1 La résidence alternée, légalisée le 4 mars 2002, s’inscrit dans une logique sociétale en mutation et procède d’une transformation des conceptions et des pratiques parentales, qui tendent vers une équité relative. En rendant effectif le principe de coparentalité, en s’évertuant à réfréner la désimplication paternelle de plus en plus courante à la suite d’une rupture conjugale, elle incarne une formule de garde susceptible de répondre à « l’intérêt supérieur de l’enfant ». En France, elle est demandée dans 10 % des procédures de divorce alors qu’elle représentait 1,5 % des demandes il y a dix ans (ministère de la Justice, 2004). Selon le ministère de l’Économie, 63 500 enfants étaient concernés par la résidence alternée en 2003 et 105 000 en 2004. Cet essor est source de questionnements divers et ses répercussions sur le développement de l’enfant intéressent tant les psychologues du développement que les psychanalystes, les sociologues, les pédopsychiatres… Alors que les polémiques sont nombreuses, les recherches scientifiques se révèlent rares, voire inexistantes en France, notamment en psychologie de l’enfant.
Bilan des recherches menées sur la résidence alternée
2 Alors que les rares recherches françaises menées par les sociologues sur la résidence alternée sont très récentes, les pays anglo-saxons abordent cette problématique en psychologie depuis les années 1970. Ces derniers s’appuient, dans de nombreux cas, sur des études quantitatives et comparatives en mettant en parallèle les effets de la garde exclusive maternelle et de la résidence alternée. Le développement affectif, social, comportemental de l’enfant, son estime de soi, son autonomisation, son adaptation scolaire et sa satisfaction globale sont autant de dimensions prises en considération (Shiller, 1986 ; Kline, Tschann, Johnston et Wallerstein, 1989 ; Buchanan, Maccoby et Dornbusch, 1992, 1996). L’ensemble des études met en évidence une absence de différence significative en termes d’adaptation. Il semble difficile d’établir une comparaison linéaire entre ces deux modes de garde dans la mesure où de nombreux facteurs annexes tels que la nature des relations interparentales et parentales ainsi que l’état émotionnel des parents interviennent (Kline, Tschann, Johnston et Wallerstein, 1989).
3 Des relations de causalité directe ont cependant été mises en exergue par des psychologues et des sociologues, en France et en Belgique. En premier lieu, en résidence alternée, les enfants bénéficieraient d’une estime de soi élevée qui refléterait la portée du maintien des liens effectifs avec les deux parents et leur conscience de l’importance qu’ils ont aux yeux de ces derniers. L’étude française de Lebrun-Martin, Poussin, Barumandzadeh et Bost (1997) révèle ainsi que l’estime de soi de ces enfants est supérieure à celle de ceux qui sont en garde exclusive et en situation de famille biparentale. Des résultats positifs émergent également dans le domaine du développement de leur indépendance et de leur autonomisation. Van Pévenage (1998), dont l’étude repose sur un échantillon de vingt-neuf post-adolescentes de 18 à 23 ans, démontre que les filles en résidence alternée bénéficient de la présence du père qui fait figure de tiers séparateur, d’agent de défusionnement et de subjectivation (Zaouche-Gaudron, 2001). Elle souligne le risque encouru par les filles en garde monoparentale maternelle de développer une relation d’emprise avec leur mère et d’entretenir le fantasme d’être tout pour elle. Enfin, les sociologues Singly et Decup-Pannier (2001) soulèvent la marge d’autonomie et la part de liberté inhérentes à la multiplicité des sources de contrôle et à l’hétérogénéité des regards portés sur l’enfant dans ce contexte.
4 L’objectif de notre étude, à visée exploratoire, est d’examiner les représentations de l’enfant, en situation de résidence alternée, relatives aux processus d’alternance. Deux formes d’alternance peuvent être déclinées : l’alternance relationnelle qui permet la continuité des relations père-enfant et mère-enfant mais qui implique cependant des séparations alternatives avec les deux figures parentales, et l’alternance spatiale en termes de dualité des résidences et de transferts récurrents.
