Notes
-
[1]
Daniel Stern, « Le dialogue entre l’intrapsychique et l’interpersonnel : une perspective développementale », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, n° 13, 1991, p. 49.
-
[2]
Ibid.
-
[3]
Ibid., p. 50.
-
[4]
Ferdinand Seywert, « Le questionnement circulaire », Thérapie familiale, vol. 14, n° 1, 1993, p. 73-88.
-
[5]
Mara Selvini-Palazzoli, Luigi Boscolo, Gianfranco Cecchin, Giuliana Prata (1982) : « Hypothétisation – circularité – neutralité », Thérapie familiale, Genève, vol. 3,1982, p. 117-132.
-
[6]
Ibid., p. 120.
-
[7]
Ibid., p. 124.
-
[8]
Maurizio Andolfi, 1987, Temps et mythe en psychothérapie familiale, trad. franç., Paris, ESF, 1990, p. 74.
-
[9]
Sur ce sujet, voir Jean Cassanas, « La description des pratiques », Psychothérapies, vol. XX, n° 3,2000, p. 169-177.
-
[10]
Edmond Ortigues, « La forme et le sens en psychanalyse », dans Que cherche l’enfant dans les psychothérapies ? Toulouse, érès, 1999, p. 15-48.
-
[11]
Carlos E. Sluzki, « L’émergence des récits comme foyer de thérapie », Thérapie familiale, Genève, 1991, vol. 12, n° 4, p. 293-300.
-
[12]
M. Andolfi, C. Angelo, P. Menghi, A.M. Nicolo, La forteresse familiale, trad. franç. 1985, Paris, Bordas, 1982, p. 2-3.
-
[13]
Jacqueline C. Prud’Homme, « La sculpture familiale : technique d’évaluation, de traitement et d’enseignement », Thérapie familiale, Genève, vol. 2, n° 2,1981, p. 147-153.
-
[14]
Fabienne Kuenzli-Monard et André Kuenzli (1999) : « Une différence fait-elle la différence ? Le Reflecting team comme partie intégrante du processus psychothérapeutique », Thérapie familiale, Genève, vol. 20, n° 1, p. 23-37.
-
[15]
Edmond Ortigues, « Les repères identificatoires dans la formation de la personnalité », dans Travail de la métaphore, ouvrage collectif, Paris, Denoël, 1984, p. 99-134.
-
[16]
Edmond Ortigues, 1984, op. cit.
-
[17]
Défini comme : « Une combinaison d’éléments réels et imaginaires à travers laquelle la réalité est interprétée. Hérité en partie des familles d’origine, élaboré en partie dans la famille actuelle et correspondant à ses besoins émotionnels, il (le mythe) assigne à chacun un rôle et un destin précis. » Cette définition est révélatrice du fait que l’approche systémique ne s’appuie pas sur une théorie de la construction de l’identité personnelle, domaine qui, au contraire, en psychanalyse a été particulièrement développé avec la notion d’identification. N’oublions pas néanmoins que les pionniers de la thérapie familiale (Bowen, Withaker, Selvini, Akerman, Andolfi, etc.) avaient tous été d’abord des psychanalystes.
-
[18]
Maurizio Andolfi, op. cit., 1987, p. 102.
-
[19]
Maurizio Andolfi, op. cit., 1987, p. 61-62.
-
[20]
Voir à ce sujet Jean Cassanas, 2000, article cité.
1Dans un texte sur les rapports entre l’intrapsychique et l’interpersonnel, Daniel Stern disait en 1991 la chose suivante : « On voit maintenant apparaître des études de cas qui essaient de montrer comment les fantasmes d’une mère sont mis en acte dans l’interaction comportementale avec le nourrisson pour aider à former des fantasmes complémentaires dans l’esprit de ce dernier [1]. » Selon un modèle schématisé en collaboration avec Brunschweiler, il considérait que : « Tous les éléments (les représentations des parents, les comportements interactifs visibles des parents et de l’enfant et les représentations du nourrisson) sont supposés être largement interdépendants, dans une relation d’influence mutuelle en mouvement perpétuel. Un tel modèle prédit théoriquement qu’il importe peu par où l’on entre dans le système pour le changer thérapeutiquement. Si une approche thérapeutique psychodynamique centrée sur la représentation des parents réussissait à changer ces représentations, il y aurait inévitablement aussi un changement dans le comportement interactif de la mère ; il serait alors nécessairement suivi par un changement dans les représentations du nourrisson, de manière à prendre en compte les nouvelles réalités interactives. De même, si l’interaction thérapeutique avait été dirigée avec succès sur le comportement maternel visible, au travers d’une approche plus “comportementale”, la mère aurait changé sa représentation et ainsi de suite [2]. »
2Des travaux ultérieurs ont montré que deux formes de thérapies brèves des relations mère-enfant perturbées, l’une de type psychanalytique s’adressant au monde représentationnel de la mère, l’autre comportemental psycho-éducationnel s’adressant au comportement interactif, ont donné des résultats similaires. Elles ont aussi bien transformé les représentations de la mère et ses comportements interactifs que les comportements interactifs et les symptômes de l’enfant [3].
