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Article de revue

Se donner la mort comme un homme : une analyse des suicides des appelés dans l’armée de terre grecque

Pages 21 à 51

Notes

  • [1]
    Όταν θα βγάλω το χακί/ θα ανάψω ένα τσιγάρο/ και τη ζωή απ’την αρχή/ που λες, θα ξαναπάρω.
  • [2]
    Mises en en musique par Mános Hadjidákis et chantées par Stelios Marketakis.
  • [3]
    Le manque crucial de données officielles et accessibles ne permet pas d’en savoir plus sur les données statistiques relatives au phénomène. Les éléments recueillis à travers la mosaïque méthodologique appliquée au cours de ma recherche doctorale permettent de faire un « état des lieux » du suicide parmi les jeunes hommes présents sous les drapeaux. Les calculs des journalistes coïncident avec ceux du Comité de solidarité aux enrôlés, association antimilitariste qui réunit systématiquement des données sur ce phénomène, et signalent une tentative de suicide toutes les deux semaines, le ratio du suicide chez les appelés étant au moins de six fois supérieur à celui concernant les hommes de la même tranche d’âge dans la vie civile.
  • [4]
    Sur la traduction du terme en anglais « total institution » par « institution totalitaire » voir Drongiti, 2022.
  • [5]
    Tous les noms sont fictifs afin de garantir l’anonymat des interviewés.
  • [6]
    Il est important de préciser que tous les appelés interviewés, même ceux en faveur des objectifs militaires ou qui soutiennent que la conscription constitue une expérience bénéfique (apprentissage des armes, activités sportives, etc.), expriment ce même ennui.
  • [7]
    Comité de solidarité aux enrôlés, « 9 mois de prison pour un crime que je n’ai pas commis », 14 mars 2011, http://diktiospartakos.blogspot.com/2011/03/9.html, consulté le 13 mars 2023.
  • [8]
    Les appelés ayant obtenu un diplôme en sociologie, anthropologie, psychologie ou travail social sont rattachés au Groupe de prévention psychosociale, une équipe affiliée au service sanitaire et dirigé par les militaires psychiatres et psychologues. Leur rôle consiste à détecter les conscrits suicidaires et souffrant de troubles mentaux grâce à des questionnaires et des entretiens avec leurs co-appelés.
  • [9]
    Diminutif pour le « soldat professionnel » en grec.
  • [10]
    En effet, jusque dans les années 1980, les personnes exemptées à cause de problèmes psychiques recevaient un certificat les exemptant du service militaire pour raison médicale. Ce document s’est avéré un véritable handicap pour trouver un travail ou être recruté dans la fonction publique jusqu’à ce que l’Autorité de protection des données personnelles interdise de faire mention de la raison de l’exemption. Même si ce document ne mentionne plus la cause de l’exemption, la crainte de la stigmatisation persiste, de sorte que les parents grecs insistent sur l’accomplissement de la conscription par crainte que leur fils puisse se trouver en difficulté de trouver un emploi stable.

Introduction

1 « Quand j’enlèverai le kaki /j’allumerai une cigarette/et ma vie, alors, depuis le début /je la reprendrai » [1]. Les paroles de Michalis Bourboulis [2] transmettent une émotion commune chez les appelés grecs et, même si elles ont été écrites il y a plus de trois décennies, elles sont toujours d’actualité. Les conscrits grecs, les hommes de 18 à 45 ans qui doivent à l’État un service militaire de 9 mois, ne pensent qu’au moment de la libération, lorsqu’ils auront achevé leur période de conscription et reprendront leur vie civile. Avant d’entrer dans l’armée, un Grec est considéré comme un futur appelé et, sans une attestation de libération, il n’est pas employable. En effet, la période de la conscription est supposée concrétiser le passage de l’adolescence à la vie adulte et offrir aux jeunes une expérience de socialisation au rôle masculin, suffisamment formatrice pour entreprendre, une fois en dehors de l’institution, les responsabilités associées à ce rôle. Il est inscrit dans l’imaginaire collectif grec que l’armée est une institution qui masculinise les garçons en les transformant en hommes. Comme le disent les militaires de carrière : « on devient homme par la caserne ».

2 Toutefois, cette période de service se caractérise aussi par le fait que les conscrits se suicident au moins trois fois plus que les civils de la même tranche d’âge et qu’il y a au moins une tentative de suicide tous les 15 jours au sein de l’armée. Si un grand nombre de suicides ont lieu au début de la conscription, dans les trois premiers mois – pendant la période des classes et lors de la première mutation dans une caserne de la région frontalière – les appelés se donnent la mort de manière plus importante encore vers la fin de la conscription. En effet, le nombre de suicides serait deux fois plus important à la fin de la période [3].

3 Cet article étudie ce phénomène tabou qui relève d’un paradoxe : comment une institution qui prétend fabriquer les « vrais » hommes et les préparer à la vie civile peut-elle provoquer des comportements suicidaires ? Mort déshonorée et stigmatisante, grave sacrilège pour la culture orthodoxe, la mort volontaire des conscrits est en pleine incompatibilité avec l’âge biologique et sociale des conscrits ainsi qu’avec les valeurs héroïques qui traversent l’institution militaire. À partir de matériaux originaux, quantitatifs et qualitatifs, recueillis dans le cadre de ma thèse, soutenue en 2019, j’examine le suicide des conscrits et ses temporalités à travers une approche sociologique critique allant au-delà du discours institutionnel psychologisant et psychiatrisant. Pour ce faire, je mobilise un cadre théorique à trois composantes : l’approche durkheimienne abordant le suicide comme un « fait social » (Durkheim, 2007 [1897]) ; la théorie de rapports sociaux de sexe examinant le service militaire comme une institution masculine qui vise à apprendre aux jeunes hommes leur rôle de dominant dans la vie civile (Devreux, 1992 ; 1997 ; 2002 ; Selek, 2014) ; le concept goffmanien d’institution totalitaire pour comprendre l’emprise institutionnelle sur les conscrits (Goffman, 1968).

Encadré 1. Informations sur le suicide des conscrits grecs à l’issue de ma recherche doctorale

Les suicides chez les appelés grecs
  • Le profil type du suicidé dans la Grèce contemporaine est un homme de plus de 65 ans, ce qui n’est pas du tout compatible avec le profil des appelés, plus jeunes. La Grèce se situant parmi les pays européens les moins touchés par le suicide, les conscrits sont parmi les rares jeunes qui mettent fin à leurs jours dans ce pays.
  • Les régions frontalières au nord de la Grèce et plus particulièrement, celle d’Évros, les îles proches de la Turquie ainsi que la partie grecque de l’île de Chypre sont les plus touchées par le phénomène.
  • La plupart des actes suicidaires ont lieu durant la réalisation des tâches militaires, notamment lors des gardes.
  • Les mois durant lesquels la plupart des suicides ont lieu sont les mois de mai, juin, juillet et août. Les mois de septembre et octobre constituent également des périodes assez marquées par le phénomène.
  • 56 % des suicides accomplis entre 2000-2006 ont eu lieu à l’intérieur de la caserne, dont 82 % pendant l’exécution d’un service ou d’une tâche. 22 % des suicidés avaient demandé un changement de service avant de mettre fin à leurs jours. Plus de la moitié des personnes qui se sont donné la mort avaient déjà exprimé leur volonté de mettre fin à leur vie au cours des dernières 24 heures. Toutefois, ces propos ont été sous-estimés par l’entourage militaire. Le moyen de suicide le plus répandu est l’usage de l’arme de service faisant partie de l’équipement militaire.
  • Les appelés constituent une catégorie « fantôme » dans les registres et les bases de données nationales. L’armée de terre grecque, au nom de la confidentialité de ses informations, ne partage pas ces données avec les autres institutions étatiques : ainsi, aucune mention « conscrits » n’existe parmi les items de l’Autorité statistique hellénique (EL.STAT).
  • Nous ne disposons d’informations officielles fiables ni sur le nombre de suicides ou de tentatives de suicide, ni sur le nombre d’appelés qui effectuent leur service militaire, ni sur leurs caractéristiques socio-démographiques. Ainsi, il est impossible de présenter des données statistiques précises.