La question de l’alternance
L’alternance relationnelle
5 Le maintien effectif du principe de coparentalité suppose une alternance relationnelle de l’enfant avec son père et sa mère et, de fait, des séparations récurrentes d’avec ces derniers alternativement. Sans dénier l’importance de préserver une régularité dans la relation père-enfant, la continuité de la relation avec la figure d’attachement maternelle est hiérarchiquement privilégiée par certains chercheurs (Berger, Ciconne, Guedeney et Rottman, 2004). La disponibilité de cette dernière, sa fiabilité ainsi que sa permanence physique et émotionnelle seraient indispensables pour le développement d’une relation sécurisée durant la prime enfance (ibid., 2004). Dans le cadre de la théorie de l’attachement, et en s’appuyant sur l’analyse de cas cliniques, le pédopsychiatre Berger (2005) fait émerger une véritable pathologie psychique (symptômes dépressifs, anxiété, angoisse d’abandon…) chez les enfants pratiquant l’alternance avant l’âge de 6 ans (Berger et coll., 2004). Des chercheurs affirment, au contraire, que le maintien effectif des relations père-enfant et mère-enfant représente un des avantages indéniables de la résidence alternée (Bauserman, 2002). Le père et la mère ne sont pas interchangeables, représentent deux figures d’attachement complémentaires et leurs spécificités éducatives, comportementales, émotionnelles et interactionnelles contribuent au bon développement du jeune enfant (Le Camus, 2000 ; Zaouche-Gaudron, 2001). Selon Kelly et Lamb (2000), les liens d’attachement peuvent se consolider à partir du moment où les interactions sont nombreuses et régulières et qu’elles se déploient dans des contextes divers et variés dès le plus jeune âge. Alors que le partage des nuitées favorise le développement de liens affectifs étroits, le partage d’activités extérieures offre des opportunités développementales. Enfin, la résidence alternée, grâce à la régularité des contacts père-enfant qu’elle occasionne, peut inciter le père à resignifier la valeur qu’il concède à son rôle, à améliorer ses compétences, et encouragerait l’élaboration de relations riches, chaleureuses et de proximité avec l’enfant (Shapiro et Lambert, 1999). Les dimensions quantitatives de l’implication du père seraient indissociables des dimensions qualitatives (King et Sobolewski, 2006).
L’alternance spatiale
6 Les transferts récurrents de l’enfant entre les deux domiciles sollicitent ses capacités d’adaptation. Cependant, la sauvegarde d’une unité du lieu de vie, d’un socle solide, d’un point d’ancrage, d’une résidence habituelle représenterait selon certains chercheurs une condition essentielle pour que l’enfant bénéficie d’une unité identitaire. L’absence d’un point de référence stable et les ruptures temporelles et spatiales répétées seraient à l’origine de difficultés psychiques (Goldstein, Freud et Solnit, 1973). Les conclusions des rares études anglo-saxonnes menées sur cette question contredisent les hypothèses formulées précédemment dans cette recherche déjà ancienne. Dans les études de Luepnitz (1982) et Steinman (1981), la majorité des enfants ne ressentent pas de confusion liée aux transitions géographiques et se représentent avec clarté le processus de l’alternance. 75 % d’entre eux perçoivent la dualité spatiale positivement comme amusante, intéressante et représentant un moyen de maintenir une relation individualisée avec chaque parent (Luepnitz, 1982). De plus, l’impact de cette dualité spatiale serait modulé par des facteurs organisationnels. Une certaine proximité des domiciles parentaux permettrait la sauvegarde chez l’enfant de ses repères spatiaux et temporels, la stabilité de ses groupes d’appartenance, de son réseau d’amis, de ses activités parascolaires et une continuité scolaire (Neyrand, 1994). Des stratégies ou des « rituels unificateurs » peuvent être déployés par les parents et/ou l’enfant afin d’alléger les difficultés potentielles inhérentes à ce mode de fonctionnement et d’optimiser son sentiment de continuité (Rottman, 2005). Le rythme d’alternance peut également être ajusté afin de diminuer le nombre des transferts. Cependant, selon Berger et coll. (2004), alors que cette stratégie peut soulager ses capacités d’adaptation, elle pose, dans certains cas, des inconvénients relationnels et affectifs dans la mesure où elle accroît le temps de séparation entre l’enfant et ses parents.
