Notes
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[*]
Ingénieur des Travaux Publics de l’État, Docteur en Urbanisme, Ministère des Transports, de l’Équipement, du Tourisme et de la Mer.
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[1]
Pour plus de précisions sur cette histoire, voir le mémoire de thèse : hhttp :// www. lcpc. fr/ fr/ recherches/ th_ soutenues/doc/urbain/mosser.pdf.
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[2]
Voir par exemple Stoer, 1987 et Painter, 1999, qui décrivent explicitement l’enfermement des gens chez eux comme conséquence directe du manque d’éclairage artificiel, avec l’objectif annoncé de prouver l’universalité du lien entre le manque d’éclairage et l’insécurité.
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[3]
Cf. Bachelard, 1994,48 (La lampe veille, donc elle surveille).
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[4]
Le panopticon de Jeremy Bentham est un principe d’architecture basé sur une tour centrale et un bâtiment en anneau périphérique divisé en cellules qui traversent toute l’épaisseur du bâtiment et percées de deux fenêtres. Un seul surveillant, dans la tour centrale, suffit à surveiller chaque fou, malade, condamné, écolier ou ouvrier, placé dans chaque cellule, car il peut saisir, par effet de contre-jour, les petites silhouettes captives dans les cellules. Dans cette figure architecturale, la visibilité est un piège. De là l’effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action, que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs (Foucault, 1975,228-264).
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[5]
Comme en témoigne la déclaration, en 1890, d’un conseiller municipal de Paris : Nous sommes convaincus qu’un peu de vive lumière ferait plus pour la tranquillité et la sécurité publiques que le passage, peu fréquent d’ailleurs, des deux agents traditionnels, etcelle d’un élu lyonnais au conseil municipal en 1905 : Un candélabre coûte moins cher qu’un policier (Deleuil, Toussaint, 2000,54).
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[6]
La formulation est initialement proposée par C. Ray Jeffery, considérant alors l’environnement dans une acception large (Jeffery, 1971).
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[7]
La parution de son livre Death and Life of Great American Cities (1961) aux USA a connu un rapide succès auprès du grand public. En matière de prévention de l’insécurité, l’idée est de créer un environnement qui favorise la lisibilité des statuts des différents espaces (espaces publics, semi-privés et privés), qui oriente les ouvertures des immeubles vers la rue (un regard direct sur la rue) et qui incite à l’utilisation des rues pour augmenter le nombre des gens qui les surveillent.
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[8]
Ou plutôt « espace dissuasif » pour reprendre avec Michel Conan une traduction plus fidèle à la logique de l’auteur. Pour une analyse de la théorie des espaces dissuasifs et de ses limites, voir notamment Conan, 1986.
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[9]
Oscar Newman pousse plus loin les idées de Jane Jacob, dans son livre Defensible Space publié en 1972, en soutenant que l’organisation de l’espace produitla criminalité tout autant qu’elle rend visible les formes sociales qui y sont liées, en empêchant les résidents d’exercer un contrôle social informel de leur entourage. Il met donc l’accent, bien plus que C. Ray Jeffery à la même époque, sur le rôle primordial de la conception architecturale des espaces résidentiels, dans sa capacité à produire une responsabilisation de la communauté vis-à-vis de son propre contrôle et sa capacité à signifier clairement pour tous l’existence de ce contrôle social.
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[10]
Notamment dans différents quartiers de Londres (Edmonton, Tower Hamlets et Hammersmith/Fulham).
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[11]
Atkins et al., 1991, restituent une expérimentation originale (étude de Wandsworth) tandis que Ramsey et al., 1991 exposent un état de l’art des recherches.
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[12]
La diminution relative de la criminalité (par rapport à la zone de contrôle) est statistiquement significative dans 8 cas sur 13, tandis que dans les 5 autres cas, la variation de criminalité n’est pas significative. Pour ces 5 cas, on peut donc dire que l’éclairage n’a pas montré d’efficacité, sans toutefois être contre-productif dans la prévention de la criminalité.
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[13]
Analysé dans 4 cas seulement, du fait que les mesures de la criminalité étaient indisponibles de jour dans les autres cas.
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[14]
Il s’agit en fait de la distance publiquedéfinie par E.T. Hall comme la distance à laquelle un sujet valide peut adopter une conduite de fuite ou de défense s’il se sent menacé (Hall, 1971,155).
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[15]
C’est-à-dire, les trajets dans lesquels les piétons sont accoutumés à reconnaître, comme en période diurne, des signes qui facilitent la maîtrise physiologique et cognitive de cet environnement (Moles, 1981; Laidebeur, 1990,37-58).
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[16]
The majority of these investigations have unfortunately been limited in areas and/or detail of the lighting standards and are therefore inconclusive, in Commission internationale de l’éclairage, 2000,2.
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[17]
Technical Committee, 4-41 : Crime and lighting. C’est Kate Painter qui a été désignée comme responsable de ce groupe de travail.
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[18]
Un directeur technique d’une des plus importantes firmes d’appareils d’éclairage reconnaît : On espère que ces résultats permettront aux collectivités locales d’obtenir des crédits supplémentaires pour améliorer l’éclairage… et donc pour acheter leur matériel !(Tulla, 1989,15).
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[19]
Notamment les cambriolages pour lesquels les malfaiteurs ne craignent pas un surcroît d’éclairage, qui peut par ailleurs augmenter le « plaisir du risque »lié à ce type de méfait (Bennett, Wright, 1984).
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[20]
Dans une expérimentation menée à Rouen, nous interrogions ainsi des passants : Vous sentez-vous à l’aise sur cette place lorsqu’il fait nuit ? Et pensez-vous que ce sentiment soit lié à l’éclairage ? Interrogés en été, 22% des passants se disaient mal à l’aise (et 62% estimaient que ce sentiment été lié à l’éclairage), tandis qu’en hiver, les mêmes types de passants interrogés aux mêmes horaires et sur le même site n’étaient plus que 12% à se dire mal à l’aise (dont 45% estimant que ce sentiment était lié à l’éclairage), sans que l’installation d’éclairage n’ait changé.
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[21]
Il s’agit d’une expérience menée par la Western Electric Company (localisée à Hawthorne près de Chicago) auprès de ses ouvriers, dans les années 1925, qui ne parvint cependant pas à prouver de lien de proportionnalité entre la puissance de l’éclairage et le rendement des ouvriers. Dans une première expérience, deux groupes d’ouvriers sont constitués et prévenus qu’une expérience sur l’éclairage est en cours : un groupe de contrôle, et un groupe expérimental qui travaille successivement dans trois conditions différentes (même lumière que le groupe contrôle, lumière double, lumière triple). Le rendement des deux groupes augmente de façon similaire. Dans une deuxième expérience, l’éclairage était cette fois diminué, et le rendement s’élevait pourtant aussi. Dans une troisième expérience, on ne modifiait pas l’éclairage habituel. Périodiquement, des électriciens remplaçaient les ampoules par des ampoules identiques en déclarant qu’elles éclairaient mieux. Le rendement augmentait. Ainsi, tout changement des conditions extérieures peut avoir, dans certaines circonstances et durant un temps variable, un effet stimulant sur des sujets d’expérience et modifier le comportement indépendamment de la nature du changement apporté. C’est ce qui a été appelé effet hawthorne, effet identifié ensuite largement dans tout le champ des sciences sociales.
