Dialogue 2011/3 n° 193

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Article de revue

Parole et sexualité

L'archaïque et le pluriel au cœur du Je et du Nous

Pages 41 à 52

1 Bien avant l’Homme, depuis plus d’un demi-milliard d’années, toute vie sur notre planète s’est développée en se transmettant toujours d’individu à individu, par la sexualité, au-delà de la mort de chacun. Pour la plante, l’animal et bien sûr pour l’homme, à travers toute l’évolution, mort et sexe sont toujours étroitement associés.

2 Pour chaque être, vivre, c’est d’abord naître, grandir, mûrir, et puis transmettre. À tous, vivre impose de transmettre : transmettre puis mourir, telle est la loi commune. L’homme n’y fait pas exception. Sa seule différence, en tant qu’il passe de la nature à la culture, c’est que lui seul dispose de plusieurs moyens pour réaliser sa fonction de transmission. Outre la voie de la biologie génétique qui s’impose à tous les vivants, il est devenu capable d’utiliser d’autres moyens pour accomplir, lui aussi, sa charge de transmettre. C’est un des aspects plus ou moins sublimés de sa sexualité, c’est-à-dire de cette puissante force instinctive naturelle qu’il exprime de plusieurs manières. Freud l’avait depuis longtemps souligné, notamment par ce concept de sublimation, ajoutons-y : grâce souvent à un travail psychique de nostalgie différant un peu du travail de deuil.

3 Sexualité et mort individuelles ont toujours été les deux grandes énigmes posées à tout homme. Elles évoquent ensemble, chez tout humain, les deux aspects, symétriques, de son destin dont elles font toutes deux partie, quelle que soit la prudence qu’impose cette notion trop exploitée : d’une part sa naissance à une existence individuelle à partir d’unions fusionnelles antérieures, liées historiquement à l’ensemble vivant, sinon cosmique ; ainsi devenir Soi se constitue d’abord à partir d’un Tout. Soi, puis Moi se distingueront peu à peu d’un Tout précédent dont, bon gré mal gré, on, c’est-à-dire chaque humain, a été une part mal délimitée. D’autre part le retour à ce grand Tout, poussière du corps se perdant à nouveau en cet ensemble.

4 L’Homme a toujours tenté, en tout cas depuis quelques dizaines de millénaires, de comprendre, voire d’expliquer l’inexplicable auquel aucun humain n’a jamais échappé. Est-il croyable qu’une dépouille mortelle se révèle la fin définitive de cette existence individuelle identifiée, en laquelle chaque humain s’est reconnu ? Pourquoi d’un Tout, ou d’un pluriel, passer à une existence individuelle et à un Moi existentiel, puis le perdre déjà pour se retrouver poussière indistincte (?) de ce Tout ? La conviction presque unanime des humains, espérance sans expérience ni certitude, a toujours penché pour la persistance de quelque chose de soi : résurrection sous des formes indéterminées, réincarnation, survie de l’âme, participation à la création, etc. Ces croyances diffèrent beaucoup suivant les cultures, mais gardent un point commun qu’on peut sans doute rapprocher du désir correspondant à un plaisir d’être, et d’en être conscient : Cogito, ergo sum.

5 Plus ou moins rationalisées, secrètes, voire interdites par le raisonnement ordinaire, ces croyances représentent dans la culture universelle ou réactivent ces sortes de préperceptions archaïques initiales. L’ébauche de son système sensoriel et nerveux embryonnaire semble les permettre au futur petit humain, bien avant la moindre trace en lui de sa future conscience. Et, d’après le Freud des dernières œuvres, ce sont les traces les plus anciennes qui se maintiennent le mieux. C’est ainsi la notion d’« archaïque » qui est sans doute la plus utile pour saisir ce qui semble se répéter en certaines circonstances. Ici la notion d’un « non-conscient » est évidente, car celle de l’inconscient au sens exclusif du refoulé freudien (de la première théorie) n’est plus suffisante, faute d’instance refoulante. Celle même de narcissisme exige ici d’être entendue dans ses profondeurs plurielles. Il ne s’agit plus des processus primaires où se repèrent les mécanismes du refoulement, nous sommes ici dans une étape antérieure, originaire, où existe à peine un système neurologique en construction, sans qu’on puisse véritablement parler d’espace psychique.

