Dialogue 2005/4 no 170

Couverture de DIA_170

Article de revue

Mais à qui profite la médiation familiale ?

Pages 65 à 80

Notes

  • [1]
    Cet article a fait l’objet d’une présentation au séminaire du CURAPP à Amiens, le 9 juin 2005. Les travaux de recherche sur lesquels repose ce texte ont été réalisés en collaboration avec Laura Cardia-Vonèche. Je remercie Caroline Kruse, avec qui j’ai discuté les idées évoquées ici.
  • [2]
    Voir Benoit Bastard, Laura Cardia-Vonèche, Le divorce autrement : la médiation familiale, Paris, Syros, 1990.
  • [3]
    Voir le numéro des Annales de Vaucresson, paru en 1988, sous la direction d’Yves Dezalay et qui s’intitulait précisément « Les paradoxes de la médiation ».
  • [4]
    Ibid. Voir aussi l’ouvrage de Richard Abel, The Politics of Informal Justice, paru dès 1982.
  • [5]
    Voir Benoit Bastard, Les démarieurs, Paris, La Découverte, 2002.
  • [6]
    Françoise Moreau, Brigitte Munoz-Perez, Evelyne Serverin, « Des mesures en petit nombre, fortement subventionnées », DACS, ministère de la Justice, 2004.
  • [7]
    Françoise Dekeuwer-Desfossez, Rénover le droit de la famille. Rapport au garde des Sceaux, ministre de la Justice, Paris, Documentation française, 1999. Monique Sassier, Construire la médiation familiale, Paris, Dunod, 2003.
  • [8]
    Claire Denis, La médiatrice et le conflit dans la famille, Toulouse, érès, 2001.
  • [9]
    Irène Théry, Le démariage, Paris, Odile Jacob, 1993.
  • [10]
    Benoit Bastard, Laura Cardia-Vonèche, « Quelques réflexions sociologiques sur le remariage et les familles composées », Dialogue, n° 97,1987, p. 98-103.
  • [11]
    Louis Roussel, La famille incertaine, Paris, Odile Jacob, 1999. Jean Kellerhals, Jean-Fran-çois Perrin, Laura Cardia-Vonèche, Geneviève Steinauer-Cresson, Geneviève Wirth, Mariages au quotidien. Inégalités sociales, tensions culturelles et organisation familiale, Lausanne, Pierre-Marcel Favre, 1982. Jean Kellerhals, Éric Widmer, René Lévy, Mesure et démesure du couple. Cohésion, crise et résilience dans la vie des couples, Paris, Payot, 2004.
  • [12]
    Jacques Commaille, Familles sans justice ? Paris, Le Centurion, 1982.
  • [13]
    « Le procès d’Angers et la faillite de la solidarité sociale », Le Monde, 25 avril 2005.
  • [14]
    Les Démarieurs, op. cit.
  • [15]
    Benoit Bastard, « Controverses autour de la coparentalité », Sciences humaines, n° 156, janvier 2005.
  • [16]
    Sur cette question, voir les expériences réalisées dans les Caisses d’allocations familiales et rapportées dans le numéro de Recherche et prévision consacré à la médiation (n° 70,2002).
  • [17]
    C. Martin. 1994. Les médiations familiales : structures, modèles d’intervention, publics et rapports au judiciaire. Justice pour tous ou justice communautariste ? Rapport pour le service de la recherche du ministère de la Justice.
  • [18]
    « Des mesures en petit nombre, fortement subventionnées », rapport cité.
  • [19]
    Évelyne Serverin, « L’échec de la médiation », L’Express, 26 avril 2004.
  • [20]
    Empowerment : cette notion renvoie à l’idée d’une « mise en capacité » ou encore d’une intervention qui autonomise la personne qui en est destinataire et vise à lui donner davantage de prise sur les événements qui la concernent.
  • [21]
    Jean-Louis Renchon avait évoqué naguère cette question dans son article : « Droit et pauvreté affective », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, n° 10,1983, p. 17-36.
  • [22]
    Jean de Munck, « De la loi à la médiation », dans Pierre Rosanvallon et coll. (sous la direction de), France : les révolutions invisibles, Paris, Calman-Lévy, 1998.
  • [23]
    D. Greatbatch, Robert Dingwall, « Selective facilitation : some preliminary observations on a strategy used by divorce mediators », Law and Society Review, 23 (4), 1989, p. 613-641.
  • [24]
    Benoit Bastard, Laura Cardia-Vonèche, « La médiation familiale : une profession en avance sur son temps », Recherche et prévision, n° 70,2002, p. 19-29.
  • [25]
    Benoit Bastard, Jean Gréchez, Des lieux d’accueil pour le maintien des relations enfants-parents. Propositions pour la reconnaissance des Espaces-Rencontre, Rapport remis à Ségolène Royal, ministre déléguée à la Famille et à l’Enfance, avril 2002.
  • [26]
    Benoit Bastard, « Administrative divorce in France : a controversy over a reform that never reached the statute book », dans John Eekelaar, Mavis Maclean (sous la direction de), Making Law for Families, Oxford, Hart publishing 2000, p. 51-71.
  • [27]
    Laura Cardia-Vonèche, Benoit Bastard, « Vers un nouvel ordre familial ? », Le groupe familial, n° 125,1989, p. 123-129.

1La médiation familiale, une des branches du mouvement plus général de la médiation, est aujourd’hui bien établie et reconnue. Il n’est plus besoin de présenter cette pratique qui fait partie du paysage socio-judiciaire actuel. Pour mémoire, c’est une intervention dans laquelle les parties en conflit, en l’occurrence les divorçants, s’adressent à un tiers, le médiateur, et travaillent avec lui, pendant un nombre de séances limité, à la recherche d’arrangements permettant de dépasser leurs différends, et d’organiser leurs relations après la séparation, notamment leurs relations concernant les enfants [2].