Échantillonnage et recueil de données
7 Cette étude s’appuie sur six familles dont les neuf enfants (cinq garçons et quatre filles) âgés de 7 à 10 ans (moyenne de 8 ans et 8 mois) ont accepté de nous rencontrer et de s’entretenir avec nous. Ils pratiquent cette formule de garde en moyenne depuis un an et onze mois. Plusieurs points communs les caractérisent tels que le rythme d’alternance d’une semaine, leur inscription à une seule école, une certaine proximité géographique entre les résidences maternelle et paternelle (moyenne de six kilomètres entre les maisons) et la présence de fratrie. Les deux parents, dont la moyenne d’âge s’élève à 40 ans et 7 mois, intègrent une catégorie socioprofessionnelle favorisée (7/18) ou moyenne (11/18).
8 La lecture d’une bande dessinée, support à la fois sécurisant et adapté à leur moyen d’expression, sur le thème de la résidence alternée a été introduite au début de chaque entretien afin d’entrer en contact avec les enfants. Il représente un outil de médiation susceptible de poser le cadre de l’entretien, de stimuler leur imagination et leurs représentations. Afin de favoriser l’expression de leurs sentiments, un dessin représentant une situation de séparation a également été présenté aux enfants.
9 Ayant une visée exploratoire et pour objectif de faire émerger des connaissances nouvelles dans la manière dont l’enfant appréhende cette formule de garde, notre recherche privilégie la méthode de l’entretien semi-directif. La grille d’entretien, que nous avons créée à partir des données issues de la littérature scientifique (Neyrand, 1994 ; Le Camus et Zaouche-Gaudron, 1998 ; Kelly et Lamb, 2000 ; Berger et coll., 2004 ; Rottman, 2005), est composée de trois thèmes :
- le vécu relationnel de l’enfant concernant le maintien des relations avec les deux parents, les séparations et retrouvailles à chaque transition, le rythme d’alternance… ;
- son vécu spatial et organisationnel relatif aux transferts entre les domiciles, aux difficultés éventuelles et stratégies déployées pour y faire face, à la richesse et diversité que cette dualité peut impliquer… ;
- le ressenti de l’enfant vis-à-vis de sa situation familiale, de la relation entretenue avec chacun de ses parents et du rapport entre ses deux parents.
11 La totalité des rencontres s’est déroulée au domicile d’un des deux parents biologiques (dans quatre familles sur six, chez le père) et plus précisément dans la chambre de l’enfant en l’absence du parent. Les entretiens, dont les durées varient d’une heure à une heure trois quarts, ont été enregistrés à partir d’un dictaphone puis retranscris. Chacun a été analysé par le biais d’une analyse thématique dont la méthode repose sur un découpage par catégories thématiques et par unité de sens.
Le principe de coparentalité
12 Un des objectifs de notre recherche a été de saisir le sens et la valeur accordés par l’enfant à la régularité des contacts avec les deux parents et à la discontinuité des rapports induisant des temps de séparations et de retrouvailles répétés.
13 En premier lieu, le maintien d’une continuité des rapports avec les deux parents semble source de satisfaction pour l’ensemble des enfants interrogés. Tous, sans exception, privilégient l’association dualité spatiale et équité relationnelle et délaissent fermement l’option de la garde exclusive qui suppose l’éloignement avec l’un d’entre eux. À plusieurs reprises, ils mettent en parallèle leur vécu et celui de camarades qui entrent dans cette configuration et excluent cette possibilité : « Moi, ce qui me satisfait le plus c’est que je vois mon père et ma mère, tandis que y’en a qui vont voir que leur père ou que leur mère » ; « Deux jours chez papa et deux semaines chez maman, ça je déteste. » Les activités partagées entre le père et la mère, leurs apports affectifs et leurs contributions sont décrits comme similaires en termes de nature et de valeur. Leur comparaison est souvent accompagnée de vocables tels que « pareil » et « comme ». Ces résultats rejoignent le constat établi par Neyrand (1994) selon lequel la résidence alternée permet d’aller au-delà de la notion de résidence unique, qui renvoie incontestablement à celle de résidence secondaire (pour le parent non-gardien) et ainsi à celle de parent secondaire. L’intérêt premier de ce mode de garde réside dans l’équilibre parental qu’il concède en termes de contribution et de présence (Neyrand, 1994).