Traces de la préhistoire psychique dans les expressions individuelles et groupales des partenaires

6 « Archaïque » : ce mot qui interroge Green évoque pour moi cette phase initiale du développement du sentiment d’exister ou d’être, laquelle ne comporte pas encore, ou pas suffisamment, l’identité sexuelle. En cette première époque de l’être individuel encore mal différencié du Tout non-Soi, exister, c’est encore faire partie d’un ensemble. Le Soi-même s’en dégagera ; mais de la partie non encore différenciée – provisoirement intermédiaire (?), c’est-à-dire « transitionnelle » – se dégagera cet autre aspect de l’existence, hors mais proche de la future conscience, que Freud découvre en esquissant sa théorie du narcissisme et qu’il appelle la « double existence » : « L’individu, effectivement, mène une double existence : en tant qu’il est à lui-même sa propre fin, et en tant que maillon d’une chaîne à laquelle il est assujetti contre sa volonté ou du moins sans l’intervention de celle-ci. Lui-même (l’individu) tient la sexualité pour une de ses fins, tandis qu’une autre perspective nous montre qu’il est un simple appendice de son plasma germinatif, à la disposition duquel il met ses forces en échange d’une prime de plaisir, et qu’il est le porteur, mortel, d’une substance – peut-être – immortelle… »

7 De cet « appendice de son plasma germinatif » naît la dimension groupale de son narcissisme qui le conduit « sans sa volonté » à se lier, à s’associer, à construire ou reconstruire un Nous commun. On le reconnaît plus tard au sein de la dimension fusionnelle ou procréative de tous les liens amoureux, même pervers, et aussi de toutes les familles, même conflictuelles, et de manière partielle dans tous les groupes dont le sujet va faire plus ou moins partie « contre sa volonté ou du moins sans son intervention ». Telle est l’évidente manifestation du narcissisme groupal, pourtant si difficile à concevoir aujourd’hui dans une culture où un individualisme illimité et exclusif devient une sorte de norme, voire de Loi.

8 Résumons alors ce qu’on saisit aujourd’hui du premier développement de l’être, c’est-à-dire de phénomènes très antérieurs à toute conscience et liés à des expériences sensorielles primitives – le « noyau de l’inconscient », dirait peut-être Freud (1915) –, apparaissant à une époque où le développement biologique et neurologique peu myélinisé est encore très archaïque, où les futures sensorialités sont encore à peine différenciées (toucher, audition, etc.). À travers ces premières expériences sensorielles, les phénomènes constructeurs du psychisme futur s’originent sans doute quand la perception de l’existence s’amorce par la découverte de quelque chose qui n’est pas Soi, découverte qui répond probablement à la première perception par le toucher primitif des enveloppes et de la matrice fœtales. Époque où la distinction Soi-monde est en cours d’acquisition et où l’expérience d’exister reste sans doute étroitement liée à l’expérience de faire partie d’un ensemble : expériences qui établiront bientôt un sentiment d’appartenance, lequel est encore préalable au sentiment d’une identité personnelle.

9 Certaines évolutions ultérieures pourront parfois aboutir à une pathologie, à des troubles identitaires, clivages de la personnalité, etc. Mais le plus souvent elles conduiront normalement à la résurgence de processus sensoriels ou psychiques, dont les traces constitueront les fondements d’activités mentales essentielles de l’Homme véritable, comme ce que Baudelaire a traité de « convergences sensorielles » – telles l’invention poétique, l’activité artistique, la création musicale et son syndrome synesthésique, ailleurs certaines expériences méditatives ou philosophiques où l’être humain rassemble toute son humanité sensitive temporo-spatiale pour tenter de joindre le grand Tout, ou encore, dans un champ de pensée où le contrôle rationnel est indispensable et reconnu, la création scientifique, en particulier mathématique. Que la distinction d’avec certaines pathologies soit difficile est une tout autre affaire. Quoi qu’il en soit de ces limites incertaines, quelque chose de ces Erlebnis (Leibniz) ou de ces expériences vécues dans la « conscience irréfléchie » (Husserl) semble s’être transmis dans la culture humaine avant son accès au contrôle rationnel. Ces phénomènes rappellent ici une remarque évocatrice de Freud, le Freud déjà tardif de 1915 et de l’introduction au narcissisme, à propos de la double existence.