2Cet article aborde la médiation familiale sous un angle particulier, celui des modalités selon lesquelles les médiateurs contribuent au traitement des conflits conjugaux et s’inscrivent dans le champ de l’intervention sociale. De ce point de vue, les médiateurs familiaux occupent une place à part : parmi les tenants de la médiation, ils sont les plus « avancés » dans le processus de professionnalisation. Alors que la médiation existe en France depuis un peu moins de vingt ans – ses premières apparitions datent de 1987-1988 –, les médiateurs ont obtenu, en 2002, que leur fonction fasse l’objet d’une reconnaissance officielle sous la forme d’un diplôme d’État. On se trouve actuellement dans la phase de mise en place de ce diplôme, base de la construction d’une nouvelle profession. Au passage, on pourra donc s’interroger sur les raisons qui ont conduit les médiateurs à revendiquer cette forme de reconnaissance, sur les facteurs qui expliquent leur succès de ce point de vue et sur les conséquences de celui-ci. Mais la question posée par l’émergence de cette nouvelle forme d’intervention est plus large : comment analyser la place qu’occupe la médiation dans la régulation des affaires privées ? Pourquoi a-t-on vu émerger cette nouvelle fonction ? À quel « paradigme » renvoie-t-elle ? Et comment peut-on imaginer son avenir ?

3Si ces questions se posent, c’est notamment que la médiation a quelque chose d’inclassable. Depuis son apparition, on ne cesse de parler, à son sujet, de paradoxe, voire de contradiction [3]. On ne cesse d’évoquer les risques qui lui seraient associés. La médiation suscite des visions très polémiques : certains la voient comme une solution magique et comme une panacée, d’autres au contraire la diabolisent. C’est ainsi que les juristes critiques ont stigmatisé le risque que représente, en médiation, l’abandon des garanties légales que fournit la procédure [4]. Quant aux féministes, elles ont dénoncé le danger qu’il y aurait pour les femmes à s’y engager, en arguant que les inégalités présentes dans l’union ne pouvaient se trouver que reproduites dans le dispositif de médiation. Pour autant, ces interrogations et ces mises en cause n’ont pas arrêté la médiation et on peut se demander quelle en est la raison.

4Pour envisager le développement de la médiation et analyser la place qu’elle occupe aujourd’hui, on proposera un cadre d’analyse dans lequel différents niveaux du changement sont envisagés de manière concomitante et sont articulés entre eux [5]. À un premier niveau, il faut considérer les familles : les bouleversements d’ensemble que celles-ci connaissent sont le terrain à partir duquel s’est construite la pratique de la médiation. Les médiateurs n’ont pas « inventé » le divorce, et il faut comprendre les évolutions intervenues si on veut expliquer l’émergence de la médiation et les problèmes qu’elle rencontre. Un deuxième niveau d’analyse concerne les transformations des modalités de l’action sociale. On se réfère alors à la façon dont les professionnels énoncent le sens de leur travail, organisent leur intervention et construisent leurs relations avec leur public. Sur ce plan également, la médiation familiale apparaît comme l’expression d’un mouvement plus large, à partir duquel on peut mieux comprendre le sens qu’elle revêt. Enfin, sur un plan plus politique, il s’agit d’envisager la médiation sous l’angle des enjeux et des stratégies qu’implique la construction d’une profession. À cet égard, comment les médiateurs prennent-ils position dans le champ social et légal ? Quels avantages revendiquent-ils ? En s’appuyant sur quels arguments ? Comprendre la trajectoire de la médiation familiale nécessite d’articuler ces différents niveaux. En montrant comment ils interagissent, on fera ressortir la signification qu’on peut accorder à cette pratique et on mettra en évidence les véritables moteurs du développement de cette activité.

5Pour cette analyse, on utilisera différentes sources. Il existe, malheureusement, peu de véritables recherches sur la pratique même de la médiation. On dispose cependant d’un dénombrement des pratiques, réalisé récemment à l’initiative du ministère de la Justice [6]. Cette étude, si partisane qu’elle soit – comme en témoigne son titre même et les prises de position qui l’ont accompagnée – présente l’avantage de fournir des données chiffrées sur l’état de la consultation en matière de médiation. Par ailleurs, la médiation familiale a suscité des écrits de toutes sortes sur lesquels on peut s’appuyer. Divers travaux ont accompagné les réformes récentes du droit civil et la création de la profession de médiateur [7]. Les écrits des médiateurs offrent des descriptions de leur activité, souvent rituelles, voire prosélytes, et parfois plus originales et contextualisées [8]. Ils renvoient, encore aujourd’hui, au souci de donner une image forte de la médiation et de la promouvoir, plutôt qu’à la volonté de débattre des pratiques et des difficultés rencontrées. Quant aux analyses des sociologues sur la médiation, certaines se situent encore dans la perspective de la description d’une innovation et de valorisation de cette pratique, à laquelle nous avons nous-même adhéré pendant un temps. Elles proposent notamment cette sorte de classement des pratiques, dans laquelle on distingue les activités qui relèvent de la « véritable » médiation, et celles qui ne sont que le produit d’une « instrumentalisation ». D’autres études prennent davantage de recul et visent à resituer la médiation dans son contexte et à en produire le sens. On rappellera à cet égard le texte précurseur qu’Irène Théry avait consacré à la médiation, « La justice des mœurs [9] ». C’est à partir de ces divers éléments qu’on évoquera la question de la place actuelle de la médiation, en distinguant les trois plans énoncés : celui de la famille, celui des modalités de l’intervention sociale et celui des stratégies professionnelles.

La promotion d’un modèle de famille

6La question de la médiation doit être replacée dans la problématique du divorce et, plus généralement, dans l’analyse des transformations des conceptions qui servent de soubassement à l’institution familiale. Dans les dernières décennies, la sociologie de la famille a mis en évidence le changement de « régime » auquel on assiste et la diversification des formes familiales. Celle-ci, on le sait, a deux aspects complémentaires : la multiplication des configurations familiales et la transformation des manières de vivre en couple et en famille [10].

7Évoquer le changement des configurations de la famille, c’est répondre à la question de savoir combien de personnes vivent ensemble sous le même toit et quels types de relations elles entretiennent au regard des liens du sang. À la faveur de l’accroissement du nombre des divorces, qui s’est fait jour à partir de 1965, puis s’est accéléré, jusqu’à se stabiliser en raison de la baisse du nombre de mariages, on a vu s’amplifier la diversité des formes de couple et de famille. Monoparentalité, recomposition familiale et conjugalité non-cohabitante sont autant de situations que « parcourent » aujourd’hui les conjoints – et leurs enfants – au cours de leur trajectoire. Le Pacs et la question de l’homoparentalié se sont encore ajoutés, plus récemment, à cette palette de situations possibles.