1Plusieurs états de l’art ont déjà été réalisés sur la question du lien entre l’éclairage public, la criminalité et le sentiment de sécurité en ville. Cependant, quasiment tous sont en langue anglaise car ils ont été rédigés dans des pays anglo-saxons où les travaux sur cette question ont principalement été menés sous la pression des vifs débats qui s’y sont instaurés. De plus, ils se répartissent strictement dans un « camp » ou l’autre, selon qu’ils visentou non à conclure à l’efficacité de l’éclairage urbain comme mesure de prévention de la criminalité; et ils se focalisent essentiellement sur les critiques méthodologiques des travaux menés dans l’autre camp, sans toujours objectiver les motivations qui stimulaient les diverses enquêtes ni les divers fondements théoriques et conceptuels sur lesquels elles se sont basées au fil des années. Les comparaisons des résultats des diverses enquêtes restent alors à un niveau superficiel, s’affrontant sur des « vices de forme », sans paraître, jusqu’à très récemment, pouvoir engager une discussion sur le fond des problèmes posés et des hypothèses guidant les choix stratégiques pour les traiter.
2C’est pourquoi cet article s’attache à exposer l’état des connaissances sur la question de l’impact de l’éclairage sur la sécurité urbaine, en s’efforçant de déchiffrer les fondements théoriques et conceptuels qui sous-tendent les travaux réalisés et les résultats qui en ont été tirés, et en replaçant ces références théoriques dans le contexte français. Puisque, comme on le verra, très peu de connaissances fiables et opérationnelles ont été dégagées en plus de 40 ans de réflexions, il ne s’agira pas ici de prôner des « recettes » opératoires en prenant position dans les débats précédents; il s’agit plutôt de prendre conscience qu’il reste encore beaucoup de travail à mener pour comprendre plus finement si l’éclairage a un rôle à jouer (et lequel) pour participer à traiter le problème, bien réel, mais plus subtil qu’il n’y paraît, de la sécurité dans les villes. Cibler ce travail, en France, par rapport aux problèmes qui se posent réellement dans nos villes, sera indispensable; le resituer à la fois dans l’ensemble des politiques de lutte contre l’insécurité et des politiques d’aménagement urbain sera également capital si l’on veut dépasser la vision mécaniste et simplificatrice de la lumière comme panacée rédemptrice de l’agressivité humaine.
Naissance et développement du thème éclairage-sécurité comme problématique scientifique
3Les travaux scientifiques menés sur la question de l’éclairage public et de la sécurité civile en ville sont assez récents; ils ont débuté dans les années 1960. Il est pourtant intéressant, avant d’en faire la revue et d’en dégager le bilan, de les replacer dans un cadre historique plus large. On y découvre en effet que cette question a été posée depuis longtemps, et qu’elle a toujours été référée à des conceptions bien plus générales liées à des imaginaires sociaux de la ville de la nuit et de l’ordre social qui, s’ils étaient un temps explicites, sont aujourd’hui masqués sous les apparences de la scientificité.
La longue histoire du couple éclairage-sécurité [1]
4Bien qu’il paraisse avoir été mis sur le devant de la scène récemment, le couple éclairage~sécurité a une très longue histoire, qui débute certainement aux origines de l’éclairage. La volonté de se préserver des dangers de la nuit et de conjurer une peur ancestrale de l’obscurité est en effet très généralement admise comme étant le facteur déterminant du développement des systèmes d’éclairage, depuis l’âge des cavernes jusqu’à l’âge urbain. Ces mêmes préoccupations sécuritaires, qui auraient déjà poussé à l’appropriation de systèmes d’éclairage portatifs, sont généralement présentées comme étant aussi à l’origine de l’éclairage public urbain. En effet, l’arrivée de la nuit dans les villes médiévales se traduisait par un repli des activités et de la vie sociale vers le domicile, juste avant le couvre-feu nocturne, et ce repli nocturne est couramment interprété aujourd’hui comme une conséquencede l’absence d’éclairage urbain à cette époque [2] :on se serait enfermé chez soi parce que le manque d’éclairage générait un sentiment d’insécurité. Mais le caractère révisionniste de cette thèse ne peut manquer d’apparaître à l’examen des modes de vie de l’époque (Verdon, 1998): l’absence d’éclairage et le repli nocturne des activités doivent plutôt être compris comme deux éléments d’un même système de représentation du monde basé sur l’alternance jour-nuit, d’un même dispositif d’organisation collective, selon lequel, la journée de travail étant réglée sur la lumière solaire, les portes de la ville et celles des maisons étaient fermées au coucher du soleil.
5On ne peut donc pas dire que l’« invention » de l’éclairage urbain(c’est-à-dire un éclairage fixeet publicdes rues) soit directement et principalement issu de préoccupations sécuritaires, du moins en France. Il faut surtout référer ses origines à l’évolution de la manière de penser la ville et à l’élaboration progressive d’une pensée de l’espace public. En effet, au-delà de la logique sécuritaire de maintien de l’ordre (comme en atteste la concordance des textes réglementant l’éclairage des rues et l’organisation du guet), les balbutiements de l’éclairage urbain, à partir du XVe et surtout du XVIe siècle, reflètent plutôt l’influence des principes de l’art urbain (les illuminations comme art de la représentation du pouvoir), de l’embellissement et d’une logique de l’ordonnancement (structuration formelle de l’espace). Ce n’est en fait que plus tard, à la fin du XVIIe et surtout durant le XVIIIe siècle, que ces dimensions vont progressivement s’effacer pour laisser principalement place aux stratégies de maintien de l’ordre(au sens sécuritaire).
6En effet, les ordonnances qui instaurent le véritable envol de l’éclairage urbain (en 1667, puis 1697) sont établies par le lieutenant de police La Reynie et correspondent avec l’organisation d’un véritable appareil policier, qui intègre d’ailleurs les porte-flambeaux (dont la corporation est organisée en 1662 à Paris pour offrir un service d’accompagnement des promeneurs de nuit, à l’instar de la location des fiacres): attachés à la police, les porte-flambeaux sont des indicateurs qui rendent compte chaque matin de ce qu’ils ont vu durant la nuit et qui préviennent également les délits nocturnes : au moindre tumulte, ils courent au guet et portent témoignage sur le fait (Schivelbusch, 1993,78). L’éclairage est donc envisagé dans une perspective sécuritaire et tout d’abord dans la logique d’une surveillance policière « active »: il doit permettre aux agents de l’ordre de voir les malfaiteurs pour les interpeller.
7Mais une considérable modification de cette logique initiale a lieu au cours du XVIIIe siècle. Comme le montre l’analyse des budgets et programmes de la police à Paris, les lanternes et réverbères vont bien rester les instruments principaux de la « machine sécuritaire », mais dans une stratégie beaucoup plus diffuse et subtile qu’active et autoritaire, qui reflète le développement de ce que Michel Foucault a appelé la société disciplinaire. Plutôt que de multiplier les actions visibles des représentants du pouvoir (les rondes des gardes de nuit, par exemple), on mise alors sur un mécanisme qui induit un rapport plus indirect, mais plus intériorisé entre le pouvoir et les hommes dans leur vie quotidienne : la nouvelle visibilité offerte par l’éclairage dans les rues signifie à chacun qu’il est susceptible d’être surveillé; la surveillance effective devient moins importante que l’idée constante, pour chacun, d’une surveillance possible; la surveillance active continue n’est donc plus nécessaire, permettant une économie des forces de police.
8Dans cette logique de perfectionnement de l’exercice du pouvoir, dont les termes sont parfaitement illustrés par la maxime après minuit, chaque lanterne vaut un veilleur de nuit, la visibilité se réfère moins aux nouvelles capacités visuelles offertes par les dispositifs d’éclairage (permettant de mieux voir alentour), qu’à l’imaginaire de l’éclairage décrit par Gaston Bachelard : tout ce qui brille voit [3]. Elle devient l’outil principal de contrôle social, dans le cadre des principes du panoptisme énoncés à la fin du XVIIIe siècle [4]. D’où les efforts des autorités pour impulser des développements techniques vers l’amélioration de la luminosité des sources d’éclairage, vers l’amplification de leur pouvoir brillant, signifiant à chacun la potentialité d’une surveillance continue. C’est dans le cadre d’un concours organisé par le chef de la police parisienne que la lanterne à réflecteur est ainsi mise au point dans les années 1760.