10 Ces préperceptions nous intéressent ici en tant qu’elles peuvent faire saisir, au moins intuitivement, que l’acquisition progressive de la construction identitaire individuelle passe d’abord par la perception d’une première appartenance à un ensemble. Le sujet individuel, l’être individuel, devra dans une étape ultérieure de sa construction identitaire se dégager peu à peu de cet ensemble, de cette matrice, mais sans la rompre. Car on sait que, par opposition au plan physique, sur le plan psychologique le passage d’un sujet d’un état A à un état B ne supprime pas une persistance importante de l’état antérieur A…

11 Où se situe le passage du sensoriel au psychique, de la perception à la représentation ? Au-delà du signe, comment accède-t-on au symbolique porteur de sens ? Questions aujourd’hui sans réponses, mais le rappel ici des notions neuropsychologiques n’est pas spéculatif : l’écoute clinique des couples en cure nous permet de comprendre certains blocages induits par des processus groupaux que chacun des partenaires pour sa part introduit dans le nouveau Nous qu’ils constituent ensemble en formant couple.

12 Dans un premier temps, ce rappel vise d’abord à une meilleure compréhension de l’apport de Winnicott quand il déclare à la société de pédiatrie : « Un nourrisson, ça n’existe pas sans les soins d’une mère », et surtout sa représentation de l’espace transitionnel entre celui, intérieur, du Moi et celui, extérieur, du non-Moi. De même que l’hypothèse audacieuse de Bion pour comprendre que les éléments bêta (sensations, émotions, c’est-à-dire phénomènes non psychiques) du nourrisson puissent être transformés en éléments psychiques alpha par le psychisme adapté de la mère, qui par ses projections en nourrit son enfant. En outre, cette fonction primaire alpha maternelle ne peut être comprise que comme une partie de la projection réciproque enfant-mère, traduisant ainsi quelque chose de non complètement différencié, ni dissocié entre mère et enfant. Évoquée ici par cette origine biopsychologique, cette interdépendance permet de saisir que chaque individu ayant acquis son identité personnelle contient aussi en lui une partie qui n’est pas contenue dans son Moi ou sa seule conscience individuelle et qu’une autre partie représente ou réactive en lui le fameux maillon, élément de la chaîne intergénérationnelle (que dans le vocabulaire de son époque Freud appelle « plasma germinatif »).

13 Nous ne connaissons pas les étapes intermédiaires. Mais ces schémas de transmission sont essentiels pour comprendre le phénomène fondamental de la dimension du Nous par laquelle chaque être humain reconstitue quelque chose de son pluralisme initial quand il construit un lien de groupe. Un lien fondamental entre une personne et d’autres est à la base de la formation de tout groupe, lien difficile à définir avec précision, mais essentiel à comprendre : groupe familial, mais aussi petit groupe, groupe social, groupe humain, etc. Le couple en est peut-être l’illustration primordiale exemplaire. Pourtant cette dimension groupale du phénomène couple est très souvent méconnue, ou oubliée, parfois même déniée, ce qui crée bien des blocages à la base de conflits conjugaux répétitifs – notamment entre partenaires liés à l’origine par un sentiment amoureux, mais qui se comprennent de plus en plus mal et finissent souvent par se séparer, non pas dans la sérénité, mais pour fuir l’enfer qu’est devenue leur relation. La fréquence de ce phénomène en fait un phénomène de société ; sa compréhension reste difficile, et la dimension plurielle du Nous, ou groupale du couple, en est un facteur indispensable.