8Par-delà ces transformations des configurations de la famille, une évolution plus profonde concerne les manières d’être ensemble, et la diversification des modalités selon lesquelles s’organisent les unions. On peut renvoyer à cet égard aux travaux de Louis Roussel et de Jean Kellerhals [11], à partir desquels il est possible de distinguer notamment, parmi les familles appartenant à la modernité, celles qui vivent dans un régime « fusionnel », et celles qui s’organisent selon un modèle de compagnonnage, « associatif », négociateur.

9Autant la diversité des configurations familiales est visible, reconnue dans les médias et acceptée par le grand public, autant cette deuxième « découverte » a été comme omise, si jamais elle a été perçue, tant la désirabilité du modèle associatif – égalitaire et démocratique – est devenue forte. Jacques Commaille [12], dans un article récent, suggère que les sociologues de la famille ont une responsabilité à cet égard, tant ils ont mis l’accent sur la dimension « élective » de la famille et tant ils ont survalorisé ces groupes familiaux modernes, dans lesquels des individus, à la recherche de leur identité, échangent et négocient dans un mouvement de frottement permanent [13]. Or, demande Jacques Commaille, n’a-t-on pas de ce fait « oublié » les familles qui fonctionnent autrement, les familles pauvres, les clientes habituelles de l’action sociale ? Le modèle « contractuel » de la famille, qui a ainsi occupé progressivement tout l’espace public, trouve une expression particulièrement forte s’agissant du divorce. Les travaux empiriques que nous avons réalisés suggèrent à quel point est répandue, dans la société, l’idée selon laquelle les conjoints doivent s’entendre, dès lors qu’ils veulent se séparer, pour faire en sorte que leurs enfants puissent circuler entre eux et garder des contacts avec leurs deux parents. Ces attentes, présentes chez les conjoints – qu’ils arrivent ou non à réaliser une telle aspiration –, animent aussi l’ensemble des intervenants du monde social et judiciaire [14]. On en trouve trace dans les réformes récentes qui sont intervenues en matière familiale, notamment en ce qui concerne les relations enfants-parents. Le processus qui a conduit de l’abandon de la puissance paternelle, en 1970, jusqu’à l’adoption de l’autorité parentale conjointe (1987,1993) et plus récemment au principe de coparentalité, en 2002, va dans ce sens : dégager la parentalité de la conjugalité, considérer que la parentalité appartient aux deux sexes, et faire en sorte que les membres d’un couple, dès lors qu’ils sont parents, soient poussés à maintenir entre eux un dialogue et une négociation et parviennent à s’accorder sur l’avenir de leurs enfants [15]. Aujourd’hui, les parents ont « l’obligation de s’entendre », quelle que soit leur situation en tant que couple.

10À la faveur et en raison de l’accroissement de l’instabilité conjugale, se profile ainsi un modèle particulier, et rigide, du fonctionnement du couple et de la famille. Tout se passe comme s’il était attendu des parents qu’ils s’inscrivent dans un modèle familial de type contractuel, tant parce que ce modèle correspond à la conception dominante d’individualisation et de privatisation des rapports familiaux, que parce qu’il est le seul qui puisse accomplir, en cas de séparation, la « quadrature du cercle » : obtenir que les individus puissent suivre leurs choix affectifs et « vivre leur vie », tout en garantissant le maintien des relations des enfants avec chacun de leurs deux parents sur le plan pratique, psychologique ou économique.

11La médiation familiale n’a pas « inventé » ce modèle de couple et de famille, progressivement élaboré au cours des dernières décennies, à travers des expériences de couple et leur valorisation. Elle n’en est pas non plus le seul promoteur. Cependant, elle s’inscrit parfaitement dans ce modèle et elle en constitue même la figure emblématique, dès lors qu’il s’agit de gérer les réorganisations que nécessitent la séparation ou le divorce. Certes, les médiateurs se veulent neutres, impartiaux et disent ne rien vouloir eux-mêmes pour les parties. Pourtant, on ne peut que constater qu’ils vantent les mérites de leur pratique en indiquant qu’elle permet d’obtenir des accords entre les conjoints, qu’elle facilite la circulation des enfants entre ceux-ci et débouche sur une meilleure application des décisions judiciaires sur tous les plans, y compris économiques – dès lors que celles-ci ont été élaborées par les intéressés eux-mêmes [16]. Ce constat, qui ne comporte aucune critique à l’égard de la médiation, tant l’objectif paraît louable, démontre à l’évidence que la pratique de la médiation inclut et promeut constamment ce modèle de famille « privatisée », négociatrice, ouverte, égalitaire et démocratique. La médiation est l’expression et le vecteur de ce modèle dominant. C’est cela qui explique d’ailleurs l’immense succès de principe de la médiation familiale, son succès auprès des travailleurs sociaux ou encore auprès des députés et sénateurs qui en ont voté l’introduction dans le code civil. C’est aussi ce qui explique son échec lorsqu’on considère l’état de la pratique. Force est de constater que la médiation n’a pas – ou pas encore – trouvé ses clients. Le constat réalisé par Claude Martin en 1994 – moins de 400 médiations réalisées par une vingtaine d’associations importantes recensées [17] –, a été répété récemment. Le nombre des médiations réalisées en 2002 s’élève à environ 5 000, dont 1 500 ont été ordonnées par des juges, et 3 500 ont été réalisées à partir d’une démarche volontaire des divorçants [18]. L’interprétation proposée par les auteurs de l’étude est certainement contestable, lorsqu’ils rapportent ce petit nombre aux 380000 procédures civiles, et déclarent qu’il ne représente que 0,5% des affaires qui pourraient déboucher sur une médiation. Elle l’est encore plus lorsqu’un de ces auteurs prétend voir là le signe que les divorçants ont « besoin de droit [19] ». En réalité, on peut comprendre cet échec en se référant précisément à l’analyse des fonctionnements familiaux. L’accès à la médiation est facile pour des conjoints qui s’inscrivent déjà, durant leur union, dans une modalité de fonctionnement contractuel. Il est beaucoup plus difficile, voire « impensable » pour des ex-conjoints qui, ne se situant pas dans un tel modèle, vivent la rupture sur un mode dramatique et n’ont pas d’habitude de négociation. Les divorçants, pour toute une partie d’entre eux, ne veulent pas s’entendre et ne souhaitent pas s’asseoir autour d’une table de négociation, en face d’une personne avec laquelle ils ne veulent plus avoir aucun contact, parce qu’ils se sentent trahis, victimes… Ces divorçants récusent l’injonction qui est présente en arrière-plan dans le droit de la famille et de la parentalité – une injonction qui apparaît en fait assez conservatrice : maintenir les liens malgré la séparation, rester marié, d’une certaine façon, lorsqu’il s’agit de la parentalité. La loi de mars 2002 stipule, d’une manière volontariste, que « la séparation des parents ne change rien aux modalités de dévolution de l’exercice de l’autorité parentale ». Mais comment la séparation pourrait-elle ne rien changer en pratique pour des couples qui s’inscrivent dans un mode de fonctionnement de type « fusionnel », qui ne voient pas la possibilité de redéfinir leurs rapports d’une manière qui garde une place à un parent qui ne fait plus partie de la famille et assure la circulation des enfants ?