9Avec les développements des sources d’éclairage et l’amélioration de la visibilité panoptique, à partir de la fin du XVIIIe siècle, le discours sur la surveillance policière et sur le contrôle permis par les dispositifs d’éclairage s’estompe. C’est une rupture durable : il faudra en effet attendre le début du XXe siècle pour que reviennent de manière explicite les préoccupations sécuritaires, en termes de sécurité routière, et la fin du XXe siècle pour voir ressurgir la question de la sécurité civile. Il faut voir dans cette rupture, non pas la disparition de la logique disciplinaire, mais au contraire, le signe de sa pérennisation [5] et de la perfection de son modèle d’organisation : incorporée dans les disciples, subtilement diffusée, la relation de pouvoir de l’ordre instauré dans et par la ville nocturne a fini par être acceptée au point d’être quasiment oubliée.
Le renouveau du thème éclairage et sécurité
10Il est difficile de savoir aujourd’hui pourquoi la thématique de la sécurité civile a subitement réémergé dans le domaine de l’éclairage urbain au cours de la seconde moitié du XXe siècle, après deux siècles de mise en sourdine. Plus qu’un véritable renouvellement de la nature même des problèmes de sécurité en ville, on peut supposer qu’il y ait eu une rupture de l’intériorisation des rouages de la société disciplinaire, du fait de l’évolution des imaginaires sociaux beaucoup plus larges en fonction desquels ces problèmes avaient été abordés. Quoi qu’il en soit, l’importance accordée à cette thématique a été renforcée ces dernières années avec la cristallisation des médias et de l’opinion publique sur les « violences urbaines », et elle a finalement mobilisé depuis les années 1960 une somme considérable d’études et de réflexions, dans le monde entier.
11Du fait de la longue histoire du couple éclairage-sécurité et des réinterprétations qui en ont été faites, la croyance que l’éclairage et la sécurité vont de pair est aujourd’hui fortement ancrée dans l’opinion publique. L’idée est largement répandue que l’éclairage urbain a un effet potentiel à la fois sur la criminalité effective et sur la peur du crime (sentiment d’insécurité). L’amélioration de l’éclairage public est de ce fait fréquemment évoquée, parmi les promesses électorales et les argumentaires de politiques publiques, comme un moyen qui sera mobilisé pour réduire la criminalité et l’insécurité.
12Du point de vue des experts du domaine, il s’agit cependant d’un sujet très polémique qui a fait l’objet de débats parfois très radicalisés pendant près de vingt ans, et qui sont encore loin d’être tranchés :les connaissances concrètes et consensuelles qui s’en dégagent sont encore aujourd’hui très limitées.
13Ces débats ont été décrits, par les protagonistes eux-mêmes, comme l’affrontement de deux clans (Pease, 1999,10): d’un côté les « enfants de la lumière » et de l’autre les « disciples de l’ombre », cette seule appellation suggérant bien l’esprit partisan et radical dans lequel les deux vues se sont affrontées.
14Pour comprendre les termes du débat, il faut préciser les acceptions sous lesquelles les deux termes de la thématique crime and lighting ont été employés.
- Concernant la sécurité, c’est sur la question de la criminalité effective que les débats se sont cristallisés, le sentiment d’insécurité étant implicitement considéré comme secondaire, c’est-à-dire un effet résultant de la criminalité effective. Les protagonistes se sont ainsi intéressés aux effets de l’éclairage sur l’éventail de crimes et délits commis dans les espaces publics urbains :vols, agressions, cambriolages, etc.
- Concernant l’éclairage :la question a été non pas celle des effets de l’éclairage artificiel lui-même (versus absence d’éclairage dans les rues), puisque toutes les villes des pays impliqués dans le débat bénéficiaient déjà peu ou prou d’un système d’éclairage à cette époque, mais celle des effets d’une « amélioration » de l’éclairage public. Il faut noter tout de suite que le terme « amélioration » a été très généralement interprété par l’idée d’un éclairage « plus intense et plus lumineux ». Nous verrons plus loin les conséquences fâcheuses induites de cette acception réductrice.
16En bref, la question principale du débat sur le thème éclairage et sécurité, a donc été celle de l’impact du niveau d’éclairage artificiel (sa puissance) sur le nombre de crimes et délits perpétrés dans les rues.
17Certains décèlent quelques incohérences dans la formulation de cette question, en étendant la question à l’éclairage naturel comme artificiel et en constatant qu’il y a de jour (fort niveau d’éclairage) bien plus de crimes que de nuit. Dans le cas des USA (Clark, 2002), lorsqu’on observe les graphiques donnant les fréquences de crimes violents en fonction de l’heure de la journée, le poids des facteurs sociaux (comme les heures de cours scolaires et la prépondérance du travail en journée et du loisir de nuit) apparaît plus important que celui des niveaux d’éclairage. Dans le cas de la France, la revue Urbanisme (n° 243) notait en 1991, à partir du cas du Val de Marne, que les deux tiers des cambriolages sont en effet commis de jour (entre 6 h et 18 h, lorsque les habitants sont sortis), tandis que les entrepôts et usines sont plutôt dévalisés de nuit (80% de ces cambriolages s’effectuent après 21 h). Près des deux tiers des vols avec violence sont perpétrés de jour, très souvent dans les transports en commun; la nuit, quand bus et métro ne circulent plus, ce type d’agression se produit plutôt à l’intérieur des parkings. Enfin, les trois quarts des vols à main armée se produisent entre 18 et 21h, à l’heure où les commerçants ferment, et souvent pour le vol de leur recette de la journée; et enfin, les vols dans les voitures se produisent presque pour moitié après 18h, et les vols de voitures surtout après minuit. La question est donc certainement plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord, mais elle a pourtant initialement (dans les années 1960) été posée très simplement, et avec une certaine évidence, du fait du contexte théorique en matière de prévention de la criminalité à cette époque et du fait d’une précipitation à vouloir dégager des résultats pragmatiques rapidement. Ce sont ces éléments de contexte qu’il faut comprendre car ils ont fortement marqué les démarches des chercheurs qui ont investi cette question, c’est-à-dire qu’ils ont lourdement influencé la production des connaissances dans ce domaine.
Panorama des travaux scientifiques sur la thématique éclairage et sécurité
Présentation succincte
18Depuis les années 1960, une somme considérable d’articles et de rapports a été rédigée sur cette question, principalement aux USA et en Grande-Bretagne. La littérature sur le sujet est d’une telle ampleur qu’il est impossible d’en dresser une liste complète. On peut toutefois en dégager quelques caractéristiques.
19Il faut d’abord noter que cette littérature est surtout constituée de publications rapportant des états de l’art, des critiques et des commentaires, et qu’elle comporte finalement relativement peu de rapports d‘étude ou d’enquête proprement dits. Grossièrement, on peut dire qu’il y a eu relativement peu de travaux d’enquête et d’études pour beaucoup de glose sur les résultats apportés par chacun.
20De plus, la mauvaise qualité de l’énorme majorité des travaux, et des documents qui les rapportent, d’un point de vue scientifique, est notoire : nombre de travaux reposent sur des démarches dont la rigueur scientifique a été sévèrement critiquée par la suite et les rapports d’étude ou les articles qui en diffusent les résultats comportent de très nombreuses imprécisions sur les méthodes, les conditions expérimentales, les hypothèses émises, etc. De ce fait, parmi toutes les études de cas menées internationalement depuis 40 ans, très peu sont suffisamment rigoureuses pour pouvoir être intégrées dans des analyses rétrospectives globales (appelées méta-analyses).
21Par ailleurs, l’impartialité de ces travaux a parfois été mise en doute du fait qu’ils étaient fréquemment financés par des firmes de matériel d’éclairage (c’est notamment le cas des travaux de Kate Painter) et parfois réalisés par les chercheurs de ces firmes eux-mêmes.