3Ces recherches indiquent que le débat théorique qui oppose les deux perspectives a perdu de son importance. Peut-on penser que cette équivalence des interventions effectuées sur le mode analytique et de celles effectuées sur le mode interactif (c’est-à-dire systémique) est également envisageable avec des patients adultes et/ou des familles ?
4Prenons un premier exemple.
5Sophie, 41 ans, est en thérapie analytique depuis deux ans. Enfant de la DASS, elle reste très marquée par cette expérience. Un an avant le début de la thérapie, elle et son mari ont adopté une fillette âgée de huitans. Un jour, vers la fin octobre, elle évoque la perspective de son anniversaire et des fêtes de Noël avec angoisse : elle a toujours refusé de les célébrer. Elle accepte un cadeau, mais à condition qu’il n’y ait rien d’autre. Elle ajoute, les larmes aux yeux : « À l’orphelinat, j’entendais et je voyais les autres enfants pleurer au moment de Noël. Je me suis dis que je serai forte et que je ne pleurerai jamais. Évidemment, ce qu’il faudrait, c’est que j’accepte qu’il y ait un gâteau et des bougies… » Le thérapeute remarque : « C’est ce que j’étais en train d’imaginer. »
6Puis, après une courte pause : « Je me dis aussi que votre fille pourrait peut-être à ce moment percevoir qu’il est possible de ressentir de la tristesse à l’idée de ne plus être avec sa mère sans que cette tristesse soit inconsolable. » Quelques semaines plus tard, Sophie raconte son anniversaire. Pour la première fois de sa vie, elle a soufflé les bougies. À ce moment-là, elle s’est mise à pleurer… et sa fille est alors venue lui prendre la main.
7Voilà une intervention qu’il faut situer dans son contexte pour en saisir les effets dynamiques. C’est Sophie qui prend l’initiative d’évoquer une situation problématique ayant pour elle une forte valeur symbolique, ce qui indique qu’elle peut déjà l’imaginer. Elle se demande si elle pourra la vivre, mais le simple fait de l’envisager est déjà une première étape. L’intervention du thérapeute ne fait qu’amplifier un processus qui se déroule en elle et lui confirme la valeur de ce qu’elle anticipe. Du point de vue psychanalytique, le terme pour rendre compte de cette intervention sera celui d’interprétation, au sens où le thérapeute aide sa patiente à établir un lien entre son expérience d’enfant (abandon), les protections dont elle a eu besoin pour s’en préserver (ne jamais pleurer) et, sur le plan identificatoire, une autre façon d’envisager sa place de femme et de mère (montrer à sa fille – et du même coup à elle-même – que fille et mère peuvent le supporter).
8Pourtant, on peut aussi en opérer une lecture qui rende compte des mêmes effets sans se référer au vocabulaire métapsychologique. On peut parler de questionnement circulaire, c’est-à-dire d’une intervention dans laquelle le thérapeute met l’accent sur des questions qui invitent le patient à expérimenter des comportements nouveaux. L’intervention peut être considérée comme agissante au niveau intrapsychique, mais aussi au niveau du système des relations familiales : « En remettant subtilement en question le sens des prémisses et des croyances de l’individu ou du groupe qui vient consulter, le thérapeute crée un contexte où de nouvelles modalités de perception, de pensée et d’action peuvent émerger [4]. »
9Dans le cas de Sophie, l’intervention se réfère au contexte interpersonnel en l’absence des autres protagonistes. Elle donne la possibilité à la mère de percevoir – via la fille – un vécu nouveau pour elle.
10La difficulté qu’on rencontre pour expliquer sur quoi a porté une intervention thérapeutique est le fait que la compréhension de ses effets dynamiques dépend de l’échelle de description à laquelle on se situe. L’analyse de la situation vécue par la patiente nous met en relation avec un champ ouvert, composé de son propre vécu et de la constellation émotionnelle constituée par la famille. Les deux ne sont pas dissociables. L’intervention du thérapeute porte sur les relations de la patiente avec ses proches, ce qui indique qu’il doit se référer à des hypothèses précises concernant la nature de la dynamique des liens familiaux et de leurs transformations.
