Notes
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[1]
Domaine peuplé d’acteurs et d’institutions multiples, partageant et reproduisant cependant une croyance commune et fondamentale autour de la possibilité de traitement et de prévention des conduites suicidaires.
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[2]
Je tiens à remercier chaleureusement le travail de relecture de Baptiste Brossard et d’Angeliki Drongiti, ainsi que celui réalisé par les membres de la revue Déviance et Société. La pertinence des remarques et la patience dont ils ont fait preuve ont permis d’améliorer la qualité des analyses proposées et la clarté de mon propos.
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[3]
Il a été recherché dans WOS, au sein des titres, résumés et mots-clés (topic : TS), des termes diversifiés renvoyant à la question des violences intrafamiliales et des conduites suicidaire : TS = (suicide adverse experience) OR TS = (suicidal adverse experience) OR TS = (suicide abuse child) OR TS = (suicidal abuse child) OR TS = (suicide maltreatment) OR TS = (suicidal maltreatment) OR TS = (suicide neglect) OR TS = (suicidal neglect), TS = (suicide domestic violence) OR TS = (suicidal domestic violence) OR TS = (suicide intimate partner violence) OR TS = (suicidal intimate partner violence) OR TS = (suicide marital violence) OR TS = (suicidal marital violence) OR TS = (suicide battering) OR TS = (suicidal battering) OR TS = (suicide violence against women) OR TS = (suicidal violence against women).
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[4]
En France, l’examen de la transformation progressive des sensibilités à l’égard de maltraitances envers les enfants suggère une préoccupation similaire sur le danger moral des classes laborieuses (Vigarello, 2005).
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[5]
Qui constituent les premiers foyers d’accueil pour personnes victimes de violence domestique, organisés par l’initiative privée dans un contexte où la puissance publique ne se préoccupe guère de cette problématique.
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[6]
En France, la temporalité de la reconnaissance des violences faites aux femmes est plus tardive. Comme aux États-Unis, c’est d’abord par la question du viol que la visibilisation de ce type de problématique s’opère, tandis que la reconnaissance des violences conjugales demeure marginale jusqu’aux années 1980. En ce qui concerne la mesure du phénomène, c’est seulement dans le courant des années 2000 que s’institutionnalisent et se pérennisent les enquêtes nationales sur les violences faites aux femmes (Jaspard, 2011).
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[7]
Notre propos n’a pas vocation à aborder ici le corpus de critiques adressées à cette approche aujourd’hui dominante des violences conjugales aux États-Unis (concernant notamment l’invisibilisation des violences au sein des couples LGBT ou le renforcement de la criminalisation des minorités ethniques (Bonnet, 2015 ; Lessard et al., 2015).
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[8]
Au cours des années 1970, le poids des stéréotypes sexistes dans la pratique psychothérapeutique commence à être mis en évidence, l’American Psychological Association publiant les résultats d’un groupe de réflexion dédié à ce propos, tandis que différents comités se forment au sein d’organisations de santé (psychologues, travailleurs sociaux) en vue d’adresser le problème de l’inégalité de sexe en matière de prise en charge en santé mentale (Walker, 2002). Or, sous l’effet des intérêts convergents aussi bien de ces critiques féministes que des enjeux de réparation des vétérans de la guerre du Vietnam, la conceptualisation même du traumatisme se transforme au cours des années 1970. Une remise en cause fondamentale de l’interprétation freudienne (Hacking, 1991 ; Rechtman, 2005 ; Walker, 2002), autorise ainsi 1) une considération des expériences d’abus sexuels comme réalité a priori et 2) une considération du traumatisme à travers la nature même de l’événement considéré.
Introduction
1 En France, la lutte pour la reconnaissance juridique du suicide « forcé » marque une perspective tout à fait récente et singulière concernant l’entrée dans le débat public de la relation entre violences intrafamiliales et suicidalité. Elle s’est organisée d’abord autour de l’affaire Cantat-Rady, au cours de l’année 2013, suite au suicide de Kristina Rady en 2010, dans un contexte de violences psychologiques. La démarche consiste alors à faire reconnaître que les violences psychologiques du compagnon de Mme Rady, Bertrand Cantat, ont entraîné la mort sans intention de la donner : l’affaire sera classée par le parquet de Bordeaux. Parallèlement, les recommandations de la Commission des droits de la femme et de l’égalité des genres du Parlement Européen invitent en 2014 à une définition des violences à l’égard des femmes incorporant la notion de suicide forcé, sans cependant la définir (Parvanova, 2014). Le texte finalement adopté ne mentionnera pas le suicide forcé. C’est ensuite entre 2019 et 2021 que la question réapparait dans la presse française : d’abord, par l’annonce, en 2019, d’une reconnaissance juridique du suicide forcé lors du Grenelle des violences conjugales ; ensuite, par l’adoption d’une législation, en 2020, caractérisant le suicide ou la tentative de suicide comme circonstance aggravante du harcèlement moral au sein du couple. L’agenda politique est alors explicite : inscrire le suicide et sa tentative, dès lors qu’ils sont liés aux situations d’emprise et de coercition, dans le registre des féminicides et dans l’ordre des violences faites aux femmes. Cette législation, bien qu’elle reste tout à fait balbutiante, suscite un mode de problématisation du même ordre au Royaume-Uni (Long, 2022 ; Roberts, 2022).
2 Cette mise à l’agenda législatif de la relation entre violences conjugales et suicidalité met assez bien en lumière la dimension morale et politique de la question suicidaire. Mais ce traitement moral n’est pas, cependant, une affaire exclusivement « externe » au domaine de la recherche et de la prévention du suicide, la suicidologie [1]. Inspirée par les travaux de Michel Foucault (Foucault, 1963, 1972) sur les conditions institutionnelles et sociales de production des savoirs et du pouvoir, la littérature critique en sciences sociales a montré depuis plusieurs années maintenant que, par ses pratiques comme par ses discours, la suicidologie véhicule une certaine lecture du social et des valeurs contemporaines (Chandler, 2020 ; Fitzpatrick, 2022 ; Marsh, 2010 ; White, 2015 ; 2017). Elle est notamment portée par un héritage libéral et individualiste, ainsi qu’une perception « psychocentrée » du suicide focalisée sur des mécanismes psychopathologiques et des déterminations individuelles (Chandler, 2020 ; Fitzpatrick, 2022 ; Marsh, 2010 ; White, 2017). Il peut apparaître étonnant, à ce propos, qu’une telle perspective se soit si bien intégrée dans le paysage français des études sur le suicide, où l’héritage de la sociologie durkheimienne devrait faire rupture. Mais l’étude du suicide en France, d’une part, a tôt été dominée par la psychiatrie, la sociologie de Durkheim ayant connu une réception initiale assez médiocre chez les psychiatres (Mucchielli, Renneville, 1998). D’autre part, si la référence à Durkheim et aux facteurs sociaux du suicide est devenue incontournable dans ce champ d’études qui s’est développé d’abord en Amérique du Nord et au Royaume-Uni au milieu du XXe siècle (Aujard, 2007 ; Lustman, 2008 ; Marsh, 2010), la dimension sociale du suicide y est en fait superficiellement traitée : le social y est réduit à une relation à l’environnement et finit par disparaître à peu près complètement des modes d’explications suicidologiques. L’étude des conduites suicidaires s’inscrit en cela dans une certaine forme de régulation des questions politiques et sociales, organisée en un réseau d’institutions et de professions diversifiées dominées par une perspective psychologique et psychiatrique, autorisant un contrôle non disciplinaire des déviances (Castel, 1981 ; Castel, Lovell, 1979 ; Doron, 2008).
