Notes
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[1]
La loi du 12 avril 1906 fixe la majorité pénale à 18?ans. Le tribunal peut cependant choisir de ne pas retenir l’excuse de minorité et appliquer au mineur de 16 à 18?ans les mêmes peines qu’à un majeur, y compris la peine de mort.
-
[2]
Société pour le patronage des jeunes libérés du département de la Seine, Assemblée générale du 17?mars 1833, discours d’Alphonse Bérenger de la Drôme, p.?4.
-
[3]
Société pour le patronage des jeunes libérés du département de la Seine, Assemblée générale du 18?mai 1834, discours d’Alphonse Bérenger de la Drôme, p.?12-13.
-
[4]
Le tribunal correctionnel évoquait les deux mois de détention préventive déjà effectués par le mineur. Avant la loi du 15 novembre 1892, la détention préventive n’est pas incluse dans le calcul de la peine qui ne commence qu’une fois le jugement prononcé.
-
[5]
Bulletin des arrêts de la Cour de cassation, section criminelle, arrêt n°?41 du 21 mars 1823, tome XXVIII, Paris, imprimerie Royale, 1824, p.?115-116.
-
[6]
Cet exemple nous a été rapporté par Éric Pierre qui prépare un livre sur la colonie agricole de Mettray.
-
[7]
Rappelons que pour Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville la Petite Roquette finit par être le modèle idéal de maison de refuge.
-
[8]
La loi du 5 août 1850 légalise les colonies pénitentiaires agricoles qui jusque-là fonctionnent dans un vide juridique. Sur cette loi, voir Gaillac, 1970 et surtout Pierre, 1996.
-
[9]
L.-M. Moreau-Christophe, Débats du congrès pénitentiaire de Bruxelles. Session de 1847, p.?63.
-
[10]
La bibliographie sur ce tournant est très importante?: citons Kalifa, 2005?; Mucchielli, 1994 et 2000?; Kaluszynski, 2002?; Renneville, 2003. Pour une réflexion sur le retour du concept de dangerosité et sur ses usages actuels, voir Mbanzoulou, Bazex, Razac et Alvarez, 2008.
-
[11]
Les termes «?criminel?» et «?délinquant?» sont ici utilisés dans leur acception générique et non dans leur sens juridique.
-
[12]
Loi relative aux tribunaux pour enfants et adolescents et à la liberté surveillée, art. 4.
-
[13]
Voir actes du colloque de l’Association française de l’histoire de la justice, 4-5 décembre 1992, L’épuration de la magistrature de la Révolution à la Libération, Paris, Loysel, 1994.
1Il ne s’agit pas dans cette contribution de faire une histoire du rôle des parents dans la déviance et la délinquance des mineurs au xixe siècle, mais plus modestement d’ébaucher un historique de «?ce qui s’est pensé?», de «?ce qui s’est écrit?» à propos de ce rôle, de faire une archéologie des discours qui ont pu être produits sur cette question éminemment complexe. J’ai volontairement délaissé les discours des médecins, des aliénistes ou psychiatres et des psychologues pour me concentrer sur les propos des juristes et des pénologues. Je commencerai par présenter brièvement le cadre juridique qui préside au fonctionnement de la justice pénale des mineurs. Je verrai ensuite comment les discours des spécialistes sur le rôle ou la responsabilité des parents dans la déviance des mineurs s’articulent avec le traitement juridique et/ou judiciaire de ces mêmes mineurs durant la monarchie de Juillet et le Second Empire, puis dans les années 1880-1914. Ces deux moments chronologiques sont séparés par l’installation de la République. Ce choix laisse entendre que la vision du lien parents-enfants-déviance a à voir avec le politique.