11Ce sont les thérapeutes familiaux qui ont particulièrement développé différentes techniques pour aider leurs patients à percevoir ces relations et surtout à les transformer.
Se formuler une hypothèse
12Dans un article princeps paru en 1982, Mara Selvini-Palazzoli [5] définit plusieurs principes pour intervenir dans les entretiens avec les familles. Le premier concerne la formulation d’hypothèses. Le clinicien, dès le début de la relation thérapeutique, se formule une ou des hypothèses à partir des premiers éléments qu’il perçoit au contact de la famille. Il n’explore pas une vérité supposée cachée, mais cherche la voie d’une interrogation commune sur le chemin que la famille peut emprunter pour se transformer. L’hypothèse n’est donc « ni vraie ni fausse, mais plus ou moins utile [6] ». Elle a une valeur fonctionnelle au sens où le thérapeute, par les questions qu’il pose, obtient en retour des éléments sur la façon dont les relations sont structurées dans la famille. Dans la perspective systémique, c’est le comportement actif du thérapeute (ses questions) qui provoque des prises de positions de chacun de ses membres vis-à-vis des autres et évite ainsi que la famille s’enferme dans l’exposé stérile des troubles du « patient désigné ». Les questions du thérapeute introduisent de l’inattendu et de l’improbable dans le système familial, condition favorable à l’expérimentation d’autres relations possibles pour chacun de ses membres.
Circularité
13Un deuxième principe, logiquement lié au premier, est le principe de circularité [7]. Concrètement, ce principe prend la forme suivante : le thérapeute invite un membre de la famille à dire comment il voit la relation entre deux autres membres de la famille. Une relation dyadique est donc définie non pas par le point de vue de ceux qui y sont impliqués mais par une tierce personne. Mara Selvini précise qu’il est plus fructueux de demander à un fils : « Dites-nous comment vous voyez la relation entre votre sœur et votre mère » que d’interroger directement la mère sur sa relation avec sa fille. Cette technique de questionnement amorce un tourbillon de réponses dans la famille, ce qui transforme, pour chacun, la perception qu’il se faisait des autres. Cette demande est une invitation à la description des actions, matériel à partir duquel les relations sont plus nettement identifiables. En voici une courte illustration.
14Une patiente en analyse contacte un thérapeute familial parce qu’elle trouve que ses deux enfants (dix-sept et dix-neuf ans) sont renfermés sur eux-mêmes et la repoussent. Elle réussit à les convaincre ainsi que son mari d’une première rencontre avec le thérapeute. Dès les premières minutes de l’entretien, le thérapeute réalise que celui-ci survient à un moment crucial pour la famille. Les deux enfants sont sur le point de prendre une relative indépendance en allant faire leurs études en province, et le père a été muté depuis peu à 200 km de la maison. Il ne revient que le week-end. La mère travaille à domicile et envisage avec angoisse de se retrouver seule pendant la semaine. Le thérapeute s’adresse alors à l’un des enfants (la fille) et lui demande ce qu’elle pense de la relation de son frère avec sa mère. La réponse de la fille surprend la mère, qui réalise alors que ses deux enfants ont beaucoup d’échanges entre eux (elle pensait le contraire) et modifie de ce fait l’idée qu’elle se fait de leurs attitudes à son égard. Elle est très touchée de découvrir que ses deux enfants sont attentifs à ce qu’elle vit et la description des relations mère-fils (par la bouche de la fille) ouvre vers celles de la mère avec la fille. Cette évocation passe par le récit des repas familiaux : les deux enfants taquinent leur mère en lui disant qu’elle n’y parle que de son psychanalyste au lieu de s’intéresser à ce qu’ils cherchent, eux, à lui raconter… Le questionnement circulaire est devenu un outil essentiel en thérapie familiale et évolue maintenant vers la perspective d’une coconstruction ou cocréation patient-thérapeute. Le processus thérapeutique consiste en l’élaboration d’un récit à l’aide de ce questionnement grâce auquel chaque membre de la famille peut percevoir la position qu’il occupe pour d’autres, et celle que les autres occupent pour lui et entre eux. L’objectif du thérapeute est de permettre que des positions alternatives émergent de sorte que les places occupées dans cette constellation se recomposent à partir des ressources disponibles en chacun. Le récit en question n’est pas une fin en soi, c’est son élaboration commune qui peut déclencher dans la famille un tel processus.
15Voyons plus en détail sur quoi porte ce questionnement.