22Il faut enfin noter que les chercheurs et les auteurs de cette littérature appartiennent plus au champ de la criminologie qu’au domaine de l’éclairage, ce qui explique en partie la formulation de la question éclairage – sécurité évoquée précédemment. En effet, le manque de compétences d’expertise en matière d’éclairagisme peut expliquer le fait que les descriptions précises des caractéristiques d’éclairage susceptibles d’avoir un effet ont été négligées, et que l’on s’en soit tenu principalement à observer les effets d’une « amélioration » de l’éclairage sans préciser en quoi elle consiste, ou bien à rabattre la qualification de cette « amélioration » sur l’accroissement du niveau d’éclairement, c’est-à-dire grossièrement de la puissance des lampes. Mais surtout, la prépondérance des criminologues sur cette thématique l’a fortement ancrée dans leur champ disciplinaire, la criminologie. Les travaux éclairage – sécurité se sont inscrits de manière presque implicite dans le contexte d’une reformulation des théories de la prévention de la criminalité à cette époque, dont on peut voir, en filigrane, les principes.
Travaux nord-américains
23L’actuel intérêt pour la question des effets de l’amélioration de l’éclairage public sur la criminalité semble être né aux USA dans les années 1960, au moment d’une importante hausse de la criminalité. Face au constat de l’échec des précédents programmes d’actions visant les facteurs socio-économiques de cette criminalité (éducation, chômage, intégration des groupes ethniques, etc.) – échec d’ailleurs peut-être dû plus aux querelles politiques et aux blocages administratifs qui ont accompagné ces programmes qu’à la pertinence des mesures elles-mêmes –, d’autres moyens d’actions préventifs ont été envisagés. C’est, en fait, ce qui a ouvert la porte aux logiques environnementales (et non plus sociales) de la prévention de la délinquance et de la criminalité, qui se développeront ensuite sous la bannière fédératrice de la prévention par la conception de l’environnement (Crime Prevention Through Environment Design = CPTED) [6]. Le rôle de l’aménagement urbain, émis depuis les travaux sociologiques de l’école de Chicago, est en particulier mis sur le devant de la scène à cette époque, notamment du fait des réflexions portées par Jane Jacobs [7] au début des années 1960, sur l’importance du rôle de la communauté de quartier dans la maîtrise de sa propre sécurité (auto-contrôle).
24C’est dans ce contexte qu’ont émergé les premières réflexions sur le rôle potentiel de l’éclairage. Elles ont ensuite poursuivi leur développement dans les années 1970 dans le cadre du concept d’espace défendable (defensible space) proposé par Oscar Newman [8], selon lequel l’environnement architectural et urbain, par sa forme (et notamment son éclairage), peut contribuer à la dissuasion de la criminalité parce qu’il diffuse un état d’esprit et des normes de comportement propices à l’établissement d’un contrôle social spontané (et informel) dans la population, c’est-à-dire une surveillance de la collectivité par ses membres eux-mêmes [9]. La conception et l’aménagement d’espaces dissuasifs sont ainsi invoqués pour leur capacité à restaurer un civisme, une responsabilisation de la collectivité vis-à-vis de la maîtrise de sa sécurité, à l’opposé des logiques de renforcement des forces de l’ordre prônées par d’autres à la même époque. Il s’agit de combiner les aménagements favorisant le développement collectif de cet état d’esprit, avec les mesures classiques de renforcement matériel de la solidité des objets exposés au vandalisme et des obstacles mis àl’effraction (la conception architecturale « propre aux serruriers »). Bien que les développements des travaux d’Oscar Newman n’aient pas toujours eu le même succès que ses premières réflexions, il faut cependant remarquer qu’ils ont déclenché un effort de recherche sans précédent sur divers aspects de la délinquance et de la criminalité.
25Ainsi, de nombreuses expériences de rénovations de l’éclairage, affichant l’objectif de lutter contre la criminalité, ont été menées dans les années 1960 et 1970 aux USA, et ont été inscrites dans le cadre d’un programme piloté par le Law Enforcement Assistance Agency (LEAA, agence créée par le Safe Street Act de 1968). De ce fait, elles ont donné lieu à un important travail d’évaluation, constituant une partie du programme national d’évaluation de la LEAA.
26Cependant, c’est à partir de méthodes très superficielles que les évaluations de chaque programme de rénovation de l’éclairage ont été menées : elles consistaient en des études de type avant-après basées sur la comparaison des crimes enregistrés par la police (vols, agressions et cambriolages essentiellement) plusieurs mois avant et plusieurs mois après la réalisation d’un « programme de rénovation de l’éclairage » d’assez grande ampleur (plusieurs rues et blocs) dont les caractéristiques physiques et photométriques n’étaient pas rigoureusement contrôlées. Les conclusions de cette évaluation ont été présentées en 1977 au congrès américain, par le National Institute of Law Enforcement and Criminal Justice du département américain de la Justice, et ont fait l’objet d’un rapport (Tien et al., 1979).
27D’une part, elles ont révélé la pauvreté des données recueillies : sur l’ensemble des 103 projets d’éclairage, seuls 60 avaient fait l’objet d’une évaluation et 15 seulement ont pu bénéficier d’une attention plus précise du fait qu’ils présentaient une rigueur suffisante. D’autre part, les résultats des évaluations considérées se sont révélés être très contrastés : certaines rénovations d’éclairage étant associées à une baisse de la criminalité, d’autres à une hausse et d’autres encore à une stagnation. À Kansas City, où l’éventualité d’un déplacement de la criminalité avait été envisagée, on a effectivement constaté que la diminution de la criminalité enregistrée par la police dans les quartiers où l’éclairage avait été rénové s’était accompagnée d’une augmentation dans les quartiers où il ne l’avait pas été.
28Devant la faiblesse des résultats statistiquement significatifs obtenus ainsi, les preuves de l’impact de l’éclairage sur la sécurité ont été jugées inconsistantes (Tien et al., 1979). Cette revue d’étude de cas (review) ouvrait alors la question de l’impact de l’éclairage sur le sentiment de sécurité, sans parvenir toutefois à la trancher, du fait que, dans de nombreux cas, les opérations de rénovation de l’éclairage étaient passées complètement inaperçues pour la population (75% ne s’étaient aperçus de rien à Portland).
29Plutôt que de stimuler d’autres travaux, ces conclusions seront interprétées comme la réfutation des effets préventifs de l’éclairage sur la criminalité et ils marqueront l’arrêt des travaux sur cette question aux USA. De ce fait, lorsque le National Institute of Justice présentera au Congrès un nouveau rapport plus qualitatif sur la prévention de la criminalité (Sherman, Eck, 1997, chap. 7), vingt ans plus tard, ce seront les mêmes études qui seront reprises. En l’absence de nouvelles preuves, les mêmes conclusions critiques concernant l’efficacité de l’éclairage urbain comme mesure de prévention de la criminalité en seront tirées, tout en insistant sur le fait que, puisque l’éclairage peut avoir des effets positifs ou contre-productifs selon les conditions, il faudrait s’attacher à mieux décrypter quelles sont les conditions dans lesquelles il a un effet bénéfique sur la baisse de la criminalité.