3 C’est dans la continuité de cette démarche que cet article s’inscrit [2], en s’attachant à une question singulière, celle de la relation entre violences intrafamiliales et suicidalité. Cette relation constitue un objet idoine pour mettre en évidence cette dimension historique et morale de la suicidologie. Elle permet notamment de saisir certains présupposés moraux et représentations qui traversent le champ suicidologique depuis 70 ans. Davantage, elle permet de mettre en exergue les zones de tensions et les effets de segmentation au sein du domaine de recherche et d’intervention qu’est la suicidologie. La littérature suicidologique consacrée aux violences intrafamiliales présente notamment un problème singulier dont l’étude met précisément à jour l’articulation entre, d’une part, traitement moral et, d’autre part, enjeux de production des savoirs : à la double problématisation des violences intrafamiliales dans la recherche suicidologique internationale au cours du XXe siècle, s’articule une certaine marginalité de l’approche en termes de violences faites aux femmes. Nous proposons, dans cet article, d’explorer la façon dont cette configuration s’est organisée, en nous intéressant aux travaux issus du monde nord-américain et britannique qui dominent ce champ de recherche. Dans un premier temps, nous reviendrons sur les caractéristiques centrales de cette littérature et dessinerons les contours de la marginalisation des approches en termes de violences faites aux femmes. Nous proposerons, dans un second temps, d’interroger les facteurs permettant d’expliquer cette subordination des problématiques des violences faites aux femmes dans le champ suicidologique contemporain. Deux types de facteurs seront discutés : d’abord, les effets de la légitimité inégale des problématiques des abus sur enfants et des violences conjugales, et leur relation avec les conceptualisations suicidologiques au cours du XXe siècle ; ensuite, l’intérêt épistémique inégal de ces deux problématisations au regard du développement dominant des études suicidologiques contemporaines.
Inégalité et subordination dans la relation entre violences intrafamiliales et suicidalité
4 De façon générale, la littérature de suicidologie consacrée aux violences intrafamiliales ne représente pas une part très importante de la littérature de suicidologie. Entre 1950 et 2022, l’ensemble de la production consacrée à la relation entre suicidalité et violences intrafamiliales au sein de la base de données Web Of Science correspond ainsi à 5 % de la littérature suicidologique. Elle n’a cependant cessé de croître depuis une trentaine d’années, passant de 3 % en 1990 à 8 % en 2022. Surtout, elle soulève un problème central qui a trait à la fois à la construction des objets de recherche en suicidologie, et au poids de ces objets vis-à-vis du champ suicidologique en général. Revenons sur les modes de problématisation des violences intrafamiliales, avant d’aborder le problème de leur inégale importance dans le champ suicidologique.
Dysfonctionnement familial ou violences faites aux femmes, des problématiques distinctes
5 La relation entre suicidalité et violences intrafamiliales recouvre aujourd’hui deux objets assez distincts : d’une part, le problème des violences durant l’enfance ; d’autre part, celui des violences à l’âge adulte. La relation entre violences durant l’enfance et suicidalité est présentée comme étant bien établie d’un point de vue épidémiologique. Les différents types de violences durant l’enfance (physiques, sexuelles, psychologiques) paraissent ainsi bien contribuer au risque de conduites suicidaires (Briere, Runtz, 1986 ; Evans, Hawton, Rodham, 2005 ; Maniglio, 2011 ; Molnar, Berkman, Buka, 2001 ; Plunkett et al., 2001 ; Roman et al., 1995 ; Ystgaard et al., 2004). La relation entre intensité des violences et risque encouru est également mise en avant (Dube et al., 2001). Dans l’ensemble, la conduite suicidaire est considérée comme une probabilité au cours de la vie : les auteurs soulignent ainsi d’abord un effet latent des violences sur le fonctionnement des individus. Mais si la relation entre violences durant l’enfance et suicidalité paraît bien robuste au regard de cette littérature, elle est généralement dépendante de l’effet de facteurs psychiatriques. Si certaines études mettent en avant l’indépendance des effets des violences (en particulier sexuelles) après contrôle des facteurs psychiatriques (Briere, Runtz, 1986 ; Evans, Hawton, Rodham, 2005 ; Molnar, Berkman, Buka, 2001 ; Plunkett et al., 2001 ; Roman et al., 1995 ; Ystgaard et al., 2004), d’autres suggèrent cependant que la relation s’établit exclusivement ou préférentiellement entre la maltraitance et les autres facteurs psychiatriques et comportementaux associés aux conduites suicidaires (Braquehais et al., 2010 ; Devries et al., 2014 ; Kaplan et al., 1997 ; Klonsky, Moyer, 2008 ; Maniglio, 2011). Si bien que ce serait davantage en raison de leur rôle psychopathogène que les abus infantiles affecteraient la suicidalité sur le long terme.
6 Quelques caractéristiques de la relation entre violence durant l’enfance et suicidalité paraissent ainsi saillantes : la suicidalité est considérée comme un risque au long cours, la maltraitance façonnant l’individu en profondeur ; l’analyse par facteurs de risque est dominante ; la place des facteurs psychiatriques est centrale. Mais la relation entre violence sur enfant et suicidalité s’inscrit par ailleurs, plus largement, dans une préoccupation concernant l’environnement familial en général. Si les violences constituent en effet le cœur des études, c’est un état plus général de l’environnement familial précoce, sa stabilité et sa cohérence, qui est objet de l’attention. Ainsi, les études mesurent l’existence, chez les parents, de la consommation de substances, de troubles de personnalité, de troubles psychiatriques ou de tentatives de suicide. Elles mesurent souvent l’existence d’un attachement insécurisé durant l’enfance, d’une séparation familiale précoce, d’un divorce ou d’une séparation des parents, ou encore du deuil d’un ou plusieurs parents (Devries et al., 2014 ; Dube et al., 2001 ; Joiner et al., 2007 ; Klonsky, Moyer, 2008 ; Ystgaard et al., 2004). L’étude de Joiner et al., par exemple, contrôle des variables assez diverses comme l’existence de conflits parentaux importants, le divorce des parents, ou encore la présence chez eux d’un comportement antisocial. En sorte que la question des violences durant l’enfance viendrait en fait cristalliser une problématisation plus large concernant les dysfonctionnements familiaux, ceux-ci constituant 1) des variables de contrôle permettant de mettre en évidence l’indépendance des abus, mais encore 2) une grille d’analyse permettant de situer le problème même des rapports entre suicidalité et maltraitance. C’est là la première problématisation du rapport entre suicidalité et violences intrafamiliales.
7 À différents égards, la littérature de suicidologie consacrée aux violences à l’âge adulte partage de nombreuses caractéristiques avec celle consacrée aux violences sur enfant. Comme elle, les relations entre violences physiques et sexuelles, d’une part, et suicidalité, d’autre part, sont considérées comme robustes (Davidson, 1996 ; McFarlane et al., 2005 ; Pico-Alfonso et al., 2006 ; Seedat, Stein, Forde, 2005 ; Segal, 2009 ; Tomasula et al., 2012 ; Ullman, 2004 ; Ullman, Brecklin, 2002 ; Ullman, Najdowski, 2009). De même, les facteurs psychiatriques et comportementaux sont appréhendés comme une conséquence des violences et sont plus directement associés au risque de conduite suicidaire (McFarlane et al., 2005 ; Segal, 2009 ; Ullman, Brecklin, 2002). Plus encore, il existe une certaine porosité entre ces deux littératures qui s’explique par le traitement même des facteurs de violences durant l’enfance au sein de la littérature consacrée aux violences à l’âge adulte. Une investigation de la base de données Web Of Science concernant l’ensemble des études consacrées aux conduites suicidaires dans leurs relations aux violences intrafamiliales et recensées depuis 1950 permet de saisir succinctement cette porosité [3]. Parmi les 50 auteur·e·s les plus publié·e·s dans la littérature suicidologique spécialisée dans les violences faites aux femmes, 8 % font également partie des 50 auteur·e·s les plus publié·e·s dans la littérature suicidologique spécialisée dans les violences sur enfants (figure 1).
8 Et cette proximité se confirme dans la porosité des références les plus citées dans les deux domaines : parmi les 50 publications les plus citées dans le champ de la suicidologie consacrée aux violences intrafamiliales à l’âge adulte, 14 % font également partie des 50 publications les plus citées dans le champ de la suicidologie consacré aux violences sur enfants ; et la proportion est de 20 % quand on s’intéresse aux 10 publications les plus citées dans les deux domaines.
