers, sous forme de permanences sans rendez-vous : temps libre adapté au rythme de chacun, en groupe ou en individuel.
5Par ma clinique préalable, celle du couple, je savais combien la maladie d’un enfant peut perturber l’équilibre du couple parental. Nombreux sont ceux qui se séparent pendant la maladie d’un enfant ou après sa mort. Le plus souvent celles-ci n’ont fait que révéler la structure du couple et ses fragilités, les conjoints n’ont pu faire face à la surcharge psychique qu’implique le travail de la perte et du deuil, avec le réveil des culpabilités qui y sont liées. Le cancer, son annonce, son évolution et ses régressions, ses traitements transforment insidieusement les relations familiales, notamment celles du couple confronté à la crainte d’une séparation par la mort, que certains conjoints anticipent par une rupture, confronté aussi aux transformations corporelles et à leurs conséquences sur la vie sexuelle et affective. Les relations sont transformées dans le couple, mais aussi entre parents et enfants et avec la famille proche. L’évocation du cancer fait surgir chez chacun des émotions difficilement partageables. Cette difficulté de partage, les émotions enfouies par crainte de faire mal à l’autre mènent à une paralysie qui laisse chacun dans sa solitude.
6Mon histoire personnelle était aussi en jeu. En fait j’avais attendu dix ans. Après le décès de l’une de mes filles suite à un cancer, je me suis engagée dans une recherche universitaire que j’ai vécue comme un antidépresseur. Je l’avais terminée et il me semblait que je pouvais enfin regarder en face une certaine réalité et que je pouvais aider les autres à mettre des mots sur ce qu’ils vivaient. Je l’avais vérifié au cours des précédentes années en accompagnant une amie jusqu’à sa fin. Je savais combien le travail thérapeutique que cette amie avait fait avec un analyste l’avait aidée et lui avait permis de rester insérée dans l’existence – c’est au cours de sa maladie qu’elle avait été élue au conseil municipal du village dans lequel ses amis avaient pris leur retraite. Nous en parlions beaucoup, nous parlions aussi des liens qu’elle faisait entre la reprise de son cancer, les conflits dans sa vie familiale d’origine et son dynamisme. Au fil de ces dix ans, j’ai aussi perçu combien mes autres enfants avaient été touchés par le décès de leur sœur (sur le moment, trop prise dans ma propre peine, je ne l’avais pas pu). Je l’ai compris peu à peu, par des réflexions qu’ils ont faites parfois longtemps après, dont certaines ont été rapportées par des amis auxquels ils avaient parlé. Je suis donc sensible au soutien à l’entourage, je sais combien tous les liens familiaux et amicaux sont en jeu et sont touchés. J’ai ainsi accepté la proposition qui m’était faite de travailler dans ce lieu.
7Caroline et moi nous sommes rencontrées dans l’association, nous avons dû prendre le temps de nous connaître afin de pouvoir parler simplement des places que nous prenions lors des permanences, de ce que nous vivions dans celles-ci, pour parler de l’intertransfert, etc. Nous avons travaillé ensemble plusieurs années et avons beaucoup utilisé la supervision mensuelle pour réfléchir aux mouvements de vie et de mort qui nous traversaient et traversaient le groupe que nous formions avec les accueillis. Caroline est un des membres fondateurs de l’association. Elle est nettement plus jeune que moi, a eu un cancer grave alors qu’elle avait des enfants très jeunes et en ressent encore des séquelles. Durant la période aiguë de sa maladie, elle avait vécu difficilement et douloureusement ses rencontres avec des psys, elle s’était sentie abandonnée. Nous nous sommes étayées mutuellement dans ce travail qui a été éprouvant pour l’une comme pour l’autre, interpellées dans des lieux différents de notre psychisme.
