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Article de revue

La note de vie scolaire. Tensions autour des principes de justice à l'école

Pages 531 à 553

Notes

  • [1]
    Circulaire « Vie scolaire », n° 2006-105 du 23 juin 2006, BO n° 26 du 29 juin 2006.
  • [2]
    Ces compétences ont été rajoutées dans le décret du 11 juillet 2006 (n° 2006-830) après les cinq compétences déclinées dans la loi d’orientation de 2005.
  • [3]
    Initiée par Ségolène Royal alors ministre de l’Éducation, cette proposition consistait à proposer un bulletin trimestriel avec deux rubriques à remplir par une appréciation littérale : assiduité (nombre d’absences, de retards, justifiés ou non), comportement au sein de l’établissement (sens de l’initiative, autonomie, prise de responsabilité).
  • [4]
    Circulaire « Vie scolaire », n° 2006-105 du 23 juin 2006, BO n° 26 du 29 juin 2006.
  • [5]
    Circulaire « Lutte contre la violence » en milieu scolaire, n° 2006-125 du 16 août 2006, BO n° 31 du 31 août 2006.
  • [6]
    Ce travail a pris place dans le cadre de la recherche collective : « De la culture commune au socle commun : prescriptions, interprétations, pratiques » (UMR Éducation & Politique, Université Lyon 2/INRP, juillet 2010, responsables : Jacqueline Gautherin, Françoise Lantheaume, André Robert). Ont participé à l’axe de recherche sur la note de vie scolaire : Amandine Adamo, Isabelle Bourdier-Porhel, Basile Ducerf, Hayet Kaced.
  • [7]
    Ainsi Jean-Claude Kaufmann explique à propos de l’inquiétude que peut avoir légitimement le chercheur à l’égard du mensonge possible de son enquêté : L’homme ordinaire ne déforme pas, il donne forme, pour produire du sens, de la vérité (sa vérité) (1996, 63).

Une note pour évaluer des comportements scolaires

Le contexte d’apparition

1 La note de vie scolaire a été présentée officiellement comme un dispositif faisant partie de la lutte contre la violence scolaire en France. Instaurée dans les collèges à la rentrée 2006 [1], elle a provoqué de nombreuses réactions hostiles. Elle fait partie de l’évaluation des piliers 6 et 7 : « les compétences sociales et civiques », « l’autonomie et l’esprit d’initiative », [2] du socle commun. Elle évalue l’élève à travers quatre domaines : l’assiduité et la ponctualité ; le respect du règlement intérieur ; la participation à la vie de l’établissement, aux activités organisées ou reconnues par l’établissement ; l’obtention de l’attestation scolaire de sécurité routière et de l’attestation de formation aux premiers secours. C’est une note atypique, car elle ne recoupe pas les matières traditionnelles et elle concerne plus des savoir-être que des savoir-faire ou des savoirs. Ceci étant, l’évaluation du comportement des élèves n’est pas nouvelle, on pense bien sûr aux anciennes notes de « bonne conduite » ou plus récemment à la proposition du collège de l’an 2000 [3], qui n’a jamais abouti. Par contre, c’est la première fois qu’une évaluation des comportements est placée sur le même plan qu’une évaluation des matières et qu’elle suppose un travail concerté entre professeurs, conseiller principal d’éducation (CPE) et chef d’établissement (responsable in fine de l’attribution de la note). Parmi les pays ayant mis en place une réflexion sur les exigences en fin de scolarité obligatoire (du type « socle commun »), seule la France a interprété les recommandations européennes concernant l’initiative et la responsabilité dans le sens de la citoyenneté (Raulin, 2008) alors que ces recommandations ciblaient surtout le développement de bons agents économiques (le fait d’avoir l’esprit d’entreprise, d’oser l’initiative dans le monde du travail) (Clément, 2009). Le Haut Conseil de l’Éducation français a justifié ses choix par le « caractère inacceptable » de la violence à l’école et au collège, bien que les recherches internationales en la matière ne laissent pas penser que la France soit plus sujette que les autres pays européens à des problèmes de violence à l’école (Debarbieux, 2006). Les textes officiels réglementant la note de vie scolaire l’associent clairement à la lutte contre la violence à l’école, comme la circulaire « Vie scolaire » : L’apprentissage de la civilité et l’adoption de comportements civiques et responsables constituent des enjeux majeurs pour le système éducatif. La note de vie scolaire s’inscrit dans cette démarche éducative qui concerne toute la scolarité au collège[4], ou la circulaire « Lutte contre la violence en milieu scolaire » : la note de vie scolaire doit promouvoir les comportements positifs, valoriser l’engagement des élèves, les inciter à prendre des responsabilités[5].

2 La note de vie scolaire est un bon exemple de l’évolution politique des modèles d’éducation en France. La forme scolaire apparue dans nos sociétés occidentales au cours du XVIIe siècle, se caractérise par une mise à l’écart temporelle et spatiale des élèves (Vincent, 1980). Les Lumières avaient fondé le projet d’éducation moderne sur le principe du « grand renfermement » de l’école, à l’abri des exigences de production et de l’influence des plus puissants (Derouet, 2005) et le modèle républicain français reste encore prégnant dans les esprits de certains professionnels en tant que protection de l’espace public à l’égard de l’espace privé (les religions, les communautés, les individus). Mais la forme scolaire s’est fragilisée, est devenue poreuse à des savoirs, des comportements, des influences locales, des objets qu’elle avait contenus à sa frontière, voire annexés (Bautier, Rayou, 2009, 61), du fait des parents usagers, se permettant davantage de critiques, étant autorisés à un droit de regard plus important sur ce qui se passe à l’école, du fait des élèves qui importent leurs objets culturels, du fait des politiques d’éducation : décentralisation, déconcentration et développement de l’autonomie des établissements ont favorisé le rapprochement avec l’espace local. Ces évolutions ne sont pas saluées favorablement par tous les professionnels : des enseignants surtout redoutent l’imposition de contraintes extérieures au risque de la perte de la neutralité de l’école. Pour les défenseurs de l’ouverture de l’école, le socle commun est une occasion de bouger et de redonner à l’école la place qu’elle mérite dans notre société (Raulin, 2008, 100) et de doter les futurs citoyens de compétences « de base » indispensables pour vivre en société, suivant la critique selon laquelle le contenu de l’enseignement serait désajusté aux nécessités de la vie sociale et professionnelle actuelle. Le souci de donner aux individus un minimum de connaissances indispensables pour vivre en société était bien sûr déjà présent dans les lois de Jules Ferry et ses exigences du « lire, écrire, compter ». Mais avec le socle commun apparaît un objectif plus marqué de préparation des élèves à des aptitudes précises sociales et professionnelles, ainsi que de reconnaissance de compétences individuelles qui existeraient préalablement ou parallèlement à l’école. Les partisans du socle commun pensent que ce dispositif contribue à ce que l’école prépare mieux au monde social et professionnel. Le principe de justice invoqué est celui de l’égalité devant l’efficacité sociale des compétences acquises scolairement, la rentabilité des diplômes. Certaines grilles de note de vie scolaire sont d’ailleurs justifiées par rapport à des compétences qui seront ensuite professionnellement reconnues, voire exigées : s’investir dans des associations, prendre des responsabilités et des initiatives, être ponctuel, savoir justifier ses absences, savoir travailler en équipe.