Julia
16Cette famille se compose d’une mère et de trois filles (Sylvia, quatorze ans, qui a fait des tentatives de suicide, Sonia, dix ans ; Julia, huit ans). Le père est décédé deux ans auparavant.
17Dans les premières séances, la mère dit ne pas pouvoir envisager que ses trois filles et elle s’éloignent les unes des autres. La ressemblance des trois prénoms contribue à la confusion des thérapeutes, qui se trompent systématiquement lorsqu’ils s’adressent à l’une d’elles dans les premières semaines de la thérapie.
18La séquence qui suit nous montre comment le questionnement circulaire facilite le processus de description des enjeux émotionnels familiaux.
19Dès le début, lorsque la mère prend la parole, l’attention de Sonia et de Julia est attirée par un gros ballon posé à côté d’elles dans la pièce. Julia se lève et commence à jouer avec lui.
20Thérapeute 1 : Je pense que je vais être obligé de ranger ce ballon ailleurs…
21Thérapeute 2 : J’ai peut-être une autre idée. Nous pourrions utiliser ce ballon pour jouer ensemble, puisque vous avez envie de jouer avec. Celui qui a le ballon va être celui qui pose une question à celui à qui il veut parler pendant que les autres se taisent et l’écoutent. Celui à qui la question s’adresse ne peut répondre que lorsque l’autre lui a envoyé le ballon.
22Les thérapeutes se sont spontanément réparti des positions différentes :
le premier en donnant des limites (question centrale de la vie familiale abordée ici au niveau analogique) ; la seconde en proposant de jouer avec le ballon, ce qui permet d’utiliser de façon dynamique l’attitude de la petite Julia
en l’intégrant au travail familial. Comme le dit M.Andolfi : « Le jeu permet
d’analyser et d’expérimenter diverses possibilités de combiner des idées, des
émotions et des formes de comportement […]. Le thérapeute doit savoir redéfinir la compétence et le rôle qu’on lui attribue, il doit savoir s’engager dans
une relation sans s’ancrer sur une position d’immobilité qui se fonde sur une
“abstention” et signifie un refus de participer émotionnellement à la construction du scénario thérapeutique [8]. »
23Après quelques échanges, Sonia se met de côté dans un coin de la pièce.
24Immédiatement, Julia prend le ballon et dit à sa mère : « Je voudrais savoir pourquoi tu ne veux pas que nos grands-parents viennent à la thérapie familiale ? »
25L’absence de Sylvia, « patient désigné » – elle a fait plusieurs tentatives de suicide après la mort du père – et le retrait de Sonia pourraient être des obstacles au processus thérapeutique en cours. Mais Julia, s’alliant spontanément avec les thérapeutes, profite du processus de questionnement pour l’élargir aux grands-parents. Cela va permettre à la mère de parler de ses relations difficiles avec sa mère.
26La mère : Parce que c’est pour nous et pas pour les parents… C’est moi qui ai la charge de votre éducation…
27Puis elle envoie le ballon vers Julia et lui dit : Cela te satisfait comme réponse ?
28Julia : J’aimerais bien que tes parents viennent et qu’ils disent ce qu’ils pensent… (Elle envoie le ballon au thérapeute 1).
29Thérapeute 1 : Ils prendraient toute la place ici ?
30La mère : Oui !
31Julia se lève et va s’asseoir par terre dans un autre coin de la pièce.
32La mère : Depuis que je suis petite, ma mère a toujours voulu parler à ma place. Je me suis fâchée à différentes reprises assez violemment quand j’attendais Julia. Nous fêtions les trois ans de Sylvia et ma mère a dit à quelqu’un qui était là qu’elle aimerait bien que l’on ait un petit garçon. Nous avions déjà deux filles et je me suis fâchée assez violemment ce jour-là. Elle a toujours eu la manie de parler à la place des gens…
33Thérapeute 2 : En vous écoutant, je me disais : que pensez-vous qu’il pourrait se passer ici avec eux… vous pourriez aussi prendre la place que Sonia prend aujourd’hui et nous laisser mener les choses avec vos parents sans intervenir ?
34La mère : Mes parents ont plus de soixante-dix ans, est-ce que cela vaut le coup de changer les choses maintenant ? Leur vie est faite, ma mère est persuadée d’avoir raison. Quand elle veut me donner des leçons sur l’éducation de mes filles, je me demande si elle a fait mieux, je n’en suis pas persuadée…
35Dans la mesure où la mère adopte un point de vue critique à l’égard de sa propre mère, il devient possible d’ouvrir le chapitre de ses relations avec ses parents lorsqu’elle était enfant, c’est-à-dire l’évocation du contexte plus large des interactions passées. Le thérapeute a le choix d’intervenir sur deux plans : celui des relations actuelles avec les grands-parents maternels ou celui des relations passées de la mère avec ses parents.