9 Cependant, la littérature suicidologique consacrée aux violences intrafamiliales à l’âge adulte s’appuie sur une problématisation tout à fait distincte, qui s’attache fondamentalement à saisir la question des violences au sein d’un continuum de relations de subordination et de domination de genre qui constituent une grille de lecture privilégiée : ces violences s’inscrivent préférentiellement dans une problématique structurée autour des violences faites aux femmes. Ainsi, lorsque les études traitent de la spécificité des violences à l’âge adulte, parfois en traitant de concert les violences sur enfant, elles suggèrent précisément que les situations de violence à l’âge adulte au sein de l’espace familial sont d’abord des violences faites aux femmes, qui ont des effets nets, distincts et massifs sur la suicidalité à long terme comme à court terme (Davidson, 1996 ; Devries et al., 2014 ; Pico-Alfonso et al., 2006 ; Seedat, Stein, Forde, 2005 ; Ullman, 2004 ; Ullman, Brecklin, 2002 ; Ullman, Najdowski, 2009). Cette littérature se caractérise, par ailleurs, et contrairement à la précédente, par la constitution d’échantillons exclusivement féminins, à l’exception de quelques études (Husky et al., 2013). Lorsqu’elles traitent d’un même mouvement les questions des violences à l’âge adulte et durant l’enfance, certaines études effacent même la distinction entre abus sexuels sur enfants et violences sexuelles à l’âge adulte : ces études considèrent ainsi une continuité de nature au sein des violences faites aux femmes (Segal, 2009 ; Tomasula et al., 2012), qui justifierait de traiter en un bloc l’ensemble de ces situations. C’est donc là la seconde problématisation de la relation entre suicidalité et violences intrafamiliales.
Part des auteur·e·s les plus publié·e·s dans la littérature suicidologique spécialisée dans les violences sur enfants, et qui sont également les plus publié·e·s dans la littérature de suicidologie spécialisée dans les violences faites aux femmes
Part des auteur·e·s les plus publié·e·s dans la littérature suicidologique spécialisée dans les violences sur enfants, et qui sont également les plus publié·e·s dans la littérature de suicidologie spécialisée dans les violences faites aux femmes
Lecture : parmi les 50 auteur·e·s les plus publié·e·s dans la littérature de suicidologie spécialisée dans les violences sur enfants, 8 % font également partie des 50 auteur·e·s les plus publié·e·s dans la littérature de suicidologie spécialisée dans les violences à l’âge adulte.10 Deux problématisations sont ainsi discernables, dès lors qu’on s’intéresse à la relation entre suicidalité et violences intrafamiliales. Toutefois, si la littérature de suicidologie consacrée aux violences faites aux femmes présente, comme sa consœur, des résultats convaincants, elle occupe en réalité une place bien plus marginale dans le champ généraliste des études sur le suicide, relativement à la question des abus sur enfants.
Les violences faites aux femmes comme objet subordonné au sein de la recherche suicidologique
11 Une investigation de la base de données Web Of Science confirme 1) la prééminence des questions d’abus précoces par rapport aux questions de violences faites aux femmes dans le domaine des études consacrées aux relations entre suicidalité et violences intrafamiliales, et 2) la relative importance des questions des violences sur enfants dans le domaine plus généraliste de la suicidologie. Sur les 119 204 publications de suicidologie référencées entre 1950 et 2022, la littérature spécialisée sur les abus sur enfants représente 4 % de l’ensemble, lorsque la littérature spécialisée sur les violences faites aux femmes n’en représente qu’un pour cent. Surtout, au sein de la littérature suicidologique généraliste, l’importance des têtes de file de la littérature suicidologique spécialisée sur les abus précoces témoigne de l’impact certain des questions de maltraitance et événements d’adversité infantile.
12 Parmi les 500 auteur·e·s les plus publié·e·s dans la littérature suicidologique spécialisée dans les abus sur enfants, 34 % font également partie des 500 auteur·e·s les plus publié·e·s dans la littérature suicidologique générale, ce qui n’est le cas que de 10 % des 500 auteur·e·s les plus publié·e·s de la littérature suicidologique spécialisée dans les violences faites aux femmes. Tandis que cette porosité devient plus nette à mesure qu’on s’intéresse aux 10 auteur·e·s les plus publié·e·s de la littérature suicidologique spécialisée dans les abus sur enfants (jusqu’à 50 % des auteur·e·s faisant également partie des 10 auteur·e·s les plus publié·e·s en suicidologie générale), elle s’efface progressivement dans le cas de la littérature suicidologique spécialisée dans les violences faites aux femmes (voir figure 2).
13 Les constats ne sont pas différents lorsqu’on s’intéresse aux publications les plus citées : parmi les 1 000 publications les plus citées dans la littérature suicidologique spécialisée dans les abus sur enfants, 7 % font également partie des 1 000 publications les plus citées dans la littérature de suicidologie générale, ce qui n’est pas le cas des 1 % des 1 000 publications les plus citées dans la littérature suicidologique spécialisée dans les violences faites aux femmes. La relation demeure à mesure qu’on regarde les 50 publications les plus citées. Ainsi, parmi les 50 publications les plus citées dans la littérature suicidologique spécialisée dans les abus sur enfants, 6 % font également partie des 50 publications les plus citées dans la littérature de suicidologie générale, ce qui n’est le cas que de 2 % des 50 publications les plus citées dans la littérature suicidologique spécialisée dans les violences faites aux femmes.
Part des auteur·e·s les plus publié·e·s dans la littérature de suicidologie générale, qui sont aussi les plus publié·e·s dans la littérature de suicidologie spécialisée
Part des auteur·e·s les plus publié·e·s dans la littérature de suicidologie générale, qui sont aussi les plus publié·e·s dans la littérature de suicidologie spécialisée
Lecture : parmi les 10 auteur·e·s les plus publié·e·s dans la littérature suicidologique spécialisée dans les abus sur enfants, 50 % font également partie des 10 auteur·e·s les plus publié·e·s dans la littérature générale de suicidologie.14 La distribution selon le genre parmi les 10 auteur·e·s les plus publié·e·s en suicidologie générale et dans chaque sous-champ trahit encore le privilège de genre dans le champ généraliste des études sur le suicide (qui se retrouve dans le cas des auteur·e·s spécialisé·e·s dans les violences sur enfants), ainsi que la spécificité du sous-champ consacré aux violences faites aux femmes et sa moindre légitimité. Ainsi, parmi les 10 auteur·e·s les plus publié·e·s en suicidologie générale, on trouve 0,1 femme pour un homme, contre 2,5 femmes pour un homme dans la littérature de suicidologie spécialisée dans les violences faites aux femmes (voir figure 3).
15 En d’autres termes, si la littérature de suicidologie spécialisée dans les violences faites aux femmes est globalement moins publiée que la littérature de suicidologie spécialisée dans les violences sur enfant, ses auteur·e·s sont par ailleurs moins visibles dans le champ général de la suicidologie. Ce sous-champ est davantage féminisé, ce qui rompt radicalement avec la surreprésentation des hommes parmi les têtes de file de la suicidologie. Or, si la littérature suicidologique consacrée aux violences sur enfants et celle consacrée aux violences faites aux femmes appartiennent au même domaine des violences intrafamiliales et entretiennent des relations certaines – et si les relations établies avec la suicidalité sont du même ordre dans ces deux sous-champs –, comment comprendre cette moindre légitimité des questions des violences faites aux femmes ?
Sex-ratio parmi les 10 auteur·e·s les plus publié·e·s dans chaque littérature de suicidologie
Sex-ratio parmi les 10 auteur·e·s les plus publié·e·s dans chaque littérature de suicidologie
Lecture : parmi les 10 auteur·e·s les plus publié·e·s dans la littérature suicidologique spécialisée dans les abus sur enfants, on trouve 1 femme pour 4 hommes.16 Pour saisir ce déséquilibre, il faut en fait revenir sur la manière dont la problématique des violences intrafamiliales s’est progressivement constituée en problème de santé publique, et interroger parallèlement l’évolution de la conceptualisation des conduites suicidaires. Cette analyse permettra 1) de saisir certains facteurs ayant affecté le développement de la recherche suicidologique dans ses rapports avec les violences intrafamiliales, 2) de mieux comprendre certaines divisions au sein même du champ de recherche et 3) de mettre en lumière certains présupposés moraux qui traversent la pensée contemporaine sur le suicide.