Une recherche sociologique sur la mise en place de la note de vie scolaire [6]

3 L’objectif général de notre recherche était d’analyser à quelles conditions la note de vie scolaire est acceptée et appliquée localement dans les établissements. Le recueil de données s’est effectué de septembre 2007 à juin 2010. Au total, 82 entretiens de professionnels ont été effectués : 16 chefs d’établissement, 35 professeurs principaux, 29 conseillers principaux d’éducation, 2 inspecteurs « vie scolaire ». Les établissements d’où provenaient les professionnels étaient situés dans quatre académies, étaient diversifiés selon l’origine sociale des élèves, les résultats au diplôme national du brevet (ancien brevet des collèges), la localisation rurale ou urbaine et/ou en éducation prioritaire, leur statut privé ou public. Au moment de commencer en septembre 2007 l’enquête de terrain (qui s’est achevée en juin 2010), l’émotion était retombée dans les établissements scolaires, la contestation frontale n’étant plus de mise. Un journaliste souligna d’ailleurs que la note de vie était un bon exemple de mesure très contestée lors de son apparition, mais finissant quand même par entrer dans les mœurs (Luc Cédelle, Le Monde, 11 mars 2009). Ce sujet était devenu moins brûlant notamment parce que les professionnels et les parents avaient constaté la faiblesse du poids de la note de vie scolaire dans l’évaluation de l’élève. Effectivement, le rapport Herbeuval (2007) chargé d’analyser la mise en œuvre de la note de vie scolaire au niveau national, a estimé que la première année, dans plus de 80% des cas, les notes attribuées se situaient au-dessus de 15 et qu’il arrivait rarement que les moyennes trimestrielles soient dévalorisées par la note de vie scolaire. D’autres problèmes apparaissaient plus importants dans les collèges pour des raisons diverses : inquiétudes enseignantes face à l’extension des tâches et à l’accroissement des difficultés du métier face aux élèves, autres problèmes pratiques plus urgents à gérer pour les CPE, centration sur les perspectives générales d’un changement en éducation dont la note de vie scolaire ne représentait qu’un aspect technique pour les inspecteurs et certains chefs d’établissement. À bien des égards, la note de vie scolaire est apparue comme un « petit objet » à nos enquêtés, qui souvent ne voyaient pas l’intérêt d’y consacrer un entretien. Les plus réticents ont été les enseignants, le reste des professionnels se trouvant dans une autre position dans l’institution scolaire par rapport à cette nouvelle mesure.

4 Sur le plan méthodologique, les grilles d’entretien ont été préparées de manière semi-directive, en tenant compte de l’aisance et de la méfiance supposée des enquêtés. Ainsi les entretiens avec les chefs d’établissement ont veillé à éviter que ces professionnels ne s’épanchent trop dans un discours visant à publiciser et à promouvoir leurs actions, comme ils sont habitués à le faire dans leurs fonctions a fortiori devant des thèmes tels que la note de vie scolaire ou le socle commun de connaissances et de compétences. C’est pourquoi nos questions et nos relances ont visé à faire décrire le plus précisément possible les pratiques ordinaires, les dispositifs mis en place et l’état des relations entre professionnels dans l’établissement. Également, nous avons eu le souci au cours de la passation des entretiens et dans leur interprétation de recouper les informations et les représentations livrées par nos interlocuteurs, non pas dans un esprit de suspicion, mais dans la perspective de comprendre les conditions de production des catégories d’intelligibilité des enquêtés [7]. Ainsi, le croisement des discours permet de repérer à quel point la note de vie scolaire est perçue à travers le prisme d’un univers de convictions. Par exemple certains professionnels, persuadés de l’inutilité du dispositif nous affirment que personne n’en parle dans l’établissement, lors même que d’autres professionnels dans le même collège, convaincus du contraire, pensent que les échanges sont fréquents autour de la note de vie scolaire qui fédère les équipes. Nous avons même trouvé un établissement où une grille de note de vie scolaire existait, mais restait inconnue d’une partie des professionnels.

Des principes de justice en tension

5 Au terme de notre recherche, nous pouvons conclure qu’opposants et partisans du dispositif s’accordent à penser que la note de vie scolaire n’a pas eu d’impact significatif sur les comportements collégiens les plus perturbateurs et les plus violents. La querelle est par contre rude quant à la justice du dispositif. La note de vie scolaire est ainsi un formidable révélateur de la coexistence souvent peu pacifique des multiples principes de justice qui circulent dans l’univers scolaire actuellement (Dubet, 2004, 2008), avec les difficultés de repérage et de positionnement qui en découlent pour les professionnels. Jean-Louis Derouet a décrit ce passage d’un univers de justification simple à un univers de justification complexe à l’école entre 1960 et 1990 (1992, 2005). L’idéal d’égalité des chances comme principe régulateur du monde scolaire s’est défait dans les années 1960, à partir du moment où des inégalités de parcours sont constatées : l’égalité d’accès ne garantit pas l’égalité des chances et la sélection par le « mérite » n’est pas une sélection neutre, qui mesurerait des compétences strictement « individuelles » indépendamment des positions sociales (Bourdieu, Passeron en France, Coleman aux États-Unis). L’égalité des chances ne constitue plus qu’une des formulations possibles de l’idéal de justice. Le critère de justice à l’école s’est déplacé de l’égalité des chances à l’égalité des résultats, le principe d’égalité a été reformulé en principe d’équité. Le principe d’égalité des chances s’articule aussi à la justice méritocratique qui caractérise les sociétés démocratiques où l’égalité fondamentale des individus est postulée mais dans des organisations structurées par une hiérarchie des positions sociales. L’école joue un rôle dans l’organisation de la compétition qui conduit à la distribution des positions sociales et elle hérite en même temps de l’impossibilité d’atteindre un idéal d’égalité dans une société inégale. Enfin la justice scolaire ne se réduit pas qu’à une question de performances scolaires autour des problèmes d’égalité des chances, de recherche d’abolition des inégalités de résultats. La question doit être aussi selon François Dubet celle de la socialisation scolaire : quel sujet social est-il fabriqué par l’école indépendamment des résultats scolaires ? En ce qui concerne la note de vie scolaire, les textes officiels insistent sur une démarche éducative conduisant certes à sanctionner par l’évaluation des comportements non autorisés, mais visant aussi à prendre en compte l’évolution de l’attitude et à valoriser les comportements positifs.

6 Or, ces différents principes de justice ne sont pas tous compatibles entre eux. Trois points de tension sont repérables :

7

  1. Comme toute évaluation, la note de vie scolaire ne peut pas être totalement objective, donc elle est considérée comme injuste, il faut annuler ses effets en attribuant la même note à tous les élèves, en proposant la note la plus forte possible pour ne pas les pénaliser ou en prenant la moyenne des matières de chaque élève) ou elle est considérée comme juste (elle tient compte subjectivement de l’individu, de sa globalité, de ses problèmes personnels et de ses capacités, elle est plus humaine.
  2. La note de vie scolaire est symbolique de la porosité de la forme scolaire au monde extérieur, ce qui est considéré comme juste. On tient compte de compétences sociales qui ne sont pas habituellement valorisées dans les évaluations traditionnelles de l’école ou qui ne paraissent pas directement utiles aux apprentissages scolaires alors qu’il s’agit d’une socialisation utile dans la société : aider autrui, représenter les autres élèves, passer des attestations (sécurité routière, premiers secours) ou ce qui est considéré comme injuste. L’école doit rester neutre, ne pas juger des comportements sociaux qui ne concernent pas les apprentissages scolaires sous peine de céder à la pression d’intérêts particuliers.
  3. La note de vie scolaire est considérée juste car elle permet de limiter les contradictions entre l’égalité des chances et l’égalité des résultats : l’inégalité des chances est incontournable, il vaut mieux voir comment réparer dans une perspective d’équité, par exemple en valorisant les efforts fournis par l’élève, ses progrès, ses compétences sociales spécifiques, en prenant en compte ses difficultés particulières selon l’environnement social de l’établissement ; elle est considérée comme injuste car il faut préserver l’égalité des chances qui équivaut à une égalité de traitement. Il est choquant dans l’école de la République que chaque élève ne soit pas noté de la même manière à partir d’une injonction nationale commune : les critères retenus sont différents et on relève des écarts de notation dans les réappropriations locales particulières des collèges et des professionnels.

L’impossible objectivité de l’évaluation des comportements collégiens

Des critiques communes aux évaluations scolaires en général

8 Certaines critiques de la note de vie scolaire pourraient être émises à l’égard de n’importe quelle évaluation scolaire. Beaucoup d’enseignants s’insurgent contre le principe même d’évaluer des comportements. D’abord, ils estiment avoir été formés pour évaluer des savoirs et des savoir-faire en lien avec leurs matières et non pas des savoir-être ou des comportements. Certains d’entre eux considèrent que leurs fonctions consistent uniquement à évaluer des aptitudes intellectuelles et des connaissances. Une enseignante de mathématiques s’offusque ainsi qu’on lui demande une note de vie scolaire qui n’a pas de sens, alors que les notes qu’elle attribue dans sa matière ont du sens quand même ! C’est toujours difficile de chiffrer une attitude humaine, c’est drôlement délicat ! Une professeure de SVT présente comme évidente l’activité de correction des copies :

9

Moi ça me dérange énormément de mettre une note à un comportement, pour moi c’est pas quantifiable, pourquoi on va mettre 1 ou 2 à un élève qui a été quatre fois en retard et 0 à celui qui a été cinq fois en retard ? Mettez un prof devant une copie, ça va, mais lui demander pour le comportement, alors comment on justifie ?