14 Les enfants relèvent, par ailleurs, une baisse de l’implication effective des parents dans leur prise en charge par rapport à la période d’avant la séparation. La complémentarité des rôles et la répartition des responsabilités éducatives et des tâches domestiques dans la famille biparentale laissent place à une polyvalence des pratiques et à une responsabilité complète de l’enfant après la rupture : « Papa doit faire plus de choses, le jardin, à manger, le ménage », « il faut les aider […] parce que maintenant ils sont seuls donc ils ont plus de choses à faire. » La disponibilité qu’occasionnait la répartition des tâches avant la séparation est soulignée par un enfant : « L’instant où mon père commençait à mettre la table, je jouais avec ma mère, l’instant où ma mère commençait à préparer le repas je jouais avec mon père […]. Maintenant, ils ont pas trop le temps, ils doivent faire chacun des choses. » Les responsabilités semblent dédoublées, multipliées et leur gestion n’est pas optimisée par le temps libre dégagé par l’alternance. Ces résultats nuancent les hypothèses émises par Neyrand (1994) selon lesquelles l’alternance offrirait aux parents un équilibre familial, professionnel et sentimental favorisant leur investissement.
Les séparations
15 Concernant les séparations et la discontinuité des rapports, le sentiment de manque est évoqué par la majorité des enfants. Pour autant, ils déclarent avoir intégré la logique de l’alternance, être capables de se représenter mentalement leurs deux parents en leur absence, de se repérer dans le temps et de faire preuve d’anticipation quant aux retrouvailles et séparations qu’ils savent temporaires. Cette maturité affective et cognitive semble capitale puisqu’elle leur permet de préserver une continuité relationnelle symbolique avec le parent absent et d’écarter le sentiment de perte du lien affectif et de la sécurité qu’il lui apporte : « C’est pas grave si je vois pas papa ou maman, des jours ! Je sais que je les reverrai bientôt. » L’ensemble des enfants disent éprouver une certaine ambivalence propre au moment des transitions. Un sentiment de joie prédomine cependant, dans la mesure où l’éventuelle tristesse qui fait suite à la séparation d’avec un parent est compensée par les retrouvailles avec le second : « Quand je sais que je vais partir chez l’autre parent je suis content. » Le laps de temps nécessaire à l’adaptation à ces transitions est relativement court et il est investi par chacun à travers des jeux ludiques, la recherche de réconfort auprès du parent présent…
Dualité résidentielle et transferts de domicile
16 Plus que de mentionner une absence de difficultés – inhérentes à cette dualité – , les enfants témoignent d’un vécu globalement satisfaisant. Avoir deux maisons suppose « d’avoir tout en double », d’avoir « deux fois plus de vacances, deux fois plus de gâteaux, deux fois plus de cadeaux », et donc deux fois plus de privilèges. L’un d’entre eux fusionne symboliquement les deux maisons afin d’élaborer une représentation d’une maison plus grande. À la question : « Tu préfèrerais avoir une maison ou deux maisons ? », tous les enfants penchent pour la deuxième option : « Je préfère avoir deux maisons parce qu’au moins je me fais plus de copains… et si on assemble les deux maisons, c’est plus grand donc c’est mieux. »
17 La valorisation de la « nouveauté », de la diversité et des « changements » suscités par les transferts émerge dans leur discours. Cette variété se déploie dans les domaines organisationnels et matériels, mais également sur le plan des activités, des espaces de vie, des éléments de décoration, de l’atmosphère globale, des relations… et permet de pallier la routine du quotidien. Les enfants sont contents de bénéficier de deux chambres, « le plus possible différentes ». L’entourage relationnel des enfants est décrit comme très riche et diversifié en termes de voisinage, de relations amicales et de famille recomposée quand c’est le cas. L’hétérogénéité des regards portés sur l’enfant ainsi que la fréquentation de plusieurs milieux et lieux de réalisation de soi peuvent l’inciter à opérer des choix, à élaborer des significations, des hiérarchies et à développer une identité flexible. Selon Neyrand (1994), la confrontation de l’enfant à deux modes de vie différents renforcerait son ouverture d’esprit.