Le développement de la recherche en suicidologie à l’intersection de logiques contradictoires
17 Pour saisir la manière dont la recherche sur le suicide s’est appropriée la question des violences intrafamiliales, deux phénomènes doivent être abordés successivement. Dans un premier temps, il faut comprendre la réorganisation du mode de problématisation des maltraitances infantiles, des violences conjugales et du suicide dans la seconde moitié du XXe siècle, qui a permis de penser ces phénomènes selon un prisme et des représentations communes, mais encore de pouvoir considérer les conduites suicidaires comme une conséquence potentielle des violences. Nous nous intéresserons, à ce titre, au développement des problématiques liées aux violences intrafamiliales en Amérique du Nord, afin de les mettre en rapport avec la littérature américaine et britannique relative aux conduites suicidaires – celle-ci dominant historiquement le champ de la suicidologie. La temporalité et les enjeux du développement des problématisations des violences intrafamiliales expliquent, en partie, la position subordonnée des approches en termes de violences faites aux femmes au sein de la littérature de suicidologie générale. Mais si ces facteurs historiques participent à l’explication, il faudra dans un second temps revenir sur la logique même qui préside aux études de suicidologie et sur les enjeux propres à ce champ depuis les années 1990, afin de mieux cerner la place centrale qu’occupent la question des abus sur enfants.
Des temporalités distinctes dans le développement des questions de maltraitance et de violences faites aux femmes : l’hypothèse des facteurs exogènes
18 La subordination des problématiques des violences faites aux femmes dans le champ suicidologique, relativement à la question des violences sur enfant, n’est pas sans rapport avec 1) les rythmes distincts dans la reconnaissance politique et scientifique de ces deux phénomènes au cours du XXe siècle et avec 2) certaines représentations morales historiquement véhiculées dans l’analyse de la suicidalité elle-même.
Cruauté envers les enfants et suicide : une grille de lecture commune
19 Le mouvement contre la cruauté envers les enfants émerge dès le XIXe siècle et relève d’une lecture morale qui n’est pas sans affinités avec le traitement des questions suicidaires sur la même période. D’un côté, en effet, le suicide quitte progressivement le registre de la criminalisation pour être approprié par l’aliénisme et l’anthropologie du XIXe siècle (Berrios, 1996) : les penseurs, anthropologues, sociologues comme aliénistes, renvoient alors les origines de la suicidalité dans le registre des désordres moraux liés à la modernité et à ses risques pour la cohésion sociale. L’explication du suicide par les sociologues et aliénistes est ainsi historiquement structurée autour des effets néfastes de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la modernité (Kushner, 1993 ; Mucchielli, Renneville, 1998). D’un autre côté, le mouvement contre la « cruauté envers les enfants » pense celle-ci comme une pathologie sociale suscitée par une désorganisation de la société, susceptible de corrompre les enfants au sein de ces familles (Messing, 2011 ; Myers, 2008 ; Pfohl, 1977). Le suicide comme la cruauté sur enfant sont ainsi, au XIXe siècle et au début du XXe siècle, considérés comme deux symptômes d’une désorganisation morale qui touche les classes dangereuses ; deux risques pour la société elle-même, sa stabilité et sa cohérence. Une affinité morale s’organise ainsi précocement.
20 Au contraire, la lutte pour la reconnaissance politique et juridique des violences conjugales, a fortiori pour la reconnaissance des déséquilibres structurels fondés sur le genre affectant préférentiellement les femmes et impliqués dans les violences intrafamiliales, est plus tardive. Au début du XXe siècle, en l’absence de soutien social et institutionnel, et dans un contexte où la capacité économique comme politique des femmes est faible, la question de la sécurité des femmes au sein de l’espace domestique n’est en effet pas parvenue à constituer une problématique aussi visible et aussi légitime politiquement et institutionnellement (Messing, 2011). On trouve ici une première séquence susceptible d’expliquer le retard pris dans l’articulation entre violences faites aux femmes et suicidalité. Toutefois, le développement du mouvement contre la cruauté envers les enfants n’a pas eu pour cible principale les parents et leurs mauvais traitements potentiels : la figure de la violence est en fait marginale, tandis que celle de la négligence, du manque d’éducation chrétienne et de la déchéance morale associée à l’alcoolisme et aux mauvaises mœurs des classes populaires est centrale (Messing, 2011 ; Myers, 2008 ; Pfohl, 1977) [4]. En sorte que, si un registre commun de représentations apparaît très tôt entre cruauté envers les enfants et suicidalité, il n’est cependant pas suffisant pour rendre possible le rapport entre violences sur enfant et suicidalité.
L’ascension de la question de la maltraitance infantile et les conditions de possibilité d’une relation entre violences intrafamiliales et suicidalité
21 La possibilité d’une relation entre violence sur enfant et suicidalité reste en fait quasi nulle avant 1960. C’est une coalition d’intérêts, des années 1950 à 1970, qui fait émerger la question des maltraitances infantiles dans des termes médicaux, autorisant par la suite un rapprochement avec la recherche suicidologique. Dès 1946, John Caffey éveille l’intérêt autour des blessures observables sur les enfants à l’aide d’examens radiologiques dans le secteur pédiatrique (Myers, 2008). Si la question des abus est encore loin, le développement de ce problème par un groupe de médecins de Denver aboutit, en 1962, à un article fondateur du pédiatre Henry Kempe sur le « syndrome de l’enfant battu ». John Caffey introduit par la suite, en 1974, le « syndrome du bébé secoué ». En 1974, Richard Nixon signe une loi portant définition de la maltraitance infantile au niveau fédéral (Hacking, 1991). Le développement du système de protection de l’enfance aux États-Unis finit par inclure les abus sexuels dans la définition des mauvais traitements en 1974 : le système du reporting et le développement de la recherche en ce domaine permettront d’en apprécier l’ampleur (Hacking, 1991 ; Myers, 2008). La considération des spécialistes et services sociaux s’est ainsi progressivement élargie à la question des abus sexuels, puis aux violences émotionnelles. Si bien que la transformation de la définition des abus, associée à la consolidation du système du reporting, a fait passer le nombre de victimes aux États-Unis de 7 000 à 1,1 million entre 1967 et 1982, atteignant 2,4 millions en 1989 (Hacking, 1991). Le phénomène devient massif.
22 Pfohl (1977) souligne la série de facteurs professionnels ayant favorisé cette intégration de la problématique des maltraitances dans le champ médical. D’une part, la distance vis-à-vis des patients, chez les radiologues-chercheurs fondateurs de ces nouvelles notions, limite le souci de confidentialité qui freinait plus directement les pédiatres (Pfohl, 1977). D’autre part, la marginalité de la radiologie dans la hiérarchie du prestige médical favorise l’adoption de la problématique des abus sur enfant, dès lors que celle-ci autorise un arrimage au risque vital, qui constitue une dimension prestigieuse au sein de la profession médicale (Freidson, 1984 ; Nurok, Henckes, 2009 ; Pfohl, 1977). L’alliance entre radiologues, pédiatres et psychiatres d’orientation psychodynamique se fonde enfin sur des intérêts concomitants : tandis que les radiologues s’adossent à des spécialités mieux reconnues – en raison de leur proximité avec la pratique clinique –, les psychiatres et les pédiatres trouvent également une valorisation, par ce rapprochement, à l’enjeu vital et au somatique (Pfohl, 1977). Dans ce contexte, la médicalisation du concept de maltraitance constitue un enjeu d’autonomie professionnel, permettant d’étendre la législation du corps médical.