10 Quand on lui demande si elle voit une corrélation entre la note de vie scolaire et les notes obtenues dans les matières (ce que beaucoup d’enquêtés remarquent concernant une majorité d’élèves), une enseignante de français répond :

11

Surtout pas ! On note des savoir-faire dans les matières, pas des savoir-être.

12 Le « surtout pas » peut se comprendre comme étant un principe posé a priori de dissocier les compétences sociales des résultats scolaires comme toute croyance dans l’objectivité de l’évaluation scolaire, celle-ci étant cependant évidemment en lien avec les comportements des élèves, ainsi que le souligne une CPE :

13

On se fixe beaucoup sur l’évaluation de la note de vie scolaire, comme si l’évaluation n’était pas un problème dans les autres matières. Certains professeurs refusent de noter parce qu’ils disent qu’ils ne savent pas noter les comportements, alors qu’ils ne font que ça, dans leurs notes, évaluer les comportements !

14 Les travaux de docimologie relatés par exemple par Pierre Merle (1998, 2007) rappellent qu’à l’évidence les évaluations scolaires sont loin d’être objectives et subissent de nombreux biais, liés notamment au statut social, au niveau scolaire, à l’apparence physique, au genre de l’élève, au contexte de scolarisation tel que l’établissement et la classe ou bien encore à des habitudes professorales de notation. Les travaux en psychologie sociale montrent clairement combien les jugements enseignants sur la politesse des enfants ont des répercussions sur l’évaluation de leurs performances scolaires (Filisetti, 2009). La perception scolaire des élèves par les enseignants est un jugement sur le plan comportemental autant, voire même plus que sur le plan cognitif : l’« intelligence » de l’élève ne lui sert à rien s’il ne l’exerce pas dans les moments et surtout dans les formes scolaires (Lahire, 1995, 50), en témoignent les nombreuses remarques des enseignants sur les « possibilités », les « capacités » des élèves qui, par manque de comportement adapté, obtiennent de mauvais résultats. Ces remarques fourmillent dans les bulletins scolaires : « élève trop souvent absent », « dissipé », « manque de concentration », « manque de sérieux », « manque de soin », « ne sait pas ce qu’il fait en classe », « incapable de travailler avec les autres », « oublie trop souvent son matériel ». Les enseignants interrogés par Bernard Lahire sur les situations de réussite ou d’échec de leurs élèves évoquent autant leurs conduites, leurs qualités morales, que leurs performances ou leurs qualités intellectuelles : parfois même ils sous-entendent que les élèves ont des capacités mais que leur comportement ne leur permet pas d’avoir les résultats scolaires à la hauteur : élève « intelligent mais catastrophique du point de vue comportemental », « qui se laisse entraîner par les autres », « qui est trop bébé ». Effectivement, on voit bien d’ailleurs que le travail scolaire exige des qualités « morales » ou « comportementales » : être ordonné, rangé, c’est aussi être rationnel, savoir ordonner ses idées ; être soigneux c’est savoir soigner son expression, sa présentation, être clair. Donc d’une certaine manière, est-ce que la note de vie scolaire ne pourrait pas permettre à l’élève de prendre conscience d’un certain nombre de défauts dans sa conduite qui pourraient lui être préjudiciables pour l’image qu’il donne de lui-même, voire pour acquérir des habitudes qui lui permettraient la réussite scolaire ?

Des variations trop importantes liées aux interprétations personnelles des professionnels

15 Un deuxième type de critique émerge selon laquelle les élèves sont en situation inégale face à la variabilité des pratiques de notation des professionnels concernés. La note renvoie d’une manière générale à des micro-décisions qui relèvent de vraies interprétations au-delà d’une comptabilité mathématique. Un professeur de mathématiques dénonce ainsi :

16

Ce n’est pas juste car certains profs mettent des croix très facilement et d’autres refusent d’en mettre. Des fois on met des croix aux élèves les plus turbulents, alors qu’aux élèves dont on a l’habitude qu’ils fassent bien leur travail, on va leur laisser le bénéfice du doute. Les élèves ne sont pas notés de manière égale.

17 Une enseignante de français se plaint du manque de cohérence dans la façon de prendre en compte les faits recensés dans le carnet :

18

Un certain nombre de profs passent outre le carnet donc les croix ne rentrent pas dans le décompte et pourtant ça pourrait faire dégringoler la note, donc c’est pas juste.

19 Un professeur d’anglais se plaint de la variabilité des critères selon les individus :

20

Si on voulait vraiment faire ça, ça supposerait une concertation extrêmement détaillée des enseignants avec des critères très précis que personne n’a été capable de mettre en place.

21 Enfin un CPE souligne le fait que l’évaluation de la note de vie scolaire s’élabore par comparaison avec les comportements des autres élèves de la classe :

22

Le comportement d’un gamin moyen, dans une autre classe il aurait eu 15, mais comme il a un comportement correct dans un climat exécrable, on le valorise, on lui met 20, donc y’a une variété de critères, de contextes.

23 Mais ce problème n’est pas spécifique à l’attribution de la note de vie scolaire, puisqu’il est de coutume que les enseignants d’une même matière dans un même établissement aient des variations de notation. Là encore, les travaux de docimologie ont montré l’éventail des notes autour d’une même copie ou d’une même prestation orale. D’une certaine manière, la note de vie scolaire tend à une plus grande justice de traitement que les notes attribuées dans les matières lorsque les professeurs principaux jouent un premier rôle de régulation entre les différents enseignants d’une classe puis quand le chef d’établissement supervise les notes attribuées des CPE et celles des professeurs principaux (certains chefs d’établissement demandent d’ailleurs à revoir les notes à la hausse ou à la baisse comme dans le cas des professeurs ayant attribué 20 à tous les élèves, pour protester contre le dispositif). Dans le cas de la note de vie scolaire, nous avons constaté des variations importantes dans les barèmes attribués à chaque domaine : l’assiduité (entre 4 et 10 points), le respect du règlement (entre 5 et 12 points), la participation (entre 4 et 6 points), l’obtention des diplômes faisant partie ou non d’un « bonus » (de 0 à 6 points). Également, on peut s’interroger sur le degré de précision de la note. Tout le monde s’accorde à dire qu’il ne sert à rien d’être trop précis dans la note de vie scolaire, mais cette même prudence pourrait être appliquée aux autres matières. On dirait que ce qui dérange dans le fond les professionnels (et notamment les enseignants), c’est que l’appréciation soit chiffrée, au même titre que les évaluations dans les disciplines. Une autre difficulté concerne l’évaluation en général : comment interpréter une note de vie scolaire de 0 à 20 ? Comme une échelle proportionnelle où le 0 correspondrait à un manque de comportement social attendu, une accumulation de compétences sociales négatives ou une absence totale de l’élève ? Où le 20 correspondrait à un élève toujours présent ou toujours parfait du point de vue de ses compétences sociales ? Beaucoup d’enseignants perçoivent bien d’ailleurs dans leurs matières le caractère délicat et en partie arbitraire de cette échelle proportionnelle, puisqu’ils refusent par principe de mettre 0 à un devoir dès lors que l’élève a rendu une copie et de mettre 20, qui correspond à un idéal de perfection impossible à atteindre pour un élève. Certains professeurs ont utilisé par contre l’ensemble de l’évaluation entre 0 et 20 pour la note de vie scolaire, ce qui a pu poser problème du point de vue des CPE, surtout dans le cas d’une note nulle qui pourrait dans l’absolu être attribuée aux élèves totalement absents ou dont l’attitude est complètement négative. Le 20 comme évaluation de note de vie scolaire est moins soulevé comme problème en tant que tel, c’est-à-dire qu’il correspondrait à un comportement parfait qui n’existe jamais, sauf quand les raisons de son attribution relèvent de la dérision, du refus de mettre la note de vie scolaire ; le syndicat enseignant SGEN a appelé à mettre la note maximale à tous les élèves, ce qui peut se comprendre comme mettre 20. Mais bien sûr ce 20 pose un problème de justice, car il risque de compenser les résultats médiocres des élèves en difficultés là où les élèves en réussite auront peu de gain, par ailleurs il pose un problème d’inégalité de traitement entre enseignants, tout le monde n’ayant pas fait le choix dans les établissements d’attribuer un 20, et enfin se pose la question du rôle politique, de publicisation de cette note : comment justifier devant les élèves le fait qu’un collégien se comporte mal et obtienne pourtant une bonne note de vie scolaire ? Sous prétexte de lutter contre une injustice de traitement, certains enseignants font un choix qui implique d’autres injustices, dont ils n’ont pas conscience ou qui leur semblent moins graves relativement aux premières injustices combattues.