4 Dans une première partie, je présenterai l’approche théorique que je propose pour appréhender le phénomène. Je m’inspire notamment de la démarche durkheimienne pour examiner l’institution au sein de laquelle les morts volontaires ont lieu afin de comprendre de quelle manière l’expérience militaire influence le suicide des conscrits. Dans la partie suivante, j’exposerai en détail les effets de l’emprise institutionnelle sur les conscrits du premier jour de classes jusqu’à la libération. L’objectif ici est de comprendre ce qu’être appelé veut dire, aujourd’hui en Grèce, et d’analyser l’institution qui héberge ce phénomène. À l’aide des travaux de Goffman sur les établissements totalitaires et de la sociologie de l’armée, en combinaison avec des approches féministes matérialistes des armées, nous examinerons les différentes temporalités du service, les conditions de vie dans les casernes et les fonctions du service militaire. Dans la troisième partie, en m’appuyant sur la typologie durkheimienne, je tente d’identifier à quel(s) type(s) correspondent les suicides d’appelés, sachant que le plus grand nombre de suicides s’effectue à proximité de la date de libération. Afin d’interpréter sociologiquement cette tendance paradoxale, je m’appuie sur les outils analytiques de la théorie des rapports sociaux de sexe en les combinant avec des approches critiques du suicide.

Cadrage théorique et méthodologique

5 Le suicide est une action sociale qui doit être comprise par rapport à l’appartenance à un ou plusieurs groupes sociaux, selon l’approche durkheimienne (Durkheim, 2007 [1897]). Comme l’individu fait partie d’au moins un groupe social, sa décision de mettre fin à ses jours révèle la façon dont ce groupe affecte sa vie : soit le groupe n’« attire » (Coulmont, 2018, 50) pas assez la personne, soit il s’impose trop à lui. Dans cette perspective, son étude nécessite d’examiner le lien social et les interactions entre le ou la suicidée et son environnement (Giddens, 1971) ainsi que les règles qui les traversent désignant « tout à la fois le désir de vivre ensemble, la volonté de relier les individus dispersés, l’ambition d’une cohésion plus profonde de la société dans son ensemble » (Paugam, 2018, 4).

6 Le suicide des hommes à l’armée était considéré par Émile Durkheim comme un suicide altruiste. En effet, le soldat soumet son ego, son existence, son corps, sa capacité mentale à se contrôler, sa conduite et son identité aux personnes qui se trouvent dans la hiérarchie et la direction de l’armée. L’axe de ses comportements se transfère de lui-même vers le groupe dont il fait partie et, pour Durkheim, c’est là « une caractéristique de l’état d’altruisme » (Durkheim, 2007 [1897], 254). De plus, Durkheim caractérise l’armée comme un groupe « massif et compact » (Durkheim, 2007 [1897], 254) qui s’impose à l’individu et limite son champ de réactions, remplaçant en partie la famille. Cette caractérisation du type de suicide altruiste est-elle alors valable pour le suicide des appelés grecs ? La caserne constitue un espace protégé de ceux et celles qui souhaiteraient le pénétrer, hermétiquement clos pour ceux qui souhaitent ne plus y être, fermé à l’aide de matériaux qui empêchent d’y accéder et d’en sortir, et contrôlé par la surveillance permanente de l’institution. Vu de l’intérieur, il s’agit d’un espace de co-habitation, discipliné, respectant un découpage du temps, qui prévoit que les activités y soient effectuées à un moment donné, marqué par la fusion du public et du privé (Billemont, 1995). Les appelés ne peuvent se trouver que dans l’endroit prévu par leur programme, où ils effectueront une tâche précise dans un temps donné. Le temps et l’espace ainsi disciplinés concrétisent des interdictions et des autorisations, qui doivent être respectées par les conscrits, sous l’incessant contrôle des professionnels de l’armée (Bessin, 1993). Ces derniers assurent la bonne exécution des ordres, bénéficiant d’un pouvoir décisionnel et moral sur les appelés : celui de donner des récompenses ou des sanctions (Drongiti, 2021). Ainsi, l’espace de la caserne est un espace social hiérarchisé composé de deux groupes d’individus différents où l’un est subordonné à l’autre : les appelés sont soumis aux militaires de carrière (Pinto, 1975). Ces caractéristiques correspondent à ce qu’Erving Goffman désigne comme « les institutions totalitaires [4] » dans son œuvre Asiles (1968).

7 Cette expérience n’est pas neutre du point de vue du genre. Si l’obligation constitutionnelle de servir sous les drapeaux désigne un devoir administratif étatique pour s’initier à la citoyenneté (Kaya, 2013a ; 2013b), elle est en même temps un rite de passage à l’âge adulte masculin (Bessin, 2002a ; Pinto, 1975). Les fonctions totalitaires de l’institution permettent la mise en place d’un programme pédagogique assuré par les officiers et les sous-officiers qui, sur la base d’un système de sanctions et de récompenses (Bessin, 1993), évaluent les enrôlés en fonction de leurs performances militaro-viriles (Teboul, 2015). Les responsables de l’entraînement des appelés visent à insuffler chez les conscrits le courage, la bravoure, l’endurance, la discipline en même temps qu’ils s’occupent du « dressage du corps » (Pudal, 2016, 22) des conscrits. C’est en passant par l’armée qu’on devient « homme » (Frevert, 2001 ; Marly, 2018 ; Roynette, 2012 ; Selek, 2014), c’est-à-dire un dominant dans la vie civile, une fois que les caractéristiques hétéroviriles sont acquises grâce à l’apprentissage du maniement des armes, à la séparation du monde des femmes et à la socialisation à la violence comme un monopole masculin (Devreux, 1997 ; 2002). La fin de la conscription symbolise l’apprentissage des rôles sociaux nécessaires pour passer à la vie d’adulte et s’autonomiser du foyer familial, en acquérant des responsabilités professionnelles et familiales qui correspondent à leur âge social (Bessin, 1993 ; Galland, 2011 ; Roche, 2006 ; Roudet, 2012). Dans cette perspective, faire son service en Grèce est synonyme de l’entrée dans la maturité et dans une période de vie prospère et pleine d’opportunités professionnelles et personnelles.

8 Or, pendant ce temps, les morts volontaires des conscrits grecs présentent deux tendances particulières : un faible nombre de ces suicides ont lieu au début du service militaire, tandis que la plupart se réalisent vers la fin de la conscription, une période caractérisée à la fois par un allègement significatif des tâches à accomplir, un certain pouvoir à exercer sur ses co-appelés plus jeunes ou plus récents, les « bleus », et une liberté plus importante, puisque les permissions de sortie sont plus fréquentes. Les deux tendances concernent deux étapes différentes au regard du processus de socialisation masculine qu’est le service militaire : à la fin du service, les appelés sont considérés comme des hommes affirmés, tandis que ceux qui ne sont qu’au début de cette expérience sont des « enfants » à masculiniser. S’agit-il, selon la typologie durkheimienne, d’un type de suicide commun pour les deux tendances, ou bien ces deux types diffèrent-ils ? Pourquoi les appelés manifestent-ils des comportements auto-agressifs vers la fin du service, sachant qu’il s’agit d’une période plutôt calme et pendant laquelle ils bénéficient de plus de libertés et de plus de reconnaissance par les militaires professionnels et donc aussi par l’institution ?

9 Afin de répondre à ces questions, j’examine les transformations que les conscrits subissent lors du passage de la vie civile à la vie militaire ainsi que les tensions qui marquent la fin de la conscription en m’appuyant sur la sociologie goffmanienne des institutions, en combinaison avec les théories provenant de la sociologie de l’armée et de la sociologie des rapports sociaux de sexe. Les travaux de sociologues francophones permettent d’examiner le quotidien de la caserne, les rythmes de vie et le contenu de l’entraînement militaire, de même que les relations entre les co-appelés et entre les appelés et les militaires professionnels ainsi que les fonctions du service militaire. En même temps, les analyses d’Anne-Marie Devreux et de Pinar Selek se focalisant sur la dimension genrée de la conscription offrent l’opportunité de dévoiler les fonctions socialisatrices de cette institution. Ce montage théorique permet d’adopter une position critique et réflexive qui propose une distanciation d’avec les valeurs de cette institution et le dépassement des évidences. Les apports de la sociologie francophone sont précieux pour l’analyse. Il s’agit d’ailleurs d’une démarche originale dans la mesure où elle constitue la première tentative scientifique d’étudier le suicide durant la période de la conscription dans l’armée de terre grecque. Cette originalité concerne à la fois le phénomène des morts volontaires des appelés et l’étude sociologique de l’armée de terre grecque.