36Thérapeute 1 : Elle est seule à penser cela ?
37La mère : Je ne sais pas, je lui reprocherais des choses, est-ce que cela vaut le coup ? (Elle envoie le ballon au thérapeute 1).
38Thérapeute 1 : Vous imaginez que vous pourriez leur reprocher quelque chose, mais vous pourriez aussi leur demander quelque chose…
39Julia lève le doigt pour avoir la parole.
40Julia : Pourquoi tu n’écouterais pas ce qu’ils disent et tu en reparlerais à une autre séance, quand ils ne sont plus là ?
41La mère, après un long silence : Je ne suis pas prête.
42Thérapeute 2, à Julia : Mais, toi, qu’est-ce que tu aimerais leur demander à tes grands-parents ?
43Le thérapeute opte pour une approche indirecte parce qu’il s’appuie sur la position de Julia qui « aide » sa mère. Il se réfère ainsi à l’hypothèse selon laquelle la famille cherche, par la voix des enfants (ici surtout de Julia), d’autres modalités d’organisation après la mort du père.
44Julia : Je ne sais pas… Qu’ils disent ce qu’ils pensent de notre famille…
45Puis elle prend le ballon des mains de sa mère et dit : J’aimerais demander à Sonia si elle aimerait bien que Pierre vienne à la thérapie…
46Thérapeute 2 : Qui est Pierre ?
47La mère : C’est mon frère, on ne se voit pas très souvent, Sonia aime bien aller chez lui à la campagne…
48Thérapeute 2 : Vos filles semblent avoir besoin d’entendre parler de leur famille… Mais, du temps de votre mari, si vous étiez venus pour des difficultés de Sylvia, pensez-vous qu’il aurait accepté que vos parents viennent ? La mère : Je pense que si mon mari avait été là… je ne suis pas certaine que nous serions venus…
49Thérapeute 2 : Vous pensez que vous n’auriez pas eu de problèmes familiaux ?
50La mère : Si, parce que je n’avais pas l’intention de rester avec lui, donc, je ne sais pas… je lui avais dit quand il était malade : tu guéris et après on voit… Je ne suis pas sûre que Sylvia aurait fait des tentatives de suicide… Je lui avais bien expliqué que, si on divorçait, il n’était pas question qu’elle choisisse entre ses parents… si elle voulait voir son père.
51Pour la première fois, la mère évoque ses relations difficiles avec son mari, ce qui laisse transparaître un fantasme : le père non plus ne pouvait se séparer. Il en est mort… Ce que va dire un peu plus loin la mère des propos de Sylvia le confirme.
52Thérapeute 2 : Si vous aviez été divorcés, pensez-vous que votre mari aurait accepté que vos parents viennent ?
53La mère : À la limite, il était plus proche de mes parents que de sa mère… Déjà, à la question de savoir s’il aurait accepté une thérapie familiale, je n’en suis pas certaine…
54Thérapeute 2 : Mais, il s’entendait bien avec vos parents ?
55La mère : Oui. Elle se tourne vers Julia qui lève la main.
56Julia : Tu disais tout à l’heure que tu te serais peut-être séparée de lui, mais, est-ce que tu penses que Sylvia aurait essayé de faire une tentative de suicide pour vous remettre ensemble ?
57La mère : Peut-être… Quand elle a su que son père était malade, elle a dit : je préfère cela qu’un divorce !
58Thérapeute 1, à la mère : C’était une question pour vous, avant qu’il soit malade ?
59La mère : Je sais que je lui avais dit : tu guéris, et on voit après, parce que j’avais le sentiment qu’il se détruisait et qu’il voulait m’entraîner avec lui… Quand il a su qu’il avait de l’artérite et qu’il allait avoir un pontage aux jambes, il m’a dit en riant : on va faire un concours de chaises roulantes ! [La mère est atteinte de sclérose en plaques depuis plusieurs années.] À l’hôpital, je ne savais pas qu’il allait mourir et je lui ai dit : où que tu ailles, tu iras tout seul… tu ne m’entraîneras pas avec toi… Elle se tourne vers le thérapeute 1 et lui dit : « Je crois que c’est masculin, cela aussi… » Thérapeute 1 : Avez-vous le sentiment que cette façon de voir est quelque chose que vous avez vu chez les hommes dans votre famille ?