La « double peine »

24 La troisième catégorie de critiques concerne la « double peine », expression utilisée par des syndicats enseignants et la FCPE (fédération de parents d’élèves) puis reprise par les médias et qui revient très souvent dans nos entretiens avec les professionnels (surtout les enseignants). Elle peut se comprendre de deux manières : d’abord l’injustice de faire payer deux fois un comportement non autorisé, la note de vie scolaire venant doubler les sanctions déjà prises, ensuite l’aggravation d’une mauvaise moyenne obtenue dans les matières. Mais ce problème de la « double peine » existait déjà avant la mise en place de la « note de vie scolaire », puisque nombre d’enseignants disent de toute façon tenir compte dans leurs évaluations des matières du comportement des élèves en cours, de leur sérieux dans le travail ce qui est critiqué par d’autres, CPE ou chefs d’établissement :

25

Est-ce que l’enseignant n’en tient pas compte déjà dans son évaluation ? Je connais des professeurs qui mettent des notes de participation (principal) ;
On n’a pas le droit, mais est-ce que le collègue aura l’éthique de se dire, bon, je vais laisser la note complète car si je veux sanctionner, je le ferai sur la note de vie scolaire ? En tout cas, il n’y a pas eu de cadrage pour (CPE).

26 Le comportement de l’élève a toujours influencé son orientation et les établissements préfèrent prendre, à résultats scolaires égaux, des élèves qui ne posent pas de problème. De ce point de vue, on pourrait dire que la note de vie scolaire est révélatrice d’une triple peine qui existe déjà : les élèves ont des sanctions par rapport à des comportements répréhensibles, puis leurs comportements entrent en compte dans l’évaluation des matières et enfin dans leur destin scolaire et social. Le problème de la « double peine » renvoie à un problème de justice qui n’est pas simple : si on tient compte dans l’évaluation des sanctions déjà prises à l’encontre d’un élève (avertissements, exclusions, remarques recensées dans le carnet de l’élève) en tant qu’elles sont révélatrices de comportements inadéquats, on risque effectivement de le pénaliser deux fois :

27

Quand on punit un jeune, il a payé. Moi je mets une retenue, je ne vais pas lui rappeler quatre fois qu’il a eu une retenue. Et je trouve terrible qu’en fin de trimestre, on lui représente l’addition avec la note de vie scolaire. Ça va même à l’encontre de la confiance sur laquelle on essaie de travailler avec les élèves (CPE).

28 Cependant, si ces sanctions ne sont pas comptabilisées, un élève ayant un comportement non autorisé peut avoir une note de vie scolaire équivalente à un élève n’ayant pas reçu de sanctions, ce qui est injuste aussi :

29

Les professeurs vont dire mais pourquoi il a 20 alors que finalement il a posé problème ? (CPE) ;
Ça a été discuté, l’histoire de la double sanction. Donc y’a la sanction qui sanctionne l’acte et la note ce n’est pas une sanction en soi, c’est une évaluation du comportement, donc c’est là-dessus qu’on a réussi à se mettre d’accord mais effectivement c’était un point délicat parce qu’on sanctionne l’acte et après on va évaluer le comportement. Mais en même temps, ce n’est pas logique qu’un gamin qui insulte un prof se retrouve avec une note de 18/20 en note de vie scolaire. Donc nous à chaque fois qu’on a un rapport, on le fait passer au prof principal qui a tous les éléments pour mettre la note. Mais il y a moyen de récupérer, si l’irrespect sanctionné ne se reproduit pas on ajoute un point (CPE).

Les compétences sociales sont-elles évaluables scolairement ?

30 Comme nous avons déjà eu l’occasion de l’écrire (Gasparini, 2008), à la suite de nombreux auteurs (Drozda-Senkowska, Gasparini, Huguet, Rayou, 2003), l’expression compétences sociales en contexte scolaire sous-entend qu’il existe des compétences sociales clairement dissociables de compétences cognitives. On parle de compétences sociales pour désigner les problèmes de comportement qui nuiraient à la qualité des apprentissages ou pour se référer à une mission scolaire d’éducation à la citoyenneté. La note de vie scolaire n’échappe pas à ces représentations : nous avons vu qu’elle est liée à la lutte contre la violence et qu’elle s’inscrit dans un projet de valorisation des manifestations de « citoyenneté » chez les élèves. Or, les compétences scolaires sont sociocognitives, avec une intrication des dimensions sociales et cognitives. L’école a une influence socialisatrice sur les enfants, au-delà de son rôle de formation à la citoyenneté ou de ses efforts pour discipliner les élèves : avec l’apprentissage des savoirs, les enfants font indissociablement l’apprentissage d’un rapport au temps, à l’espace, à l’effort et ils s’exercent à des rapports de pouvoir dans l’institution scolaire (Vincent, 1980 ; Vincent et al., 1994 ; Lahire, 2008). Les compétences sociales ne peuvent pas être évaluées indépendamment du contexte scolaire dans lequel elles s’expriment : les professionnels sont souvent surpris de constater que le même garçon évitant de se présenter comme délégué pour préserver sa réputation auprès des autres élèves qui risqueraient sinon de le traiter de « fayot », peut se caractériser par un comportement irresponsable en menaçant d’autres élèves ou en se bagarrant mais dans le même temps faire preuve d’une certaine forme de responsabilité quand il est dans sa famille, par exemple en représentant auprès d’instances officielles ses parents qui ne savent pas lire, en travaillant en dehors des cours ou en faisant preuve de « débrouillardise » pour obtenir des moyens économiques dans des activités parallèles illicites qui permettent d’apporter un revenu à sa famille. Plusieurs cas similaires nous ont été relatés en entretien. De même, comment évaluer indépendamment du « rapport au savoir » en contexte scolaire (Charlot, Bautier, Rochex, 1992) des compétences sociales qui sont déclinées dans certaines grilles de note de vie scolaire, telles que la « capacité à prendre en compte son avenir professionnel » ? Les élèves en difficultés, surtout au collège, peinent à trouver du sens aux apprentissages et aux disciplines scolaires en « eux-mêmes » : l’école se réduit souvent à une « course d’obstacles » nécessaire pour avoir un bon métier plus tard. Ils peuvent avoir un projet professionnel précis mais irréaliste et leur engagement dans leur orientation n’est pas une garantie de leur investissement efficace dans les apprentissages. Également, la capacité à organiser son travail scolaire fait partie de l’évaluation de certaines grilles (« devoirs rendus dans les temps », « matériel apporté »), mais s’acquitter correctement de ce travail hors classe suppose d’avoir compris la consigne et d’être capable de mobiliser des ressources adéquates dans les procédures intellectuelles requises, ce qui est problématique pour les élèves les plus en difficultés et qui ne bénéficient pas d’un entourage pouvant les aider : les devoirs à la maison sont une des grandes injustices sociales de notre époque, mais restent une pratique encore fort répandue en France (Gouyon, 2004 ; Rayou, 2010). Un élève qui ne rend pas son travail à l’heure fait sans doute preuve d’incompétence sociale, mais peut-être aussi rencontre-t-il des difficultés de compréhension cognitive ou de mauvaise compréhension des attendus pédagogiques qui le conduisent à éviter ce travail trop problématique (Bautier, Rayou, 2009).

Les difficultés liées à l’évaluation de « l’engagement » et de la « participation » de l’élève

31 Une dimension de la note de vie scolaire a particulièrement été incriminée comme injuste par les professionnels : le fait de tenir compte de l’engagement de l’élève au sein de l’établissement (en participant à des clubs, des ateliers, en voulant passer le brevet de secourisme ou l’attestation de sécurité routière, en se proposant en tant que délégué) ou auprès des autres élèves (en les aidant). Certes, l’éducation à la citoyenneté fait partie des missions de l’école mais jusqu’où l’école doit-elle aller dans la prise en compte de compétences sociales qui n’apparaissent pas visiblement en lien avec les performances scolaires ? Les débats qui ont lieu entre professionnels à propos de la note de vie scolaire sur la formation et l’évaluation de compétences qui ne sont pas directement nécessaires aux apprentissages scolaires sont symptomatiques de la relative porosité actuelle de la forme scolaire au monde extérieur.

32 La prise en compte de la participation aux activités du collège paraît injuste quand l’offre n’est pas suffisante :

33

Comment peut-on évaluer l’investissement de l’élève quand on ne lui laisse aucune place pour s’investir ? Quand le foyer dysfonctionne, quand il n’y a pas de conseil de vie collégienne ? (CPE) ;
La question qui se pose c’est combien d’actions dans les établissements, est-ce qu’il y a des actions pour tout le monde ? (CPE).