14 Cette dimension duelle du couple, essence du lien groupal, se trouve souvent masquée par la prédominance trop évidente du Tu du partenaire : le Nous narcissique peu conscient, mal différencié du Moi dans la fusion amoureuse du couple, est souvent voilé par le Tu qui s’impose. Un Nous discret y reste pourtant omniprésent, exprimé dans la relation amoureuse, en particulier dans certaines manifestations sexuelles. Ainsi la petite mort de l’orgasme pourrait être considérée comme le paradigme de l’union du couple, tandis que les difficultés de la conjugaison des deux partenaires et notamment de leur union sexuelle sont trop facilement attribuées à la faute de l’autre, à la faute du Tu ou, à la rigueur et en retour, à la faute du Moi. Mais, dans ces deux cas, cette attribution conduit à la méconnaissance de la dimension plurielle, groupale, disons ici « duelle », du Nous.

15 Cela mériterait d’autres pages : limitons-nous ici à rappeler le concept exposé ailleurs de collusion (ou Zusammenspiel : jeu avec) utilisé aussi par H. Dicks et Jürg Willi. Cette notion réalise une union inconsciente ou un emboîtement entre les défenses névrotiques et projectives personnelles ou les tendances libidinales génitales et surtout prégénitales des deux partenaires. On pourrait dire aujourd’hui, après Kaës, qu’il s’agit d’un « pacte dénégatif », parfois d’un « pacte narcissique », restant profondément inconscient (ou non conscient) entre les partenaires. Pacte et collusion sont, d’un point de vue thérapeutique, à traiter comme bases plurielles originaires du couple. Bases des couches non conscientes de l’individu, traces des mouvements originaires de sa naissance et maillons de la chaîne générationnelle ou de son origine biologique. Mais, comme évoqué plus haut, ces traces senties et non conscientes d’un passé duel ou pluriel sont souvent masquées par la construction identitaire individuelle, celle-là plus consciente et confirmée par le langage de la famille et par la société.

16 D’après notre expérience clinique, cette compréhension du Nous pluriel et d’un narcissisme groupal du couple se révèle un phénomène essentiel au traitement psychanalytique de beaucoup de couples. Elle fait ressortir, pour chaque analyste des couples ou des familles, l’importance d’une formation spécifique à l’analyse groupale. Disons aussi, mais ce serait un autre chapitre, que cette compréhension d’une origine plurielle mal intégrée est utile aussi au traitement des états pathologiques dissociatifs de la psychose manifeste, comme des états-limites.

17 Parole et sexualité ? À la fois actes et modes d’expression, participant l’une et l’autre chez tout humain au phénomène existentiel de transmission, lui-même commun à tous les êtres vivants. C’est aussi pour un psychanalyste travaillant avec les couples et les familles une occasion de mettre une parole sur des espaces psychiques internes communs à ses membres, où se trouve souvent masquée la dimension narcissique plurielle du Nous derrière l’affirmation identitaire évidente du Je.

L’analyse des codes inconscients communs symboliques et linguistiques

18 Comment exploiter dans le travail psychanalytique en couple cette compréhension groupale que laissent percevoir tant la parole que la sexualité ? Reprendre prioritairement les associations spontanées conjuguées en est sans doute l’essentiel, mettant en évidence un usage spécifique du langage verbal ou non verbal, différent de l’analyse du contenu sémantique ou de la concaténation des signifiants chère à notre pratique habituelle en psychanalyse individuelle. Il rend possibles d’autres usages de l’analyse de la parole, celle par exemple des effets de censure groupale : même lorsqu’ils sont en conflit grave, les partenaires s’entendent paradoxalement sur une règle du jeu inconsciente écartant certains aspects ou se contentent de répéter ce qu’ils se sont déjà dit. Ainsi, le trouble dont l’un se plaint trouvant une certaine complicité chez l’autre, c’est par cet autre ou chez cet autre que devra se développer l’investigation. Quelles sont alors les règles inconscientes de fonctionnement du couple, quels sont ses compromis à l’origine du symptôme sexuel ? Lorsque la psychanalyse est réalisée en couple, cette attitude thérapeutique est alors utilisable, à propos de tout langage, verbal ou non verbal, mimique, gestuel, tonique et même du regard. On évitera tout ce qui ferait obstacle aux associations mentales ou imagées connectées entre les deux partenaires, et évidemment toute sorte de prétendues interprétations causales qui n’ont aucun intérêt thérapeutique.