18 D’ailleurs, une certaine facilité d’adaptation émane de leur discours sur le plan de la mémorisation des différents espaces de vie et du sentiment d’appartenance à ces derniers : « Là, si je veux aller à la cuisine, je trouve toujours le chemin même si je sors de chez ma maman ou de chez mon papa. » Les enfants déclarent se sentir en sécurité et « chez eux » dans la maison aussi bien du père que de la mère. Deux enfants sur les neuf de notre échantillon – l’étude de Luepnitz (1982) évoquait un enfant sur quatre – ressentent une confusion liée au fait de vivre dans deux maisons distinctes. Un enfant met deux jours pour s’adapter aux transitions et pour se réapproprier ses lieux de vie, par là ces transitions ont un impact sur la qualité de son sommeil. L’investissement des lieux via son « bazar » l’aiderait à retrouver ses repères.
19 En ce qui concerne l’organisation pratique et matérielle, chaque famille use de stratégies diverses pour contribuer à l’élaboration d’un sentiment de continuité et d’unicité. Les deux tiers des enfants ont des affaires en double et ne transportent d’une maison à l’autre que les éléments uniques tels que le cartable, les affaires d’école, le doudou. Comme dans l’étude de Neyrand (1994), certains enfants que nous avons interrogés sont contrariés par les déplacements récurrents que supposent les transferts de domicile, ainsi que par la préparation des valises et les oublis éventuels. « On est en voiture tout le temps… C’est comme si on partait chaque fois en vacances. C’est la voiture qui m’énerve. » Les transferts et les changements de domicile ne semblent cependant pas les déstabiliser au plan psychologique, la proximité géographique entre les domiciles représentant un facteur clé facilitant leur mode de vie.
Un facteur prépondérant : la relation coparentale
20 La relation coparentale s’est révélée fondamentale dans le discours des enfants. Elle est fondée sur un partenariat entre les parents qui travaillent, se construisent et s’organisent ensemble pour élever un enfant dont ils partagent la responsabilité (Van Egeren, 2001). Cet élément a été soulevé par les deux membres de trois fratries, donc par six enfants [2] sur neuf. Trois dynamiques familiales différentes ont émergé selon la nature et la fonctionnalité de la relation coparentale. Océane et Ronan décrivent des relations coparentales « parallèles », Prisca et Théo des relations coparentales conflictuelles et les parents de Marie et Robin semblent entretenir une relation coopérative. Chaque forme de relation coparentale a une implication spécifique sur le vécu affectif, éducatif et spatial des enfants.
21 Dans le cas d’Océane et Ronan, l’absence de communication et de conciliation des parents laissent penser que la parentalité de l’un est indépendante de celle de l’autre. Les transitions des enfants se déroulent à l’école pour éviter tout contact et tout conflit explicite qui pourrait en découler. Hayez (2008) considère le « rituel du passage » comme un processus déterminant, surtout pour le très jeune enfant. S’il se déroule dans un climat de méfiance, il pourra créer un sentiment d’insécurité chez ce dernier. Cette stratégie d’évitement est signifiée par l’enfant comme la marque d’une hostilité indirecte. De plus, en ce qui concerne Ronan, le plus âgé des deux (10 ans), cette absence de coordination l’inciterait à occuper une place d’intermédiaire et de messager et à gérer des affaires non adaptées à son âge et à son statut d’enfant. Selon Océane et Ronan, la mère leur interdit d’appeler leur père quand ils résident chez elle et dénie même son existence. Or, dans notre étude l’ensemble des enfants invoquent spontanément la possibilité de contacter le parent absent par téléphone comme un moyen de compenser la discontinuité physique des relations et d’assurer la permanence du lien affectif. D’autre part, au-delà de ses implications relationnelles et affectives, une « coordination désengagée » (Buchanan, Maccoby et Dornbusch, 1992) entraverait tout processus éventuel de concertation sur une organisation commune et la mise en place de stratégies pouvant faciliter les transferts d’un domicile à l’autre. Cette forme de relation a pour résultante de rigidifier les pratiques.