23 Un nouveau registre encadre ainsi la problématique des maltraitances infantiles à partir des années 1960 : la société n’est plus « à sauver », et change radicalement de statut. Le cadre moral pour penser la violence sur les enfants se réorganise et se médicalise : les rayons X dévoilent une maltraitance cachée et massive, dont le silence des médecins et celui du corps social sont cette fois-ci complices (Hacking, 1991). Or, dans le même temps, c’est la conceptualisation du suicide qui se réinvente, le problème des maltraitances étant, encore une fois, proche de la lecture sociale véhiculée par la suicidologie. Les transformations des relations familiales (Théry, 1993) dans les pays d’Europe et d’Amérique du Nord – notamment la libéralisation des relations conjugales, la diminution du nombre d’enfance par couple ou encore du taux de nuptialité – sont l’occasion pour les commentateurs de ressusciter la crainte d’un morcellement des valeurs et des règles sociales qui instituent la société. L’analyse de la suicidalité renouvèle alors à nouveaux frais sa perception inquiète des désordres sociaux, cette fois autour du vacillement du modèle familial. Dans ce cadre, l’émergence d’une connaissance relative aux tentatives de suicide s’inscrit dans les transformations de la clinique et de l’institution psychiatriques au sortir de la Seconde Guerre mondiale (Millard, 2015). Elle est liée au rapprochement d’une psychiatrie sociale – et du monde du travail social – avec les hôpitaux généraux. Un contexte institutionnel de réinvention des politiques d’intervention et de prise en charge en santé mentale se met en place. L’adoption en 1946, par l’OMS, de la définition de la santé comme état de bien-être physique, mental et social complet, impacte directement le mouvement de la psychiatrie américaine (Aujard, 2007). Dans la continuité de ce mouvement, acté en 1963 aux États-Unis par le Community Mental Health Center and Retardation Act, la recherche et l’intervention en suicidologie s’organisent (Aujard, 2007). Ces facteurs favorisent une interprétation des causes de la suicidalité en termes de mécanismes interpersonnels familiaux. Dans les années 1950, Batchelor et Napier proposent ainsi un modèle qui va faire de la tentative de suicide un objet d’investigation propre, constitué de problématiques psychosociales où la famille et l’attachement affectif durant l’enfance sont centraux pour le développement de l’individu (Millard, 2015). Les tentatives de suicide sont alors comprises comme liées au développement psychique précoce, dans le cadre de la théorie des broken home. La publication d’un ouvrage de Stengel, dans les années 1960, entérine une vision cohérente de la tentative de suicide : la tentative est d’abord pensée comme un acte de communication, un appel à l’aide, dont les causes sont à chercher dans l’environnement familial précoce.
24 Une nouvelle vision de la suicidalité prend ainsi forme, considérant de manière cruciale l’environnement familial dysfonctionnel. Ici, le développement des psychothérapies centrées sur les rapports interpersonnels, et notamment les travaux de Bowlby (1978) sur les psychopathologies issues de privations et désordres émotionnels durant l’enfance, nourrit ces conceptions nouvelles de la suicidalité. Les travaux relatifs aux maltraitances infantiles et au soutien parental, aux États-Unis comme en Europe, se fondent aujourd’hui encore sur cette même perspective (Delawarde et al., 2016). À travers la question des abus sur enfant, et à travers cette nouvelle conceptualisation des conduites suicidaires, les conditions d’une mise en relation des violences intrafamiliales avec la suicidalité sont alors réunies.
La marginalité historique de la question des violences sur les femmes
25 La littérature suicidologique dispose tôt, pourtant, de modèles susceptibles de s’approprier la question des violences conjugales. Dans les années 1960, en effet, Neil Kessel, psychiatre britannique dont les travaux seront notables dans ce champ de recherche, conceptualise la tentative de suicide autour de la figure des intoxications médicamenteuses volontaires – au détriment d’autres formes de suicidalité –, essentiellement associées aux jeunes femmes, et faisant des stress psychosociaux immédiats au sein du foyer – et notamment les problématiques conjugales –, les éléments explicatifs de la conduite suicidaire (Millard, 2015). Ce tournant coïncide avec le développement du soutien conjugal par la psychiatrie sociale en Grande-Bretagne (Millard, 2015). Cependant, une fois de plus, la visibilisation des violences conjugales et le développement d’une problématisation en termes de violences faites aux femmes accusent un certain retard par rapport au développement des questions de maltraitance infantile.
26 Tandis que le Congrès américain intègre, dès 1962, un amendement au Social Security Act consacré aux services de protection de l’enfance (Myers, 2008), qu’un système de reporting des maltraitances s’organise dès 1963 et s’étend à tous les états dès 1968 (Hacking, 1991 ; Myers, 2008), la question des violences conjugales et des violences faites aux femmes prend de l’ampleur plus tardivement. Le développement des premiers Shelters [5] pour femmes et enfants organisé par la National Women’s Aid Federation au Royaume-Uni, ou l’organisation de la lutte contre le viol aux États-Unis, datent ainsi des années 1970 (Muehlenhard, Kimes, 1999 ; Walker, 2002). Les représentations de la conjugalité et du consentement sexuel freinent à ce titre la visibilisation des violences sexuelles dans le couple, les mouvements anti-viol ne mettant d’ailleurs en avant cette problématique qu’au cours des années 1980 (Muehlenhard, Kimes, 1999). Aux États-Unis, les pouvoirs publics n’appuieront que tardivement la réponse dominante pour la protection des femmes violentées. Le Congrès américain ne financera les Shelters qu’à partir du milieu des années 1970, tandis qu’il faudra attendre le milieu des années 1980, avec le Domestic Violence Prevention Act, pour obtenir une sécurisation des fonds (Walker, 2002).
27 Cette situation trahit en fait une certaine résistance à faire valoir la légitimité et l’importance des problématiques des violences conjugales en général, et à asseoir la problématisation des violences dans le couple, et des violences en général, en termes d’inégalités de pouvoirs entre hommes et femmes ; problématisation qui ne sera reconnue par l’Assemblée des Nations Unies qu’en 1993 (Lessard et al., 2015). Ce retard relatif dans la mise en place d’une politique de protection publique des femmes violentées fait écho au retard dans le développement des recherches sur les violences conjugales [6]. Au milieu des années 1970, les financements restent en effet limités (Walker, 2002). L’intérêt des psychologues et sociologues pour les violences conjugales est également minime au cours des années 1970 (Muehlenhard, Kimes, 1999), et la manière de définir et mesurer le problème n’apparait pas unifiée. Le problème dit de la « symétrie de genre » est caractéristique de cette difficulté. Les enquêtes Conflicts Tactics Scales (CTS), formalisées par Straus à la fin des années 1970 et qui constituent les premières grandes enquêtes nationales en la matière, ont en effet considéré assez tôt la réciprocité des violences mesurées entre les hommes et les femmes dans l’espace familial (Bonnet, 2015 ; Jaspard, 2011). Or, ces enquêtes ont légitimé une grille de lecture en termes de conflit, contradictoire vis-à-vis des analyses que les enquêtes Violence Against Women (VAW) vont par la suite développer en termes de rapports de domination fondés sur le genre (Adelman, 2004 ; Bonnet, 2015 ; Jaspard, 2011 ; Lessard et al., 2015), qui sont aujourd’hui préférentiellement financées aux États-Unis (Bonnet, 2015) [7] et qui constituent le cadre privilégié sur lequel la littérature de suicidologie consacrée aux violences faites aux femmes s’appuie. Les difficultés dans l’adoption d’une perspective et d’outils unifiés concernant la question des violences dans le couple sont donc susceptibles d’avoir participé au retard du développement d’une analyse des rapports entre suicidalité et violences faites aux femmes. Pour le dire autrement, on observe des freins dans le champ scientifique, plus conséquents que pour le cas des maltraitances, dans l’adoption d’un consensus autour d’une définition stable du phénomène et de sa mesure.