19 Il faut au contraire redire ici l’intérêt de l’investigation portée sur le partenaire du patient désigné : en ce dernier se manifeste cette collusion inconsciente étroite de leurs problématiques individuelles, symétriques ou identiques, collusion liée à l’histoire infantile ou à la préhistoire transgénérationnelle de chacun, souvent masquée par les silences, secrets ou mythes familiaux transmis. Il convient donc de faciliter chez chaque partenaire une parole exprimant librement sa subjectivité (et non une pseudo-objectivité historique), rendant alors possible une riche fantasmagorie, par exemple devant l’image mal transcrite d’un génogramme. L’analyste doit laisser comprendre qu’il va s’intéresser peu à la réalité descriptive des faits au profit de l’expression purement subjective de leur ressenti : les dimensions imaginaires sont au premier plan des difficultés sexuelles.

20 Il va de soi que cette approche n’est pas toujours facile : elle exige l’usage d’un style spécifique et d’un vocabulaire prudent, destinés à constituer un cadre et à amortir la blessure narcissique toujours très importante chez chaque partenaire et qui interdirait son intégration. Mais prendre en compte ces dimensions expressives et langagières exige surtout du thérapeute une conscience précise des diverses fonctions superposées du langage, lesquelles ne se limitent ni à son rôle descriptif ou explicatif, ni à son usage comme leurre ou minimisation pour écarter une idée ou image inconsciente redoutée. Il faut d’abord saisir ici que parler réalise un acte de parole, comme l’ont souligné les travaux de la pragmatique linguistique. L’acte de parler n’est pas seulement une expression, mais un acte authentique, une action intentionnelle bien que souvent inconsciente, réalisée pour obtenir la modification même de la relation entre les partenaires. Par exemple, rappeler une loi morale ou une pratique sociétale, ou encore interpréter la parole du partenaire pour la réduire à un autre sens sont des actes destinés d’abord à modifier le rapport et le statut des partenaires ; de même, opérer une séduction paralysant la réaction défensive d’un partenaire.

21 D’où l’importante implication thérapeutique : analyser le discours de l’autre, c’est interroger non seulement le sens, mais surtout la fonction que chaque partenaire attribue au propos tenu par cet autre. C’est amener la prise en compte d’une motivation jusque-là cachée, sous-jacente au discours entendu, dont l’exploitation est restée hors de la conscience claire : interroger cette fonction supposée d’une parole ou d’un geste expressif – par exemple : à quoi sert ce propos, ce geste, ce regard de l’autre ?, ou plutôt, pour rester dans leur subjectivité : quel effet a-t-il ?, quel effet, à tort ou à raison, a-t-il produit en vous ?, etc. Quel sens est attribué par le partenaire à tel mot, geste ou regard de l’autre ? Et donc, éventuellement, à son attitude sexuelle ? Car, si la parole est parfois acte visant à un effet, de même la sexualité est expression et parfois même langage, dont le codage prête à confusion, avec ses dimensions fantasmatiques.

Quelques grandes difficultés du travail sur la parole concernant la sexualité des partenaires

22 Un grand et difficile problème est parfois induit par le degré d’érotisation perturbant la relation et l’échange serein entre les partenaires. Et éventuellement avec le thérapeute présent qui les voit en même temps qu’il les écoute. En effet, même discrète, cette érotisation bouleverse le sens du discours verbal et non verbal et transforme la parole ou geste en acte, ramenant régressivement l’univers des représentations mentales à celui des choses ou des comportements, c’est-à-dire des conditions de l’action, en lieu et place des conditions du langage. Suivant le degré d’excitation produit, cette transformation peut modifier les mouvements transférentiels vers le thérapeute, et même les mouvements contretransférentiels de ce dernier.

23 Par quels moyens spécifiques ces effets sont-ils produits ? L’évocation verbale, les mots du vocabulaire sexuel avec leur composante argotique, ou pornographique aux composantes perverses ? Qui introduisent une ambiance érogène par les allusions induites par le vocabulaire ou par un ton de complicité ? Et ce d’autant plus que les sentiments de culpabilité, et même leur déni, sont eux-mêmes déniés par l’un ou l’autre des partenaires ? Sans doute, car dire ou entendre amène une atmosphère de complicité, voire de culpabilité. Le truchement des langages non verbaux, par leur caractère moins précis, mais souvent plus évocateur car moins contrôlé, est à suivre d’aussi près que le langage verbal, car les expressions non verbales sont plus proches du corps, émises par les mêmes voies que celles des émotions.