Travaux britanniques
30Après les premiers travaux américains, les réflexions mettent l’accent sur le rôle direct des caractéristiques de l’environnement lui-même comme facteur de prévention, plus que sur le rôle de la communauté qui serait susceptible d’exercer son auto-contrôle. Elles s’inscrivent toujours dans la lignée d’une approche environnementale de la prévention de la délinquance, tout en se focalisant exclusivement sur le rôle des caractéristiques matérielles du cadre bâti. Cela marque un changement de référence théorique, celui de la logique de la prévention situationnelle (SCP = Situational Crime Prevention). Portée par Ronald Clarke, criminologue (l’un des premiers adeptes de l’application de la théorie des choix rationnels à la criminologie) et chef de l’unité de recherche du Home Office jusqu’au milieu des années 1980, cette logique a rencontré un vif succès en Grande-Bretagne depuis les années 1980. L’idée est que le crime ou le délit n’est pas qu’une question de motivations de l’individu, mais surtout une question d’opportunités, celles-ci étant principalement modulées par les caractéristiques physiques de l’environnement qui impliquent que le passage à l’acte demande plus ou moins d’effort, comporte plus ou moins de risque et offre plus ou moins de récompense.
31Dans cette lignée théorique, les premiers travaux en Angleterre sur le thème crime and lighting ont été menés par Kate Painter, à partir de la fin des années 1980. Bien qu’inscrits dans le cadre de l’université à laquelle appartenait K. Painter, ils ont été financés par des fonds privés (provenant de fabricants d’éclairage) du fait de la raréfaction des fonds publics pour les recherches. Il s’agissait, comme pour les évaluations américaines, d’études de type avant-après utilisant principalement l’outil dit d’enquête de victimisation, dans laquelle les habitants sont interviewés sur les crimes ou délits dont ils auraient été victimes dans les mois ou l’année précédents, ou dont auraient été victimes des gens de leur entourage.
32Plusieurs enquêtes ont été réalisées sur différents sites [10] : au départ, sur des sites très restreints présentant des problèmes d’insécurité avérés et où l’éclairage était manifestement déficient, puis sur des sites moins favorables apriori. Dès le début, elles parvenaient quasiment toutes à prouver, selon K. Painter, l’efficacité d’une amélioration de l’éclairage sur la réduction des expériences de victimisation. Ce succès leur a rapidement donné une notoriété publique, relayée par la presse et l’opposition parlementaire, qui ont fait pression sur le Home Office pour engager des actions de grande ampleur dans les villes.
33Pourtant, le positionnement du Home Office a d’abord participé à diffuser un scepticisme vis-à-vis de travaux de K. Painter et des résultats auxquels elle prétendait, clairement affiché dans deux publications de la Crime Prevention Unit du Home Office en 1991 [11]. L’une d’elles opérait une revue de la littérature et une critique méthodologique des travaux de Kate Painter : en particulier le caractère trop ciblé des zones étudiées et l’absence de référence de contrôle qui permettrait de comparer la variation du nombre de faits délictueux enregistrés de nuit sur la zone avec les variations des faits délictueux de jour ou sur d’autres zones susceptibles de provenir d’autres facteurs; elle en dégageait le très faible effet de l’amélioration de l’éclairage sur la criminalité (un impact modeste pouvant être attendu sur des zones très localisées) et l’effet potentiel, par contre, sur le sentiment de sécurité. L’autre publication restituait une contre-étude menée à Wandsworth par un autre universitaire sur commande du Home Office, qui visait à étudier l’impact de l’éclairage sur une zone moins ciblée (Wandsworth est un vaste quartier de Londres) en utilisant la mesure de la criminalité de jour comme référence de contrôle. Les résultats de cette étude affichaient un clair démenti de l’impact positif d’une amélioration de l’éclairage sur la délinquance et ils ont rapidement constitué l’argument principal contre l’idée d’un effet bénéfique de l’éclairage sur la criminalité. Ils ont entraîné la fin de tout intérêt du Home Office pour l’éclairage durant de nombreuses années.
34Kate Painter a pourtant poursuivi ses travaux, en s’associant à un autre universitaire, l’éminent psychologue David Farrington de l’Institut de Criminologie de Cambridge, notamment pour deux nouvelles enquêtes à Stoke-on-trent et à Dudley. Bien que ces deux enquêtes, toutes deux financées par des compagnies d’éclairage et basées sur les mêmes démarches, aient connu d’importantes critiques par la suite, elles ont cependant bénéficié d’une diffusion plus large que jamais. En particulier, elles prétendaient montrer que l’éclairage avait également un effet sur la criminalité de jour : de ce fait, elles remettaient en question les résultats de l’enquête de Wandsworth (qui prenait le taux de criminalité de jour comme référence de comparaison supposé invariable selon l’éclairage nocturne) et ont redonné un regain de confiance sur l’effet bénéfique de l’éclairage sur la criminalité. L’idée a ainsi germé que, si l’enquête de Wandsworth avait comparé l’évolution de la criminalité de nuit dans la zone expérimentale avec cette même criminalité dans les zones adjacentes (et non pas avec la criminalité diurne), on aurait sûrement observé un effet bénéfique significatif du rééclairage (Pease, 1999).
35C’est ce qui a mené l’association des professionnels de l’éclairage ILE (Institution of Lighting Engineers présidée par le dirigeant de la firme ayant financé les travaux de K. Painter) à réclamer une révision de la question. Un nouvel état des lieux a ainsi été commandé par ILE à un autre professeur de criminologie, Ken Pease.
36Dans un contexte changeant par ailleurs (disparition, à la même époque, de la Crime Prevention Unit et ratification du Crime Disorder Act qui place dans les collectivités locales la responsabilité d’élaborer des plans de prévention), la parution de la publication rédigée par Ken Pease en 1999 a alors marqué un dernier revirement. Sur la base d’une revue de documents, cette publication affirme que les travaux de K. Painter apportent des preuves irréfutables de l’efficacité de l’éclairage sur des zones bien ciblées (crime hot spots) pour réduire la criminalité de jour comme de nuit, ce qui inviterait à penser que l’éclairage jouerait aussi sur la fierté des résidents et sur leur sentiment d’appropriation, ou encore sur l’auto-surveillance par la communauté (bien que ces aspects n’aient pas du tout été appréhendés au moment des études à Dudley et Stoke-on-trent). Mais le principal intérêt de ce document est de mettre en évidence mieux que jamais les principaux défauts des études antérieures, qu’elles soient affiliées à l’un ou l’autre camp : celui d’avoir été trop dogmatiques et radicales en cherchant à démontrer que l’éclairage peut ou non avoir un effet sur la criminalité, et en éludant la question des types d’effets obtenus selon les types d’éclairage et de condition. En remarquant, à très juste titre, qu’une véritable approche en termes de prévention situationnelle aurait dû mener à des analyses très sophistiquées de la manière dont une situation fonctionne pour le délinquant et sa victime, Ken Pease participe alors à reformuler la question principale : il ne s’agit plus de savoir si l’éclairage est efficace pour la réduction de la criminalité, mais plutôt, de connaître les circonstances et les caractéristiques avec lesquelles l’impact attendu est le plus efficace et le plus économique, et les autres mesures associées à l’éclairage qui peuvent en renforcer l’effet. Son état de l’art fait ainsi surtout le bilan du manque de recherches visant à établir les circonstances et les conditions dans lesquelles l’éclairage peut jouer un rôle important en termes de prévention de la criminalité.
37Ce revirement a été consolidé, deux ans plus tard, lorsque le Home Office a commandé une méta-analyse, permettant de retraiter l’ensemble des enquêtes déjà réalisées dans le monde. Cette méta-analyse affichait l’objectif d’explorer quels crimes peuvent le mieux être prévenus et dans quelles conditions. Elle a été réalisée par le même universitaire qui avait déjà travaillé avec K. Painter, David Farrington (Université de Cambridge), en collaboration avec un autre spécialiste de la criminologie aux USA, Brandon Welsh (Université du Massachusetts).