28 C’est également dans le champ médico-psychologique que le décalage entre violences sur enfants et violences faites aux femmes se fait jour. Ici, le rôle des revendications militantes dans le champ de l’expertise et de l’intervention psychologique et psychiatrique joue sur deux tableaux. D’abord, le rôle de l’expertise médico-psychologique est de taille dans le développement des problématiques de la maltraitance infantile. On l’a dit, l’alliance entre psychiatres, pédiatres et radiologues a joué un rôle moteur dans la montée des maltraitances infantiles comme problème de santé publique. À travers la question du traumatisme, mais également via la pathologisation des parents abuseurs eux-mêmes, s’organise un faisceau solide de concepts permettant de penser les conséquences psychologiques et les modes d’intervention sur les maltraitances infantiles (Hacking, 1991 ; Messing, 2011). Le poids des psychiatres et psychologues, à ce titre, est déterminant concernant l’intégration de la question des abus sexuels dans la problématique des maltraitances infantiles. Jusqu’aux années 1960-1970, en effet, la question des maltraitances sur enfant est pensée séparément du problème de l’inceste (Hacking, 1991). Or, la focalisation sur les abus sexuels au cours des années 1970, et son rapprochement vis-à-vis des questions de maltraitance, s’expliquent par le poids des critiques féministes dans le champ psychologique et psychiatrique lui-même (Hacking, 1991 ; Messing, 2011 ; Myers, 2008) [8].
29 Si ce mouvement de reconnaissance et de visibilisation des abus sexuels dans le champ médico-psychologique sert aussi bien le développement de la problématique des abus sur enfant que la meilleure prise en compte des viols en général, la question des violences conjugales doit cependant faire face à des freins spécifiques. Les études, théorisations et pratiques thérapeutiques consacrées à la violence conjugale ont en effet longtemps fait peser la responsabilité des situations de violence sur les femmes elles-mêmes. Dans un article de 1979, Alexandra Symonds relatait assez bien cette attitude générale des psychothérapeutes privilégiant un travail sur les motifs de « provocation » des femmes, sinon sur leur satisfaction psychologique implicite à être violentée (Symonds, 1979). Appuyés sur une interprétation freudienne de la psychologie féminine, les thérapeutes ont ainsi eu tendance à expliquer les situations de violence, et notamment leur maintien, par une attitude « masochiste » structurant les besoins psychologiques féminins (Muehlenhard, Kimes, 1999 ; Symonds, 1979). Or, encore une fois, la temporalité des débats et de la remise en cause de cette interprétation indique bien les résistances spécifiques en ce domaine.
30 En 1985, en effet, le projet d’introduction du Masochistic Personnality Disorder au sein du Manuel diagnostique des troubles mentaux américain (DSM) fait débat au sein de l’American Psychiatric Association (Walker, 2002). Il faudra ici les efforts conjugués des Comités pour les Femmes de l’American Psychological Association et de l’American Psychiatric Association – un ensemble de professionnel·le·s dont beaucoup sont engagé·e·s depuis le début des années 1980 au sein du Feminist Therapy Institute –, pour permettre le rejet de la qualification des relations abusives dans les termes du masochisme. Si la stratégie est payante, la victoire sera tardive : l’adoption du Self-Defeating Personality Disorder dans le DSM ne se fera qu’en 1992 (Walker, 2002). Cet épisode n’est pas anodin pour saisir l’accent mis par les études suicidologiques contemporaines sur la dimension pathologique des situations de violences faites aux femmes. Il a en effet contribué à dessiner un processus psychologique consécutif aux situations de violence, les troubles psychiatriques n’étant plus le signe d’une défaillance individuelle préexistante, mais la preuve supplémentaire des conséquences dramatiques de ces violences.
Enjeux d’autonomie : l’hypothèse des facteurs endogènes
31 Les temporalités inégales dans le développement des problématiques des abus sur enfant et des violences conjugales, ainsi que les affinités morales entre analyse de la maltraitance infantile et analyse de la suicidalité, semblent expliquer en partie la subordination de la littérature suicidologique consacrée aux violences faites aux femmes dans le champ suicidologique. Cependant, au-delà de la moindre légitimité de la problématisation des violences faites aux femmes, d’autres enjeux permettent d’expliquer la subordination de ces problématiques.
Effets des violences faites aux femmes ou effets des maltraitances sur le suicide : un développement concomitant et inégal des études
32 Les premières études mettant explicitement en lien abus sur enfant et suicidalité sont publiées au début des années 1980, soit dans une période où la question des abus sur enfant est bien implantée, politiquement et institutionnellement. Dans un court papier publié dans The Lancet en 1980, puis dans un article plus formel dans le British Journal of Social Work en 1981, Keith Hawton, l’un des chercheurs les plus influents dans le champ de la suicidologie, et Jacqueline Roberts, traitent de la relation entre conduites suicidaires et parents abuseurs d’une façon assez inattendue pour le regard contemporain (Hawton, Roberts, 1980 ; 1981) : les auteurs suggèrent un lien fort entre la suicidalité des parents et les risques d’abus sur leurs enfants, et recommandent l’évaluation du risque d’abus pour les enfant ayant des parents suicidaires. En 1981, Anderson transforme la perspective et publie plus directement sur le lien entre conduites suicidaires chez l’adolescent et abus sexuels (Anderson, 1981). Il suggère alors une relation entre l’expérience d’abus sexuel et le risque suicidaire chez l’enfant, relevant l’importance des facteurs psychiatriques et concluant sur l’importance (encore supposée) des abus sur enfants :
Le thérapeute travaillant auprès d’adolescents dépressifs et suicidaires se doit d’être conscient de, et attentif à, l’incidence potentielle des expériences passées d’abus sexuels sur l’état actuel du patient. Si la fréquence des abus sexuel parmi les adolescentes ayant réalisé une tentative de suicide reste inconnue, l’existence d’un lien [avec la dépression et les conduites suicidaires] parait claire.
33 En 1985, Deykin, Alpert et McNamarra (1985) s’attaquent aux liens entre suicidalité, d’une part, et antécédents d’abus et de négligence durant l’enfance, d’autre part.
34 L’antériorité de la problématique des abus sur enfant semble ainsi bien constituer un facteur favorisant le développement privilégié de ces questions au sein de la littérature suicidologique. Toutefois, la littérature de suicidologie consacrée aux maltraitances ne précède pas de beaucoup celle consacrée aux violences faites aux femmes (figure 4). Son développement, comme celui de la littérature suicidologique consacrée aux violences faites aux femmes, se fait en réalité essentiellement au début des années 1990, dans un contexte de montée en puissance de la littérature de suicidologie générale (figure 5).
Parts de la littérature de suicidologie consacrée aux abus sur enfants et de la littérature de suicidologie consacrée aux violences faites aux femmes au sein de la littérature de suicidologie générale
Parts de la littérature de suicidologie consacrée aux abus sur enfants et de la littérature de suicidologie consacrée aux violences faites aux femmes au sein de la littérature de suicidologie générale
Lecture : en 2022, la part de la littérature de suicidologie consacrée aux abus sur enfant au sein de la littérature de suicidologie générale était de 6 %.Nombre de publications en suicidologie entre 1950 et 2022
Nombre de publications en suicidologie entre 1950 et 2022
Lecture : 9 030 publications ont été recensées dans Web of Science en 2021.35 Or, si la littérature de suicidologie spécialisée dans les abus sur enfant se développe nettement plus vite que son homologue, ce n’est pas seulement parce qu’un consensus et une légitimité lui sont davantage accordés. Durant les années 1990, la suicidologie tend en fait à refonder aussi bien ses objets que ses approches, dans lesquelles la question des abus sur enfants va occuper une place de choix.