60La mère : Non, mais je l’ai vu chez son père qui avait eu les mêmes problèmes de santé. Les femmes, j’ai l’impression qu’elles se battent plus contre la maladie. J’avais trois enfants, je me suis battue pour être bien suivie à l’hôpital…
61Julia : Si vous aviez divorcé, tu penses qu’il aurait réagi comment ?
62La mère : Ce n’était pas une décision arrêtée… je voyais qu’il se détruisait, c’était pour qu’il s’arrête… Bien sûr, on peut se dire maintenant, avec le recul, à ce moment-là, les dés étaient déjà jetés… mais on ne le savait pas sur le moment… il disait à table, devant les petites : l’alcool et la cigarette, il n’y a que cela de bon…
63Thérapeute 2 : En fait, il était très déprimé ?
64La mère : Oui, il l’était avant la maladie, et il ne voulait pas l’admettre…et moi, je ne voulais pas continuer à vivre cela et que mes enfants entendent des choses pareilles…
65Cette séquence nous montre comment la petite Julia, s’identifiant aux thérapeutes, permet à sa mère et à elle-même de construire un récit des relations familiales. C’est la seule des trois filles à ne pas présenter, à ce moment de la thérapie, de difficulté particulière – sa sœur Sonia s’est déclarée végétarienne et ne veut quasiment plus manger.
66L’objectif des thérapeutes est de favoriser l’émergence d’histoires alternatives élaborées avec les membres de la famille. Certains diront que l’on peut considérer cette coélaboration (ou coconstruction) comme une interprétation, mais c’est précisément là que se situe le problème : il devient difficile de distinguer, en matière de description, ce que désigne ce terme psychanalytique de ce que désigne par exemple celui, familier aux systémiciens, de recadrage [9].
67Du point de vue analytique : « Interpréter consiste à transformer l’ordre naturel des événements en l’ordre des raisons pour lesquelles on en parle de telle ou telle manière […]. La psychanalyse n’a pas pour but la connaissance historique, elle a un but pratique qui est de résoudre des problèmes présents dans la mémoire affective, laquelle est une mémoire évolutive où les éléments issus du passé sont diversement associés ou dissociés, investis ou désinvestis. Une interprétation n’est valable pour l’analysant que dans la mesure où elle favorise une réélaboration ou réorganisation de ses expériences vécues [10]. »
68Comparons cette formulation à celle avancée par Carlos E. Sluzki à propos de l’élaboration du récit dans la perspective systémique : « Puisque les histoires – surtout celles qui attirent notre attention pendant la thérapie – organisent, maintiennent, soutiennent et justifient les problèmes (ou les conflits, ou les symptômes), une transformation de l’histoire donnée par les patients a lieu de façon à affecter la manière dont le problème est conçu, perçu, décrit, soutenu, expliqué, jugé et joué [11]. »
69Les références théoriques psychanalytiques et systémiques convergent donc sur cet objectif d’élaboration symbolique relatif aux identifications de chacun dans la famille. Maurizio Andolfi dit que : « L’unité structurelle qui contribue à déterminer l’autonomie individuelle de chacun est la relation triangulaire entre les parents et l’enfant […]. Une unité systémique se constitue dans un processus d’interaction entre les individus qui la composent ; dans ce processus chacun fait l’expérience de ce qui, dans la relation, est autorisé et de ce qui ne l’est pas. Cette unité systémique est régie par des schèmes relationnels – des règles de comportement – qui la caractérisent et qui peuvent se modifier et s’adapter quand se transforment les besoins de chaque individu et du groupe dans sa totalité. La faculté de varier ces modalités permet à chacun de faire l’expérience de nouveaux aspects de luimême [12]. »
70On remarquera que cette définition du processus de différenciation, tout en étant très proche de celle que propose Freud en termes de complexe d’Œdipe, n’entre pas dans le détail des mécanismes identificatoires en jeu au cœur du processus. Ce travail plus approfondi peut se faire dans le cadre d’une relation de thérapie individuelle qui prend parfois la suite d’une thérapie familiale pour certains de ses membres.
Les repères identificatoires
71Dans le questionnement circulaire, l’intervention s’appuie sur l’idée qu’un individu a besoin de connaître la place qu’il occupe dans sa famille pour envisager celle qu’il peut et pourra occuper dans sa vie. Les symptômes et problèmes qui peuvent se présenter sont accessibles en termes de description relationnelle, insérés dans un contexte interpersonnel où ils prennent source et sens. Même si cette conception prend sa source dans l’idée de système, la question centrale est de savoir ce qu’elle permet de mettre en scène, c’est-à-dire aussi de décrire. Il en va de même dans les sculptures [13] ou avec le reflecting team [14] : ces techniques facilitent l’émergence d’un matériel relatif à ce qui détermine les modes de relations hérités des générations précédentes, qui s’actualisent et deviennent reconnaissables sous ces différentes formes.