Le dispositif proposé
8Un accueil en groupe par un binôme de deux psys dont l’un a l’expérience de la maladie s’offre comme lieu de dépôt des angoisses et des souffrances liées à l’annonce du cancer, à son traitement et à son évolution aussi bien chez le malade que chez ses proches, afin que les processus de vie puissent le plus longtemps possible prendre le pas sur les processus de mort. Le choix d’un binôme est calqué sur le dispositif de Psychisme et Cancer. Pierre Cazenave avait lui-même l’expérience de la maladie cancéreuse et pendant une vingtaine d’années il mena principalement une clinique psychanalytique auprès de malades cancéreux. Le choix de deux psychologues semble ne pas avoir été véritablement pensé par Être là et fut dans l’après-coup de l’ouverture le sujet de nombre de supervisions. Caroline et moi-même, comme nous le verrons plus loin, avons utilisé ce dispositif dans un étayage réciproque pour un approfondissement de la réflexion. Être accueillant tout en ayant l’expérience du cancer est la proposition d’un étayage à la pensée, à l’idée que la vie somatique n’entrave pas, n’annule pas la vie psychique.
9Si la crise que représente l’annonce du cancer et les soins qui s’ensuivent peuvent provoquer une désintégration des processus de vie et des processus de destruction aussi bien au niveau physique qu’au niveau psychique, leur dépassement s’opère grâce à une mobilisation nouvelle des forces de vie (Kaës, 1979). « Le groupal, comme le culturel, est concerné dans la genèse comme dans la solution de la crise, notamment dans l’aptitude à fournir un appareil psychosocial, assurer la continuité par suppléance et contenir l’expérience de la rupture » (ibid., p. 4). C’est pourquoi l’accueil en groupe du malade et de sa famille est important comme support à la projection de l’environnement du malade afin qu’il ne se sente pas désinséré de la communauté des vivants. Le travail en groupe avec les animateurs comme garants permet un échange entre les malades et les membres de leurs familles, et avec les autres personnes qui les accompagnent aux permanences. Dans la chaîne associative groupale sont évoqués des thèmes qui, concernant les uns et les autres, peuvent faire sortir de la « pensée opératoire », signe souvent de la désorganisation psychosomatique (Marty, 1976 et 1980), sans que chacun soit obligé de trop s’impliquer. Il s’agit d’un échange que les malades n’ont pas, n’osent pas avoir sans garant dans les salles où ils sont réunis pour les chimiothérapies. Des évocations et des regrets sont souvent exprimés de ces moments où ils sont confrontés soit à une dépression profonde des autres, dans laquelle ils ont peur d’être engloutis, soit à cette phrase : « Il faut se battre », bataille présentée plus comme une défense maniaque que comme une élaboration de la dépression. Dans le groupe, les accueillis cherchent une réassurance sur la possibilité de vivre tout en étant malades, sur le sens de leur maladie et de leur vie. Aussi le travail en groupe sert-il de contenance des émois individuels et familiaux, favorisant leur reprise dans une mentalisation. Ce qui est déposé et entre en résonance dans un groupe est souvent d’un niveau plus archaïque que ce qui peut être dit dans un entretien individuel.
Quelques exemples cliniques pour asseoir la réflexion
10Revenons sur les rencontres avec des personnes que nous avons vues ensemble, Caroline et moi. Examinons qui a utilisé ce lieu, le projet qui motive la venue des accueillis à la permanence, et réfléchissons ensuite au mode de travail de notre binôme.
Le groupe familial autour de monsieur et madame W.
11Monsieur et madame W., couple à la retraite depuis plusieurs années, sont venus plusieurs fois à la permanence, tantôt seuls, tantôt accompagnés de l’un de leurs enfants, adultes entre 40 et 50 ans. À certaines permanences ils seront seuls en famille, dans d’autres ils rencontreront d’autres personnes. Monsieur W. est le malade, il développe un cancer des poumons et tout l’équilibre familial semble touché matériellement et psychiquement. Matériellement, car monsieur, qui a été très actif depuis sa retraite dans les tâches ménagères, ne peut plus désormais les assumer, ce qui entraîne un surcroît de travail pour sa femme. Il semble très angoissé, ainsi que ses enfants, face à l’hyperactivité que celle-ci développe.