10 Pour ce faire, je mobilise des données issues de ma thèse soutenue en 2019 sur ce même sujet. Je me suis trouvée devant une véritable difficulté méthodologique due au caractère tabou du phénomène étudié et à sa méconnaissance par les responsables des institutions publiques, notamment militaires. S’y ajoutaient le monopole de l’armée sur la publicisation et la gestion de ces décès, un monopole se traduisant d’ailleurs par un défaut de données statistiques, et bien sûr le fait que les protagonistes principaux de cette recherche sont par définition absents du terrain d’enquête. J’ai ainsi dû développer une méthodologie plurielle. J’ai réalisé une soixantaine d’entretiens semi-directifs avec des conscrits, parmi lesquels des appelés ayant fait une tentative de suicide, des officiers et sous-officiers de carrière qui ont vécu le suicide d’un appelé, des parents dont le fils s’est suicidé durant son service militaire, des psychiatres militaires, des militants antimilitaristes et des journalistes spécialistes de la défense. Les entretiens ont eu lieu en Grèce et en grec entre 2011 et 2017 et, lors de ces rencontres, les interviewé·e·s abordaient les questions de l’expérience et les conditions du service militaire, le suicide des conscrits (lieu, événement, réaction de la part des co-appelés et des militaires) et la prise en charge des appelés suicidés et suicidaires par l’institution. Ces échanges m’ont offert une image assez complète de la conscription ainsi que des informations nécessaires sur des cas de suicides et de tentatives de suicide. En parallèle, j’ai analysé les données disponibles sur le suicide et venant de sources multiples (officielles ou militantes) et j’ai aussi mené une analyse de contenu d’articles de presse et d’archives militaires ainsi que d’autres sources plus officieuses, comme des lettres de dénonciations des conscrits publiées soit dans la presse électronique, soit sur les sites antimilitaristes. Enfin, j’ai réalisé une observation participante en tant que stagiaire sociologue dans l’un des trois hôpitaux psychiatriques militaires du pays pour une période de trois mois.

Les effets de l’emprise institutionnelle sur les conscrits, du premier jour des classes à la libération

Faire d’un civil un appelé : les techniques institutionnelles pour réussir un changement culturel

11 L’entrée dans la caserne est, pour l’appelé, synonyme de nombreuses ruptures matérielles et symboliques : par rapport à sa vie personnelle, professionnelle, familiale, et avec ses projets et activités en cours, avec ses rythmes, avec son entourage social. Cette distance sociale et physique, combinée à l’installation dans une institution organisée pour envelopper tous les aspects de la vie de l’individu, conduit à « l’isolement » (Goffman, 1968, 57). Les conscrits ne constituent plus des membres actifs des groupes dans lesquels ils étaient auparavant intégrés. La séparation qu’impose l’institution engendre plusieurs types d’isolement. Tout d’abord, un isolement social qui résulte de la séparation de ses proches (Bessin, 2002b). En même temps, du fait que tous les appelés sont obligés de servir dans les régions frontalières pour une période de plusieurs mois consécutifs, la conscription impose un isolement spatial. Mutés au nord de la Grèce ou dans une île des frontières orientales du pays, les conscrits se retrouvent dans des régions avec lesquelles ils ne sont souvent pas familiarisés et où ils n’ont pas de connaissances. Ces endroits, ces îles ou ces régions ont leurs propres rythmes de vie, souvent très marqués par une culture locale, sans beaucoup de sources de divertissement, donnant aux appelés l’impression d’un exil ou d’un dépaysement non désiré. Une autre forme d’isolement concerne le contact très réduit avec le monde civil en général. Les sorties limitées en nombre et en durée et les obstacles que le rythme de la vie de caserne impose rendent difficile le maintien du contact avec la famille (Bessin, 1993). Cette claustration provoque des pertes de repères parfois irremplaçables pour l’identité personnelle en imposant à l’appelé une transformation de soi et une perte de son individualité dans l’uniformisation des comportements, comme l’illustrent les propos de l’appelé Vaggelis [5] :

L’un après l’autre, dans la file [lors des examens], on nous touche les couilles [il imite le geste en montant sa main en l’air] pour confirmer qu’on en a deux, on nous shoote de piqûres, on nous donne nos fringues. Nous [les appelés] faisons de la lèche pour obtenir des rangers qui soient à notre taille, afin d’éviter de bousiller nos pieds, c’est une procédure assez bizarre.

12 Homogénéiser l’apparence extérieure des conscrits a des effets visuels particuliers et revient à une opération de « dépouillement » (Goffman, 1968, 61) qui s’effectue dès le dépôt des objets personnels et l’imposition de règles à propos de la tenue. En effet, les appelés grecs perdent progressivement tous les signes d’apparence extérieure personnelle antérieure à leur entrée dans l’armée (barbe, cheveux, style vestimentaire, etc.) pour se conformer aux exigences de l’institution militaire. Porter l’uniforme et avoir le même style capillaire signent l’appartenance à la communauté militaire et connotent le changement de statut, le passage du civil à l’appelé (Roynette, 2012). Cette similitude entre les appelés leur donne le sentiment d’être défigurés (Goffman, 1968, 63) et par conséquent de se trouver perdus dans une masse de personnes similaires. Les enrôlés vivent mal ces changements et se considèrent eux-mêmes comme des personnes sans identité, comme l’illustre bien la description d’Ermis, qui m’a parlé de l’ensemble des appelés sous uniforme comme d’une « masse kaki ».

13 Une fois au sein de l’institution, les règles de la vie militaire imposent des façons précises de faire et de se comporter. Selon le Règlement intérieur, les conscrits doivent s’adresser au personnel militaire en exprimant leur respect dans un langage spécifique. L’armée donne des informations sur « la symbolique militaire » (Thiéblemont, 1999, 7) (la signification des étoiles, des emblèmes, des décorations présentes sur les uniformes, etc.) et les appelés doivent connaître la signification des symboles reflétant l’« identification institutionnelle » (Coton, 2017, 27) de chacun de ses membres afin de s’adresser à leurs supérieurs en mentionnant correctement leur grade. L’adoption d’une même conduite institutionnelle pour tous entraîne une amputation des caractéristiques individuelles que ces conscrits avaient acquis dans leur vie civile : les nouveaux codes de communication propres à l’armée s’installent au détriment de leur manière propre de parler, de leur vocabulaire et leurs modes d’expression. Un enquêté, Vlassis, décrit cela comme « Une homogénéité bizarre qu’on ne vit pas dans la vie quotidienne […] Dans la caserne […] on se retrouve dans un environnement où il n’y a que des hommes qui portent les mêmes vêtements. Un choc visuel ! ». Cet extrait d’entretien, qui exprime l’effet de la perte du contrôle de son apparence extérieure, va dans le même sens que la métaphore de l’appelé Vaggelis (« tous en lignes comme des petits soldats ») présentant les appelés comme les miniatures de soldats d’un jeu d’enfants, abandonnés à la volonté de leur maître. Ces paroles décrivent à la fois la facilité avec laquelle l’armée façonne les appelés et l’effet de « la dégradation de l’image de soi » (Goffman, 1968, 64).

14 Les contrôles et les examens qui obligent les enrôlés à exposer en public leurs sentiments, les éléments de leur parcours éducatif et professionnel, leur situation familiale et leur état de santé, combinés à la promiscuité de la vie en chambrée et les mauvaises conditions de séjour (manque d’eau chaude ou potable, saleté, usures des équipements, dysfonctionnements des douches et toilettes, locaux inadaptés au nombre d’appelés, etc.) les privent d’intimité (Drongiti, 2021). Ainsi, les appelés sont constamment exposés à de multiples « contaminations » (Goffman, 1968, 66) : physiques, car condamnés à l’impossibilité d’avoir un espace à soi ; interpersonnelles, car subissant des contacts physiques forcés pendant les examens médicaux et la fouille du corps ou des affaires personnelles ; et morales, car obligés de fréquenter, vivre, partager des tâches avec des personnes non choisies ou non désirables.

15 Ces éléments qui composent la vie matérielle et symbolique des conscrits conduisent à ce que Goffman nomme la dépersonnalisation, c’est-à-dire le sentiment d’impuissance de l’appelé « à corroborer la représentation qu’il s’était formée de lui-même » (Goffman, 1968, 78). La vie militaire opère une série de « profanations de la personnalité » (Goffman, 1968, 56) chez ces jeunes hommes au moment où ils servent la patrie. Ils perdent la faculté de se comporter comme des adultes et, ainsi, leur capacité de prouver aux autres leur autonomie personnelle. Des chocs psychologiques peuvent être causés par des mortifications qui touchent indirectement le corps, mais qui perturbent également l’état psychique de l’individu (telles que la perte de sommeil ou l’insuffisance de nourriture). En même temps, le manque de divertissement peut agir comme une forme d’amputation de l’imaginaire. L’impossibilité d’exprimer son désaccord ou son mécontentement entraîne la perte de son autonomie et du contrôle de soi, puisque les codes de communication que les conscrits avaient développés dans leur vie antérieure ne sont plus valables.