72Il se trouve que les éléments dont dispose ainsi le clinicien sont tout à fait similaires à ce que Freud avait proposé sous le terme d’identification. Edmond Ortigues dit à ce sujet que « l’identification à l’autre ne prend toute son importance dans la formation de la personnalité qu’en liaison avec ce que Freud appelle “l’investissement d’objet”, la perception d’autrui comme objet d’amour ou de haine, de plaisir ou de déplaisir. […] L’investissement d’objet a le sens d’investir une place, d’occuper le terrain. L’investissement a une signification topographique en même temps que dynamique ou émotionnelle [15] ».
73Conséquences pratiques : « Le problème œdipien, avec la double interdiction de l’inceste et du meurtre, est un problème familial autant qu’individuel. D’un individu à l’autre, le problème œdipien ne se pose jamais tout à fait dans les mêmes termes, parce qu’il se pose en fonction de la donne initiale des parents, c’est-à-dire la position œdipienne des parents telle qu’elle est ravivée par la venue d’un enfant. Il n’y a pas de causalité linéaire des parents aux enfants, car chacun réagit à l’autre, mais c’est la constellation familiale qui introduit les termes dans lesquels se posent les problèmes majeurs de l’existence pour l’enfant. […] Lorsque, dans une psychothérapie ou une psychanalyse, un individu cherche à faire le départ entre ses identifications parentales et ses possibilités propres, il est conduit à élucider les positions parentales pour comprendre les siennes [16]. »
74Avec un autre vocabulaire, M. Andolfi ne décrit-il pas le même processus lorsqu’il dit que : « C’est lorsque les nouvelles générations ont la tâche de confirmer et de reproduire la trame du mythe [17] que les plus forts “blocages” se produisent, et il est fréquent de rencontrer des personnes qui se débattent dans la recherche d’une solution à d’antiques problèmes, tout au moins dans leurs liens avec les générations précédentes, dont ils ignorent les termes [18] » ?
Comparaison des deux procédures
75Certains modes d’intervention des thérapeutes systémiciens peuvent donc faire l’objet d’une « lecture » de type analytique, particulièrement en termes de repères identificatoires. Les travaux de Maurizio Andolfi [19] se prêtent bien à cette lecture comparée des exposés de cas où une analyse de la même séquence en termes de repérage identificatoire est très proche de l’analyse systémique. Sur l’essentiel, dans les deux approches, tout au moins lorsque l’histoire de la famille est abordée, la procédure est similaire : les cliniciens aident chaque membre de la famille à se situer (c’est-à-dire à se différencier) les uns par rapport aux autres en leur permettant de mieux percevoir les repères identificatoires à partir desquels ils se sont construits. À partir de là, ils peuvent s’orienter vers d’autres voies d’actions.
76Il semble donc qu’à partir de deux modèles pratiques se référant à deux perspectives théoriques différentes les processus thérapeutiques peuvent converger vers les mêmes effets. L’exemple le plus simple est sans doute celui de la phobie chez l’enfant. La comparaison des descriptions de la cure du célèbre « petit Hans » de Freud avec celles d’une thérapie systémique d’enfant présentant le même symptôme nous montre deux processus similaires. C’est en effet la séparation-individuation de l’enfant dans l’établissement d’une nouvelle relation père-fils qui permet le dégagement de la phobie [20]. Comme le dit Daniel Stern, deux descriptions différentes générées par deux modes d’intervention différents peuvent entraîner deux transformations équivalentes.
Ouverture ou fermeture
77La différence entre les deux méthodes ne semble donc pas porter sur l’objet de l’intervention thérapeutique, mais sur les conditions dans lesquelles elle s’effectue.
78Cette question conduit au problème de l’attitude plus ou moins active du thérapeute. Dans le dispositif analytique, centré sur l’interaction patient~thérapeute (transfert), le « retrait » du thérapeute est considéré comme une condition nécessaire pour que le patient accède à une perception différente des enjeux émotionnels sous-jacents à la description de ses relations avec les autres et avec celui qui l’écoute. Il n’en va pas de même dans l’approche systémique, où la dynamique des relations familiales est l’objet même des interventions. Il ne s’agit pas simplement d’élaborer un récit portant sur les relations, mais d’en expérimenter d’autres.