La marginalité épistémique de la question des violences faites aux femmes dans le champ suicidologique
36 Au milieu des années 1990, un tournant dans la classification des conduites suicidaires s’opère, avec la mise en place d’une nomenclature à trois niveaux, proposée par O’Carroll et al. (1996), détaillant les conduites selon l’intention et le type de geste. Cette classification vise en fait à harmoniser les critères sur lesquels se fonde l’approche expérimentale du suicide, et notamment la recherche neuroscientifique, dont les développements sont centraux dans le champ de la recherche contemporaine. Depuis plus de 30 ans en effet, les recherches neuroscientifiques explorent le problème des conduites suicidaires selon un modèle désormais bien implanté : le modèle stressdiathèse (Hawton, Van Heeringen, 2009 ; Mann, 1998) – autrement nommé stress-vulnérabilité. Ces recherches explorent le rôle de certains traits de personnalité comme l’impulsivité, l’agressivité, l’introversion, le neuroticisme, le pessimisme et le désespoir, et leurs rapports avec certains mécanismes biochimiques comme le dysfonctionnement du système sérotoninergique, certaines anomalies des systèmes noradrénergique ou dopaminergique, ou encore certaines prédispositions génétiques et mécanismes épigénétiques (Carballo, Akamnonu, Oquendo, 2008 ; Courtet et al., 2011 ; Courtet, Sénèque, Olié, 2014 ; Ding et al., 2015 ; Hawton, Van Heeringen, 2009 ; Mann, 1998 ; Oquendo, Baca-Garcia, 2014 ; Salloum, 2017 ; Savitz, Cupido, Ramesar, 2006 ; Zai et al., 2012). Cet ensemble de mécanismes serait spécifique à ce que l’on appelle la « vulnérabilité suicidaire », qui constituerait une entité princeps dans le développement des conduites suicidaires. Face aux stress de la vie, pour ainsi dire, cette vulnérabilité induit plus spécifiquement un risque suicidaire qui se distingue des autres risques de psychopathologie.
37 Comme ailleurs, le développement des neurosciences tend en fait à opérer une transformation de la hiérarchisation des savoirs psychiatriques (Moutaud, 2018) et à redéfinir les catégorisations cliniques (Pickersgill, 2013). Ainsi, une véritable « pathologisation » des conduites suicidaires s’observe dans les instances les plus légitimes : l’introduction du « trouble des conduites suicidaires » dans la cinquième version du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) de l’American Psychiatric Association en témoigne (Courtet, Sénèque, Olié, 2014). Ce trouble remplirait les critères de définition du trouble mental établis par Robins et Guze dans les années 1970 (Courtet, Sénèque, Olié, 2014), et les neurosciences paraissent particulièrement enclines à soutenir cette nouvelle entité (Carballo, Akamnonu, Oquendo, 2008 ; Courtet, Sénèque, Olié, 2014 ; Jollant, 2018 ; Oquendo, Baca-Garcia, 2014). Sous l’égide de cette nouvelle perspective, en effet, l’enjeu de la recherche sur les conduites suicidaires devient double : d’une part, l’autonomisation de l’objet d’étude et, dès lors, de la législation de la suicidologie sur son domaine ; d’autre part, au sein du corpus de connaissances sur le suicide, le rattachement à des processus biologiques et physiologiques mieux capables de rehausser le prestige de la recherche et de l’intervention.
38 Dans cette démarche, l’approche neuroscientifique intègre de façon centrale l’environnement dit social. Les rôles de la génétique, de la physiologie et de l’environnement sont en effet mêlés. Les neurosciences sociales s’attachent par exemple à mettre en évidence certains déficits dans les cognitions en rapport avec la désapprobation et le rejet social (Courtet, 2010 ; Jollant, 2018 ; Salloum, 2017). Ciblant la douleur psychologique comme un des aspects essentiels de la vulnérabilité suicidaire, les études suggèrent des thérapeutiques, comme la buprénorphine, susceptibles d’agir spécifiquement sur une « hypersensibilité sociale » (Jollant, 2018). Or, ici, la question des violences interpersonnelles, et plus particulièrement des abus précoces, devient importante. Elle permet en effet de mettre en rapport des stress sociaux considérés comme fondamentaux pour le développement des fonctions cérébrales et pour l’équilibre psychoaffectif, avec la vulnérabilité suicidaire. Ce lien entre abus sur enfant et suicidalité dans le champ neuroscientifique s’observe assez aisément si l’on considère la distribution des champs disciplinaires les mieux représentés en suicidologie générale et dans les deux sous-spécialités qui nous intéressent. Tandis que les neurosciences représentent une part équivalente dans la littérature de suicidologie générale et dans celle consacrée aux abus sur enfant, la recherche suicidologique consacrée aux violences faites aux femmes s’en écarte radicalement (figure 6).
39 Dans cette perspective, les abus précoces, et en particulier sexuels, augmentent en eux-mêmes le risque pour les victimes de présenter des déficits fonctionnels ou cognitifs ainsi que le risque de développer des psychopathologies susceptibles de favoriser à leur tour la conduite suicidaire. Ce problème s’articule plus largement à un ensemble de mécanismes qu’on a pu englober sous le terme de « famille suicidaire », soit l’idée selon laquelle les conduites suicidaires sont transmissibles aussi bien génétiquement qu’à travers un environnement familial partagé (Brent, Mann, 2005). Dans la continuité de la littérature de suicidologie consacrée aux abus sur enfant que nous avons évoquée en première partie, les abus sexuels vécus augmentent ainsi les risques de perpétrer soi-même des abus sur enfants. Ensuite, les parents abuseurs présentent plus souvent des psychopathologies et des risques de conduites suicidaires, si bien que la transmission est de nouveau pensable en termes d’environnement familial partagé. Enfin, la génétique joue, au regard de ce type d’études, un rôle assez considérable : au-delà de l’environnement familial partagé, la composante génétique est susceptible de représenter jusqu’à 36 % du risque de tentative de suicide (Zai et al., 2012). Ainsi, les violences intrafamiliales précoces deviennent un maillon dans une chaîne théorique permettant d’associer stress sociaux et vulnérabilité. Et, dans le même temps, elles deviennent des propriétés proprement individuelles, inscrites notamment dans les fonctionnements physiopathologiques. À travers le « système nerveux suicidaire », les abus précoces ont ainsi acquis un statut nouveau dans l’univers des conduites suicidaires : celui de point nodal dans la détermination d’une nouvelle entité et dans ces rapports avec les stress sociaux. Dit autrement, la place des abus est importante parce qu’ils participent pertinemment à l’autonomisation de ce champ de recherche, à l’appropriation des facteurs environnementaux et sociaux que les neurosciences ambitionnent, et au caractère pérenne des dysfonctionnements observés : une fois de plus, les conduites suicidaires sont considérées comme un risque au long cours.
Parts des champs disciplinaires les plus représentés au sein des différents champs de la littérature de suicidologie entre 1950 et 2022
Parts des champs disciplinaires les plus représentés au sein des différents champs de la littérature de suicidologie entre 1950 et 2022
Lecture : au sein de la littérature de suicidologie spécialisée dans les violences faites aux femmes, la part des neurosciences s’élève à 0 %.40 Les violences faites aux femmes, dans ce cadre, ne répondent pas aussi bien aux exigences du programme envisagé. Leur légitimité est moindre, on l’a dit, mais encore le rôle du facteur neurodéveloppemental n’y est pas une question d’importance centrale. Au contraire, la recherche suicidologique consacrée aux violences faites aux femmes s’attache d’abord à présenter un individu sans prédisposition, afin notamment de mieux faire valoir le caractère situationnel des troubles observés. La problématisation en termes de violences faites aux femmes, pour ainsi dire, est pour trop éloignée 1) non seulement des présupposés moraux qui ont façonné l’approche des conduites suicidaires depuis la fin du XIXe siècle, mais encore et surtout 2) des enjeux contemporains d’autonomisation de ce champ de recherche. L’absence des questions de genre dans l’agenda neuroscientifique témoigne bien de cette distance. Le genre s’efface en effet au profit d’une conception des violences intrafamiliales réduite à un effet de vulnérabilité individualisée et incorporée. Jollant (2018) notait ainsi que la différence de sexe dans les conduites suicidaires ne trouvait pour le moment aucune explication neurocognitive. C’est éventuellement la sexuation qui est interrogée, si bien que la prise en compte des facteurs sociaux connaît rapidement des limites en ce domaine. Quelques études post mortem suggèrent ainsi des altérations dans l’expression des neuropeptides d’urocortine ainsi que des BDNF dans le noyau d’Edinger-Westphal non préganglionnaires qui seraient susceptibles de contribuer différemment à la pathogenèse de la dépression et/ou des conduites suicidaires selon le sexe (Hayley et al., 2015 ; Jollant, 2018 ; Kozicz et al., 2008). Certains notent également le rôle potentiel de la monoamineoxydase A, une enzyme impliquée dans le métabolisme de la sérotonine. Du fait de son gène sexe-spécifique – sur le bras court du chromosome X –, cette enzyme serait impliquée dans la sursuicidité masculine, via notamment une tendance plus marquée à l’agressivité et à l’impulsivité.