12En définitive, sur ce premier niveau des conceptions relatives au couple et à la famille, la médiation est le promoteur d’un type particulier de fonctionnement, le même qui se trouve à la base du droit de la coparentalité, et on ne peut que constater qu’elle se trouve confrontée à l’écart considérable qui sépare cette vision des relations enfants-parents, maintenues malgré la séparation, et la réalité que vivent une grande partie des couples contemporains.

Un nouveau dispositif d’encadrement des comportements privés

13Une autre dimension en jeu dans la question de la médiation réside dans la transformation de l’action sociale, que l’on peut considérer sous l’angle du passage à un nouveau « paradigme ». On assiste en effet, depuis plusieurs décennies, à une évolution lente, qui s’effectue à la marge, mais qui a néanmoins des effets très profonds sur l’ensemble des modalités d’intervention – une transformation à laquelle la médiation a contribué. On peut replacer cette évolution dans le contexte général du changement des rapports entre les institutions et leurs usagers, ou entre les professionnels et leurs clients. L’idée d’une intervention qui modélise et qui contraint a laissé la place à une tout autre conception qui est celle du renvoi vers la responsabilité individuelle des personnes concernées. Cette conception, on le sait, a deux faces indissociables et suscite des interprétations de sens diamétralement opposé. D’un côté, on peut considérer l’évolution en cours sous l’angle de la « responsabilisation » et de l’autorégulation, sous l’angle de l’empowerment[20]. Tout se passe comme si les intervenants sociaux, ayant reconnu qu’on ne peut pas « faire à la place » des intéressés, considéraient aujourd’hui que les usagers/citoyens ne peuvent qu’être associés au traitement des problèmes qu’ils rencontrent. D’un autre côté, certains dénoncent ce qui, dans une telle évolution, va dans le sens d’un renvoi à la sphère privée et aux rapports de force qui y ont cours, une forme d’abandon et un renoncement à l’idée même d’intervention. Quoi qu’il en soit, l’idée se fait jour dans cette perspective nouvelle que l’intervention ne peut être qu’un accompagnement. On assiste donc à une efflorescence inusitée de dispositifs de toutes sortes, lieux de parole et d’écoute, lieux d’accueil et de médiation, qui offrent leurs services pour réaliser cette forme de prise en charge « douce » dans laquelle l’usager est acteur.

14La médiation figure comme l’un des prototypes de cette forme de prise en charge. Sa raison d’être se situe, au départ, dans la détection d’une carence dans la prise en charge judiciaire du divorce. C’est le constat des souffrances qui résultent, pour les divorçants, non seulement de la rupture et de ses effets, mais aussi et surtout, de la dépossession de leur histoire et des décisions qui les concernent, qui a constitué la motivation principale des précurseurs de la médiation [21]. C’est de ce constat qu’est née la vision alternative dont la médiation est porteuse. Alors que la justice se fait le promoteur d’un conflit dévastateur, il convient, disent les médiateurs, de développer une vision alternative de la situation. Il est possible de voir la question du divorce d’une façon plus « positive », comme une occasion de réorganiser les rapports familiaux. Le conflit peut être utilisé et non subi, dès lors que les conjoints sont mis en position de récupérer la maîtrise des décisions qui les concernent. Ce renversement de perspective débouche sur ce qui fait le cœur de l’offre de la médiation : la création d’un espace de parole. Autrement dit, un lieu dans lequel les participants peuvent « se réapproprier » leur histoire et ne laisser décider aucune instance extérieure au couple, un lieu dans lequel l’intervenant se place en retrait, de manière à laisser émerger la volonté des intéressés.

15L’élaboration d’un tel dispositif s’inscrit, plus généralement, dans un changement de grande ampleur qui dépasse la question familiale et touche, très profondément, le rapport au savoir et à la norme en vigueur dans les sociétés actuelles. La proposition de la médiation trouve donc, en arrière-plan, une confirmation et des fondements chez un penseur comme Luhmann ou encore, plus proche de nous, dans les écrits du sociologue et philosophe Jean de Munck [22]. Pour ce dernier, le basculement auquel on assiste aboutit à la remise en cause de l’idée d’une norme préconstruite qui s’impose aux individus. La perte de substance des normes – en matière familiale, le droit comme la pratique ont cessé d’imposer des rôles préconstruits –, va de pair avec la notion de « procéduralisation » de la norme. Plus que le contenu singulier de la règle, ce qui importe, c’est le travail qu’effectuent les acteurs en interaction et par lequel ils trouvent et créent dans le même mouvement, la manière d’organiser leurs rapports. La règle est ainsi construite dans l’interaction, par les parties elles-mêmes – « co-construite » dira-t-on. On observe une sorte de renvoi en écho des théoriciens vers les praticiens de la médiation : les solutions qu’ils élaborent et proposent reçoivent la caution de ces approches philosophiques, qui donnent à voir un monde social en pleine transformation, plus égalitaire et démocratique.