79Dans l’analyse, l’intensification du lien émotionnel (transfert) a pour objectif de conduire à une analyse du lien patient-thérapeute : la référence est individuelle et l’expression est essentiellement verbale, ce qui suppose une individuation déjà élaborée. Dans l’approche systémique, plus adaptée à des pathologies lourdes, le thérapeute, même s’il est très attentif à ce que chacun fait ou dit dans la séance, a toujours à l’esprit la globalité des liens familiaux et aide chacun à privilégier l’expression analogique de ses positions inconscientes.
80Sur le plan pratique, la question centrale reste de se demander pour un ou des patients (famille) quelles sont les conditions optimales qui peuvent conduire à l’ouverture du dispositif thérapeutique vers une plus grande créativité et quelles sont, à l’inverse, les conditions les plus défavorables pouvant conduire à une fermeture du dispositif à toute perspective de changement et de transformation, aussi bien du côté du patient que de celui du thérapeute. Une enquête sérieuse sur les pratiques des thérapeutes se réclamant d’orientations différentes nous montrerait peut-être que beaucoup de cliniciens expérimentés utilisent spontanément plusieurs références théorico-pratiques lorsque la situation le demande, et qu’il doit exister une relation significative entre la capacité à « jouer » de cette façon chez le thérapeute et l’évolution et/ou transformation qui s’observe dans l’itinéraire de vie de son patient.
Mots-clés éditeurs : interprétation, repérage identificatoire, Identification, questionnement circulaire
Notes
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[1]
Daniel Stern, « Le dialogue entre l’intrapsychique et l’interpersonnel : une perspective développementale », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, n° 13, 1991, p. 49.
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[2]
Ibid.
-
[3]
Ibid., p. 50.
-
[4]
Ferdinand Seywert, « Le questionnement circulaire », Thérapie familiale, vol. 14, n° 1, 1993, p. 73-88.
-
[5]
Mara Selvini-Palazzoli, Luigi Boscolo, Gianfranco Cecchin, Giuliana Prata (1982) : « Hypothétisation – circularité – neutralité », Thérapie familiale, Genève, vol. 3,1982, p. 117-132.
-
[6]
Ibid., p. 120.
-
[7]
Ibid., p. 124.
-
[8]
Maurizio Andolfi, 1987, Temps et mythe en psychothérapie familiale, trad. franç., Paris, ESF, 1990, p. 74.
-
[9]
Sur ce sujet, voir Jean Cassanas, « La description des pratiques », Psychothérapies, vol. XX, n° 3,2000, p. 169-177.
-
[10]
Edmond Ortigues, « La forme et le sens en psychanalyse », dans Que cherche l’enfant dans les psychothérapies ? Toulouse, érès, 1999, p. 15-48.
-
[11]
Carlos E. Sluzki, « L’émergence des récits comme foyer de thérapie », Thérapie familiale, Genève, 1991, vol. 12, n° 4, p. 293-300.
-
[12]
M. Andolfi, C. Angelo, P. Menghi, A.M. Nicolo, La forteresse familiale, trad. franç. 1985, Paris, Bordas, 1982, p. 2-3.
-
[13]
Jacqueline C. Prud’Homme, « La sculpture familiale : technique d’évaluation, de traitement et d’enseignement », Thérapie familiale, Genève, vol. 2, n° 2,1981, p. 147-153.
-
[14]
Fabienne Kuenzli-Monard et André Kuenzli (1999) : « Une différence fait-elle la différence ? Le Reflecting team comme partie intégrante du processus psychothérapeutique », Thérapie familiale, Genève, vol. 20, n° 1, p. 23-37.
-
[15]
Edmond Ortigues, « Les repères identificatoires dans la formation de la personnalité », dans Travail de la métaphore, ouvrage collectif, Paris, Denoël, 1984, p. 99-134.
-
[16]
Edmond Ortigues, 1984, op. cit.
-
[17]
Défini comme : « Une combinaison d’éléments réels et imaginaires à travers laquelle la réalité est interprétée. Hérité en partie des familles d’origine, élaboré en partie dans la famille actuelle et correspondant à ses besoins émotionnels, il (le mythe) assigne à chacun un rôle et un destin précis. » Cette définition est révélatrice du fait que l’approche systémique ne s’appuie pas sur une théorie de la construction de l’identité personnelle, domaine qui, au contraire, en psychanalyse a été particulièrement développé avec la notion d’identification. N’oublions pas néanmoins que les pionniers de la thérapie familiale (Bowen, Withaker, Selvini, Akerman, Andolfi, etc.) avaient tous été d’abord des psychanalystes.
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[18]
Maurizio Andolfi, op. cit., 1987, p. 102.
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[19]
Maurizio Andolfi, op. cit., 1987, p. 61-62.
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[20]
Voir à ce sujet Jean Cassanas, 2000, article cité.