34 Or, tous les établissements « difficiles » de notre recherche soulignent le manque de temps pour mettre en place des activités, pour faire vivre le foyer socio-éducatif et d’une manière générale, les élèves qui participent le plus sont demi-pensionnaires. Une autre injustice revient à ne pas considérer les engagements hors établissement :

35

En gros, cette note de vie scolaire encourage les élèves à faire des activités au collège mais s’ils en font à l’extérieur, ça ne compte pas (professeur de français) ;
En début d’année, on fait la liste de tous les clubs, mais quelque part c’est pas juste parce qu’un enfant a très bien le droit de ne pas s’investir chez nous. On a plein d’élèves qui font des choses à l’extérieur, donc ils n’ont pas le temps de les faire chez nous ! (CPE).

36 Un élève peut donc très bien ne pas participer aux activités de son collège, ayant déjà suffisamment à faire dans des clubs ou des regroupements extérieurs qui développent aussi ou qui requièrent des compétences sociales. Mais faut-il comptabiliser ces activités d’ordre privé, à supposer que les élèves aient envie et intérêt à les rendre publiques scolairement ? Peut-on aller jusqu’à prendre en compte dans l’évaluation scolaire d’un comportement au sein d’une école laïque des particularismes privés tels que l’appartenance à un groupe religieux, politique, le choix d’un engagement dans une association humanitaire, voire dans un groupe avec des convictions éventuellement contraires aux principes de l’école, prônant la violence, le racisme, etc.?

37 Par ailleurs, que faut-il prendre en compte dans cette évaluation d’engagement : le fait de s’inscrire à une activité ou de la réaliser sérieusement ? Plusieurs grilles de note de vie scolaire ont dissocié ainsi le fait de se proposer comme délégué, beaucoup d’élèves se sont portés candidats pour augmenter leur note, et le fait d’exercer sérieusement ses fonctions :

38

Si l’élève est délégué, c’est pas un bonus, par contre si c’est un délégué qui fait plein de choses, qui est moteur, oui ça peut être un bonus, mais c’est pas parce qu’on n’est pas délégué qu’on ne peut pas avoir la note maximale (CPE) ;
Un délégué m’a dit l’autre jour, je vais avoir un point parce que je suis délégué, je sais pas si c’est une boutade ou pas de sa part, mais c’est vrai que je lui ai expliqué clairement et gentiment qu’on verrait au deuxième et troisième trimestres comment il avait tenu son rôle de délégué (CPE).

39 De même, des grilles ont distingué l’inscription à une activité et la posture réelle d’engagement, en étant assidu et en suivant sérieusement. Enfin, en dehors des indicateurs qui paraissent « objectifs », inscription à des clubs, proposition d’être délégué, comment tenir compte d’informations plus informelles, prendre les devoirs pour un autre élève, l’aider à porter son cartable, aider un élève handicapé, etc.? Une CPE stagiaire critique la comptabilité trop mathématique de son établissement qui empêche de prendre en compte les petites attentions quotidiennes des élèves : L’engagement c’est aussi celui qui va aider l’élève en béquilles, en ouvrant la porte de l’ascenseur. Là encore, des choix sont à faire qui impliquent de faire des arbitrages, de hiérarchiser les compétences, de trier celles qui peuvent être reconnues ou non, celles qui sont équivalentes ou plus importantes : peut-on compter sur le même plan le fait de se rendre à un club de hip-hop et d’être délégué de classe ? Des dérives ont été observées chez les élèves, comme l’excès de publicisation de soi en proposant ostensiblement de l’aide et en allant informer immédiatement les professionnels pour qu’ils en tiennent compte. Enfin, faut-il prendre en compte à chaque évaluation trimestrielle des compétences sociales dès lors qu’elles se sont manifestées une fois dans l’année ou faut-il que l’élève en apporte la preuve à chaque trimestre ?

40 Le caractère délicat de l’évaluation de cette partie « engagement » a été pressenti dès la rédaction de la circulaire nationale sur la note de vie scolaire qui prévoyait qu’elle ne compte que comme bonus. Devant l’ampleur des problèmes soulevés par cette partie engagement, reconnus y compris par les partisans de la note de vie scolaire, les établissements ont souvent accordé un poids minime, voire nul à ce domaine de l’évaluation. Finalement, les critiques qui portent sur l’injustice de la partie « engagement » sont en fait souvent des critiques de pure forme, car cette partie est en fait négligeable dans l’attribution de la note et les grilles sont adaptées au contexte de l’établissement : par exemple lorsque l’offre de clubs est trop faible, la participation à ces activités n’est pas comptabilisée dans la grille. Les compétences liées à l’engagement qui sont vraiment retenues dans les grilles relèvent finalement de dimensions très liées à l’activité scolaire, sérieux dans les apprentissages, engagement dans le travail ou le métier d’élève, inscription à un concours sur la résistance, participation aux études du soir ; ou à la projection supposée de l’utilité des études pour la profession : l’investissement dans son orientation. L’analyse de la manière dont les professionnels ont appliqué la dimension « engagement » montre que l’objectif initial de revaloriser des compétences sociales personnelles des élèves qui pourraient leur être utiles dans la société et qui sont habituellement non reconnues à l’école, a évolué surtout vers une évaluation des comportements individuels qui sont scolairement rentables : sérieux dans le travail scolaire, responsabilisation par rapport à son orientation. Les normes de comportement de ce point de vue n’ont guère évolué et restent liées aux critères scolaires : un élève ne peut pas compenser un comportement scolaire perturbateur ou décalé par l’expression de compétences sociales perçues positivement pour son avenir notamment professionnel, par exemple la prise de responsabilité et d’initiative, le fait de savoir prendre la parole, la capacité à savoir travailler en équipe. Les critères d’évaluation introduits dans la note de vie scolaire, qui pouvaient paraître nouveaux, ont été minimisés ou détournés. L’évaluation scolaire trop systématique d’un certain nombre d’activités des élèves, telles que les animations du foyer socio-éducatif, le passage d’attestations de premiers secours ou de sécurité routière, les fonctions de délégué, serait allée à l’encontre de l’objectif de responsabilisation des collégiens et de prise en compte de leur point de vue citoyen, si les professionnels n’avaient pas limité l’importance de ce domaine dans la note de vie scolaire ainsi que l’envergure de la considération des domaines dans lesquels s’expriment potentiellement des compétences sociales, aucun collège n’a considéré l’engagement des élèves au niveau de leur vie privée.

La justice scolaire en tension entre l’équité et l’égalité de traitement

La note de vie scolaire comme réparation sociale face aux inégalités de résultats

41 Les partisans de la note de vie scolaire voient en elle un moyen de réparation, dans une perspective d’équité. Parmi eux se trouvent surtout des chefs d’établissement et dans une moindre mesure des CPE. Les opposants (surtout des enseignants) critiquent au contraire le « laxisme » de la note de vie scolaire, attribuée très généreusement, ce qui met en péril l’égalité de traitement, décrédibilise l’institution scolaire et les efforts à fournir pour réussir scolairement. Dominique Raulin, fervent partisan du socle commun, défend les deux derniers piliers comme étant une prise en considération de compétences qui ne seraient pas socialement marquées, donc qui ne placeraient pas les élèves en situation d’inégalités face à l’évaluation scolaire :

42

La maîtrise de l’autonomie et la prise de responsabilité n’est liée ni à l’endroit où un élève est né, ni à l’environnement culturel dans lequel il grandit… Ce ne sont pas nécessairement les enfants des avocats, des médecins, des cadres supérieurs ou des enseignants qui ont la meilleure maîtrise de ces compétences : bien au contraire, vu l’attention constante qu’on leur porte ! Dans ce sens, le socle n’est pas un contenu d’enseignement destiné seulement aux élèves de ZEP ou aux élèves en (grande) difficulté scolaire. Il s’adresse bien à tous les élèves, ce qui est une véritable révolution dans le système français (2008, 60 et 61).