38En recherchant l’ensemble des expérimentations menées à l’échelle internationale et en ne retenant, pour l’analyse, que celles qui avaient fait l’objet de mesures avant-après de la criminalité dans les zones rééclairées et dans des zones de contrôle, 8 études américaines et 5 études anglaises ont été analysées; elles ont été comparées sur la base d’un indicateur représentant le changement relatif du nombre de faits délictueux et criminels enregistrés par la police, avant et après l’opération d’éclairage, dans la zone de contrôle par rapport à la zone expérimentale. La conclusion est celle d’un effet bénéfique de l’éclairage sur la criminalité [12], observé dans les mêmes proportions de jour que de nuit [13], ce qui amène les auteurs à émettre l’hypothèse que cet effet découle d’un accroissement de la fierté et de la confiance des résidents vis-à-vis de leur quartier, qui génère un renforcement du contrôle social informel plutôt que d’être généré par une surveillance effective. Ils suggèrent que cette hypothèse soit testée de manière plus explicite à l’avenir, notamment par des enquêtes de délinquance auto-rapportée auprès des jeunes (self-reported delinquency) qui permettraient de mesurer l’existence et la nature du changement apporté par le nouvel éclairage, dans l’image qu’ils ont de leur quartier.
39Les critiques faites à cette méta-analyse ont surtout porté sur la diversité des expérimentations retenues; si cette analyse paraît plus juste parce qu’elle manipule une somme d’observations plus importante et offre donc une plus grande significativité statistique, elle regroupe en fait plusieurs éléments différents, complémentaires ou opposés, qui une fois globalisés, ne peuvent plus être démêlés : effets directs et indirects, effets bénéfiques, nuls ou contreproductifs selon chaque type de délits ou de crimes. Mais surtout, il apparaît que cette analyse reste centrée sur le paradigme de l’« amélioration » de l’éclairage entendue comme augmentation du niveau lumineux, puisque les auteurs réduisent grossièrement la présentation de l’amélioration de l‘éclairage à celle du niveau d’éclairage (multiplié par 7 à Milwaukee, par 4 à Atlanta, etc.). De ce fait, cette analyse donne certainement une indication supplémentaire du rôle de l’éclairage, mais, comme les auteurs le reconnaissent, elle n’aide en rien à comprendre comment l’éclairage peut avoir un effet bénéfique, c’est-à-dire avec quelles caractéristiques lumineuses, dans quelles conditions socio-urbaines et selon quels mécanismes (directs ou indirects).
En France et dans quelques autres pays
40Si les travaux fondateurs d’Oscar Newman ont bénéficié d’un large intérêt très rapidement aux USA et en Grande-Bretagne, ils ont par contre été reçus avec une profonde hostilité en Europe et particulièrement en France. Du fait notamment qu’Oscar Newman s’était attaqué aux logiques de l’architecture moderne, qui n’ont engendré selon lui que l’anonymat, le repli sur soi des habitants et la défiance vis-à-vis des voisins (à l’opposé des effets collectifs de civisme attendus de son espace défendable), ses travaux ont alimenté des prises de positions doctrinales et des polémiques, plutôt que de véritables actions évaluatives.
41C’est ainsi principalement sur la base d’une seule enquête, menée à Lyon en 1983, que la question du rôle de l’éclairage sur la sécurité urbaine a été formulée. Cette enquête concluait au lien (inversement proportionnel) entre le nombre des agressions enregistrées par les services de police et le niveau moyen d’éclairement des lieux d’agression (Marinier, 1983). Elle présentait d’importants défauts de méthode, et notamment le biais très classique, dans ce genre d’analyse explicative, qui consiste à confondre des relations de corrélation avec des relations de cause à effet. Elle a pourtant alimenté l’idée, déjà largement tenue pour évidente, de l’effet préventif de l’éclairage. Le « rapport Bonnemaison » sur la prévention de la délinquance paru la même année et la vaste campagne d’information du Centre d’information de l’éclairage en 1983 et 1984, témoignent du consensus très rapidement arrêté sur cette question. Le Livre blanc du centre d’information de l’éclairage diffusé à la suite de cette campagne préconisait ainsi de supprimer les zones sombres et plus généralement d’éviter les différences d’éclairement trop importantes (rechercher l’uniformité), en maintenant un certain niveau minimum d’éclairement au sol et dans les directions transversales de manière à favoriser une bonne lecture des volumes. Toutes choses qui semblent encore aujourd’hui largement ancrées dans les logiques et les pratiques des opérateurs.
42Du fait de ce consensus rapide, les experts français semblent s’être peu impliqués dans les débats anglo-saxons restitués dans les paragraphes précédents. Ils ont cependant largement contribué aux travaux scientifiques sur une thématique particulière qui n’avait pas été abordée en tant que telle dans les autres études anglo-saxonnes : celle du lien entre l’éclairage, la capacité des piétons à bien se voir les uns les autres dans la rue et le sentiment de sécurité.
43Tandis que les recherches anglo-saxonnes avaient prioritairement porté sur la question de l’insécurité objective (du moins la criminalité apparente relative aux plaintes, délits ou crimes enregistrés et au nombre d’interventions policières), quelques recherches avaient en effet eu lieu en France et aux Pays-Bas au début des années 1980 sur la question du sentiment de sécurité, en l’abordant sous l’angle du risque pour le piéton de se faire agresser par un autre piéton et du lien entre les conditions d’éclairage et ce risque. Cette question a été restreinte durant des années à l’étude de l’influence de l’éclairage sur une unique tâche visuelle : la capacité à reconnaître le visage des autres piétons rencontrés dans la rue de nuit. Les fondements théoriques de cette problématique ont été peu explicités; elle repose sur l’hypothèse que la reconnaissance du visage des autres piétons permet d’identifier et d’éviter à temps d’éventuels agresseurs et elle consiste à définir les conditions photométriques permettant de garantir la reconnaissance du visage du piéton à une distance supposée suffisante pour la fuite. Cette distance a été évaluée à 4 mètres, sur l’argument qu’elle correspondrait à la distance de fuite estimée par E.T. Hall en 1966 [14]. Cependant non seulement cette distance n’a jamais été validée (E.T. Hall l’avait en fait établie à 3,60 m pour des individus de la côte Nord-Est du continent américain et l’ensemble de ses travaux démontre la variabilité de la perception des distances selon les cultures), mais aussi, alors que E.T. Hall lui-même précisait qu’àde rares exceptions près, la distance de fuite a été éliminée des réactions humaines (Hall, 1971,143), l’impact pratique de cette distance sur les stratégies d’évitement des individus de nuit en ville n’a jamais été étudié.
44Les premières études fondées sur ces bases ont été menées en 1980 par les chercheurs de la compagnie Philips Lighting et elles visaient à découvrir les paramètres physiques représentatifs du lien entre les caractéristiques d’éclairage et la possibilité de reconnaître un visage (Caminada, Van Bommel, 1980). Elles ont ensuite donné lieu à toute une veine de recherches, durant les années 1980 surtout, menées selon différentes méthodes : soit in situ en zones résidentielles, dans diverses conditions réelles d’éclairage, en site protégé (Caminada et al., 1980; Simons, 1987; Rombauts, 1992), soit en laboratoire (Tanaka, 1989), soit dans les deux cas (Rombauts, 1995). Il s’agissait d’expérimentations dans lesquelles des sujets devaient reconnaître des visages et dire ou bien noter la facilité avec laquelle ils jugent les reconnaître, dans différentes conditions d’éclairage. Ces expérimentations ont abouti à définir un indicateur photométrique qui est apparu correctement corrélé aux performances de reconnaissance de visages dans diverses conditions expérimentales. Elles ont ainsi surtout abouti à des recommandations de seuils limites pour cet indicateur.
45D’autres réflexions ont accompagné ces travaux, mais elles n’ont pas encore été suivies de véritables expérimentations qui permettraient de dégager des préconisations d’éclairage. Par exemple, l’idée de travailler à partir du concept de trajets sûrs énoncé par Abraham Moles et appliqué au cas de la ville nocturne [15], n’a pour l’instant jamais été expérimentée semble-t-il. Et tandis que des enquêtes qualitatives comme celles menées par l’Université de Liège (Dupagne, 1996) persistent à révéler que personne parmi les enquêtés ne déclare être lui-même plus en sécurité grâce à l’éclairage, on peut pourtant lire régulièrement le même lieu commun d’un niveau de lumière « rassurant », notamment à travers les recommandations de l’Association française de l’éclairage.