16On peut cependant opérer ici un retournement qui conduit à concevoir la médiation familiale autrement. Moins comme cet espace idéal de liberté et de respect des individus, que comme un mécanisme nouveau de contrôle et d’encadrement social des comportements des ex-conjoints. Il est vrai que le dispositif prend les personnes comme elles sont, les respecte et leur donne la parole. Simultanément, il faut bien voir qu’une contrainte extrêmement forte s’exerce sur les individus, dès lors qu’ils y entrent. Cette obligation s’applique aux modalités de traitement des situations : obligation de s’exprimer, d’écouter l’autre – alors même qu’on ne veut plus avoir de contact avec lui –, et de faire des concessions. Cette dimension de contrôle va bien au-delà du respect des normes qui portent sur la manière de se comporter dans le dispositif. En fait, derrière la norme procédurale se cache la norme substantielle : la médiation elle-même, avec ses principes de négociation et d’explication des difficultés, fonctionne comme une métaphore du modèle familial négociateur évoqué plus haut. Il n’y a même pas besoin de faire appel à l’idée de « facilitation sélective », énoncée par Greatbatch et Dingwall, selon laquelle le médiateur « préfère » certaines solutions à d’autres [23]. En réalité, les attentes relatives à la façon de fonctionner en tant que couple, et en tant que parent, sont incluses dans le dispositif lui-même, qui fonctionne comme un rappel constant de la priorité donnée à la négociation dans le couple, et comme une invitation à se conformer aux normes en vigueur pour la prise en charge partagée des enfants. On peut d’ailleurs en trouver une confirmation supplémentaire dans la manière dont beaucoup de médiateurs « ritualisent » leur pratique, s’appuient sur une notion de « processus » sacralisée et déroulent les « étapes » de la médiation d’une façon peu critique.

17Pour résumer ce deuxième point, la médiation constitue l’une des expressions de la reconfiguration des formes de l’encadrement public des comportements privés. Sur ce deuxième plan, on s’inscrit ici dans une référence foucaldienne : le dévoilement d’un dispositif porteur d’une normativité implicite extrêmement forte qui œuvre, de façon peu visible, en faveur d’un modèle unique d’exercice des fonctions de parents.

La construction d’une nouvelle profession

18La troisième et dernière dimension de l’analyse porte sur les stratégies professionnelles. Sans reprendre l’histoire de la médiation familiale en France, on en rappellera les principaux jalons [24] :

  • 1987-1988 : premières apparitions en France en provenance du Québec ;
  • 1990 : projet de loi qui prétend instituer la médiation en matière civile, mais une médiation dont les professionnels salariés seraient exclus. C’est l’occasion d’une levée de boucliers de la part des médiateurs familiaux qui font valoir la spécificité des situations qu’ils traitent et la nécessité de compétences professionnelles appropriées ;
  • 1992 : rédaction, à l’initiative de l’APMF (alors Association pour la promotion de la médiation familiale), d’une charte européenne des institutions de formation en matière de médiation familiale ;
  • 1996 : la médiation trouve une place dans le code de procédure civile ;
  • 2001 : dans le cadre de la relance des projets de réforme du droit de la famille, création d’un groupe de travail, dont la présidence est confiée à Monique Sassier, l’une des responsables de l’UNAF. Le rapport qu’elle rédige préconise la création d’une instance et d’un diplôme national. Ces préconisations seront suivies d’effets. Le Conseil national consultatif de la médiation familiale est créé par décret. Monique Sassier en assure la présidence ;
  • 2002 : à la faveur de la loi sur l’autorité parentale, votée à la veille du changement de majorité, la médiation familiale est introduite dans le code civil. Le juge peut renvoyer les parties en conflit chez le médiateur et leur enjoindre de suivre une séance d’information ;
  • 2004 : l’accréditation des centres de formation appelés à former les médiateurs familiaux se poursuit. À la fin de l’année, près d’une vingtaine de ces centres ont reçu leur agrément – selon une procédure nationale. Une grande partie d’entre eux sont des instituts de formation de travailleurs sociaux qui vont ajouter la formation de médiateur familial aux cursus qu’ils offrent déjà.
  • partir du début 2005, la procédure d’agrément est devenue régionale, avec des disparités fortes dans les procédures.

19Le rappel de ces jalons suffit à montrer que la médiation familiale, en tant que profession, a été prompte à obtenir ses lettres de créance, dans un temps où, précisément, l’État se montre peu soucieux d’accroître ses engagements vis-à-vis du secteur social. On peut constater qu’on est passé, en moins de deux décennies, de la rhétorique de l’alternative à la recherche d’un soutien sans faille de l’État, en vue de la reconnaissance du groupe et de sa professionnalisation.

20Répertorions les éléments essentiels qui ont permis la construction de la profession et le succès de sa démarche d’institutionnalisation. Parmi ces éléments, figure la réussite constante de ce qui a constitué le principal vecteur de la diffusion de la médiation, la formation. On est passé d’une « sensibilisation » d’une semaine, à des cursus plus longs. Les universités s’y sont progressivement investies. Des centaines de travailleurs sociaux et des intervenants de toutes disciplines ont été formés, dont beaucoup ont utilisé – et diffusé – les notions de médiation dans leur activité, tandis qu’un petit nombre devenait médiateur. Bref, en matière de médiation familiale, le « marché » de la formation a toujours été « porteur » – contrairement à celui de la consultation qui a toujours été un sujet de préoccupation pour les professionnels. Le projet de création d’un diplôme et d’une profession labellisée a d’ailleurs reçu, autant qu’on puisse en juger, un soutien très fort de la part des écoles de travail social qui ont vu, dans la création d’un cursus spécialisé en médiation, la possibilité de développer et de renouveler leur offre de formation.