43 Certains chefs d’établissement souscrivent volontiers à cette conception suivant une idée de revanche sociale, qui repose sur des représentations assez caricaturales de la répartition des compétences sociales dans la population : les élèves les moins reconnus habituellement à l’école du fait des inégalités sociales de réussite scolaire vont enfin pouvoir faire entrer leurs compétences sociales dans l’évaluation, compétences dont on suppose qu’elles seraient plus développées dans les milieux populaires que dans les milieux aisés où les enfants auraient bien besoin de l’école pour faire ces apprentissages. On rejoint l’idée commune selon laquelle les enfants de bourgeois seraient égoïstes et les enfants d’ouvriers seraient solidaires, auraient l’habitude de partager du fait qu’ils seraient plus livrés à eux-mêmes, vivraient plus dans la promiscuité et que leurs familles s’occuperaient moins d’eux. Cette représentation est erronée si l’on en croit les travaux de Pinçon et Pinçon-Charlot (1989) sur l’aristocratie et la grande bourgeoisie qui montrent que les enfants sont inscrits très tôt dans des réseaux sociaux actifs et solidaires qui se poursuivent dans la vie sociale et professionnelle. Inversement, rien ne prouve que parce qu’un élève a des difficultés scolaires, il a de meilleures prédispositions dans ses compétences sociales. C’est le point de vue, atypique parmi les professeurs de notre échantillon, de cette enseignante de français :

44

J’avais l’idée qu’on pouvait valoriser les élèves en échec scolaire. C’était une idée personnelle, ça serait super de dire aux élèves ça marche pas à l’école, t’iras jamais en seconde générale, mais en revanche on trouve que dans ce collège tu es un bon citoyen entre guillemets, t’as pris soin du matériel, des autres, tu sais vivre en groupe, tu sais t’investir dans la vie de ton établissement, tu t’es intéressé à la vie citoyenne et démocratique. Pour moi c’était valoriser un autre regard que les résultats scolaires.

45 Le problème se pose aussi dans les représentations hâtives concernant certains élèves de milieux populaires en difficultés qui seraient plus « manuels » parce qu’ils ne sont pas « intellectuels ».

Une justice compensatoire défendue davantage par les professionnels non enseignants

46 Les chefs d’établissement et les CPE sont ceux qui défendent le plus la perspective de justice compensatoire, de traitement plus équitable des élèves. La note de vie scolaire serait un moyen juste pour rattraper des élèves en difficultés, leur permettre de remonter de mauvaises notes au niveau des matières, voire pour leur permettre d’obtenir le diplôme national du brevet :

47

J’estime que parfois on descend un peu trop la note alors que c’était une note pour revaloriser les élèves (principal, collège milieu populaire) ;
Dans la mesure où je suis CPE et que je suis pour l’accompagnement de l’élève, je vais toujours dans le sens de ne pas le dévaloriser, je ne veux pas le démolir. Si cette note de vie scolaire peut le tirer vers le haut, tant mieux. Malheureusement, des fois il y a des notes très mauvaises. Mais on peut aussi attribuer des points en plus en disant : il fait des efforts celui-là ! (CPE, collège milieu mixte) ;
On a décidé que celui qui fait des efforts, qui part de très bas, on l’encourage. Le gamin qui a eu une commission de discipline au premier trimestre, qui au second trimestre est nickel chrome comme disent les gamins, ben pourquoi pas avoir la moyenne (principale, collège éducation prioritaire) ;
Ça peut aider des élèves au niveau du brevet en 3e. Donc je me mets à la place de l’élève qui est en difficultés scolaires mais qui fait son travail d’élève, qui fait des efforts, il aura une très bonne note de vie scolaire. Ça peut l’aider à avoir son brevet, donc très bien (CPE, collège éducation prioritaire) ;
Les élèves sont très fiers de leur note de vie scolaire et c’est vrai que je vois des élèves qui sont pas forcément très forts scolairement, qui ont des difficultés mais qui sont de gros travailleurs, je pense à deux élèves qui viennent d’arriver en France il n’y a pas très longtemps, qui sont en soutien français langues étrangères et c’est vrai qu’elles peinent vraiment, elles ont 7-8 de moyenne générale et pourtant elles bossent et c’est vrai que pour elles c’est vraiment une réussite, c’est quand même une reconnaissance pour elles, c’est marqué sur le bulletin élève assidue, sérieuse, qui s’engage, qui fait plein de choses (CPE).
Parfois même, la note de vie scolaire peut éviter un redoublement :
Hier, au conseil de classe, une élève, la note de vie scolaire, ça l’a fait passer en 5e, c’est pas rien ! Y’a eu un gros débat, l’élève elle avait 9,75 de moyenne on s’est dit ça va la casser, elle avait une bonne note de vie scolaire, on s’est dit elle va se demander pourquoi elle a fait tous ces efforts, ça sert à rien. De toute façon, je suis contre le redoublement en 6e (CPE stagiaire, collège éducation prioritaire).

48 La compensation par la note de vie scolaire de mauvais résultats obtenus dans les matières ne fait pas scandale à ces professionnels CPE ou chefs d’établissement, alors qu’elle heurte la conviction de beaucoup d’enseignants qui l’interprètent comme une injustice. Dans ces prises de position, la note de vie scolaire est interprétée moins comme une évaluation objective de compétences sociales que comme un moyen pédagogique pour stimuler l’élève, le remotiver quand il a de mauvaises notes, lui montrer l’importance de certains comportements pour sa réussite.

49 Le principe d’équité peut être invoqué à un autre niveau par les professionnels partisans de la note de vie scolaire : avoir une évaluation trop stricte risque de dévaluer les élèves du collège, notamment au niveau du contrôle continu du diplôme national du brevet ou bien au moment de l’orientation en fin de 3e vers d’autres établissements. Il s’agit donc d’avoir une stratégie d’anticipation des éventuelles injustices qui risquent d’être générées par la disparité des notes de vie scolaire entre collèges :

50

Je sais qu’il y a d’autres établissements qui mettent 20 sur 20 à tous les élèves, j’ai pas envie de défavoriser les nôtres par rapport à d’autres établissements (principal) ;
La note de vie scolaire, elle pénalise nos gamins en orientation professionnelle. Y’en a qui ont gonflé de manière à faire en sorte que leurs gamins soient pris alors que y’en a d’autres qui ont joué le rôle éthique de la note. Et donc ça a posé problème à certains chefs d’établissement et donc on a gonflé les notes (CPE, collège éducation prioritaire) ;
On ne peut pas descendre en dessous de 10, sauf vraiment cas extrême, parce qu’on ne peut pas envisager de saboter une orientation d’un élève. Comment savoir si le collège voisin joue le jeu ? Si dans sa cuisine interne il a décidé de mettre 18 sur 20 à tous les élèves de 3e, c’est parfaitement injuste que les élèves de ce collège passent devant les nôtres pour l’orientation en lycée professionnel alors que sensiblement on a le même public, les mêmes problèmes (principale-adjointe, collège éducation prioritaire) ;
La loi nous impose en tant que chefs d’établissement le suivi pendant un an des élèves qui quittent l’établissement après la 3e. Donc je n’arrête pas de dire aux collègues de 3e, faites attention dans vos appréciations, surtout qu’on a déjà une mauvaise image de marque de notre collège, c’est un label indélébile, faites attention à la note de vie scolaire, parce que vous comme moi on est là pour que nos élèves puissent poursuivre leur scolarité (principal, collège éducation prioritaire).

51 Ce problème de concurrence entre établissements n’est pas nouveau : plusieurs professionnels pointent des stratégies d’établissement consistant à sur-noter consciemment les élèves lors du contrôle continu des matières afin d’obtenir des taux de réussite au diplôme national du brevet qui ne soient pas trop bas et donnent envie aux parents d’inscrire leurs enfants.

52 Les tensions autour du principe d’équité ou du principe d’égalité de traitement sont habituelles entre les professionnels de la vie scolaire, notamment les chefs d’établissement et les CPE d’un côté, les enseignants de l’autre, concernant l’évaluation en général : les premiers estiment que les professeurs sont trop stricts, ne tiennent pas compte de l’élève dans sa globalité et finissent par décourager les élèves en difficultés, les seconds critiquent le laxisme général de l’évaluation scolaire. C’est un sujet de discorde fréquent qui peut entraîner des crispations importantes au sein des établissements. De nombreux enseignants dénoncent la compensation par la note de vie scolaire des résultats défavorables obtenus dans les matières : C’est encore une astuce pour sur-noter, pour éviter d’évaluer les élèves à leur juste mesure, parce que c’est démagogique (professeure de français).

53 Certains établissements en sont venus à dissocier la note de vie scolaire de la moyenne trimestrielle :

54

Y’avait des professeurs qui ne comprenaient pas qu’on avait encouragé un élève alors qu’il avait 8-9 de moyenne en français et en langues, mais parce qu’il avait 19 en note de vie scolaire, ils disaient que ça faussait complètement l’évaluation. D’où gros débat et du coup, on n’affiche plus la moyenne générale avec la note de vie scolaire (CPE, collège éducation prioritaire).