22 Prisca et Théo décrivent un fonctionnement coparental particulier qui démontre que le désir de coopération et la conflictualité ne sont pas antinomiques, mais peuvent coexister. Ainsi, les échanges relatifs à l’éducation de l’enfant qui perdurent débouchent parfois sur des conflits explicites : « Quand mon père ou ma mère vient me chercher ils se voient des fois et alors ça va pas trop, dès qu’ils se voient ils s’engueulent. » Ces conflits ouverts découlent souvent de conflits implicites dans les conceptions éducatives : « Ils se sont mis d’accord pour, par exemple, le portable. Quand un voudra, il faut que l’autre soit d’accord aussi… Si y’en a un qui veut et l’autre qui veut pas, après ça va encore plus gueuler. » Dans cette configuration, tout en respectant la place de l’autre parent et en ayant pour motivation d’harmonier leur éducation, père et mère ne parviennent pas à s’accorder en permanence. Cette dynamique ne révèle pas obligatoirement une hostilité importante entre les parents, mais procède d’une stratégie inadaptée à laquelle ils recourent pour gérer leurs désaccords parentaux. Alors que les parents d’Océane et Ronan semblent utiliser celle de l’évitement, ceux de Prisca et Théo emploient l’attaque verbale directe. Comme nous allons le voir à présent, le père et la mère de Marie et Robin privilégient, quant à eux, la négociation.
23 Selon Marie et Robin, leurs parents communiquent régulièrement, coopèrent et veillent à établir des ponts entre les domiciles. Ils incitent les enfants à téléphoner à l’autre parent en son absence et permettent une certaine flexibilité dans l’arrangement, ils acceptent en effet de modifier l’organisation établie et leurs habitudes en fonction de leurs disponibilités respectives. Cette flexibilité transparaît dans le mode de vie des enfants qui ne semblent pas contraints par des clivages environnementaux et bénéficient d’une certaine liberté d’aller et venir entre les domiciles : « Je peux aller partout, chez mami, chez papa et chez maman. » Au-delà de cette liberté de déplacement, la reconnaissance mutuelle des deux parents, en tant que tels et en tant qu’individus, dans le processus éducatif et le respect de leur place et de leur rôle spécifiques autorise les enfants à s’y référer et à les aimer librement, créant par voie de conséquence un sentiment de sécurité. Cette relation s’apparente, selon Maccoby, Depner et Mnookin (1992), à une « relation coparentale coopérative ».
24 Le discours des enfants révèle la complexité et le caractère multidimensionnel que revêt la relation coparentale. Le mode de gestion des conflits représente un premier indicateur de la nature de cette dernière. Le conflit peut se déclarer ouvertement (overt), en présence de l’enfant, par des cris et des menaces. Selon Nelson (1989), l’impératif de communication entre les parents en résidence alternée, lorsqu’il est vécu comme une obligation et une contrainte, risquerait d’exacerber les conflits. Cependant, bien que les chercheurs anglo-saxons se soient focalisés sur les préjudices causés par le conflit explicite, cette étude démontre la pertinence de prendre en compte, dans un contexte de séparation, le conflit voilé (covert), qui s’exprime plus subtilement et indirectement par des stratégies d’évitement de l’un ou l’autre parent ou par des remarques dénigrantes formulées en présence de l’enfant (McHale, 1997). Cette forme de conflit risque de l’inciter à « choisir un camp ». Selon Buchanan, Maccoby et Dornbusch (1996), l’enfant qui se sent pris à partie a plus de probabilités de développer des difficultés émotionnelles et comportementales.
25 Parallèlement au mode de gestion des conflits, la coordination parentale est aussi relevée. Celle-ci est évidemment essentielle dans un contexte de résidence alternée dans la mesure où l’enfant alterne foyer paternel et foyer maternel aux modes de fonctionnement, pratiques et styles éducatifs plus ou moins différenciés. « Du point de vue de l’enfant, les différences parentales dans le système de valeurs éducatives ont pour principale conséquence de compliquer la tâche de l’enfant pour discerner de l’ordre dans son environnement afin qu’il puisse être plus prédictible » (Gjerde, 1988 dans Rouyer, 2001, p. 108). Selon Rottman (2005), une discordance des valeurs et règles éducatives rend difficile l’adaptation de l’enfant aux deux environnements et peut le plonger dans un conflit déstructurant.