12Leur première venue s’est faite à l’initiative de leur fils aîné, qui pensait en fait ne venir qu’avec sa mère pour laquelle il était inquiet. Mais monsieur W., pas trop mal ce jour-là, a désiré les accompagner. Ils seront seuls avec nous. D’emblée l’inquiétude qui est exprimée tourne autour de madame W., son hyperactivité effraie son entourage, elle ne sait plus s’arrêter. À cette rencontre, monsieur, dont il est dit par sa femme qu’il est très silencieux dans la vie, parle beaucoup. Chef d’entreprise, pris dans ses activités, il n’a jamais su beaucoup communiquer, il n’a pas d’amis personnels, ses amis sont ceux de sa femme et dans la maladie il se sent très démuni. Mais le fils aîné ajoute que depuis un an il peut parler avec son père comme cela n’avait jamais été possible. Aujourd’hui encore, dans la permanence, il découvre des pans de l’histoire familiale : les souffrances associées aux difficultés de communication de son père et l’histoire de celui-ci dans sa famille d’origine ; ses ruptures en recherche d’autonomie, ses retours et les conflits intérieurs qui y sont associés. Monsieur W., dans cette période de maladie, revisite toute son histoire familiale faite de conflits, de ruptures, mais aussi de non-séparation psychique et de soumission. Père et fils s’associent pour parler de leur peur de voir madame craquer. Ils utilisent ce lieu pour le dire devant témoin, espérant un retour de sa part. Si, pendant qu’ils échangent, madame se pose un peu, elle ne parlera cependant pas d’elle.
13Il s’agit donc dans ce travail de prendre en compte le groupe familial dans sa souffrance, de se décentrer du malade cancéreux pour réfléchir en famille à l’impact du cancer sur chacun. Impact matériel sur le présent, mais aussi ouverture sur une histoire demeurée cachée jusque-là. Monsieur W. se détend en parlant des souffrances de son enfance, de sa non-reconnaissance par sa mère, des mauvais traitements de la grand-mère qui l’a élevé.
14Lors de leur deuxième visite, monsieur et madame W. viennent en couple sans être accompagnés. Cependant ils ne seront pas seuls, ils se trouvent en présence d’une femme qui vient pour la première fois, je la nommerai Marianne. Sa visite a été annoncée par son frère venu en éclaireur plusieurs mois auparavant. Inquiet pour elle, il était venu visiter ce lieu et avait utilisé aussi ce temps de permanence où il était seul pour dire que la maladie de Marianne faisait remonter en lui une histoire de quelques années qu’il avait pensée « archivée », celle de la maladie et du décès de son ami. Lui-même est séropositif, en traitement, il déposait dans ce lieu une part de sa souffrance. La maladie de Marianne fonctionne pour lui comme un après-coup de la maladie de son ami, il anticipe ainsi le deuil de sa sœur. Comme il est en psychothérapie, nous l’avions écouté sans intervenir. Marianne développe elle aussi un cancer du poumon, elle dit ne pas vouloir pleurer, « chaque fois que je parle de moi, je pleure et cela me blesse ». Quelques larmes couleront cependant à son arrivée, puis à son départ. Avec vingt ans de différence, Marianne et monsieur W. sont atteints tous deux du même cancer.