16 Toutefois, la misère de l’appelé ne se limite pas à ne plus se sentir soi-même. Ce n’est pas seulement le fait d’être défiguré, mais bien d’être « re-configuré » et mis en accord avec le rôle que l’institution lui attribue. La cérémonie de prestation de serment quarante jours après le début du service militaire, un rituel militaro-religieux, vient conclure, affirmer et valider ce processus de reconfiguration : les appelés prêtent serment à la fois sur le drapeau et sur l’Évangile et s’engagent ainsi devant des symboles nationaux et religieux. C’est à partir de ce moment qu’ils sont dépossédés, symboliquement et matériellement, d’eux-mêmes et que leur vie est remise à la nation, à Dieu et à l’armée. L’État s’approprie leur temps, leur force physique, leur corps, appropriation qui provoque des modifications irrémédiables de l’identité personnelle en imposant aux appelés une véritable « transformation » (Foucault, 1993, 24) et un façonnement à l’« image militaire » (Leroux, 1993, 17-18). Les mécanismes appliqués par l’armée servent à faire d’un civil un appelé et imposent un double processus : découdre et recoudre. Autrement dit, rompre avec la vie ordinaire antérieure et « favoriser un processus de réaffiliation à [la] nouvelle communauté » (Teboul, 2017, 91).

17 Bien que ce processus soit douloureux pour les enrôlés, ils adoptent ces humiliations en tant que fonctions rationnelles de l’institution. Plus précisément, l’analyse des entretiens des appelés démontre qu’ils acceptent que les membres de l’institution leur donnent des ordres en reconnaissant que le service militaire sert à leur forger leur personnalité et à les endurcir, les exercices physiques et les défis psychologiques leur paraissant de ce fait « normaux ». Pour le dire autrement, les conscrits justifient en les rationalisant toute une série d’activités qui ne seraient pas acceptables dans la vie civile, ce que Goffman appelle « les rationalisations de la servitude » (1968, 89). Cette observation démontre à quel point l’institution militaire s’empare de la personnalité des enrôlés en leur faisant perdre leur autonomie et en créant chez eux de nouvelles manières de se penser eux-mêmes. L’institution totalitaire n’a pas seulement une fonction destructrice. Elle réussit à installer ses propres catégories de pensée dans les catégories mentales et le corps des individus. Ce point est au cœur de cette étude : comprendre les effets de l’institution totalitaire qu’est l’armée sur le suicide des appelés. Comment ces mutilations « fatales » (Goffman, 1968, 91) de la personnalité deviennentelles, engendrent-elles, poussent-elles à des actions fatales ? Afin de répondre à cette question, il est nécessaire de revenir sur l’expérience de la conscription telle qu’elle est vécue par ses protagonistes : les appelés.

L’expérience de la caserne : vivre dans un interstice social

18 « On perd neuf mois productifs de notre vie », dit l’appelé Vaggelis. Pour comprendre pourquoi la conscription est vécue comme un temps « perdu » (Bessin, 1993, 270), il faut se pencher sur les activités imposées aux conscrits. Les tâches à effectuer sont minutieusement organisées au préalable par les militaires de carrière. Elles sont perçues comme répétitives (« La même chose tous les jours », appelé Michalis), contre-productives (« Ne faire rien de productif », appelé Iakovos) et sans intérêt (« Manque d’utilité », appelé Kiriakos, « impossible d’y trouver intérêt », appelé Manolis). Comme le résume l’appelé Giannis : « Nous avons des chars qui envoient des missiles. Chaque jour les chars se couvrent de poussière et nous les nettoyons avec de l’eau et après, le lendemain, la même chose. Nous faisons ce type de travaux qui vaut zéro. Zéro divisé par zéro égal zéro » [6]. La lettre publiée sur le site du Comité de solidarité aux enrôlés, signée par un appelé anonyme, souligne :

Le fait qu’on se trouve emprisonné et bloqué à cause de la neige à la montagne et que l’on fait des choses qui ne servent à rien ça peut rendre fou, le temps ne passe pas du tout. La plupart des jeunes fument comme des pompiers et jouent aux cartes, les autres, pour supporter, se saoulent à mort et n’arrivent plus à monter la garde[7].

19 Sans doute le fait que tout est programmé a-t-il des effets sur la perception du temps par les conscrits. Goffman fait cette observation dans Asiles : « Dans les établissements militaires, les corvées, dont l’inutilité est reconnue et dont la seule raison d’être est d’occuper les hommes, sont susceptibles de leur donner l’impression que leur temps et leurs efforts n’ont aucune valeur » (1968, 66). Pourtant, même si l’emploi du temps est strict et rigide, « le désœuvrement » (Bessin, 1993, 88) ne peut pas s’expliquer uniquement de cette manière.

20 Le sentiment de perte de temps est calqué sur le modèle général de travail produit par le système de production capitaliste selon lequel les individus conçoivent leur temps comme divisé en deux dimensions : le temps productif, c’est-à-dire les heures de travail et les activités salariées, et le loisir, les heures de repos et de temps libre (Koronaiou, 1996). Les travaux que les appelés effectuent dans les casernes sont en effet « du travail non rémunéré » (Vlassis, appelé) et sont ainsi en décalage avec la « structure de base de notre société qu’est le rapport travail-salaire » (Goffman, 1968, 53).

21 Le travail salarié est remplacé dans l’armée par des travaux et des tâches pour lesquelles le conscrit ne recevra pas d’argent mais des gratifications symboliques, décrites et prévues par le règlement intérieur. Pourtant, ces compensations ne suffisent pas à donner un sens à ces activités, car elles font partie du système binaire de récompenses et de sanctions et, par conséquent, ne constituent pas une reconnaissance de l’efficacité de l’appelé en tant que travailleur, mais en tant qu’appelé soumis. Ainsi, les conscrits ont « le sentiment d’avoir été exploités ou sous-utilisés » ou « de servir de main-d’œuvre gratuite » (1993, 270-271), comme le souligne Marc Bessin.

22 Le manque de sens repose également sur le fait que les appelés sont obligés d’effectuer des travaux peu compatibles avec leur domaine de compétences ou leur profession. Les travaux demandés nécessitent peu de responsabilités ou ne relèvent pas du champ d’intérêt et de qualifications des conscrits. En effet, les interviewés mentionnent faire des « choses bêtes », « inutiles » et « absurdes ». Les appelés reprochent souvent aux militaires de carrière de ne savoir ni hiérarchiser les priorités, ni affecter les bonnes tâches aux personnes les plus compétentes et ils regrettent le manque d’efficacité des travaux et du planning des tâches. Les activités prévues par le programme quotidien, en combinaison avec le manque de divertissements, engendrent l’ennui, qui devient le symptôme d’un manque d’activités valorisables pour les jeunes hommes sous les drapeaux (Bessin, 2002c ; Kaya, 2013c) :

Bah, c’est vrai que l’appelé est enfermé dans un lieu isolé, mais ses pensées voyagent, il fait son travail, il baisse la tête, mais ça s’voit, sa pensée n’est pas là. Ses pensées vont vers sa copine, sa grand-mère, sa mère, son père. Bon, eh, et ses amis, la cafétéria, dehors. Ça s’voit, il réagit mécaniquement […] sous la pression, parfois aussi la pression psychologique, car c’est sa condition psychologique.

23 Le sous-officier Periklis commente ainsi le sens du temps parallèle, et le témoignage personnel de l’appelé Ermis confirme sa réflexion :

Les problèmes ou les difficultés par rapport au travail ou qui s’y rapportent ne s’arrêtent pas d’exister une fois qu’on est incorporé. On ne prend pas une année de congés quand on est enrôlé. Évidemment, ces problèmes continuent d’exister, de nous préoccuper et de nous faire nous sentir impotents. Substantiellement, on est enfermé dans un camp de l’armée duquel on ne peut pas s’échapper, alors que dehors il y a des choses qui demandent notre présence […] Il y a des personnes qui sont extrêmement oppressées par le fait d’être enfermées dans l’armée de terre sans pouvoir suivre les changements de leur environnement social. « La vie change sans voir ta mélancolie », comme raconte la chanson.

24 Ce faisant, l’enfermement crée une division du temps, venant scinder le temps intérieur et le temps extérieur : le temps civil est un temps bénéfique, positif et désiré, à l’opposé du temps militaire qui est mauvais, négatif et répugnant. Le temps du service est un temps du présent alors que le temps de la vie civile concerne tant le passé que l’avenir. Ainsi, la vie dans la caserne se construit « autour de l’opposition civil/militaire, dedans/dehors, qui suppose une dichotomie entre deux mondes clos et séparés en produisant une perception idéalisée du dehors et de la vie civile » (Castel, 1968, 10). En effet, les appelés comparent constamment la réalité militaire avec la réalité sociale et ils observent que le temps s’écoule différemment dans les deux réalités, qu’ils considèrent comme deux temps parallèles. D’un côté, l’horloge de l’armée de terre qui organise les corvées, les servitudes, le réveil à 5 heures du matin, le loisir réglé à 19 heures, pas avant ni après. D’un autre côté, l’horloge sociale qui rythme la journée de la famille, la montre qui rythme les activités sociales selon un programme personnel, le travail, les rencontres avec ses proches, les sorties, etc. En somme, c’est la montre du conscrit qui signifie que son ancienne vie continue sans lui, sans sa présence. Dans cette configuration, l’expérience militaire prend un caractère négatif « par rapport à l’existence normale, l’extérieur » (Castel, 1976, 34), puisque les appelés ne se sentent ni productifs, ni à même de lui apporter quelque chose. Les activités associées à la vie civile sont ainsi, par opposition, valorisées à travers les souvenirs de la vie passée et dans l’attente de retrouver une vie à l’extérieur. Comme Didier Lapeyronnie le souligne, le sentiment d’ennui résulte « de la déconnexion entre les possibilités que la personne s’attribue et celles que lui offrent véritablement le monde social ou le monde réel » (2021, 311).