24 On peut ici prendre comme exemple la problématique du regard : regarder ou ne pas regarder ? être vu, ou regardé en train de regarder ?… avec une dimension plus ou moins érotisée ou érotisable, avec aussi ses composantes : provocatrice, séductrice, ou/et excitatrice… Le regard est donc à analyser comme mode d’expression primordial, d’abord entre les partenaires : se regardent-ils ? Comment : brusquement, furtivement, de manière insistante, affichée et provocatrice, ou au contraire timide, discrète, modeste, voire fuyante ? Ou pseudo-timide, comme pour en mieux masquer ou nier une dimension provocatrice, par exemple ? Faut-il en taire l’observation ou l’analyser, qui serait entrer dans le jeu de la provocation, c’est-à-dire réagir, passer à l’acte, perdre le recul nécessaire au travail analytique ?

25 L’analyse du mouvement transférentiel s’impose d’abord, donc celle du mouvement contretransférentiel, exigeant du thérapeute une auto-observation tranquille et non coupable de son activité regardante : car cette activité regardante est à la fois nécessaire et très expressive, attendue, donc piégeante souvent, en tant qu’elle comporte cette dimension scoptophile, facilement ressentie comme acte répondant à la dimension exhibitionniste d’un patient. À quoi sert tel regard adressé au thérapeute par un des partenaires, inconsciemment à qui s’adresse-t-il ? Est-il destiné à le détourner du regard de l’autre partenaire, ou un acte incitant à une prise de parole, un appel au secours ? D’autant que le refus de regard est parfois un geste signifiant, puisqu’on ne peut pas ne pas communiquer, même quand on refuse de communiquer !

Vignette clinique

26 Monsieur et madame G. consultent en raison d’une déception et d’une lassitude de plus en plus grandes de leur relation, liées à un appauvrissement très marqué de leur communication. Monsieur est de plus en plus renfermé, muet ou d’une grande prudence expressive dont elle se plaint depuis longtemps et qui menace aujourd’hui leur couple, d’autant plus que madame commence aussi à se fermer, ses reproches croissants contribuant à justifier le repli de son mari. Monsieur est très agacé qu’elle soit, à ses yeux, toujours « négative », critique jusqu’à l’hostilité, elle justifie son style par l’attitude de plus en plus repliée et mutique de son mari, etc. Ce sont deux adultes encore jeunes et bien faits, ingénieurs de recherche très impliqués dans leur activité professionnelle et parents de trois filles en bonne santé.

27 Au cours d’une séance de reproches mutuels, elle évoque un bref incident où, la croyant dans une autre pièce, il entre dans la salle de bains, l’y découvre et se déverse en excuses multiples tout en se retirant précipitamment. Elle explose alors en reproches, mais ce qu’elle critique, c’est qu’il s’excuse ! Alors que lui croit entendre que les excuses qu’il lui présente sont encore insuffisantes… Le tout n’a duré que quelques secondes, mais elle est restée très irritée, ce qu’il semble ne pas avoir bien saisi. Ils s’expliquent en séance ; elle assimile l’attitude qu’il vient d’avoir aux autres manifestations de son mutisme, de sa distance, de l’indifférence qu’il lui manifeste, etc., tandis qu’il pense au contraire lui manifester ainsi son profond respect et préserver son intimité. Lui-même évite d’ailleurs de se laisser voir dans sa nudité, car elle lui reprocherait alors quelques kilos qu’il aurait en trop. Il en devient donc de plus en plus pudique, évitant toute critique le jour et cherchant une obscurité complète la nuit…

28 « Lui avez-vous, madame, fait comprendre ou montré ce que vous désiriez de lui ?

29 – Je me suis plainte de sa pudeur, ridicule, comme son comportement habituel, par exemple quand…

30 – Toujours, dit-il ! Elle critique et ne voit que le négatif.