Bilan
46Jusqu’à présent, vu les interrogations sur la validité des choix méthodologiques et la perplexité face aux larges imprécisions de ces choix, nombre d’experts restent incrédules sur l’ensemble des études qui concluent pourtant majoritairement qu’une « amélioration » de l’éclairage permet de réduire les taux de criminalité [16]. Les écologistes et les associations d’astronomes, surtout, font pression depuis près de 10 ans pour mettre en garde contre la « pollution lumineuse » et le gaspillage énergétique auxquels pourrait mener une application inconsidérée de l’idée que la prévention de la criminalité réside surtout dans l’élévation de la puissance lumineuse des installations d’éclairage.
47Dans ce contexte polémique, un groupe de réflexion, rassemblant des experts à l’échelle internationale, a été créé en 1999 au sein de la Commission internationale de l’éclairage [17] pour examiner les apports de l’ensemble des études menées sur la question et définir l’état d’esprit des recommandations qui pourraient être prodiguées. Mais depuis, seuls quelques points commencent à faire consensus sur la base des dernières analyses anglaises : le fait que l’éclairage ne peut pas être une panacée à grande échelle, mais qu’il peut ponctuellement apporter de réelles améliorations en termes de criminalité effective pour des zones bien ciblées (crime hot spots), et, de manière plus générale, le fait qu’il puisse avoir un effet bénéfique en termes de sentiment d’insécurité.
48La question est donc loin d’être tranchée et il semble que les travaux menés aient surtout généré de vifs débats, en particulier en Angleterre, vu les approches partisanes mises en œuvre, alimentées par l’empressement des édiles à justifier, par l’éclairage, d’une lutte contre l’insécurité, et par les intérêts financiers en jeu pour les fabricants de luminaires [18]. Surtout, ces débats ont été peu féconds en termes opérationnels : ils n’ont permis de faire émerger aucune prescription opérationnelle consensuelle concernant les caractéristiques des installations d’éclairage, quasiment aucun canevas standard d’action clair qui garantirait des effets en termes de sécurité. Les recherches ciblées sur la distance de reconnaissance des visages sont pour l’instant les seules à avoir dégagé des recommandations opérationnelles, mais la faiblesse des fondements sur lesquels elles reposent doit encore inciter à la prudence. Elles ont par contre peut-être participé à décrisper les débats parallèles (qui portaient sur le seul impact de l’éclairage sur la criminalité effective) en décentrant les problématiques vers la question du sentiment d’insécurité.
49Ainsi, malgré tout, les débats n’ont pas été stériles et leur analyse rétrospective montre qu’ils ont marqué plusieurs avancées, certes laborieuses, mais cruciales si cette réflexion devait être reprise en France après avoir longtemps été considérée comme relevant du bon sens.
Avancée méthodologique
50C’est tout d’abord en termes méthodologiques que l’apport du corpus de travaux présenté ici est le plus évident. Au fur et à mesure des expérimentations, il est en effet apparu que des effets variables et parfois contradictoires sur la criminalité étaient obtenus non seulement selon les villes et selon les types de méfaits considérés, mais surtout selon la méthode d’enquête utilisée. Dans un contexte polémique, les protagonistes des débats anglo-saxons se sont alors focalisés sur des échanges de reproches à l’égard des « vices de forme » de telle ou telle expérimentation, suscitant de fait des réflexions de plus en plus approfondies sur la rigueur scientifique des conditions expérimentales des enquêtes et sur les biais impliqués par les choix de méthodes.
51Des distinctions ont ainsi été établies entre les enquêtes portant sur des zones d’études très restreintes présentant à la fois des problèmes d’insécurité avérés et des déficiences évidentes d’éclairage, et les enquêtes menées sur des sites très vastes visant à évaluer l’effet d’un rééclairage à grande échelle. La question de la validité statistique des observations menées dans le cas des sites de taille restreinte a été examinée, ainsi que celle du choix de « sites de contrôles » ou de « périodes de contrôle » qui permettent de relativiser l’évolution générale de la criminalité à d’autres facteurs que l’éclairage. Les dispositifs expérimentaux permettant d’estimer les éventuels « effets pervers » de déplacement de la délinquance vers d’autres zones que celle bénéficiant du nouvel éclairage ont été recherchés. Il s’en dégage en particulier la nécessité absolue d’intégrer pour les enquêtes ultérieures, des zones adjacentes et des zones de contrôles en plus de la zone d’étude proprement dite. Enfin, plusieurs auteurs s’accordent aujourd’hui à considérer que les enquêtes de victimisation offrent des indicateurs beaucoup plus fiables que les statistiques policières, même si, cependant, il ne semble pas y avoir d’accord sur les indicateurs les plus fiables (notamment entre la prévalence du crime, c’est-à-dire le nombre de personnes victimisées par rapport à la population, et l’incidence du crime, soit le nombre de faits commis par rapport à la population). C’est en particulier à partir de ces réflexions que le groupe de travail de la Commission internationale de l’éclairage (TC 4.41) élabore actuellement, à l’instigation de Kate Painter, une boîte à outils (Toolkit) des méthodes à mettre en œuvre pour les enquêtes ultérieures.
52On ne peut que se réjouir du développement de ce climat de doute scientifique qui faisait cruellement défaut aux premiers travaux dans ce domaine, marqués par un manque de rigueur maintenant évident. Il reste à espérer que ce travail proprement méthodologique ne débouchera pas sur l’édiction « d’une bonne méthode » unique d’action évaluative, tant diverses approches et diverses disciplines, du moment qu’elles présentent une rigueur scientifique satisfaisante, semblent pouvoir apporter des résultats complémentaires.
Avancée dans la compréhension des processus
53Au-delà des seules avancées d’ordre méthodologique, qui tourneraient à vide si elles ne servaient pas des fins heuristiques, le corpus des travaux présentés offre aussi un bilan nettement positif quant à la compréhension des liens entre l’éclairage public et la sécurité. Ils n’ont certes pas mené à de véritables résultats opérationnels fiables, mais à l’évidence, l’avancée des débats a stimulé le développement d’une appréhension de plus en plus fine des mécanismes qui lient l’éclairage et la sécurité, rompant heureusement avec la vision mécaniste et globalisante selon laquelle tant la criminalité que le rôle de l’éclairage avaient d’abord été envisagés.
54Cette évolution se lit tout d’abord à travers la prise de conscience du large spectre possible de la valeur des effets de l’éclairage sur la criminalité. On sait en effet depuis les premières expériences américaines, que les effets de l’éclairage peuvent être soit positifs, soit neutres, soit négatifs selon le type de crime ou de délit. Il peut prévenir certains types de délits (impossible de se dissimuler pour se livrer à un trafic) et, tout à la fois, sans en être la cause, en favoriser l’exécution (meilleure visibilité des objets à voler, du chemin le long duquel fuir, etc.). Mais, alors que, dans cette analyse, les effets de l’éclairage restaient la résultante d’une boîte noire, on assiste très récemment à une prise de conscience de la nécessité de distinguer deux ordres de mécanismes (effets directs/indirects) qui étaient auparavant intriqués et selon lesquels les valeurs des effets de l’éclairage pourraient pourtant se différencier (Clark, 2002). On peut ainsi considérer maintenant que l’éclairage a des effets directs de nuit si les caractéristiques physiques de l’environnement lumineux qu’il génère jouent directement et immédiatement sur la criminalité et la délinquance (aux différentes phases de la décision, du passage à l’acte et de la fuite); tandis que les effets indirects font intervenir des processus sociaux qui peuvent jouer de manière plus large de jour comme de nuit. Ce ne sont pas des effets immédiats et mécaniques. Comme Oscar Newman l’avait formulé, on peut penser que, bien que la conception architecturale ne produise pas un effet direct sur le social (à la manière dont l’avait pensé l’écologie urbaine puis l’architecture moderne), elle influence les représentations et les interactions sociales susceptibles à leur tour d’influencer la criminalité.