Les principes du droit pénal des mineurs
2Les codes pénaux de 1791 et de 1810 n’engendrent pas de transformations fondamentales en matière de conceptions et de traitements de la délinquance juvénile (Lascoumes, 1996). Les députés républicains, comme les jurisconsultes de l’Empire, reformulent en fait trois principes plus ou moins stables de l’Ancien Régime. Premièrement, ils instituent une majorité pénale dont l’âge est fixé à 16?ans. Deuxièmement, ils font de la notion de discernement, avatar de la notion d’âge de raison, le critère de la «?punissabilité?» des moins de 16?ans. Troisièmement, ils diminuent le quantum des peines applicables aux mineurs.
3Le premier point suscite quelques débats à la Constituante. Certains parlementaires veulent abaisser le seuil de la majorité pénale à 13 ou 14?ans (Lascoumes, Poncela, Lenoël, 1989, p.?127). Cette question ne mobilise plus l’attention des législateurs ou des juristes avant l’avènement de la Troisième République [1]. L’excuse atténuante de minorité et le système de réduction des peines qui en découle ne font qu’inscrire dans les textes une pratique largement répandue?: les juges condamnent moins sévèrement les enfants.
4L’article 66 du Code pénal de 1810, qui reprend pour l’essentiel les dispositions du titre V du Code de 1791, met en forme le deuxième principe qui constitue en fait le pivot du droit pénal des mineurs?:
«?Lorsque l’accusé aura moins de 16?ans, s’il est décidé qu’il a agi sans discernement, il sera acquitté?; mais il sera, selon les circonstances, remis à ses parents, ou conduit dans une maison de correction pour y être élevé et détenu pendant tel nombre d’années que le jugement déterminera, et qui toutefois ne pourra excéder l’époque où il aura accompli sa vingtième année.?»
6Concrètement cette disposition fabrique un curieux objet juridique?: l’enfant virtuellement acquitté et pratiquement incarcéré. Il permet surtout de détenir pour de longues années un enfant auteur d’un petit délit que le code sanctionne normalement de quelques mois, voire de quelques jours de prison. Ajoutons que jusqu’à la création des premiers établissements spécifiques pour mineurs dans les années 1840 l’envoi en correction est synonyme d’emprisonnement.
Parents coupables, enfants condamnés?: l’articulation parents-enfants-déviance au temps des «?classes dangereuses?»…
7Dès la première assemblée générale de la Société pour le patronage des jeunes libérés du département de la Seine, en 1833, Alphonse Bérenger de la Drôme dénonce l’incurie de certaines familles?:
«?Un certain nombre de ces êtres malheureux, fruit de la prostitution, n’a jamais su et ne saura probablement jamais à quels parents ils doivent le jour?; un cinquième environ de ceux qui ont été l’objet de poursuites judiciaires se compose d’orphelins?; la moitié des autres ont perdu leur père?; un quart n’a plus de mère?; et presque tous ceux qui ont une famille ont été par elle entraînés au mal [2].?»
9Cette analyse, il la renouvelle l’année suivante?:
«?Le vagabondage, la mendicité sont les délits les plus communs parmi eux. Chez quelques-uns l’absence de parents, ou un abandon complet de leur part, les a mis dans l’impossibilité d’avoir un asile?; vous les voyez dans nos rues, mal vêtus, tendant la main, implorant la pitié publique qu’appellent si puissamment l’infirmité de leur âge, l’absence de tout appui, la privation de tout autre conseil que ceux de la misère. […] Chez d’autres enfants, l’état de vagabondage est dû à des causes accidentelles qui accusent le plus souvent la trop grande sévérité et quelquefois même la brutalité de leurs parents ou des maîtres chez qui ils étaient en apprentissage [3].?»
11Quelques années plus tard, dans son célèbre livre sur les «?classes dangereuses?» Frégier dit à peu près la même chose?:
«?[…] Il est de nombreuses occurrences où le vagabondage est une situation forcée et même nécessaire?: ainsi, un malheureux enfant est excédé de travail par ses parents?; il est devenu captif?; il ne mange pas jusqu’à ce qu’il ait rempli sa tâche qui serait trop pesante pour un ouvrier dans la force de l’âge?; les mauvais traitements accompagnent les privations?: est-il donc étonnant qu’ainsi torturé un enfant s’échappe de la maison paternelle comme d’une maison de malheur??