21Par ailleurs, on a assisté, de la part des médiateurs, à une construction institutionnelle patiente : la constitution d’associations de médiation, puis la création de fédérations qui se montrées efficaces. S’il existe des tensions et des phénomènes de concurrence dans le monde de la médiation, ceux-ci n’ont pas empêché que la médiation se présente comme une pratique homogène. Les médiateurs ne se sont guère engagés dans des débats théoriques et n’ont pas constitué de « courants » au sein de leur groupe. Au contraire, ils ont constamment réussi à produire une représentation homogène de « la » médiation.

22Un facteur essentiel de réussite a été le soutien sans faille des juges et de l’État, depuis la première heure. Les juges sont les alliés de la médiation familiale. Celle-ci s’inscrit en effet dans le droit fil de leur propre pratique et de leurs préoccupations : la recherche d’accords venant des parties, accords qu’ils sont mal placés pour faire advenir, étant en position de « décideur », mais pour lesquels ils sollicitent le concours d’autres intervenants. Quant à l’État, il a aussi, depuis le départ, compris l’intérêt de la médiation. Il l’a soutenue et financée. Il a été encouragé dans ce sens par les décisions prises au niveau européen, notamment la recommandation du conseil de l’Europe sur la médiation familiale, adoptée en 1998. Ainsi, et Claude Martin l’avait déjà noté dans le rapport qu’il lui a consacré en 1994, la médiation n’est-elle nullement une « alternative » aux logiques judiciaires et publiques, mais elle est au contraire en phase avec elles.

23Le lobbying des médiateurs, le soutien des services de l’État ont finalement reçu un écho favorable de la part du gouvernement, puis des parlementaires. La création de la profession, puis l’inscription de la médiation familiale dans le code civil, n’auraient pu se faire sans un relais essentiel, encore que peu visible et dont l’analyse reste entièrement à faire : celui des mouvements de pères, qui ont, eux aussi depuis l’origine, « adopté » la médiation, en la prenant comme un support et comme une arme dans leur lutte pour la reconnaissance de leurs droits. À cet égard, les faibles résistances des représentantes des femmes, qui ont souligné, notamment lors des travaux parlementaires, les risques que présente, selon elles, la médiation familiale pour les femmes, n’ont eu aucun poids face à l’alliance de ces groupes masculins déterminés à faire émerger l’égalité «50/50 » à l’occasion du divorce, et d’un État « éclairé » et volontariste, soucieux de promouvoir une vision moderne et paritaire de couple et de famille.

24Reste alors une question. Quel a été le moteur de ce mouvement vers la professionnalisation du médiateur familial ? Le travail réalisé en médiation exige-t-il, par nature, la création d’une profession ? Les médiateurs ont-ils visé cet objectif depuis le premier jour, en le masquant derrière la rhétorique de l’alternative à la justice ? Pourquoi ont-ils choisi ce modèle particulier de constitution d’un groupe professionnel pour faire advenir le « rêve médiateur » ? N’existait-il pas d’autres options, dont on peut penser qu’elles auraient été mieux en phase avec le souci de réduire la hiérarchie professionnelclient, qui se trouve au cœur de la pratique de la médiation ? Le modèle retenu n’est-il pas celui de la constitution d’un nouveau spécialiste, même s’il s’agit d’un spécialiste qui prétend tirer son efficacité du fait qu’il est « sans pouvoir » ? Et la façon de construire la profession n’est-elle pas comme une réplique des professions installées, celle de psychologue ou encore celle d’avocat contre laquelle le médiateur prétend s’inscrire ?

25Pour étayer la nécessité de créer une profession, les médiateurs familiaux font souvent appel à des justifications qui tiennent à la nature même des affaires qu’ils traitent. Ils soulignent que les conflits familiaux présentent une complexité et une difficulté telles qu’il est essentiel que le médiateur dispose de compétences suffisantes en droit, psychologie, etc. Le recours à ces justifications conduit d’ailleurs les médiateurs du champ familial à se démarquer de ceux qui exercent dans les domaines voisins. Ils se sentent bien « parents » des médiateurs sociaux ou scolaires, et des médiateurs du pénal, mais ils se distinguent entièrement d’eux dès lors que la question de la professionnalisation est en jeu.

26Pourtant, la construction d’une profession n’a rien d’inéluctable. On peut en donner pour preuve l’expérience des Points Rencontre, qui n’ont pas suivi cette voie et n’ont jamais revendiqué ce type de structuration. Ces lieux d’accueil enfant-parent ont émergé parallèlement à la médiation, pour répondre d’une autre manière aux difficultés des divorçants. Ces structures permettent et organisent les rencontres entre l’enfant et le parent avec lequel il ne vit pas, dans les ruptures difficiles et conflictuelles [25]. Ces services se sont développés et ont obtenu une certaine reconnaissance, notamment de la part des juges, en valorisant moins le professionnel et sa fonction – comme les médiateurs l’ont fait –, que le dispositif et l’équipe qui l’anime. Il n’y a pas l’idée que le travail dans ces lieux d’accueil, qui présente les mêmes difficultés que celui des médiateurs, nécessite la création d’une profession ad hoc. Les professionnels de ces lieux d’accueil n’ont pas cherché à quitter leur appartenance d’origine pour en construire une nouvelle, comme l’ont fait les médiateurs.

27Pour quelle raison les médiateurs familiaux ont-ils voulu prendre de la distance avec leur identité professionnelle de départ et en élaborer une nouvelle ? Faut-il rechercher ce moteur de la déconstruction et de la reconstruction d’une spécificité professionnelle dans les origines professionnelles et sociales du groupe des médiateurs ? Ne faut-il pas l’attribuer au souci, pour nombre d’entre eux, de se démarquer des pratiques traditionnelles du travail social ? Le modèle d’intervention développé dans le champ de la médiation renouvelle les perspectives de travail : on s’écarte de l’intervention sociale « de contrôle », pour accéder à une pratique d’accompagnement plus proche des usagers et plus valorisante pour l’intervenant, en même temps que plus efficace. Construire une profession sur cette base permettait aussi aux médiateurs de mettre en place des conditions d’intervention qui rapprochent leur activité de professions plus « nobles », comme celle de psychologue ou d’avocat. Le médiateur reçoit les clients en tête-à-tête, dans son cabinet, à l’instar de ce que font les professions libérales. En outre, les petites structures que sont les associations de médiation ont une certaine liberté de manœuvre. Quant aux structures qui représentent les professionnels et les associations de ce champ, elles se considèrent dotées d’une capacité de représentation et de régulation de l’activité des médiateurs, autre dimension caractéristique de la logique professionnelle.