25 Les conscrits arrivent aux portes de l’institution en ayant accumulé des expériences sociales issues de leur vie et modèles familiaux, de leur scolarisation, de leur groupe de pairs, éventuellement de leurs études après le lycée et de leurs premières expériences professionnelles, militantes, amoureuses. Certains ont déjà eu l’expérience d’une vie autonome : ils ont vécu seuls ou dans une configuration familiale qui permet de vivre en toute autonomie (par exemple dans le bâtiment de la résidence familiale, mais dans un espace indépendant ou, à l’occasion des études, dans un logement d’étudiant), ils ont voyagé à l’étranger, ont fait l’amour, etc. En termes sociologiques, ils sont passés par une socialisation primaire, associée à leur éducation familiale, scolaire et affective – voire par une socialisation secondaire, une étape de reconstruction des incorporations précédentes par les études, les premiers boulots et les groupes de référence (Darmon, 2016) –, qui ont cristallisé leur personnalité en fonction de leur environnement afin d’être conformes aux attentes de leur entourage et de la société et ont développé leurs propres manières et techniques d’affronter les difficultés de la vie quotidienne (Berger, Luckmann, 1986 ; Dubar, 2000).

26 Dès lors, faire leur service militaire entraîne une déstabilisation des rôles sociaux des conscrits qui, pris dans la défiguration (du civil) et la re-configuration (de l’appelé), ne peuvent se projeter dans l’avenir (Bessin, 1993). Certes, les interviewés expriment tous une volonté de continuer leurs études et leur formation, de trouver un travail stable, de déménager à l’étranger, de vivre en colocation avec leurs ami-e-s ou en concubinage, etc. Pourtant, en ce moment de conscription, l’horizon du futur paraît flou et difficile à envisager. En parallèle à leurs activités militaires, sources de désintérêt et d’ennui, les appelés ont l’impression de ne pas participer à la vie sociale qui se poursuit en leur absence. De cette manière, le service militaire constitue à la fois un temps perdu, un temps mort et dénué de sens, et une parenthèse dans la vie sociale en cours. Cet entre-temps, le fait de devoir mettre sa vie en pause, crée chez les appelés un sentiment d’échec personnel, social et professionnel, la sensation de vivre dans un interstice spatiotemporel étroit et, en tout cas, en dehors des réalités de la société.

Le genre des appelés, le genre du suicide

Se donner la mort au début du service : un suicide fataliste

27 Entrer et vivre dans l’environnement militaire marque une rupture avec la vie civile et oblige à adhérer à un groupe social qui exerce une régulation telle qu’elle dissout l’individu. De ce point de vue, l’institution totalitaire qu’est l’armée a une emprise particulière sur les individus en contrôlant leur façon de parler et leur personnalité, en programmant de manière millimétrée leurs journées, leurs activités, leur sommeil, leur temps libre, en interdisant le contact avec leurs proches, mais aussi les rapports sexuels, le divertissement, la lecture en journée, bref, en sanctionnant les actes qui ne s’alignent pas sur l’ordre institutionnel et en exerçant le pouvoir jusqu’à l’absurdité – comme le disent les appelés, « l’armée commence là où la logique s’arrête ». Les rapports de domination entre les conscrits et les militaires de carrière, marqués souvent par les violences, les brimades et les abus, sont reproduits dans le rang des appelés : les anciens exercent un pouvoir sur les nouveaux (Drongiti, 2021). Ainsi, ces derniers, en même temps qu’ils vivent le changement et la « dégradation de soi » (Goffman, 1968, 65), se retrouvent à vivre sous le contrôle de leurs pairs. De ces éléments découle une émotion, un sentiment de désespoir, que les appelés expriment :

Car l’expression du suicide dedans [dans l’armée] est tout d’abord [l’expression] du désespoir qu’il n’y a pas d’autre sortie ou c’est comme ça qu’on le ressent pour pouvoir gérer la situation. La seule chose qui nous reste et qu’on peut gérer et qui est à nous, c’est notre vie. Et c’est la vraie tragédie. Et [les appelés suicidés] c’étaient des jeunes qui sont allés à l’université, avec des masters et des doctorats, d’autres qui n’avaient même pas fini l’école ou qui travaillaient depuis l’âge de 14 ans, des enfants de parents divorcés ou de parents dont les familles fonctionnaient bien, des jeunes qui avaient des copines ou qui n’en avaient pas. Pour tous, le point commun était leur désespoir, la seule chose qui leur restait, tout le reste on leur avait pris, c’était leur propre vie et rien d’autre.

28 Ces paroles d’Ermis, qui a vécu la tentative de suicide d’un de ses co-appelés, illustrent bien le sentiment de vivre dans un monde parallèle, le sentiment d’une double réalité : celle de l’armée où ils vivent et celle de la vie civile de laquelle ils sont absents. Cette situation de « double absence » (Sayad, 2014) subie – contrairement à la double absence très relativement volontaire des migrants que Sayad analyse – s’avère très conflictuelle pour les conscrits qui essaient de s’intégrer à la vie des casernes tout en maintenant le lien social avec leurs proches de la vie civile. Dans cette configuration duale, l’intérieur et l’extérieur prennent des dimensions antithétiques : le monde militaire caractérisé par le programme militaire, les exigences et l’exercice du pouvoir des supérieurs sur les inférieurs, les gardes, les services et les corvées, devient un monde antagonique à celui de la vie extérieure, de la vie personnelle, de la famille, des amis, de la copine, du travail et/ou des études. Ce décalage crée chez les conscrits la sensation de vivre dans une situation d’incarcération très similaire à celle vécue par les personnes en détention (Bessin, 2002f). Michalis, qui a fait une tentative de suicide, explique : « Ça n’a pas de sens […] même si on essaie de le transformer en une expérience, il [le service] demeure une prison ».

29 Si les conscrits se sentent emprisonnés par l’institution, ils se sentent aussi pris par l’injonction sociale de faire et d’achever leur service : les parents, notamment, encouragent leur fils à ne pas quitter l’armée. Michalis m’a expliqué que ses parents lui ont conseillé d’« attendre un peu plus, d’essayer un peu » de finir son service. De même, la mère de l’appelé Spyros, lequel a fait une tentative de suicide, me confie que ce serait bien que son fils obtienne le « papier » de l’armée mentionnant qu’il a achevé la conscription. Les appelés membres du Groupe de prévention psychosociale [8], Prodromos et Philippos, partagent leur expérience de l’hôpital militaire psychiatrique comme suit :

Philippos : Ceci est un grand problème, car prendre un sursis c’est vu comme, en Grèce contemporaine, comme déshonorant. Surtout pour la virilité…
Prodromos : [interrompt son collègue] Oui, pour la virilité. C’est une chose que les parents pensent.
Ph. : Les parents, les membres de la famille, les voisins […]
Pr. : Nous l’avons vu avec un cas ici [dans l’hôpital militaire psychiatrique] […] même si le directeur psychiatre avait dit que le garçon ne pouvait pas faire son service, que c’était mieux pour lui qu’il ne le fasse pas, non, il avait proposé qu’il prenne un sursis, un sursis pour […] qu’il puisse être plus calme, malgré tout, les parents et lui-même ne le voulaient pas du tout.

30 Cette pression exercée par la vie civile, et notamment par des proches, pour finir le service et ne pas le suspendre renforce le sentiment d’isolement et de désespoir.

31 Effectivement, les analyses sociologiques à partir du cas français ont démontré que « la fonction rituelle du service militaire est devenue une coquille vide » (Bessin, 2002d, 30), observation valable pour le cas grec. L’armée désignait autrefois un rite de passage aux « premières fois », comme un premier rapport sexuel par le passage collectif par une maison close, par la première cigarette, etc. Les interviewés ont acquis des expériences diverses avant d’entrer dans l’armée et l’entrée dans les casernes signifie une régression sur plusieurs plans : vis-à-vis des parents et de l’entourage et aussi vis-à-vis des militaires de carrière. Ainsi, le service militaire et toute sa symbolique deviennent de véritables obstacles sur le chemin de leur évolution personnelle, professionnelle, sociale. Le fait que, dans l’armée, les appelés se trouvent mis dans une place de dominés rend ce changement de la vie civile vers la vie militaire encore plus difficile. La caserne socialisatrice devient un lieu de déstabilisation pour les appelés grecs qui subissent une dépersonnalisation, pour reprendre le terme de Goffman, qui produit également une réduction du rôle masculin.