31 – Ainsi, dit le thérapeute, la loi non écrite de votre couple établirait que tout désir doit être tu, bien caché à l’autre, jamais dévoilé, mais devrait cependant être deviné par le partenaire à travers des reproches. Par exemple la joie d’être admiré(e) ou le simple plaisir d’être regardé… L’attente intense que chacun a de l’autre devrait être devinée, en négatif, grâce à des reproches incessants… »

32 Le thérapeute doit reprendre, détailler. À quoi sert ce jeu apparent de cachecache ? Est-ce la fonction de la pudeur ? Cacher, ou revêtir d’un voile. Pour souligner, ou bien ? C’est comme se taire ou faire silence… Discrétion ou provocation ? Simple quête d’une protection ? Contre quoi, un regard, peut-être dangereux ? Le plus grand plaisir attendu par chacun serait-il d’être deviné, découvert en cachette, malgré un interdit de voir ?

33 « Sa discrétion est inadmissible, insupportable, reprend-elle.

34 – Mais alors, dit le thérapeute, on aurait pu s’attendre à ce que vous, madame, le félicitiez lorsqu’il a enfin osé enfreindre sa propre habitude de discrétion, quand il a osé vous regarder… D’ailleurs il vous laisse entendre qu’il aimerait beaucoup que vous reconnaissiez votre plaisir, à vous aussi, à le regarder, lui.

35 – Se regarder, un plaisir ? Se faire admirer ? Nous sommes adultes. On ne doit tout de même pas dépendre d’une admiration, ce serait infantile… »

36 La séance suivante les voit revenir plus détendus, ils se regardent, initient même très discrètement un sourire vite retenu. Ils ont essayé, avec peine, de se parler. « Les choses ont beaucoup changé depuis la dernière fois », avouent-ils en se regardant un bref instant, toujours sans insister.

37 Le thérapeute : « L’autre risquerait-il de voir un aspect honteux, ou bien infantile, de soi ? »

38 Honte ? De quoi, d’être vu ?

39 « On se moquait de moi, petite…, dit-elle en regardant exclusivement le thérapeute.

40 – C’est pareil pour moi, je me cachais de mon frère… Faire le grand, ou me cacher !, dit-il en regardant exclusivement le thérapeute.

41 – Tiens, dit le thérapeute, vous me montrez des réactions identiques, malgré vos plaintes opposées ! »

42 Se protéger du regard des grands, faire comme eux ou se cacher, honteux… Cacher des parties honteuses de soi, ou supposées infantiles…

43 « Ne pas gêner l’autre… le respecter, si on l’estime.

44 – Et l’estime devrait rester cachée ? Que faut-il réserver cacher, aujourd’hui ? Que cache-t-on surtout ? »

45 Peu à peu s’ouvrent des questions jamais abordées : un nouveau plaisir de voir… mais comment s’en servir, en profiter, en jouir ? Le secret stimule-t-il ? Et plus tard : quel est le désir de chacun et celui de l’autre, inconnu, voilé, dénié ?… On est dans l’univers de la sexualité, ses trop puissants attraits, etc. Et puis : « Comment nous sommes-nous attirés si fort au début ? Comment nous regardions-nous ? On disait quelquefois dans ma famille que… » L’idée d’un génogramme s’esquisse…

46 Ce bref coup d’œil sur quelques séances ne peut avoir d’autre prétention que d’éclairer un aspect spécifique du travail psychanalytique en couple, s’associant aux autres apports de la psychanalyse à la découverte du psychisme et de l’inconscient humains. Ouverture qui rappelle la place tant de la parole que de la sexualité comme instruments de transmission dans l’aventure plus générale de la vie. Car la Vie utilise la sexualité et la mort individuelles comme outils d’une pérennité qui dépasse chaque sujet en tant qu’il est « maillon d’une chaîne à laquelle il est assujetti… »

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Mots-clés éditeurs : archaïque, look, couple, regard, transmission, narcissism, archaic, narcissisme, Sexuality, Sexualité

Date de mise en ligne : 26/08/2011

https://doi.org/10.3917/dia.193.0041

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