Conclusion
41 Le suicide a un retentissement hautement moral dans l’espace public de ces dernières années, et constitue un enjeu de reconnaissance et de revendication. Si ce phénomène n’est pas nouveau (Godineau, 2012), cette appropriation du suicide par le débat public reflète des préoccupations contemporaines inédites. Du suicide assisté au harcèlement scolaire, en passant par le lieu de travail, la question suicidaire s’est ainsi installée dans le paysage politique et médiatique. Sorti de la sphère singulière du privé, il devient le lieu d’un combat, moral et politique, parfois d’une actualité médiatique aussi intense que brève, où luttent des acteurs aux intérêts divers.
42 La question des violences intrafamiliales et de leur lien avec les conduites suicidaires s’inscrit évidemment dans cette arène. Nous avons essayé de montrer, à ce titre, que l’enjeu moral qui l’entoure dépasse son actualité récente et s’inscrit plus profondément dans les enjeux du champ de recherche suicidologique lui-même, à travers les présupposés moraux que celui-ci véhicule. Le privilège accordé à la problématique des dysfonctionnements familiaux et aux violences intrafamiliales précoces participe en effet d’une lecture inquiète du social, qui prend racine au XIXe siècle et se renouvelle au milieu du XXe siècle, en relation avec les enjeux de la famille contemporaine et le risque perçu de dislocation de la cohésion sociale.
43 Si le discours actuel de la suicidologie est nouveau, c’est sans doute moins parce qu’il s’écarte radicalement de cette lecture que parce qu’il l’organise à nouveaux frais. Les approches contemporaines du suicide, en se limitant à la démonstration des altérations individuelles, tendent en effet à gommer la dimension proprement sociale du processus suicidaire tout en pérennisant la focale portée sur les dysfonctionnements familiaux : le traumatisme incorporé est ainsi pensé en dehors des questions de normes sociales, et la question du genre et des rapports de pouvoir entre les sexes s’efface presque inévitablement. Mais ces facteurs historiques et moraux ne sauraient expliquer, seuls, la configuration actuelle. Nous avons ainsi essayé de montrer comment les logiques propres au champ d’études qu’est le suicide favorisent la marginalisation des problématisations en termes de violences faites aux femmes au profit de la mise en valeur des conséquences des violences exercées sur les enfants, en raison de l’enjeu d’autonomisation de cet objet d’étude, et d’un rattachement plus prestigieux aux processus biologiques et physiologiques.
44 À travers cet exposé, la diversité des démarches et des ambitions de chaque sous-champ apparaît plus nettement, notamment en ce qui concerne la conception du pathologique et de ses relations avec les conduites suicidaires. On saisit en effet mieux pourquoi la suicidologie consacrée aux violences faites aux femmes ne minimise pas l’importance des facteurs psychiatriques : c’est là, pour elle, un enjeu en rapport avec la démarche de reconnaissance et de légitimation de cette relation, dans un contexte où la problématique des violences faites aux femmes demeure marginale. À l’inverse, la suicidologie consacrée aux abus sur enfant et la suicidologie en général, si elles mettent bien en avant la centralité des facteurs psychiatriques, s’extirpent d’une certaine dépendance à leur égard, pour constituer un objet singulier, sinon une entité pathologique singulière. Elles assimilent davantage, dans le même temps, les facteurs dits sociaux impliqués dans le suicide : c’est là, pour elles, un enjeu d’extension de leur autorité et de leur autonomie dans l’explication du phénomène suicidaire. Pour le dire autrement, à travers le poids croissant des disciplines neuroscientifiques, la suicidologie tend, de façon générale, à asseoir sa position dominante dans la définition de l’objet suicide. Elle tente dans le même temps de subordonner la question des autres processus psychopathologiques et de s’approprier l’explication des processus dits sociaux.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : MALTRAITANCE, SUICIDE, FEMMES, VIOLENCES, SUICIDOLOGIE
Date de mise en ligne : 15/05/2024.
https://doi.org/10.3917/ds.481.0081Notes
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[1]
Domaine peuplé d’acteurs et d’institutions multiples, partageant et reproduisant cependant une croyance commune et fondamentale autour de la possibilité de traitement et de prévention des conduites suicidaires.
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[2]
Je tiens à remercier chaleureusement le travail de relecture de Baptiste Brossard et d’Angeliki Drongiti, ainsi que celui réalisé par les membres de la revue Déviance et Société. La pertinence des remarques et la patience dont ils ont fait preuve ont permis d’améliorer la qualité des analyses proposées et la clarté de mon propos.
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[3]
Il a été recherché dans WOS, au sein des titres, résumés et mots-clés (topic : TS), des termes diversifiés renvoyant à la question des violences intrafamiliales et des conduites suicidaire : TS = (suicide adverse experience) OR TS = (suicidal adverse experience) OR TS = (suicide abuse child) OR TS = (suicidal abuse child) OR TS = (suicide maltreatment) OR TS = (suicidal maltreatment) OR TS = (suicide neglect) OR TS = (suicidal neglect), TS = (suicide domestic violence) OR TS = (suicidal domestic violence) OR TS = (suicide intimate partner violence) OR TS = (suicidal intimate partner violence) OR TS = (suicide marital violence) OR TS = (suicidal marital violence) OR TS = (suicide battering) OR TS = (suicidal battering) OR TS = (suicide violence against women) OR TS = (suicidal violence against women).
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[4]
En France, l’examen de la transformation progressive des sensibilités à l’égard de maltraitances envers les enfants suggère une préoccupation similaire sur le danger moral des classes laborieuses (Vigarello, 2005).
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[5]
Qui constituent les premiers foyers d’accueil pour personnes victimes de violence domestique, organisés par l’initiative privée dans un contexte où la puissance publique ne se préoccupe guère de cette problématique.
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[6]
En France, la temporalité de la reconnaissance des violences faites aux femmes est plus tardive. Comme aux États-Unis, c’est d’abord par la question du viol que la visibilisation de ce type de problématique s’opère, tandis que la reconnaissance des violences conjugales demeure marginale jusqu’aux années 1980. En ce qui concerne la mesure du phénomène, c’est seulement dans le courant des années 2000 que s’institutionnalisent et se pérennisent les enquêtes nationales sur les violences faites aux femmes (Jaspard, 2011).
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[7]
Notre propos n’a pas vocation à aborder ici le corpus de critiques adressées à cette approche aujourd’hui dominante des violences conjugales aux États-Unis (concernant notamment l’invisibilisation des violences au sein des couples LGBT ou le renforcement de la criminalisation des minorités ethniques (Bonnet, 2015 ; Lessard et al., 2015).
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[8]
Au cours des années 1970, le poids des stéréotypes sexistes dans la pratique psychothérapeutique commence à être mis en évidence, l’American Psychological Association publiant les résultats d’un groupe de réflexion dédié à ce propos, tandis que différents comités se forment au sein d’organisations de santé (psychologues, travailleurs sociaux) en vue d’adresser le problème de l’inégalité de sexe en matière de prise en charge en santé mentale (Walker, 2002). Or, sous l’effet des intérêts convergents aussi bien de ces critiques féministes que des enjeux de réparation des vétérans de la guerre du Vietnam, la conceptualisation même du traumatisme se transforme au cours des années 1970. Une remise en cause fondamentale de l’interprétation freudienne (Hacking, 1991 ; Rechtman, 2005 ; Walker, 2002), autorise ainsi 1) une considération des expériences d’abus sexuels comme réalité a priori et 2) une considération du traumatisme à travers la nature même de l’événement considéré.