32 Les appelés subissent un déclassement de leur virilité. Ils passent de la vie civile, où on les connaît et on les reconnaît comme masculins, à un autre groupe social qui, non seulement ne prend pas en compte ces attributs, mais qui fait tout pour les écraser (Drongiti, 2022). La rupture avec la vie sociale concrétise cette réduction de leur ancien statut et la séparation leur donne cette impression d’avoir disparu du monde social. Au sein de la caserne, malgré les récompenses, les militaires de carrière ne montrent guère de compréhension face aux difficultés que les conscrits affrontent. Le suicide au début du service correspond ainsi à une disparition de la raison de vivre. « Le déclassement ou le classement dans une position jugée inacceptable est une épreuve humiliante qui bouleverse les relations avec autrui et incite au repli de soi », note Serge Paugam (2002, III), et sa phrase illustre bien la situation des appelés. En tant qu’homme viril disqualifié, l’appelé « est toujours désespéré puisque son existence sociale lui semble être remise en question […] Ce désespoir résulte par conséquent de la relation perturbée de l’homme disqualifié avec son entourage, mais aussi de l’analyse que celui-ci en fait » (Paugam, 2002, IV).

33 Il est aussi intéressant de mentionner que la plupart des enrôlés suicidés avaient exprimé leur volonté de se donner la mort avant de passer à l’acte. L’analyse des documents institutionnels relatifs à la prévention du suicide des appelés montre que les supérieurs militaires ne prennent pas au sérieux ces déclarations. L’objectif d’endurcir les « garçons », de faire d’un civil un appelé pour ensuite en faire un « vrai » homme, ne permet d’accepter que des comportements virils : ne pas supporter les rythmes d’entraînement, être fatigué, demander des pauses, dire son malaise, tout cela n’a pas sa place dans les casernes. Ceci constitue également un signe de régulation forte : le groupe social auquel les appelés appartiennent est « trop présent et […] l’individu n’a pas assez de force pour se soustraire à l’emprise du groupe » (Steiner, 2005, 48).

34 À la suite de ces observations, on peut revenir sur l’affirmation de Durkheim selon laquelle « le soldat a le principe de sa conduite en dehors de lui-même » (2007 [1897], 238). En adaptant cette phrase à la réalité de la caserne grecque, on pourrait dire que le principe de la conduite du conscrit est mis, de manière brutale et violente, en dehors de lui-même. L’armée et la hiérarchie militaire ont un rôle d’étouffement de l’existence des appelés. Ainsi, le suicide pendant le service militaire obligatoire est un type de suicide fataliste :

celui qui résulte d’un excès de règlementation ; celui que commettent les sujets dont l’avenir est impitoyablement muré, dont les passions sont violemment comprimées par une discipline oppressive. […] Tous ceux [les suicides], qui peuvent être attribués aux intempérances du despotisme matériel ou moral.
(Durkheim, 2007 [1897], 311)

35 La régulation est suffocante pour certains appelés et, face à cette importante diminution de leur valeur virile, certains conscrits préfèrent « mourir en homme plutôt que vivre en dominé » (Gazalé, 2017, 27). C’est une façon de « rester maître de soi jusqu’au dernier souffle » (Le Breton, 2018, 14). En effet, les travaux anglosaxons sur les morts volontaires ont démontré que la mort par suicide obéit à un « script genré » (Canetto, Sakinofsky, 1998) relative à la masculinité hégémonique (Connell, 2014), marquée par la violence, l’agressivité et la détermination de ses actions (Chandler, 2019 ; Jaworski, 2016 ; Jordan, Chandler, 2019). Le conscrit Giannis résume bien cette situation :

L’appelé le dira [s’il veut se suicider], ce sont des choses que les appelés disent. La question est : qui sera là pour l’entendre ? Un appelé ne se tue pas, car il ne voit plus la lumière à l’horizon, il se suicide, car à ce moment précis il n’en peut plus, à ce moment-là, il n’en peut plus. Demain peut-être que ça ira mieux, mais maintenant, non.

36 Le suicide, au début du service, c’est-à-dire au moment des classes, peut être analysé comme une revendication de son identité et du contrôle de soi, une demande de réappropriation d’une masculinité dominante effacée et écrasée.

La mort volontaire à la fin de la conscription : un suicide altruiste

37 Mais comment interpréter le suicide opéré à la fin de la conscription, c’est-à-dire dans les trois mois avant la libération ? Répondre à cette question impose de revenir, d’une part, sur la fonction socialisatrice du service et, d’autre part, sur la signification du retour à la vie civile.

38 Le service militaire est un processus de socialisation. L’armée et ses agents récupèrent des « garçons » pour rendre neuf mois après, à la vie civile, de « vrais » hommes. Ce changement marque une rupture avec l’identité sociale que l’individu s’est fabriquée jusqu’au jour de son incorporation. Cette rupture agit comme une mort sociale symbolique, inhérente au rite de passage censé éliminer les caractéristiques antérieures de la personne (Thomas, 1988). Les appelés déposent lors de leur arrivée dans la caserne leur carte identité et à partir de ce moment-là, leur nouvelle identité commence à se construire. Durant cette période de neuf mois, les appelés s’adaptent à l’environnement militaire. Yann Leroux, qui a analysé le service militaire à partir de son expérience sous les drapeaux, résume habilement, à partir d’un exemple de pratique très ordinaire, le changement qui s’effectue sur les enrôlés, ainsi que leur intégration forte dans l’environnement militaire : « Mes camarades de dortoir et moi avions pris l’habitude, après deux semaines de classes, de cirer nos chaussures (les ‘rangers’) dès que nous avions cinq minutes de disponible et tout au long de la journée » (Leroux, 1993, 20). De la même manière, les appelés grecs s’acclimatent à la vie de la caserne. Comme le raconte le sous-officier retraité Periklis,

C’est vrai que les deux premiers mois sont durs, à partir du moment où… Après toutes mes années d’expérience, j’en ai vu des appelés, les deux premiers mois sont difficiles. Après, il [le conscrit] est intégré à l’environnement, il s’habitue, il apprend [à y vivre] et après ça, rien ne le dérange.

39 « Je me suis acclimaté », dit Kostas ; « On était un groupe de potes solide, nous avions notre routine » explique Vaggelis. Philippos, appelé attaché au Groupe de prévention psychosociale, mentionne également que « Certains appelés qui ont l’air d’avoir des difficultés au début du service finissent par s’adapter. On les voit quelques semaines après et ils se sont fait des copains, le stress est parti et tout ça ».

40 Malgré le caractère totalitaire de l’institution, les appelés s’accoutument aux rythmes et aux exigences de la vie dans la caserne. Les bandes de conscrits jouent un rôle important dans cette intégration, créant de l’entraide, de la solidarité, des astuces pour faciliter le séjour (Drongiti, 2021). Les violences, la rigidité, les « injustices » vis-à-vis des permissions de sortie ou de la distribution des tâches sont contrebalancées par la complicité entre pairs et par un apprentissage de la gestion des comportements violents :

À un moment donné, on apprend à mettre un filtre. Par exemple, un epop[9] me donnait un ordre, quelques mètres plus loin un autre epop me donnait un ordre contradictoire au premier. Je finissais par rire. Le second epop me demandait « Pourquoi tu ris, petit con ? Ça te paraît drôle ? ». Des barbaries comme celle-ci, ça ne me faisait plus peur, c’est tellement absurde, mais ça ne me stressait pas, je ne réagissais pas. J’avais accepté que c’est ça l’armée.
(Michalis, appelé)
Ce qu’on vit dans l’armée, durant le service, c’est des conditions d’enfermement, de pressions, des conditions de pression incroyables, de tension, des conditions extrêmes, pourtant […] d’une certaine façon on est incorporé, intégré à ce truc. Ce qui reste dans notre mémoire, ce sont les moments drôles, les moments de solidarité. Des moments où on échappait à la misère générale de ce qu’on vivait. D’une manière amère on réussit à y prendre plaisir […] C’est une contradiction énorme qui nous suit tout au long de notre vie […] Le service militaire est un véritable mécanisme, un mécanisme terrifiant de socialisation des gens dans la société grecque.
(Ermis, appelé)

41 L’adaptation à l’environnement militaire se traduit aussi par les analogies très souvent mentionnées entre l’armée et la famille. Même si cette comparaison est faite d’abord par l’institution elle-même et ses agents – l’expression la plus répandue est celle de la « mère-patrie » – pour démontrer les forts liens sociaux que les militaires de carrière développent avec les conscrits, elle trahit aussi un certain degré d’appartenance et d’insertion des enrôlés dans l’armée.