15La discussion est un peu longue à engager, puis monsieur W. évoque la « sidération » de son fils à l’écoute et à la découverte de l’histoire de son père et dit revenir pour parler de ce qu’il vit. La discussion porte alors sur les effets des traitements et la prise en charge ambulatoire qui obligent à respecter certains horaires et laissent très fatigué. Marianne évoque le besoin de rester sous la couette une grande partie de la matinée, mais aussi celui d’en sortir, avec ce qu’elle programme pour chaque jour : quelque chose à faire dans les heures de répit. Madame W., qui comprend mal le ralentissement de son mari, qui a tendance à le secouer, à l’obliger à se lever, écoute avec étonnement. Elle-même, anxieuse à l’idée de s’arrêter, parle de son propre mode d’appréhension de l’existence et dit combien la vie actuelle lui est difficile. Elle parle de son besoin d’activité, des trois phases de sa vie : une vie avant le mariage hyperactive (elle travaillait et faisait de nombreux voyages), ensuite le mariage et sa vie avec de nombreux enfants qu’elle a accueillis et assumés avec plaisir, comme si la charge de travail que cela représentait donnait sens à sa vie, enfin la vie de retraitée et la vie au ralenti due à la maladie de son mari dans laquelle elle ne se retrouve pas. Sont ensuite abordés les rapports difficiles à la nourriture : le non-appétit, la perte de goût, etc. Marianne se fait chaque jour une soupe au vermicelle, témoignant ainsi du besoin de régression dans lequel elle se trouve.
16Il est donc question à la fois de prendre soin de soi, d’accepter la dépression, mais aussi de ne pas se laisser aller pour continuer à vivre ce qu’il est possible de vivre. Marianne a senti la dépression profonde dans laquelle monsieur W. s’enlise par moments et celle dont madame W. se défend. Monsieur W., malgré sa fatigue, est cependant le moteur de leur démarche de couple et exprime son désir de transmettre son histoire à ses enfants.
17Autre thème abordé : les symptômes annexes que les médecins écoutent d’une oreille distraite, car ils ont peu de pouvoir sur eux. Les effets secondaires donnent une identité à chaque pathologie. Dégagés du pouvoir médical, ils deviennent vecteurs de connivence entre les malades. Marianne aborde aussi le sentiment d’abandon qu’elle a éprouvé quand elle est passée des chimiothérapies avec hospitalisation au traitement ambulatoire. Elle semble heureuse de pouvoir trouver un lieu pour venir se poser de temps à autre.
18À une troisième rencontre, le couple W. est accompagné par un autre enfant, une fille en congé maternité. Monsieur est de plus en plus déprimé, chez lui il reste « assis dans son fauteuil, attendant la mort », dit sa fille. Il répond en disant que, son statut lui ayant été ôté par la maladie, il ne sait plus qui il est ; il continue pourtant de revisiter son histoire et de la communiquer. La fille, qui se reconnaît dans la dépression de son père, parle de son désir d’entreprendre un travail personnel.
19Reprenons ces trois rencontres : à la première, à travers l’inquiétude que suscitent les défenses maniaques de madame vient se dire le fonctionnement opératoire de la famille. On agit, on ne pense pas. Ce fonctionnement s’est fissuré avec la maladie du père et par cette brèche émergent des souvenirs d’enfance et d’adolescence ainsi qu’une profonde dépression. Le mot « sidération », prononcé à la deuxième rencontre par monsieur W. pour nommer les sentiments de son fils à l’écoute de son histoire d’enfance, vient dire le registre dans lequel on est. La maladie de monsieur permet à toute la famille de repenser son fonctionnement, le fils découvre le père, la fille envisage un travail personnel et madame, à la deuxième rencontre, commence à parler un peu d’elle – mais pas encore de son histoire et de ses souvenirs. Le dépôt et la reconnaissance des difficultés de communication de monsieur ainsi que de son impossibilité à dire ses souffrances permettent à madame de commencer à dire les siennes.