26 Enfin, la dimension du soutien émerge et réfère au respect et à la valorisation mutuelle des parents et de leurs contributions respectives. Une collaboration fondée sur le respect se traduit par des messages affectifs qui permettraient à l’enfant de faire coexister et de concilier les deux milieux familiaux en toute confiance et qui l’autoriseraient à s’y référer, à se positionner face à leurs valeurs et à développer des relations de qualité avec chacun d’eux (Hayez, 2008).
Conclusion
27 Bien que l’échantillon restreint de cette étude ne nous permette pas de procéder à des généralisations quant aux éventuels « dangers » et « bénéfices » de la résidence alternée, les entrevues réalisées sur ces neuf enfants âgés de 7 à 10 ans peuvent nous éclairer sur l’expérience de l’alternance relationnelle et spatiale ainsi que sur les facteurs familiaux qui peuvent venir moduler ce vécu.
28 Sur le plan relationnel, en premier lieu, comme l’étude de Neyrand (1994) le montrait déjà, le maintien des liens avec les deux parents est apprécié par l’ensemble des enfants. Cette équité relationnelle semble aller de soi et répondre à leurs besoins et attentes. Les phases de séparation, bien qu’à l’origine d’un sentiment de manque relatif chez certains, ne sont à aucun moment remises en question et vécues comme des ruptures répétées. Les enfants ont conscience que la continuité des relations avec les deux parents ne peut exister que combinée à des périodes de séparation tour à tour d’avec le père et d’avec la mère. Nous pouvons noter également une baisse de l’implication effective des deux parents qui ont la charge individuelle de l’enfant durant leur semaine de garde. La disponibilité parentale que pourrait occasionner la résidence alternée ne caractérise pas toutes les familles et est fonction de la forme que prennent leur organisation et leur fonctionnement.
29 S’agissant de la composante spatiale, les enfants sont unanimes quant aux divers avantages de vivre au sein de deux milieux familiaux. La multiplicité des acteurs relationnels qui entourent l’enfant, la diversité des activités réalisées, la variété des espaces de vie sont vécues en termes de changements et de richesse. Des difficultés, pragmatiques plus qu’adaptatives, sont cependant soulignées et seraient fonction des stratégies organisationnelles mises en place par les familles et de la distance géographique entre les domiciles.
30 Ces entretiens mettent également en évidence des modes de relation coparentale qui peuvent venir moduler l’impact des séparations sur le vécu des enfants. Les règles implicites et explicites qui caractérisent la relation coparentale dans la famille unie sont redéfinies parallèlement à l’évolution du rapport conjugal entre les ex-partenaires qui continuerait de définir le climat émotionnel dans lequel le système familial va évoluer (Afonso, 2007). La relation coparentale va donc au-delà du conflit qui dans certains cas se manifeste dans les discordances sur le plan des valeurs éducatives du père et de la mère, et dans d’autres prend la forme d’une hostilité entre les ex-partenaires. La complexité et la multidimensionnalité de la relation coparentale qui se dégagent dans le discours des enfants rejoignent les conceptualisations de certains chercheurs (Van Egeren et Hawkins, 2004).
31 Nos résultats démontrent l’intérêt de prendre en compte la parole de l’enfant dans ce contexte familial particulier et d’adopter une perspective systémique (Minuchin, 1974). Malgré la permanence d’une gestion conjointe de l’éducation de l’enfant, la rupture conjugale entraîne une réorganisation du système familial et des dyades qui la composent. La résidence alternée modifie bien les modalités des contacts père-enfant et mère-enfant en termes de fréquence, de continuité et de dynamique interactionnelle parallèlement à une transformation des relations conjugale et coparentale post-séparation.
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Mots-clés éditeurs : alternance spatiale, résidence alternée, Enfant, alternance relationnelle, relation coparentale
Mise en ligne 01/06/2010
https://doi.org/10.3917/dia.188.0133