Les corrections infligées aux enfants de la classe pauvre, par leurs parents, ne sont presque jamais en rapport avec les fautes qui les ont provoquées?; elles sont en général trop sévères, ou, ce qui est pis, trop humiliantes?».
13Nous pourrions multiplier les citations?: tous les spécialistes de la délinquance, Charles Lucas, Édouard Ducpétiaux, Eugène Buret, Barthélémy Vingtrinier…, dénoncent l’attitude des pères et mères des classes populaires. On pourrait penser que ce constat si unanime débouche sur une prise en charge sociale ou, pour utiliser les mots de l’époque, «?charitable?» de ces victimes que sont ces mineurs. Il n’en est rien. Pire, les enfants privés de soutien familial, se trouvant de ce fait en situation de vagabondage, comptent parmi les mineurs les plus couramment sanctionnés. En 1823, le tribunal correctionnel de Mirecourt (Vosges) ordonne la mise en liberté d’un mineur de 15?ans inculpé de vagabondage, considérant «?qu’il n’a ni parents et amis pour lui donner des secours, ni pour lui apprendre un métier, et que son état de vagabondage est l’effet du malheur de sa condition?». Ce jugement est cassé par la Cour de cassation le 21?mars 1823 en ces termes?:
«?[…] Le vagabondage est dangereux à tout âge?; il a surtout, pour un enfant, ce caractère particulier de façonner l’âme à l’oisiveté, de lui inspirer le dégoût du travail et de le mettre sur le penchant du vice.
Si, trop jeune encore, il ne sent pas tout le tort qu’il se fait à lui-même, et celui dont il menace la société, la justice trouve dans nos codes des dispositions qui lui permettent d’atténuer la peine.
Mais la loi veut une punition qui ne consiste pas dans la détention accidentelle qui précède le jugement [4] mais dans celle qui porte le caractère de la peine, en vertu du jugement même [5].?»
15Les juges vosgiens avaient pris en considération les conditions d’éducation de cet adolescent. Cet arrêt de la Cour nie toute interaction entre la situation familiale et le délit commis par ce jeune justiciable ou, à tout le moins, entend que cette «?excuse sociologique?», pour utiliser une expression quelque peu anachronique, ne soit pas prise en compte. Sans débattre ici du fondement en droit, assez discutable, de cette jurisprudence, notons qu’elle va justifier l’envoi en correction de milliers de mineurs vagabonds. C’est elle qui permet à un juge tourangeau de confier à la colonie pénitentiaire de Mettray et à une congrégation jusqu’à leur vingtième année, sous le chef d’inculpation de vagabondage, un frère et une sœur âgés respectivement de 4 et 6?ans, orphelins de mère et dont le père est incarcéré pour le viol de sa fille aînée. Ils ont bien sûr été acquittés pour avoir agi sans discernement [6].
16Plus même, le fait d’avoir des parents indignes joue contre le mineur déviant. Pour illustrer la manière dont le fonctionnement judiciaire aggrave les pénalités qui frappent ces mineurs défavorisés, nous pouvons suivre Tocqueville. Dans Le système pénitentiaire aux États-Unis et son application en France (1984 [1833]) Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville, après avoir rappelé les dispositions de l’article 66, écrivent?:
«?Ainsi, lorsqu’un enfant qu’on accusait d’un crime est absous, les tribunaux sont maîtres ou de le rendre à ses parents, ou de l’envoyer dans une maison de correction. Cette alternative rend l’intention de la loi facile à saisir. Les parents présentent-ils des garanties de moralité, l’enfant sera remis entre leurs mains, afin qu’ils puissent corriger ses penchants vicieux et réformer ses mauvaises habitudes. Au contraire, les magistrats ont-ils de justes motifs de penser que les désordres de l’enfant sont dus aux fâcheux exemples de la famille, ils se garderont bien de le rendre à ses parents, près desquels il achèverait de se corrompre, et ils l’enverront dans une maison de correction, qui lui servira moins de prison que de collège?; il sera élevé et détenu, dit la loi.?»