42 En même temps, le retour dans la vie civile s’accompagne d’un fort stress. « Je crois que les soldats ont peur au moment de retourner dans la société », raconte Periklis, « ils voient le monde réel ». Comme le souligne Giannis :

L’armée c’est quelque chose de permanent, quelque chose que je connais, et je ne connais pas la suite. Comment dire, l’armée est quelque chose de stable, quelque chose de contrôlable tandis que la sortie, je veux dire ma vie civile, c’est quelque chose d’instable. C’est-à-dire, j’ai plus de choses qui me font peur dans ma vie civile que dans l’armée, au moins durant cette période où il me reste un mois à faire pour finir le service. Et j’ai encore quelques jours de permission et après, je serai dans le chaos. Par exemple un pote, quelques jours avant que je prenne ma permission, m’a dit que j’étais comme un civil mais avec des vêtements militaires. Je pense que c’est un des plus grands compliments qu’on m’ait jamais faits à l’armée. Je pense que c’est comme ça pour moi. Ça signifie que je ne suis pas complètement militarisé, que je ne suis pas devenu la même merde qu’eux
[les militaires].

43 Cet extrait traduit bien sa crainte de reprendre le cours de sa vie civile, ce qui est, à mes yeux, la raison principale pour laquelle il a autant insisté pour me raconter ce qu’est l’armée.

44 Pour les appelés interviewés, la conscription constitue aussi une dernière période d’insouciance en termes de temporalité sociale. « Le service est la période des dernières vacances de sa vie », m’explique le journaliste Andreou, spécialisé en reportages militaires – le mot « vacances » ne tient pas ici à signaler une période de repos, mais un âge de jeunesse en transition, entre l’âge adulte biologique et l’adultéité (Rennes, 2019). Effectivement, après la conscription, les jeunes hommes retourneront à la vie civile pour achever leurs études, trouver un emploi, vivre seuls, sans leurs parents, et construire une famille. « Je voulais que mes fils finissent par se stabiliser, qu’ils s’installent dans un travail, qu’ils se marient », explique ainsi la présidente de l’Association Nikiforos, association panhellénique des victimes de l’armée en période de paix, dont le fils a été retrouvé mort lors d’une garde et dont la cause du décès est apparue être le suicide.

45 Les écrits de Pinar Selek sur les appelés turcs trouvent un écho dans le cas des appelés grecs. La sociologue démontre que les conscrits vivent le retour à la vie civile comme un stress et que leurs derniers jours sont marqués par l’inquiétude, la confusion et l’incertitude (Selek, 2014). La libération concrétise le passage à une nouvelle étape de vie, celle de la vie adulte synonyme de nouvelles responsabilités et exigences liées au rôle masculin hétéronormatif : trouver un travail stable, se marier, avoir des enfants, aider sa famille.

46 Vaggelis est parti à Paris faire son master en ingénierie civile, il a immédiatement obtenu un poste dans une entreprise française de construction et, depuis, il vit en couple. Giannis, après une année de master en science de matériaux, est devenu le directeur de la petite entreprise de Bâtiment et travaux publics (BTP) de son père et vit dans une résidence indépendante tout en soutenant financièrement son père et sa mère. Triantafyllos travaille également dans l’entreprise de machinerie de son père dont il s’occupera bientôt de la gestion. Michalis a fini son master en cinéma, il vit en colocation et travaille en tant qu’autoentrepreneur et envisage le concubinage avec sa copine. Ermis, depuis la fin de son service, habite avec sa conjointe, travaille en tant qu’ouvrier non qualifié, poursuit ses études en philosophie et soutient sa famille. Kostas a fini son doctorat et il envisage une carrière universitaire, il habite seul à l’étranger. Isidoros vit avec sa compagne et leur enfant, comme Aristidis.

47 Du point de vue des rapports sociaux de sexe, le retour à la vie civile constitue le moment de validation de la virilisation acquise à l’armée. Après la caserne commence pour les anciens conscrits une nouvelle étape de vie, celle qui comporte des responsabilités d’adulte associées au rôle masculin (Falconnet, Lefaucheur, 1975). Il s’agit, en bref, d’un passage vers la maturité sexuée. Ainsi, même si le rite de passage n’est plus significatif aux yeux des appelés, il fait sens pour leurs parents et pour la société grecque et c’est pour cela que les parents insistent autant sur son accomplissement [10]. Servir la patrie est un impératif privé de sens pour les individus qui doivent s’y plier, un impératif qui a perdu une partie de son caractère initiatique, tout en marquant l’entrée dans une nouvelle ère. C’est exactement sur ce point que la difficulté du retour se fait jour : la fin d’un âge social défini par l’absence de soucis, la vie de jeune adulte avant la maturité, souvent étudiante, caractérisée par une relative autonomie, tout en bénéficiant des soins de ses parents.

48 C’est la raison pour laquelle nous pouvons considérer la période de la conscription comme un interstice social qui se caractérise par un état de transition qui, malgré ses effets indésirables, est une zone de confort pour l’individu. Vivre dans une institution totalitaire permet de savourer une liberté paradoxale. Se trouver dans un tel interstice social, selon l’exemple des conscrits grecs, ne signifie pas de rentrer dans une période de coma social. Au contraire, le terme sert ici à décrire l’entre-deux et la possibilité que cet espace (ou bien la sortie de celui-ci) devienne invivable. C’est pour cela, comme l’explique Marc Bessin, qu’après le service, les appelés ne gardent que des souvenirs agréables (2002e). Giannis exprime assez bien cet état.

Mes parents me traitent avec beaucoup d’indulgence. Je pense qu’ils croient que je fais un truc difficile, eux pensent que je fais un truc difficile [pause] donc en même temps ça leur inspire une tolérance pour n’importe quel comportement de ma part, sans que je fasse des choses extrêmes en termes de comportement. Simplement, ils ont moins d’exigences envers moi. Avant, ils étaient un peu plus exigeants, « qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui », « as-tu réussi tes examens ? », « qu’est-ce que tu vas faire après tes études » [pause] ils me pressaient davantage, ils me gonflaient plus, plus facilement.

49 Les autres interviewés présentent leurs parents comme des gens « patients » (Michalis) envers eux, comme des personnes qui les soutiennent, des individus « référents » (Kostas). Très souvent, d’autres membres de la famille, oncles et tantes, sœurs et frères, cousins et cousines, soutiennent les appelés en leur donnant de l’argent de poche (Triantafyllos), en envoyant des lettres et en gardant le contact avec eux (Miltos). Le fait que les mères des conscrits prennent soin de leurs affaires personnelles lors de leurs permissions, tout en leur préparant les plats qu’ils aiment, témoigne aussi de l’aspect bénéfique de cet interstice. En outre, à la fin du service, le séjour dans la caserne est plus agréable et plus léger grâce au statut d’ancienneté obtenu par les conscrits. Cette fin de service signifie aussi la fin de cette position située entre adolescence et la maturité, où les appelés sont devenus de « vrais » hommes, mais tout en profitant de la quiétude de l’absence de responsabilités. Or, sortir de l’armée signifie devoir se re-socialiser.

50 Cette crainte du retour contribue à expliquer pourquoi la plupart des suicides surviennent aux alentours de la date de libération. Les nouvelles obligations dues à un nouveau type d’économie, de nouvelles formes du travail et, par conséquent, du chômage, donnent à l’individu d’énormes motifs d’insécurité et d’instabilité (Baudelot, Establet, 2006). La « mutation dans le statut social de la jeunesse » (Baudelot, Establet, 2006, 142) fait que les jeunes n’entrent pas rapidement sur le marché du travail, contrairement aux générations précédentes, ils font des études longues et prolongent leur entrée dans la vie active. Parallèlement, le marché du travail augmente et modifie ses exigences tout en abaissant le niveau des salaires. Ainsi, les jeunes conscrits, après une période dans les casernes, sont exposés au risque de faire face à de nouvelles formes d’emploi précaire et à des insécurités sociales qui affecteront tous les aspects de leur vie sociale et personnelle. « Ascenseur social en panne, baisse des revenus relatifs, chômage de masse, élévation des taux de pauvreté. De manière brève, le contenu social du même âge de la vie, la jeunesse, a brutalement changé » (Baudelot, Establet, 2006, 143). La crise socio-politique désigne un contexte de « mélancolie sociale », comme le dit de manière éloquente Elsa Papageorgiou, qui « s’enregistre à tous les niveaux de la vie sociale » et qui a comme effet la « perte de dignité, des acquis sociaux, des biens publics, perte de repères et des valeurs. Perte du lien social » (2014).