20La présence de Marianne est bénéfique au couple W., car au-delà de ses blessures elle peut parler de son besoin de régression et de son désir de vivre, elle laisse entendre que c’est par l’acceptation des moments régressifs nécessaires qu’elle peut envisager des moments de vie, des moments de plaisir. L’étonnement de madame W. signifie que, pour elle, s’arrêter, se reposer est dangereux ou interdit. Le cancer, maladie au long cours, peut ramener la personne à la nature des soins primitifs qui l’ont maintenue en vie, c’est tout un pan de l’histoire infantile qui se trouve mobilisé, revisité à partir de la régression qu’impliquent à la fois ces soins et la désorganisation psychique. Le passage par la nourriture est important, par la soupe au vermicelle Marianne renoue avec son enfance et à partir de là cherche de nouveaux aménagements pour vivre. Pierre Marty (1976) souligne que la régression ramène à un point de fixation, qu’une régression s’avère ainsi une réorganisation : « Les ensembles fonctionnels fixés […] se montrent seuls capables, dans les régressions qu’ils assurent, de redonner leur préséance aux instincts de vie. » Le lieu où nous sommes doit pouvoir permettre à la fois la régression, les pleurs, les doutes, les angoisses devant la mort proche pour certains, le dépôt des souffrances dans un environnement qui accompagne et limite cependant afin que chacun puisse repartir, dans le meilleur des cas, en ayant remobilisé des forces de vie – qui dans le cas présenté puissent se substituer aux défenses maniaques. La possibilité de pouvoir offrir du café, du thé, en choisissant le moment où cela nous semble nécessaire, accompagne à la fois la régression et la limite.
21Ce que monsieur W. a pu dire de son enfance, la manière dont il a parlé de la grand-mère qui l’élevait, présentée comme une femme maltraitante et qui le détestait, fait penser que cet homme s’est construit seul, sans doute en faux self ou dans une névrose de caractère. Ce qu’il a rapporté de son adolescence est révélateur de cette construction. Il est parti à l’étranger en rompant avec sa famille pour se prouver qu’il pouvait ne dépendre de personne. Cependant il s’est senti obligé de revenir pour reprendre l’entreprise familiale à la mort de son père, à contrecœur, a-t-il dit, mais sans pouvoir faire autrement. La retraite fut sans doute déjà une perte de statut que la maladie vient de renforcer. Le « manque à être » dont parle René Roussillon (1999) est ainsi révélé. Cela rejoint la faille narcissique sur laquelle, pour Pierre Cazenave, la plupart des cancers se développent ; ce dernier évoque « le nourrisson malade dans l’adulte » (Lambrichs, 1995). Madame est aussi dans une perte de statut, l’absence de « faire » l’angoisse. Nous pouvons entendre dans le même registre les mots de Marianne évoquant l’abandon. Sa présence a permis au couple d’accéder à des thèmes inabordables autrement.
22Au cours de ces trois rencontres, cinq générations sont convoquées, de la grand-mère de monsieur W. à l’enfant de sa fille qui vient de naître. La maladie de monsieur le renvoie aux soins maltraitants de la grand-mère, aux difficiles relations qu’il a eues avec elle et aux sentiments à son égard qu’il lui prête. À la troisième rencontre, le couple est accompagné par la fille en congé maternité qui, à partir de la maladie de son père, pour vivre mieux et transmettre autrement à ses enfants, s’interroge sur ses ressemblances avec lui et envisage de faire une analyse. Le corps familial est ici présent. Corps familial ainsi mentionné dans l’argument du colloque stfpif [1]de 2009 « Corps familial, héritage corporel et psychique » : « Chaque membre du corps familial est immergé dans l’héritage des éprouvés et des fantasmes transgénérationnels. »
L’accueil groupal
23Il nous faut maintenant réfléchir au sens de cet accueil et de cette écoute de la souffrance dans un groupe à propos de la maladie d’un des membres de la famille. Accueil dans un groupe toujours, dans la mesure où nous sommes toujours au moins trois, même si une seule personne vient à la permanence. Caroline et moi sommes en position non de thérapeutes mais d’accueillants, même si notre écoute s’appuie sur notre expérience analytique – qui nous permet de nous approcher de la souffrance des personnes sans nous perdre nous-mêmes.