28Quoi qu’il en soit des raisons qui ont poussé les médiateurs dans cette ascension sociale collective par la création d’un corps professionnel, beaucoup de questions restent ouvertes aujourd’hui, dès lors qu’on se trouve au début d’une nouvelle étape du développement de la médiation.

29Une première question concerne la formation. Celle-ci va changer de nature dans les années qui viennent. Prise en charge principalement dans le cadre associatif jusqu’à présent, elle va subir maintenant une rationalisation, en se conformant au cadre fixé par l’État et en prenant sa place parmi les formations dispensées par les écoles de travail social, celles d’assistant de travail social ou d’éducateur. Mais quelles seront les perspectives offertes aux futurs médiateurs, dès lors que le nombre des usagers reste stagnant ? Comment former des médiateurs s’il n’y a pas de travail pour eux ?

30Une autre inconnue réside dans les stratégies que suivront les avocats. Les membres des barreaux ont un rapport ambivalent à la médiation familiale. Ils l’ont d’abord ignorée ou combattue, car elle était porteuse d’une remise en cause de ce qui fait le cœur du travail traditionnel de l’avocat, la défense et la revendication de droits individuels. Certains avocats cependant ont vu l’intérêt de la médiation, s’y sont associés et ont contribué à la naissance d’une pratique plus « coopérative » du droit qui s’est d’ailleurs diffusée au sein des barreaux. Ces derniers ont maintenant adopté la médiation comme l’un des services qu’ils peuvent offrir, dans différents domaines, sans se limiter aux affaires familiales. Reste à savoir comment ils pourront maintenir cette activité, dans le champ particulier du divorce et de la séparation, alors qu’il apparaît difficile pour eux de satisfaire aux exigences de la formation, compte tenu de la charge que représente le fonctionnement d’un cabinet.

31Plus généralement, ce qui reste en question, c’est l’avenir même de la pratique de la médiation. S’agissant de la séparation et du divorce, peut-on penser, suivant en cela Monique Sassier, qu’on vient aujourd’hui de passer un cap dans l’institutionnalisation de la médiation, qui conduira ensuite à développer cette pratique, jusqu’à en faire une voie à part entière du traitement de ce type de situation ? Une telle évolution n’est nullement improbable, mais nécessite de dépasser les résistances des juges et surtout celles des avocats face à la perspective d’un divorce déjudiciarisé [26]. Alternativement, une autre évolution est possible – dont on constate d’ailleurs depuis longtemps les prémices –, dans laquelle les médiateurs, en plus d’étendre leur « juridiction » en matière de rupture familiale, diversifient leur rôle dans la famille en s’intéressant au traitement de tout conflit (entre générations, au sein des fratries, etc.), voire plus généralement, de tout type de difficultés rencontré par les conjoints. Dans une telle perspective, les médiateurs se placent en concurrence avec les autres professionnels du champ, les conseillers conjugaux par exemple.

Conclusion

32L’analyse menée sur les trois plans décrits permet de caractériser la médiation familiale et de revenir sur leur articulation. On a montré, en faisant référence à la diversification des modèles de famille, que la médiation assure la promotion d’un style particulier d’organisation du couple et celle d’un nouvel « ordre familial [27] ». On a suggéré, en adoptant une perspective foucaldienne, qu’elle constitue une forme nouvelle d’encadrement des comportements privés dans laquelle les parents sont invités à retrouver, par eux-mêmes, les normes diffuses auxquelles il est attendu qu’ils se conforment. Enfin, on a montré que la création d’une profession, sur un modèle classique, correspondait à la volonté des médiateurs de se démarquer de leurs origines et de créer une identité professionnelle nouvelle, dont les conditions d’activité se rapprochent de celles des professions « nobles » du champ du droit et de la psychologie.

33L’analyse amène de nouveau à souligner les paradoxes dont la médiation est coutumière, sur ces trois plans distincts.

34Le modèle familial dont il s’agit d’assurer la promotion est celui qui se trouve aujourd’hui valorisé, mais il n’a pas, dans la population, l’assise qu’on lui souhaiterait et qui assurerait le recrutement des clients du médiateur. Beaucoup de couples sont certes conscients des attentes qui pèsent sur eux – notamment en ce qui concerne la circulation des enfants. Ils aspirent à pouvoir les satisfaire, mais beaucoup ont du mal à le faire, compte tenu des modes d’organisation de leur union. Si la médiation occupe ici une place symbolique, peut-on attendre d’elle qu’elle transforme le fonctionnement des couples ?

35Par ailleurs, la médiation est à ranger parmi les nouveaux dispositifs d’encadrement « doux » des comportements privés, mais, sur ce plan également, son action reste largement virtuelle. Le petit nombre des situations traitées dans ce cadre fait qu’on n’a pas véritablement à craindre aujourd’hui le risque d’une nouvelle « tutellarisation » des familles via la médiation familiale.

36Reste alors la dimension professionnelle, qui ne manque pas de surprendre. Que penser d’une profession qui, pour être installée, n’a cependant que peu de clients et qui ne génère que très peu de véritable emploi ? Qui sont véritablement les « usagers » de la médiation ? Plutôt que les couples en conflit, ne pourrait-on pas penser que les principaux bénéficiaires de la médiation sont les médiateurs eux-mêmes, à la recherche d’une position différente dans la régulation des affaires familiales et d’un statut plus valorisant ? En définitive, ce qui importe pour les médiateurs, n’est-ce pas la recherche d’un statut et d’une « position » différente ? À travers le processus de professionnalisation, la médiation n’apparaît-elle pas comme une solution de grande ampleur visant au « recyclage » de travailleurs sociaux en reconversion ? On peut en outre penser que la démarche engagée dans ce sens, à une échelle individuelle, par les inventeurs de la médiation et ses premiers promoteurs, se trouve aujourd’hui prolongée par celle des écoles de travail social qui, sur un plan plus collectif, voient la médiation comme une profession capable d’enrichir le travail social et de fournir la matière d’un nouveau cursus, plus attractif, avec le risque cependant que celui-ci peine à trouver ses débouchés. Pour conclure, l’analyse faite permet de mieux saisir le lien entre les trois niveaux d’analyse considérés. Ceux-ci apparaissent fortement interdépendants : la profession n’a pu se développer qu’en se faisant le promoteur du nouveau modèle familial et en valorisant, notamment auprès des instances publiques, ses capacités de « guidance » des comportements privés. L’analyse suggère aussi que c’est le troisième plan, celui des intérêts professionnels, qui est déterminant en dernière instance, puisqu’il permet seul d’expliquer à la fois le choix d’un modèle professionnalisé et le caractère « virtuel », que la profession garde aujourd’hui.