18Nos magistrats prêtent à la loi une intention qu’elle n’avait probablement pas. Les législateurs de 1791, véritables inventeurs du non-discernement, n’évoquent jamais dans leurs débats des 6 et 18?juin l’incompétence éducative des parents. Si le choix entre la remise à la famille et l’envoi en correction se fait «?suivant les circonstances?» (Code pénal du 6 octobre 1791, titre V, article?2) ou «?selon les circonstances?» (Code pénal de 1810, article 66), rien n’est dit de ce qu’il faut entendre par «?circonstances?». En fait, ce que Tocqueville et Beaumont proposent, c’est un programme. Ils définissent d’abord ce que devrait être la situation de l’enfant acquitté faute de discernement?:
«?[…] on le retient dans une maison de correction, non pour s’assurer de sa personne mais parce qu’on pense qu’il y sera mieux que dans sa famille?; on veut lui donner une meilleure éducation, qu’il ne trouverait point ailleurs?; on le juge seulement malheureux et la société se charge de lui donner ce qui lui a été refusé par la fortune?: ce n’est point pour la vindicte publique, mais bien dans son intérêt personnel qu’on le place dans la maison de correction?: comme il n’a commis aucun crime, on n’a aucune peine à lui infliger?».
20Il faut bien sûr réformer, ou plus exactement créer, ces maisons de correction (ou de refuge) où le mineur «?sera mieux que dans sa famille?» et donner beaucoup plus de pouvoir à leurs directeurs pour qu’ils puissent libérer (plus exactement placer en apprentissage) avant leur vingtième année les sujets amendés. Sans vraiment définir ce que doivent être les maisons de refuge, le chapitre se clôt sur un ensemble de recommandations qui tempèrent fortement le caractère généreux et éducatif du projet?:
«?On ne doit pas oublier que ces établissements, pour remplir leur véritable objet, doivent, quoique différents de la prison, conserver une partie de ses rigueurs, et que le bien-être matériel comme l’instruction morale que les enfants trouvent dans les maisons de refuge ne doivent pas faire envier leur sort par les enfants dont la vie est irréprochable?».
22Ces enfants que l’on juge «?seulement malheureux?», qui n’ont «?commis aucun crime?», qui sont d’abord les victimes de l’incurie de leurs parents se voient quand même infliger une peine [7]…
23Dans les faits, quand les maisons de correction, sous le nom de «?colonies pénitentiaires?», sont réellement édifiées, leur caractère disciplinaire et punitif les transforme très vite en «?prisons aux champs?», pour reprendre l’expression de l’historien Christian Carlier. Ces établissements accueillent, en plus des enfants acquittés, des enfants ayant agi avec discernement et condamnés. Ces derniers, sanctionnés généralement pour des petits délits à des peines d’autant plus légères qu’ils bénéficient de l’excuse atténuante de minorité, restent moins longtemps que les enfants jugés irresponsables et dont les parents sont considérés comme à l’origine de la déviance. Dans une circulaire du 5?juillet 1853, Persigny, le ministre de l’Intérieur, dans la phase la plus autoritaire du Second Empire, justifie et renforce cette pénalisation de la misère, cette punition de la victime.
«?Ce sont les parents eux-mêmes, écrit-il, systématisant les propos précédents, qui poussent leurs enfants à commettre des délits dans le but de se décharger sur l’État du soin et du devoir de les élever, ou qui les abandonnent au vagabondage et à la mendicité, faits qui motivent pour un nombre très important les envois en correction.?»