55 Plus généralement, les professeurs critiquent les pratiques qui visent à sur-noter les élèves pour éviter qu’ils soient stigmatisés ainsi que l’établissement : elles sont qualifiées d’injustes et les professionnels qui défendent ces positions sont accusés de leurrer les élèves, de les inciter à ne plus fournir d’effort et de dévaluer une reconnaissance nationale comme le diplôme national du brevet. Cette évaluation trop gratifiante peut conduire les élèves à se faire une idée fausse de leur niveau réel et à subir de graves désillusions lors de leur passage au lycée ou lors de leur confrontation avec le monde du travail dans les stages : Ça donne l’impression que tout va bien vu les moyennes alors que c’est complètement faux (professeur de mathématiques). La critique du laxisme dans l’évaluation va de pair avec le principe de la justice méritocratique très défendu par les enseignants qui sont convaincus d’avoir été bons élèves grâce à leurs efforts (Dubet, 2008). Si les élèves comprennent qu’ils ont la possibilité de relever facilement leur moyenne, l’effort dans le travail scolaire ne sera plus valorisé. Un enseignant de musique dans un collège situé en éducation prioritaire estime que la pratique de la note de vie scolaire conforte un mouvement général de baisse d’exigence dans l’enseignement :

56

On n’a pas besoin de la note de vie scolaire pour passer, c’est devenu un tel tunnel ! Je me souviens, je ne suis pas très âgé (il a 30 ans), d’avoir connu une école plus exigeante et ça forge le caractère et ça donne des valeurs et on sait les marches qu’on doit franchir pour aller à l’étage supérieur et je ne vois pas pourquoi on se poserait la question du travail si tout est possible dans la négociation.

Des ajustements au cas par cas

57 Cependant, au-delà de ces difficultés communes à tout acte d’évaluation scolaire, certains problèmes se révèlent particuliers à la note de vie scolaire avec des conséquences spécifiques en termes d’injustice. D’abord pour la première fois, les CPE doivent contribuer à l’élaboration d’une évaluation chiffrée concernant le comportement de chaque élève, ce qui peut être difficile, voire impossible quand les collégiens sont trop nombreux et que les professeurs principaux refusent de collaborer. Deuxièmement, il s’agit d’une moyenne chiffrée entre des appréciations de plusieurs enseignants (synthétisée par le professeur principal) et d’un CPE où il n’est pas toujours possible d’accorder les points de vue. Troisièmement, cette note unique recouvre des domaines de compétences qui relèvent de registres différents : le sérieux du collégien dans son comportement personnel d’élève : assiduité, ponctualité mais aussi investissement réel dans le travail scolaire ; l’engagement dans la vie collective de l’établissement : respect du règlement, prise de responsabilités ; l’investissement dans des liens sociaux positifs auprès des autres élèves : aider ceux qui en ont besoin, ne pas se manifester par des comportements agressifs ; la formation à des diplômes reconnus par la société : attestation de sécurité routière et de premiers secours. Les défaillances dans ces registres vont être plus ou moins problématiques pour l’élève lui-même, pour sa scolarité, pour l’établissement, pour la société, ce qui est bien différent. L’élaboration d’une seule note de vie scolaire peut poser un véritable dilemme dans certains cas d’élèves qui sont insupportables mais seulement avec une seule personne ou qui peuvent avoir des comportements positifs (comme aider un élève) mais aussi négatifs (faire preuve de violence). Faut-il faire la moyenne des évaluations entre les professionnels ou sanctionner l’élève qui s’est mal comporté avec au moins l’un d’eux ? Faut-il chercher à calculer une note moyenne en faisant la balance entre les comportements négatifs et positifs ? Ou considérer que tel comportement est plus important qu’un autre et doit être retenu prioritairement pour sanctionner ou valoriser l’élève ? Ces cas d’évaluation supposent de faire des arbitrages qui renvoient à des choix relevant de principes de justice différents : l’égalité de traitement : tous les élèves doivent être évalués de la même façon dans une répartition des points entre les différents domaines – le principe d’équité (un comportement positif dans un domaine peut compenser des comportements négatifs dans d’autres domaines), la justice méritocratique – le plus important est de valoriser les comportements qui permettent la réussite scolaire, sinon les élèves ne vont plus avoir envie de suivre ces comportements ; la prise en compte de la socialisation et pas seulement des résultats dans l’évaluation scolaire : valoriser l’école dans son rôle d’éducation morale autant que de transmission des savoirs.

58 La justice scolaire est un objet consensuel, comme la violence maintenant, on considère que l’injustice scolaire n’est pas tolérable dans nos sociétés démocratiques. Par contre, il n’y a pas de consensus sur ce qui est juste à l’école. Et cette difficulté se perçoit concernant la note de vie scolaire à propos de laquelle même les plus ardents défenseurs pointent des risques d’injustice. Certains professionnels pensent qu’il est plus injuste d’attribuer une note au hasard, de donner un 20 à tous les élèves ou de reproduire la moyenne et préfèrent travailler sur le détail de la grille, même s’ils sont hostiles à la note de vie scolaire. Une enseignante d’espagnol regrette ainsi que des collègues soient insuffisamment consciencieux dans l’évaluation : ils mettent n’importe quoi, y’a des collègues qui ne mettent pas de note, y’a des collègues qui demandent à personne et qui jugent par eux-mêmes, donc je pense ça devrait être quand même un travail d’équipe. Afin de limiter ces risques, certains professionnels se sont lancés dans une rationalisation mathématique des grilles d’évaluation. Ils cherchent à peaufiner l’instrument de mesure afin qu’il devienne le plus exact possible. Un professeur de mathématiques a mis en place un système de récolte des informations : d’abord un tableau qui synthétise les remarques du carnet de correspondance, les rapports et les conseils de discipline ; ensuite un autre tableau distribué aux enseignants de la classe qui complètent pour chaque élève des sous-items définis à partir d’items décidés collectivement au niveau de l’établissement : « travail à la maison », « tenue du matériel », « participation en classe », « attitude en classe ». Cet enseignant a tout à fait conscience de la difficulté à établir une note moyenne à partir du point de vue de différents enseignants, difficulté à laquelle il a voulu se confronter sérieusement, mais en même temps il rit de l’absurdité d’un pointillisme excessif qui ne donne pas plus de sens à la note finale : C’est une vraie usine à gaz parce qu’en fait ça, il faut que je jongle avec l’autre tableau ! Ça fait beaucoup de choses pour une note qui n’est pas très objective ! Les professionnels qui se sont lancés dans de telles entreprises arrivent tous au constat de son inutilité, tant elles n’évacuent pas la part nécessaire d’interprétation et qu’elles occupent beaucoup de temps pour une efficacité limitée :

59

On est allé jusqu’au dixième près pour établir la note. Ça n’a plus tellement de sens, ça pose plus de problème que ça n’en résout. Il faut rester réaliste et puis prendre un peu de recul par rapport à tout ça (CPE) ;
On a essayé de faire une grille pour qu’elle soit le plus juste possible d’un élève à l’autre, mais y’avait tellement de critères pour le professeur principal, les autres professeurs et le CPE, ça devenait une surcharge de travail énorme et du coup ça a été abandonné (CPE).