Mots-clés éditeurs : divorce, Médiation familiale, stratégies professionnelles, travail social

Mise en ligne 01/09/2006

https://doi.org/10.3917/dia.170.0065

Notes

  • [1]
    Cet article a fait l’objet d’une présentation au séminaire du CURAPP à Amiens, le 9 juin 2005. Les travaux de recherche sur lesquels repose ce texte ont été réalisés en collaboration avec Laura Cardia-Vonèche. Je remercie Caroline Kruse, avec qui j’ai discuté les idées évoquées ici.
  • [2]
    Voir Benoit Bastard, Laura Cardia-Vonèche, Le divorce autrement : la médiation familiale, Paris, Syros, 1990.
  • [3]
    Voir le numéro des Annales de Vaucresson, paru en 1988, sous la direction d’Yves Dezalay et qui s’intitulait précisément « Les paradoxes de la médiation ».
  • [4]
    Ibid. Voir aussi l’ouvrage de Richard Abel, The Politics of Informal Justice, paru dès 1982.
  • [5]
    Voir Benoit Bastard, Les démarieurs, Paris, La Découverte, 2002.
  • [6]
    Françoise Moreau, Brigitte Munoz-Perez, Evelyne Serverin, « Des mesures en petit nombre, fortement subventionnées », DACS, ministère de la Justice, 2004.
  • [7]
    Françoise Dekeuwer-Desfossez, Rénover le droit de la famille. Rapport au garde des Sceaux, ministre de la Justice, Paris, Documentation française, 1999. Monique Sassier, Construire la médiation familiale, Paris, Dunod, 2003.
  • [8]
    Claire Denis, La médiatrice et le conflit dans la famille, Toulouse, érès, 2001.
  • [9]
    Irène Théry, Le démariage, Paris, Odile Jacob, 1993.
  • [10]
    Benoit Bastard, Laura Cardia-Vonèche, « Quelques réflexions sociologiques sur le remariage et les familles composées », Dialogue, n° 97,1987, p. 98-103.
  • [11]
    Louis Roussel, La famille incertaine, Paris, Odile Jacob, 1999. Jean Kellerhals, Jean-Fran-çois Perrin, Laura Cardia-Vonèche, Geneviève Steinauer-Cresson, Geneviève Wirth, Mariages au quotidien. Inégalités sociales, tensions culturelles et organisation familiale, Lausanne, Pierre-Marcel Favre, 1982. Jean Kellerhals, Éric Widmer, René Lévy, Mesure et démesure du couple. Cohésion, crise et résilience dans la vie des couples, Paris, Payot, 2004.
  • [12]
    Jacques Commaille, Familles sans justice ? Paris, Le Centurion, 1982.
  • [13]
    « Le procès d’Angers et la faillite de la solidarité sociale », Le Monde, 25 avril 2005.
  • [14]
    Les Démarieurs, op. cit.
  • [15]
    Benoit Bastard, « Controverses autour de la coparentalité », Sciences humaines, n° 156, janvier 2005.
  • [16]
    Sur cette question, voir les expériences réalisées dans les Caisses d’allocations familiales et rapportées dans le numéro de Recherche et prévision consacré à la médiation (n° 70,2002).
  • [17]
    C. Martin. 1994. Les médiations familiales : structures, modèles d’intervention, publics et rapports au judiciaire. Justice pour tous ou justice communautariste ? Rapport pour le service de la recherche du ministère de la Justice.
  • [18]
    « Des mesures en petit nombre, fortement subventionnées », rapport cité.
  • [19]
    Évelyne Serverin, « L’échec de la médiation », L’Express, 26 avril 2004.
  • [20]
    Empowerment : cette notion renvoie à l’idée d’une « mise en capacité » ou encore d’une intervention qui autonomise la personne qui en est destinataire et vise à lui donner davantage de prise sur les événements qui la concernent.
  • [21]
    Jean-Louis Renchon avait évoqué naguère cette question dans son article : « Droit et pauvreté affective », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, n° 10,1983, p. 17-36.
  • [22]
    Jean de Munck, « De la loi à la médiation », dans Pierre Rosanvallon et coll. (sous la direction de), France : les révolutions invisibles, Paris, Calman-Lévy, 1998.
  • [23]
    D. Greatbatch, Robert Dingwall, « Selective facilitation : some preliminary observations on a strategy used by divorce mediators », Law and Society Review, 23 (4), 1989, p. 613-641.
  • [24]
    Benoit Bastard, Laura Cardia-Vonèche, « La médiation familiale : une profession en avance sur son temps », Recherche et prévision, n° 70,2002, p. 19-29.
  • [25]
    Benoit Bastard, Jean Gréchez, Des lieux d’accueil pour le maintien des relations enfants-parents. Propositions pour la reconnaissance des Espaces-Rencontre, Rapport remis à Ségolène Royal, ministre déléguée à la Famille et à l’Enfance, avril 2002.
  • [26]
    Benoit Bastard, « Administrative divorce in France : a controversy over a reform that never reached the statute book », dans John Eekelaar, Mavis Maclean (sous la direction de), Making Law for Families, Oxford, Hart publishing 2000, p. 51-71.
  • [27]
    Laura Cardia-Vonèche, Benoit Bastard, « Vers un nouvel ordre familial ? », Le groupe familial, n° 125,1989, p. 123-129.
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