25C’est même, selon le ministre, la raison de l’augmentation vertigineuse des envois en correction. Il poursuit en soulignant que la loi du 5?août 1850 [8] a établi «?une ligne de démarcation profonde et salutaire entre les jeunes délinquants et les enfants trouvés et abandonnés?», les premiers devant, quand ils ne sont pas remis à leurs parents, être «?conduits dans une colonie pénitentiaire pour y être élevés sous une discipline sévère?». Le reste de la circulaire limite jusqu’à les rendre impossibles les placements hors de la colonie pourtant prévus par la loi du 5?août 1850 sur «?l’éducation et le patronage des jeunes détenus?» et recommande que l’envoi en correction se fasse bien jusqu’à la vingtième année. Il faut donc distinguer les enfants délinquants, qui sont le plus souvent des enfants abandonnés se livrant au vagabondage et à la mendicité…, des enfants abandonnés afin de les soumettre pour une durée la plus longue possible à une discipline sévère. Comment expliquer ce discours quelque peu contradictoire, mais hautement performatif puisque quatre ans plus tard la population des maisons de correction frôle les dix mille individus?? La description que Louis-Mathurin Moreau-Christophe, inspecteur général des prisons, fait de «?l’enfant du peuple?» éclaire, me semble-t-il, les discours et les pratiques des gens de Thémis?:
«?L’enfant du peuple de Paris, le gamin de Paris, est à la fois un type et une exception?; l’enfant du peuple de Paris, du peuple de la dernière classe de la société, n’est pas enfant du peuple des communes rurales?; il appartient pour ainsi dire à une autre nation, à une autre race. C’est à proprement parler une individualité à part. Vous seriez surpris, Messieurs, de l’intelligence précoce d’un enfant de 11?ans de Paris. […] C’est par l’intelligence qu’il brille, mais en même temps, c’est par le cœur qu’il pèche. Il pèche par le cœur parce que le plus souvent il appartient à une mère dont il a sucé les vices avec le lait, à un père habile dans l’art de vivre du bien d’autrui, à une famille dont les vertus domestiques sont le concubinage et la prostitution. Élevé à telle école, que voulez-vous que devienne ce malheureux?? Dès qu’il peut marcher, il vague sur la voie publique, contracte l’habitude du larcin, l’habitude du vol et des actions coupables qui doivent le faire, un jour, un des hôtes les plus pervers de nos prisons. […] À la différence des enfants des campagnes, il n’a jamais su, lui, ce que c’est que l’innocence […]. Cet enfant est vicieux par nature, vicieux par essence [9].?»
27La délinquance est l’affaire de classes dangereuses qui se confondent avec ces nouvelles classes laborieuses urbaines, ces migrants prolétarisés et entassés dans les quartiers paupérisés des cités que les transformations économiques génèrent. Aux yeux des élites, ces classes dangereuses constituent un ensemble qu’il convient de surveiller et qu’il faut maintenir dans une saine crainte de la justice. Simone Delattre, qui a beaucoup travaillé sur les registres du guet parisien des monarchies constitutionnelles, caractérise l’action répressive qui découle de cette conception. Elle parle de «?ponction régulière mais non radicale?» et de «?contrôle par la tracasserie?» (Delattre, 2000, p.?369) avant de reprendre à son compte l’expression d’Alain Faure qui a étudié l’errance des mineurs et qui assimile la répression du vagabondage juvénile à «?l’écrémage permanent d’un sous-prolétariat enfantin en renouvellement constant?» (Faure, 1981, p.?32). Dans cette conception de la délinquance, la rhétorique sur la responsabilité des parents est de pure forme. La mise en cause des géniteurs ne doit pas gêner l’écrémage et aucune mesure législative ou judiciaire n’est prise à l’égard de ceux qui délaissent leur enfant, voire qui le maltraitent. D’une part, toute limitation de la puissance paternelle est, comme le montrent bien par exemple les débats sur la loi de juillet 1841 sur le travail des enfants, violemment rejetée par une large majorité du pays légal. D’autre part, quand un couple d’ouvriers délaisse un enfant, le premier danger c’est ce petit gavroche disponible pour toutes les émeutes, pas les parents dont la force de travail reste indispensable. Les parents des classes laborieuses-classes dangereuses engendrent des enfants vicieux par nature, vicieux par essence, dont il convient de se protéger.