51 Ainsi, le fait que les appelés finissent par être fortement intégrés dans la vie et la sociabilité militaires ainsi que le rôle de « ticket d’entrée dans la société et […] le marché du travail et la sphère politique » (Lamarche, 2008, 294) que joue le service militaire ont une influence sur le risque de suicide des jeunes hommes avant leur libération. Il s’agit là d’un suicide altruiste, puisque l’individu s’attache à l’institution par crainte d’une réalité sociale (potentiellement) désastreuse et se suicide avant son départ pour ne pas faire face à la reprise des responsabilités relatives au rôle masculin qu’il ressent comme lourdes. Le suicide, comme l’exprime Louis-Vincent Thomas, est « moins disparition du moi physique que celle du personnage social, moins agression contre soi que réaction de négation à l’endroit du groupe » (Thomas, 1988, 170).

52 Ayant subi une première rupture avec la vie sociale et ayant fait leur intégration dans l’espace militaire, les appelés ne redeviendront plus jamais les mêmes. « Une fois le changement accompli, il ne sera plus possible de l’abolir et de revenir en arrière pour retrouver leurs propriétés initiales » (Teboul, 2017, 44). Il s’agit d’une « différence irréversible, pour l’individu et les siens, entre un avant et un après, non seulement distincts dans le temps, mais qualitativement différents » (Centlivres, 2000, 37). Les propos des enquêtés sur leur sentiment de libération valident les interprétations faites ici. L’extrait de l’entretien avec Ermis est représentatif des ressentis des conscrits :

La dernière journée à l’armée est extrêmement soulageante. On se sent pas heureux d’avoir terminé, car on n’y a rien réussi, au contraire, on a perdu un an de notre vie, mais on se sent soulagé que tout ça soit terminé […] Ce que j’ai réalisé est que le moment qu’on attend si fortement [la libération], mais c’est exactement cette attente en combinaison avec les situations extrêmes qui fait qu’on se sent vide, ce moment qui arrive ne signifie rien. Le jour où j’ai été libéré, j’ai juste pris un papier et je suis allé avec quelques camarades prendre un café dans une cafétéria près de la caserne. Je savais que, à partir de ce moment-là, je pouvais laisser pousser ma barbe, que je ne porterais plus jamais d’uniformes militaires, qu’il ne serait plus nécessaire de se réveiller à 6 heures du matin pour faire ma toilette ni le nettoyage de la brigade, ni pour passer la serpillière, ni pour se présenter au rapport, ni pour faire des corvées. Cependant, j’avais juste une joie pas du tout profonde, et la joie a eu un caractère d’hystérie ! Elle ne signifiait rien, elle ne signifiait rien. Quand j’essayais d’approfondir un peu le sentiment, de faire que mon corps se sente un peu plus léger, je n’y arrivais pas ! Un des camarades, avec lesquels on est sorti, m’a dit « je sais pas, peut-être c’est à cause de l’armée où le fait que je sois sorti, elle m’a tellement changé que j’arrive pas à me sentir bien. Je me sens moche, misérable et triste. » Bon, d’accord, peut-être ce n’est pas toujours si horrible, mais… la vérité c’est que tout ça montre le rôle de l’armée de terre comme une socialisation réelle avec les termes les plus durs, qu’il y a toujours quelque chose qui reste là, une partie de soi qu’on peut pas revendiquer, qui est restée là, et on a changé pour toujours.

Conclusion

53 Au sein de cette institution de caractère coercitif et totalitaire qu’est l’armée, les jeunes Grecs deviennent de « vrais » hommes. Séparés des femmes et surtout de leur mère et de leur éventuelle copine, les conscrits s’endurcissent et se virilisent, grâce à l’entraînement militaire, l’apprentissage des armes, les épreuves physiques et psychologiques, les interdictions, la souffrance, en concurrence virile par rapport aux professionnels et plus anciens appelés, ou entre appelés. Toutefois, la conscription est marquée par un paradoxe : les appelés deviennent des hommes mais en passant par une place de dominés, une place associée aux femmes dans le monde civil. Malgré la difficulté de cette expérience, expérimenter la place de dominés forge la virilité chez les jeunes hommes ainsi que leur volonté d’appartenir aux « vrais » hommes. À la fin de cette expérience, dès le retour à la vie civile, on leur réserve une place parmi les dominants.

54 À la lumière de la théorie des rapports sociaux de sexe et de la sociologie durkheimienne du suicide, les morts volontaires de conscrits relèvent d’une analyse originale. Les deux tendances de suicide au sein des casernes correspondent, selon la mesure militaire de la masculinité, à deux étapes différentes dans la construction biographique de la virilité : au début du service, les conscrits sont des garçons, à la fin ils sont beaucoup plus proches des hommes matures. Ainsi, les morts volontaires survenant au début du service sont le résultat de la forte régulation que l’institution impose aux jeunes conscrits en écrasant leur personnalité, leurs repères et leurs manières d’être. En termes durkheimiens, il s’agit d’un suicide fataliste. Se donner la mort vers la fin de conscription est, à l’opposé, le résultat d’un excès d’intégration correspondant à un suicide altruiste. Institution forte et puissante, l’armée, et particulièrement le service militaire, constituent un interstice social qui permet aux jeunes hommes de vivre une période entre adolescence et maturité. Quitter la caserne à la fin de son service signifie qu’il leur faudra assumer un nouveau rôle masculin imposant une série de responsabilités : être un homme viril, brave, soutenir sa famille, vivre en toute autonomie, prendre en charge les personnes invalides de sa famille, se mettre en couple, trouver un travail stable, avoir un enfant.

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Mots-clés éditeurs : SUICIDE ALTRUISTE, MASCULINITÉ, SUICIDE, SUICIDE FATALISTE, SERVICE MILITAIRE, GRÈCE, ARMÉE

Date de mise en ligne : 15/05/2024.

https://doi.org/10.3917/ds.481.0021

Notes

  • [1]
    Όταν θα βγάλω το χακί/ θα ανάψω ένα τσιγάρο/ και τη ζωή απ’την αρχή/ που λες, θα ξαναπάρω.
  • [2]
    Mises en en musique par Mános Hadjidákis et chantées par Stelios Marketakis.
  • [3]
    Le manque crucial de données officielles et accessibles ne permet pas d’en savoir plus sur les données statistiques relatives au phénomène. Les éléments recueillis à travers la mosaïque méthodologique appliquée au cours de ma recherche doctorale permettent de faire un « état des lieux » du suicide parmi les jeunes hommes présents sous les drapeaux. Les calculs des journalistes coïncident avec ceux du Comité de solidarité aux enrôlés, association antimilitariste qui réunit systématiquement des données sur ce phénomène, et signalent une tentative de suicide toutes les deux semaines, le ratio du suicide chez les appelés étant au moins de six fois supérieur à celui concernant les hommes de la même tranche d’âge dans la vie civile.
  • [4]
    Sur la traduction du terme en anglais « total institution » par « institution totalitaire » voir Drongiti, 2022.
  • [5]
    Tous les noms sont fictifs afin de garantir l’anonymat des interviewés.
  • [6]
    Il est important de préciser que tous les appelés interviewés, même ceux en faveur des objectifs militaires ou qui soutiennent que la conscription constitue une expérience bénéfique (apprentissage des armes, activités sportives, etc.), expriment ce même ennui.
  • [7]
    Comité de solidarité aux enrôlés, « 9 mois de prison pour un crime que je n’ai pas commis », 14 mars 2011, http://diktiospartakos.blogspot.com/2011/03/9.html, consulté le 13 mars 2023.
  • [8]
    Les appelés ayant obtenu un diplôme en sociologie, anthropologie, psychologie ou travail social sont rattachés au Groupe de prévention psychosociale, une équipe affiliée au service sanitaire et dirigé par les militaires psychiatres et psychologues. Leur rôle consiste à détecter les conscrits suicidaires et souffrant de troubles mentaux grâce à des questionnaires et des entretiens avec leurs co-appelés.
  • [9]
    Diminutif pour le « soldat professionnel » en grec.
  • [10]
    En effet, jusque dans les années 1980, les personnes exemptées à cause de problèmes psychiques recevaient un certificat les exemptant du service militaire pour raison médicale. Ce document s’est avéré un véritable handicap pour trouver un travail ou être recruté dans la fonction publique jusqu’à ce que l’Autorité de protection des données personnelles interdise de faire mention de la raison de l’exemption. Même si ce document ne mentionne plus la cause de l’exemption, la crainte de la stigmatisation persiste, de sorte que les parents grecs insistent sur l’accomplissement de la conscription par crainte que leur fils puisse se trouver en difficulté de trouver un emploi stable.
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