24Bien que Caroline ne le dise pas et que rien de sa maladie ne se donne à voir, il est vite évident pour les accueillis que Caroline est la psychologue qui a l’expérience de la maladie cancéreuse. Les malades cherchent à se faire entendre d’elle. Dans l’implicite de la relation les connexions inconscientes entrent en résonance, la parole est alors soutenue par une expérience commune. Entendre et dire « je comprends » est partagé et partageable. Il m’arrive de vivre un sentiment d’exclusion, presque d’envie, face à une intimité due à un vécu que je ne connais pas et auquel je n’ai pas accès. Exclusion renvoyant quelquefois à un sentiment d’inexistence. Nous avons dû beaucoup travailler ensemble, Caroline et moi, beaucoup réfléchir à ce qui se passe dans ces moments-là. S’appuyant sur sa propre expérience, Caroline pense que, pour les personnes accueillies, le fait d’être rejointes dans cette détresse aux racines souvent anciennes, voire infantiles, constitue une expérience relationnelle de grande valeur. Le lien qui s’établit peut constituer un étayage, un apport fiable, et mobiliser de nouvelles forces créatrices. Cela donne toute sa force à l’engagement relationnel, qu’il soit de partage ou de transfert, qui ne peut se concevoir qu’à partir d’une expérience relationnelle de rencontre.
25Ces rapprochements d’une telle intensité autour d’une expérience commune et renvoyant à une relation narcissique en miroir m’ont à moment donné paru dangereux aussi bien pour les accueillis que pour Caroline. Si l’expérience est commune, elle est aussi spécifique à chacun et le travail du sens porte sur cette différence. Dans notre réflexion, Caroline a pu dire qu’elle ne se permet ces « rapprochements » que parce que je suis là, garante de l’existence du cadre, d’un environnement, me rendant ainsi ma place. Les moments où je sens ma présence comme intrusive sont sans doute aussi ceux où ces rapprochements deviennent dangereux.
26C’est d’ailleurs là que j’utilise quelquefois la possibilité de proposer du thé ou du café, pour faire tomber la tension et revenir à la convivialité – même si dans le même temps je peux me sentir coupable de le faire. On pourrait rapprocher ces moments de proximité entre Caroline et le malade de la « folie maternelle primaire » que Winnicott (1958) dit nécessaire à la survie de l’enfant, mais structurante pour celui-ci seulement si la mère est soutenue par un conjoint ou un environnement dans une amorce de la triangulation.
27Pour ne pas partir dans la maladie, pour alterner comme Marianne les moments de régression et de retour à la vie ordinaire, il me faut à la fois accepter l’exclusion – qui n’est pas non-vie – et continuer d’exister pour rappeler que l’entourage existe, sans me laisser entraîner dans un mouvement que j’ai ressenti plusieurs fois, celui d’être porteuse de mort. Sentiment à travailler à la fois dans mon histoire, dans la culpabilité d’être plus âgée et en vie, dans celle d’écouter ce que l’on ne connaît pas soi-même. Les mouvements de vie et de mort parcourent notre binôme, leur désintrication menant à la mort psychique. La question du binôme est de les réarticuler autant que possible afin que les malades et leur entourage restent en lien sans trop de culpabilité réciproque. C’est à ce travail que nous sommes conviées. Dans cette place d’environnement, de contenant de la « folie maternelle primaire », ma place et le cadre de la permanence sont les lieux de projection de la problématique familiale.
28Il arrive fréquemment qu’un malade vienne accompagné d’un membre ou de plusieurs membres de sa famille ou avec des amis. Parler dans un groupe permet un échange sur les angoisses et les peurs qui les paralysent et coupent les liens de la communication. L’expérience de thérapeute permet d’accompagner la reprise de la parole dans le groupe familial et social.
Autres vignettes
29Comme chez monsieur W., la relation à la mère est prégnante dans nombre de permanences.
30Ce jour-là, la permanence est lourde et compliquée, sept personnes passeront et se retrouveront ensemble un moment. Deux d’entre elles vont mal, la mort semble proche. Le débat cependant s’engagera sur le thème de la relation à la mère que la maladie a réveillée. Figure d’une mère dont on ne peut se séparer tant l’attachement a été insécure. Elle est haïe dans une prise de distance impossible. Chacun restant dans une attente insatisfaite.