L’articulation parents-enfants-déviance et la fin des classes dangereuses
28La vision associant misère et crime, difficilement compatible avec le développement d’un régime républicain dont la base sociale est, pour partie, constituée par les ouvriers des grandes villes, est fortement remise en cause dans les années 1880. Le monde du travail est décriminalisé et le criminel est professionnalisé, «?biologisé?», naturalisé. Nous n’avons plus affaire à une classe dangereuse, mais à des individus dangereux qu’il convient, grâce à l’apport des sciences, notamment de la criminologie, de détecter et de neutraliser [10]. Concrètement, ce changement débouche sur une classification des criminels [11] en deux grandes catégories?: les délinquants primaires/occasionnels et les délinquants récidivistes/incorrigibles. Les grandes lois pénales de 1885 et de 1891 illustrent parfaitement cette dichotomie. La première, la loi sur les récidivistes du 27?mai 1885, institue la liberté conditionnelle pour les délinquants occasionnels et la relégation – c’est-à-dire l’envoi au bagne de Cayenne pour une durée indéfinie – pour les délinquants d’habitude, qui peuvent être de simples vagabonds. Quant à la loi du 26?mars 1891 relative à l’atténuation et à l’aggravation des peines, elle instaure le sursis pour l’inculpé qui «?n’a pas subi de condamnation antérieure à la prison pour crime ou délit de droit commun?» et aggrave automatiquement les peines des récidivistes. Autrement dit, il s’agit de mettre en place pour la première catégorie de délinquants des mesures «?humanistes?» facilitant le retour du «?déviant accidentel?» au sein de la société et pour la seconde catégorie des processus d’élimination ou au moins de mise à l’écart de longue durée. Les mineurs sont directement concernés par cette nouvelle lecture de la délinquance (Yvorel, 2009).
29S’ils échappent à la relégation, la mise en place à partir de 1895 des colonies correctionnelles tient lieu de bagne pour enfants, selon les commentaires du juriste Paul Cuche (1905)?:
«?Avec la précocité croissante du crime, on se trouve aujourd’hui avoir affaire à des adolescents aussi incorrigibles que des adultes vétérans de la récidive. Certes, on peut espérer que nos moyens de moralisation se perfectionneront, mais en attendant ce perfectionnement, […] il semble inutile et même dangereux d’envoyer les jeunes criminels d’habitude dans les colonies pénitentiaires, à moins d’en choisir une, comme on l’a fait en France pour la colonie d’Eysses, et de la transformer en véritable bagne d’enfants.?»
31La justice pénale des mineurs est même à l’avant-garde de cette défense sociale fondée sur le repérage de la dangerosité individuelle. À la fin de notre période de référence (1914), elle expérimente par exemple, dans le cadre de la loi du 22?juillet 1912 relative aux tribunaux pour enfants et adolescents et à la liberté surveillée, le principe d’une enquête qui ne porte plus simplement sur les faits mais aussi sur «?la situation matérielle et morale de la famille, sur le caractère et les antécédents de l’enfant, sur les conditions dans lesquelles celui-ci a vécu et a été élevé, et sur les mesures propres à assurer son amendement [12]?».
32La vision du rôle des parents dans la déviance juvénile est affectée elle aussi par ces changements.