60 Même les logiciels de comptabilité des retards et des absences ne peuvent pas prétendre être complètement objectifs, des interprétations variables ont forcément lieu sur la recevabilité ou non d’une excuse, selon l’élève et la famille qui les formulent, selon les arguments qui sont avancés, les antécédents du collégien, les autres informations connues, les efforts pressentis chez le collégien, selon également le professionnel qui va traiter l’information. D’autres stratégies sont tentées pour limiter les risques d’injustice de la note de vie scolaire : minimiser l’importance des éléments les plus délicats et soumis à controverse, le domaine de l’engagement compte ainsi peu, attribuer des notes élevées, freiner l’impact que pourrait avoir cette évaluation dans la carrière de l’élève. Devant l’impossibilité de prétendre à une justice parfaite, il s’agit finalement pour les professionnels d’être les moins injustes possible à travers des arbitrages quotidiens qui renvoient à un traitement particulier devant tenir compte de la situation locale du collège : relations professionnelles, manière d’accepter la note de vie scolaire dans l’établissement, contexte social et niveau scolaire des élèves en général ; et de l’histoire de chaque élève : en bonne posture scolaire ou non, « récidiviste » dans les problèmes de comportement, avec des difficultés familiales. Les professionnels défendent également des principes de justice différents selon leur corps de métier : les enseignants sont plus proches de la justice méritocratique et de l’égalité de traitement des élèves, loin d’une prise en compte des particularités locales et privées des élèves ; les chefs d’établissement et les CPE sont plus soucieux d’une justice équitable et ouvrent davantage la possibilité d’un lien entre justice scolaire et justice sociale : prendre en compte des compétences qui peuvent aider ensuite, compenser les difficultés scolaires pour éviter qu’elles ne marquent trop l’avenir social et professionnel. On touche là bien sûr à des divergences dans les conceptions générales de l’évaluation et de l’éducation scolaire qui ne sont pas nouvelles, mais qui sont exacerbées dans le cas de la note de vie scolaire où des professionnels sont amenés explicitement à croiser leurs points de vue pour aboutir à un accord autour d’une évaluation. Cependant, des positionnements différents peuvent se trouver aussi chez un seul professionnel, conduisant à un dialogue intérieur, un choix du « moins pire » qui risque de provoquer une insatisfaction, un affaiblissement de la croyance dans l’efficacité de la note de vie scolaire, voire une impression de solitude quand les options prises sont différentes de celles des autres professionnels de l’établissement.

Conclusion

61 Derrière le dispositif de la note de vie scolaire peut se percevoir une intention louable, celle de lutter collectivement au sein d’un établissement contre les problèmes d’indiscipline et de violence, en limitant l’affrontement individuel des professionnels qui génère des souffrances notamment chez les enseignants (Lantheaume, Hélou, 2008) ainsi que des injustices dans le traitement des élèves. Mais l’application efficace d’un tel dispositif supposerait des conditions qui ne sont pas réunies, une variabilité dans les interprétations qui révèle les tensions existantes autour des principes de justice à l’école. Deux raisons principales peuvent être évoquées pour expliquer pourquoi le contexte n’est pas favorable à l’instauration de la note de vie scolaire. Premièrement, ce dispositif est symptomatique des retraductions successives que peuvent connaître les injonctions nationales dans une politique d’autonomie des établissements et dans un processus de décentralisation qui peut s’interpréter soit comme un désengagement de l’État, soit comme la volonté de montrer un État moins arrogant (Van Zanten et al., 2002). On peut se réjouir de la possibilité d’adapter aux problématiques locales un dispositif impulsé au niveau national qui n’a de sens que dans la prise en compte des particularités de chaque établissement. Or, l’autonomie des établissements n’est pas totalement réalisée dans la mesure où la marge de latitude consiste uniquement à trouver des interprétations crédibles d’un dispositif imposé. Les chefs d’établissement sont en première ligne de cette injonction paradoxale (Ben Ayed, 2009) à une « fausse autonomie » accordée au niveau local, dans un cadre idéologique au sein duquel doivent prendre place leurs actions et dont ils doivent se faire le relais convaincant auprès des autres professionnels (CPE, enseignants), en leur demandant de réfléchir à la mise en place de la note de vie scolaire sans avoir choisi le principe même de ce dispositif. Ils sont soumis à une autorité mais doivent faire preuve d’initiative et sont jugés responsables de l’efficacité de la mise en place dans leur établissement des injonctions nationales, en ayant le sentiment de n’être pas toujours soutenus par leur hiérarchie, de souffrir d’un manque de cadrage, par exemple sur les barèmes à appliquer. Plusieurs principaux interrogés nous ont fait part de leur impression de solitude face à l’application de la note de vie scolaire à laquelle les autres professionnels n’adhéraient pas facilement. Notamment, le travail argumentatif auquel se sont livrés nombre de chefs d’établissement concernant la note de vie scolaire n’a pas toujours été relayé par les inspecteurs des matières. Les différentes adaptations locales du dispositif national de la note de vie scolaire qui s’observent entre les établissements et à l’intérieur même d’un établissement où tous les professionnels ne partagent pas les mêmes convictions, ni les mêmes pratiques, risquent de vider le dispositif de son contenu ou de le détourner des intentions initiales. Par ailleurs, le report de la responsabilité d’une décision nationale à des échelles individuelles risque d’être culpabilisant pour les chefs d’établissement, voire les CPE et difficile à assumer personnellement dans les établissements les plus fragilisés.

62 La deuxième raison pour laquelle la note de vie scolaire peine à être appliquée efficacement dans les collèges est liée aux définitions du rôle de chaque professionnel et aux conceptions relatives aux manières d’intervenir concernant la discipline : les CPE refusent de voir leur rôle réduit à cette dimension et les enseignants ont des habitudes très solitaires de gestion des problèmes de maintien de l’ordre dans leur classe tout en regrettant de ne pas être épaulés suffisamment par la vie scolaire. Un dispositif tel que la note de vie scolaire ne pourrait fonctionner que dans un établissement où les relations inter-professionnelles et la répartition des tâches rendraient possible un système d’autorité qui se base sur une domination légale-rationnelle au sens de Weber (1921). Les règlements scolaires, le comptage des retards et des absences, la prise en compte des comportements jugés positivement : délégué, diplômes de premiers secours ou de sécurité routière, aide aux autres élèves, impliquent une objectivation dans les relations d’obéissance entre les adultes et les élèves, symbolique de la domination légale-rationnelle. Dans cette forme de domination, l’autorité vient de ce que les demandes d’obéissance reposent sur des règles qui peuvent être explicitées, justifiées, dans une activité publique. Or, les tentatives de rationalisation et d’objectivation de la note de vie scolaire se heurtent à l’ajustement nécessaire de la discipline par les enseignants au sein de leur classe qui tient certes à des habitudes professionnelles mais également qui se comprend comme l’impossibilité de tout résoudre à distance (des personnes, des lieux, du temps) face à des problèmes de comportement qui se règlent actuellement beaucoup dans des relations interpersonnelles, nécessitant une intervention enseignante immédiate et contextualisée (Van Zanten, 2001), dans une discipline moins « directe » suite à une mutation du mode de régulation normative (Verhoeven, 1998) et à l’ouverture d’un style d’autorité plus contractuel (Barrère, 2002) et négocié (Périer, 2010). Les enseignants interrogés dans notre recherche, même parmi ceux les plus convaincus de l’intérêt de la note de vie scolaire, font un véritable plaidoyer pour une autorité très attachée à leur personne. Ils décrivent une batterie de moyens, de tactiques personnelles mises au point pour installer leur autorité et la rappeler continuellement dans les cours, autorité dont les principes vont à l’encontre d’un système tel que la note de vie scolaire.

Bibliographie

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Date de mise en ligne : 02/12/2011

https://doi.org/10.3917/ds.354.0531

Notes

  • [1]
    Circulaire « Vie scolaire », n° 2006-105 du 23 juin 2006, BO n° 26 du 29 juin 2006.
  • [2]
    Ces compétences ont été rajoutées dans le décret du 11 juillet 2006 (n° 2006-830) après les cinq compétences déclinées dans la loi d’orientation de 2005.
  • [3]
    Initiée par Ségolène Royal alors ministre de l’Éducation, cette proposition consistait à proposer un bulletin trimestriel avec deux rubriques à remplir par une appréciation littérale : assiduité (nombre d’absences, de retards, justifiés ou non), comportement au sein de l’établissement (sens de l’initiative, autonomie, prise de responsabilité).
  • [4]
    Circulaire « Vie scolaire », n° 2006-105 du 23 juin 2006, BO n° 26 du 29 juin 2006.
  • [5]
    Circulaire « Lutte contre la violence » en milieu scolaire, n° 2006-125 du 16 août 2006, BO n° 31 du 31 août 2006.
  • [6]
    Ce travail a pris place dans le cadre de la recherche collective : « De la culture commune au socle commun : prescriptions, interprétations, pratiques » (UMR Éducation & Politique, Université Lyon 2/INRP, juillet 2010, responsables : Jacqueline Gautherin, Françoise Lantheaume, André Robert). Ont participé à l’axe de recherche sur la note de vie scolaire : Amandine Adamo, Isabelle Bourdier-Porhel, Basile Ducerf, Hayet Kaced.
  • [7]
    Ainsi Jean-Claude Kaufmann explique à propos de l’inquiétude que peut avoir légitimement le chercheur à l’égard du mensonge possible de son enquêté : L’homme ordinaire ne déforme pas, il donne forme, pour produire du sens, de la vérité (sa vérité) (1996, 63).

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