31Isabelle, célibataire autour de la quarantaine, est déjà venue parler du cancer de sa mère. Depuis toujours elle se sent le devoir de la soutenir et, depuis l’annonce du cancer, elle est angoissée, elle dit : « Je n’ai pas fait ma propre vie. » Après ses premières visites, la relation avec sa mère s’est transformée et elle a pu l’interroger. Elle découvre une autre version de son histoire : sa mère, suite à une psychothérapie, est capable de se soutenir elle-même. Isabelle a engagé sa vie sur un mythe, elle se sent comme libérée et peut enfin réfléchir au sens de sa propre vie.
32Une autre femme vient accompagnée de ses deux sœurs, ces dernières ont pris un jour de congé pour assister leur sœur malade. Celle-ci est très revendicatrice dans sa détresse. Elle cherche à faire tourner le groupe autour d’elle, comme elle cherche à faire tourner la vie de famille autour d’elle-même et de la relation à sa mère dont elle n’est pas détachée. Ses sœurs sont souffrantes de sa souffrance. Tout se mélange dans un magma familial. L’une d’elles évoque combien la maladie de sa sœur et sa détresse réveillent en elle tout un passé de relations à leur mère qu’elle avait cru dépassé grâce à une longue analyse, mais qui dans cette période reprend une acuité qui l’angoisse.
33Une autre femme encore, que nous avons reçue plusieurs fois, déjà venue pour parler de la reconstruction d’un sein, arrive ce jour-là portant le choc de la récidive, elle voit la mort venir. Elle ne veut pas en parler à ses parents, mais s’inquiète pour sa fille de 17 ans qui réagit par une fuite en avant maniaque et se demande comment en parler avec son petit garçon de 9 ans.
34Une figure de la mère qui ne donne pas la vie domine le groupe. Une recherche pour transformer cette représentation traverse le groupe afin que la transmission ne soit pas arrêtée. En venant parler de la maladie, ces personnes parlent de la souffrance dans leurs relations familiales. Celles-ci sont présentées comme soumises à une mère (réelle ou imago) qui ne donne pas la vie ou du moins entrave la construction identitaire. L’angoisse devant la mort ramène aux angoisses infantiles.
35À partir du corps propre et du corps de l’autre sont ainsi reprises la qualité et la représentation des soins maternels primaires. Comment être une bonne mère pour soi-même quand la qualité des soins maternels n’a pas été satisfaisante ? Le « prendre soin » de soi ou de l’autre qu’implique la gestion au long cours de la maladie cancéreuse se heurte à l’histoire infantile de chacun et permet pour certains une reprise de cette histoire.
36La proximité de la mort ou la pensée d’une mort proche pour soi ou pour l’autre peuvent renforcer des silences chargés de culpabilité ou ouvrir au dialogue, faire remonter les histoires familiales, permettre leur élaboration et ouvrir sur une transmission nouvelle. Ce temps d’accueil et le travail de groupe peuvent permettre une reprise de l’histoire : à chacun, accueilli ou accueillant, de saisir le possible de ce travail d’élaboration.
Bibliographie
Bibliographie
- Kaës, R. 1979. « Introduction à l’analyse transitionnelle », dans Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod.
- Lambrichs, L. L. 1995. Le livre de Pierre, Paris, Le Seuil, 1998.
- Marty, P. 1976. Les mouvements individuels de vie et de mort, Paris, Payot.
- Marty, P. 1980. L’ordre psychosomatique, Paris, Payot..
- McDougall, J. 1989. Théâtre du corps, Paris, Gallimard.
- Roussillon, R. 1999. Agonie, angoisse et symbolisation, Paris, puf, coll. « Le fait psychanalytique »
- Winnicott, D.W. 1958. De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
Mots-clés éditeurs : soins maternels primaires, cancer, famille, faille narcissique, groupe
Mise en ligne 26/10/2012
https://doi.org/10.3917/dia.197.0057Notes
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Monique Dupré la Tour, docteur en psychologie et psychopathologie clinique ; dupre.monique@free.fr
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Caroline Gorlero, psychologue clinicienne ; caroline.gorlero@sfr.fr
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Société de thérapie familiale psychanalytique d’Île-de-France.