Punir les parents indignes
33Comme on trie les criminels, on va trier les parents. Après six années de débats, la loi du 22?juillet 1889 sur la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés est adoptée. Elle permet de priver de la puissance paternelle les parents qui maltraitent leurs enfants ou même ceux qui les délaissent. Cette atteinte à la toute-puissance du pater familias est une vraie révolution idéologique. Dix années plus tard, après des débats presque aussi longs et laborieux, cette première tentative de régulation étatique des rapports parents-enfants est complétée par la loi du 19?avril 1898 sur la répression des violences, voies de fait, actes de cruauté et attentat commis envers les enfants, qui constitue les violences envers les enfants exercées par les ascendants en délit spécifique puni plus sévèrement que les violences ordinaires. Ces lois viennent rompre avec cette indifférenciation qui postulait que les parents des classes populaires étaient globalement de mauvais éducateurs qui «?fabriquaient?» des enfants dangereux pour la société. Désormais, les pouvoirs publics doivent détecter les parents vraiment indignes qui seront punis. Dès lors, les mineurs dont le vagabondage ou la déviance résulte de mauvais traitements ou d’abandon ne sont plus poursuivis mais secourus. Ainsi, ces textes comportent des dispositions qui permettent la prise en charge des enfants victimes. Concrètement, ils peuvent être confiés à un parent, à une personne ou une à institution charitable, ou enfin à l’Assistance publique.
Soutenir les dignes parents des classes populaires
34Nous voyons donc la Troisième République incriminer les parents indignes. Parallèlement, elle va aussi ne plus afficher une défiance systématique à l’égard des parents des classes populaires. La marque la plus spectaculaire de ce revirement se lit dans les statistiques judiciaires. De la monarchie de Juillet à l’installation véritable de la République, 60?% des mineurs jugés en vertu de l’article 66 sont envoyés en correction et 40?% remis à leurs parents. En 1880 les courbes se croisent et bientôt le rapport s’inverse avec un taux de remise aux parents qui atteint 75?% (Yvorel, 2005). Les juges d’une magistrature qui vient d’être épurée, «?républicanisée [13]?», font désormais confiance aux parents des classes populaires pour redresser l’enfant rebelle qu’une courte détention préventive aura averti. Cette nouvelle politique pénale est l’un des aspects de la refondation du pacte social qui accompagne l’installation du nouveau régime?: le père, l’instituteur et le juge doivent, autant que possible, s’allier pour former les futurs citoyens.
35La loi du 22 juillet 1912 relative aux tribunaux pour enfants et adolescents et à la liberté surveillée va, au moins sur le papier, compléter cette politique. Elle introduit en effet dans le droit français une innovation venue des États-Unis?: la liberté surveillée. Cette disposition permet d’accompagner la remise aux parents d’une action sociale et éducative, autrement dit de soutenir les parents dans leur fonction de surveillance et de «?remise sur le droit chemin?» de leur enfant.
36Les intentions législatives ne déboucheront pas nécessairement sur des transformations effectives des pratiques. La loi de 1912, notamment, qui devait permettre une véritable spécialisation et transformation de la justice des mineurs, reste largement inachevée. En effet, elle ne prévoit pas les moyens de sa réalisation, à savoir un juge spécialisé (le juge des enfants institué à la même époque dans de nombreux pays européens) et des professionnels (assistants sociaux et délégués à la liberté surveillée) pour assurer les enquêtes de personnalités et les mesures de liberté surveillée. Il faudra attendre 1945 et l’ordonnance du 2?février relative à l’enfance délinquante pour que les principes pensés par la Troisième République naissante se mettent en place.
Conclusion
37Aujourd’hui les parents des «?jeunes des cités?» sont de nouveau globalement mis en cause sans que leur prétendue «?démission?» n’exonère leurs enfants –?dont on souligne au contraire la responsabilité. La justice des mineurs semble revenir vers une lecture de la déviance en termes de classes dangereuses et abandonner les visées éducatives, voire thérapeutiques, qui la caractérisaient depuis la fin du xixe siècle et surtout depuis la Libération. Comme au xixe siècle la stigmatisation des parents n’exonère pas les enfants.
Bibliographie
Bibliographie
- Afhj. 1994. L’épuration de la magistrature de la Révolution à la Libération, Paris, Loysel.
- Cuche, P. 1905. Traité de science et de législation pénitentiaire, Paris, lgdj.
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- Faure, A. 1981. «?Enfance ouvrière, enfance coupable?», Les révoltes logiques, n°?13.
- Frégier, H.A. 1840. Des classes dangereuses dans les grandes villes et des moyens de les rendre meilleures, Paris, J.-B. Baillère.
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- Kalifa, D. 2005. Crime et culture au xixe siècle, Paris, Perrin.
- Kaluszynski, M. 2002. La République à l’épreuve du crime. La construction du crime comme objet politique 1880-1920, Paris, lgdj.
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- Lascoumes, P.?; Poncela, P.?; Lenoël, P. 1989. Au nom de l’ordre. Une histoire politique du Code pénal, Paris, Hachette.
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- Mucchielli, L. 2000. «?Criminologie, hygiénisme et eugénisme en France (1870-1914)?: débats médicaux sur l’élimination des criminels réputés “incorrigibles”?», Revue d’histoire des sciences humaines, 3, 57-88.
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- Yvorel, J.-J. 2005. «?L’enfermement des mineurs de justice au xixe siècle, d’après le compte général de la justice criminelle?», Revue d’histoire de l’enfance irrégulière. Le temps de l’histoire, 7, «?Enfermements et éducations?», 77-109.
- Yvorel, J.-J. 2009. «?Le plus grand danger social, c’est le bandit imberbe. La justice des mineurs à la Belle Époque?», La vie des idées, 16 juin, http://www.laviedesidees.fr
Mots-clés éditeurs : délinquance juvénile, famille, histoire, mineurs, criminology, justice
Mise en ligne 28/12/2011
https://doi.org/10.3917/dia.194.0009Notes
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La loi du 12 avril 1906 fixe la majorité pénale à 18?ans. Le tribunal peut cependant choisir de ne pas retenir l’excuse de minorité et appliquer au mineur de 16 à 18?ans les mêmes peines qu’à un majeur, y compris la peine de mort.
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[2]
Société pour le patronage des jeunes libérés du département de la Seine, Assemblée générale du 17?mars 1833, discours d’Alphonse Bérenger de la Drôme, p.?4.
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[3]
Société pour le patronage des jeunes libérés du département de la Seine, Assemblée générale du 18?mai 1834, discours d’Alphonse Bérenger de la Drôme, p.?12-13.
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[4]
Le tribunal correctionnel évoquait les deux mois de détention préventive déjà effectués par le mineur. Avant la loi du 15 novembre 1892, la détention préventive n’est pas incluse dans le calcul de la peine qui ne commence qu’une fois le jugement prononcé.
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[5]
Bulletin des arrêts de la Cour de cassation, section criminelle, arrêt n°?41 du 21 mars 1823, tome XXVIII, Paris, imprimerie Royale, 1824, p.?115-116.
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[6]
Cet exemple nous a été rapporté par Éric Pierre qui prépare un livre sur la colonie agricole de Mettray.
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[7]
Rappelons que pour Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville la Petite Roquette finit par être le modèle idéal de maison de refuge.
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[8]
La loi du 5 août 1850 légalise les colonies pénitentiaires agricoles qui jusque-là fonctionnent dans un vide juridique. Sur cette loi, voir Gaillac, 1970 et surtout Pierre, 1996.
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[9]
L.-M. Moreau-Christophe, Débats du congrès pénitentiaire de Bruxelles. Session de 1847, p.?63.
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[10]
La bibliographie sur ce tournant est très importante?: citons Kalifa, 2005?; Mucchielli, 1994 et 2000?; Kaluszynski, 2002?; Renneville, 2003. Pour une réflexion sur le retour du concept de dangerosité et sur ses usages actuels, voir Mbanzoulou, Bazex, Razac et Alvarez, 2008.
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[11]
Les termes «?criminel?» et «?délinquant?» sont ici utilisés dans leur acception générique et non dans leur sens juridique.
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[12]
Loi relative aux tribunaux pour enfants et adolescents et à la liberté surveillée, art. 4.
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[13]
Voir actes du colloque de l’Association française de l’histoire de la justice, 4-5 décembre 1992, L’épuration de la magistrature de la Révolution à la Libération, Paris, Loysel, 1994.