55Parmi les mécanismes selon lesquels l’éclairage peut avoir un impact direct sur la criminalité de nuit, les experts mentionnent surtout ceux qui peuvent avoir un effet bénéfique : l’amélioration de la visibilité offerte par le nouvel éclairage augmente le risque pour un malfaiteur d’être reconnu ou pris sur le fait. De plus, la présence des policiers est plus visible. Mais non seulement l’effet d’une meilleure visibilité peut être neutre sur certains types de méfaits [19], mais aussi des effets néfastes peuvent en être attendus : la meilleure visibilité des victimes potentielles et de leur entourage permet au malfaiteur de mieux estimer les objets de valeur qu’une personne porte, sa vulnérabilité et les personnes susceptibles de s’interposer; en particulier, les vols dans les voitures peuvent ainsi être favorisés. L’accroissement de l’éclairage pourrait aussi faciliter le deal de drogue et favoriser les autres activités de street life pour les jeunes, considérées comme susceptibles d’indisposer les autres résidents durant leur sommeil. Enfin, l’accroissement de la luminosité dans une zone diminue relativement la visibilité dans les zones adjacentes qui peuvent être utilisées pour fuir de manière plus discrète.
56Concernant les mécanismes indirects, les plus fréquemment cités touchent au fait que le nouvel éclairage inciterait les résidents à sortir plus fréquemment ou, du moins, à passer plus de temps dehors lors des rencontres et des discussions de voisinage; le nouvel éclairage pourrait également entraîner un allongement du temps passé par les habitants à entretenir leur jardin devant la maison; tout ceci favoriserait une surveillance implicite de la part des résidents qui se connaissent donc mieux et peuvent reconnaître les intrus dans les espaces privés. Par ailleurs, selon Pease, une opération d’éclairage renforce la surveillance de jour du quartier du fait de la présence des ouvriers qui installent les candélabres et qui en assurent l’entretien, et de la police éventuellement chargée de superviser la circulation durant le chantier; de manière plus générale, plusieurs études ont constaté que les opérations d’éclairage s’accompagnaient fréquemment d’une intensification des patrouilles de police, sans que l’on sache si cela vient du fait que les policiers sont rassurés par le nouvel éclairage ou plutôt du fait qu’ils considèrent que le nouvel éclairage s’inscrit dans une politique de lutte renforcée contre la criminalité dans le quartier, qui soutient leur propre action. Ainsi, la mise en œuvre même de l’opération d’éclairage rendrait finalement sensible l’intention des autorités locales et de la police de contrôler la criminalité, de nuit comme de jour, expliquant les effets positifs forts fréquemment enregistrés sur l’image que les résidents se font des politiciens locaux et du travail des policiers locaux (présence policière plus visible). L’accroissement du sentiment de confiance et de fierté des résidents à l’égard de leur quartier proviendrait ainsi peut-être non pas tant des effets lumineux créés par la nouvelle installation d’éclairage, mais du fait que les travaux effectués manifestent l’intérêt des pouvoirs publics à leur égard. Le renforcement de ce sentiment de confiance et de fierté rendrait enfin les résidents plus prompts à dénoncer les méfaits dont ils sont témoins, et génèrerait de manière générale une ambiance d’auto-surveillance perceptible par les délinquants eux-mêmes. Cependant, là encore, comme pour les mécanismes directs, les effets des mécanismes indirects liés à une opération d’éclairage peuvent aussi être neutres, voire néfastes dans certaines conditions. Une étude belge montrait par exemple qu’il est illusoire d’attendre d’une rénovation d’éclairage une augmentation de l’utilisation de l’espace public nocturne par les personnes âgées, dans la mesure où leur repli sur leur foyer semble davantage lié à un mode de vie qu’à la crainte de sortir (Teller, Italiano, 1997). Certains experts envisagent enfin toutes sortes « d’effets pervers »: l’accroissement de l’activité sociale à l’extérieur des maisons pourrait par exemple laisser un nombre croissant de maisons inoccupées pour les cambrioleurs; les délinquants pourraient également se déguiser en ouvriersélectriciens chargés de la maintenance pour pénétrer dans les quartiers et les maisons.
57Ainsi ébauchés, les mécanismes susceptibles d’influencer la criminalité ou la délinquance dans un sens ou dans l’autre montrent une ampleur et une diversité qui peuvent paraître déconcertantes, et qui obligent en tout cas à abandonner les réflexions globalisantes sur l’impact de l’éclairage sur le crime. Il apparaît maintenant de plus en plus évident que toute politique de lutte contre la criminalité par l’éclairage public ne peut se passer d’analyses préalables fines des situations et de la manière dont elles peuvent jouer sur les malfaiteurs ou les victimes potentielles (Pease, 1999; Farrington, Walsh, 2002). Non seulement les stratégies d’action apparaissent ne pouvoir être élaborées qu’en fonction des caractéristiques spécifiques des contextes locaux (caractérisation de la population concernée, état antérieur des relations sociales, types de faits délictueux à viser, etc.), mais elles ne semblent être appelées à se développer que dans le cadre de stratégies intégrées, c’est-à-dire qui coordonnent l’ensemble des analyses et des actions susceptibles d’influer en parallèle sur les processus socio-économiques qui modulent à leur tour les effets d’une opération d’éclairage public. C’est pourquoi, en suggérant que les efforts devraient se concentrer sur certaines populations et certains sites, les principaux protagonistes ont récemment argumenté en faveur d’une pensée de l’éclairage moins comme une panacée en tant que telle, que comme un élément parmi d’autres dans des stratégies à la fois plus localisées et multidimensionnelles de prévention de la criminalité par l’aménagement (CPTED).
Évolution des modèles théoriques sous-jacents
58Àtravers cette nouvelle appréhension des mécanismes qui lient éclairage et sécurité dans toute leur complexité, c’est, de fait, une nouvelle manière de « poser le problème » et de l’analyser qui se fait jour. Un lecteur averti pourra en effet y déceler, plus fondamentalement, une évolution des références théoriques et des conceptions mobilisées dans la définition de cette problématique, et qui ont au fil du temps organisé la production des savoirs dans ce domaine; mais il faut bien reconnaître que celles-ci restent remarquablement implicites.
59Pourtant, aujourd’hui comme hier, les enjeux sécuritaires de l’éclairage apparaissent avoir toujours été formulés à travers les logiques d’un certain nombre de modèles théoriques, pas toujours explicitement affichés, mais que le regard rétrospectif sur les quarante années précédentes permet de lire en filigrane. Sans prétendre décrypter finement ces modèles ici, on peut simplement remarquer que le développement du corpus de travaux consacrés à l’éclairage et la sécurité s’est notamment inscrit dans le mouvement historique de l’ascension de l’approche « situationnelle » de la prévention de la délinquance. Historiquement, en effet, la criminologie avait commencé par considérer le crime comme résultant d’une prédisposition de l’individu, celle-ci étant soit héréditaire, soit issue de son histoire personnelle, et ce n’est que tardivement qu’une attention plus grande a été apportée à l’influence de l’environnement (conditions de vie et caractéristiques matérielles des situations), jusqu’à lui attribuer quasiment un rôle prépondérant. Dans la logique du modèle de contrôle social initialement portée par Jane Jacobs, l’éclairage était ainsi pensé d’abord comme l’instrument facilitant la surveillance active (en incitant à une fréquentation plus importante des rues par des passants qui ont aussi une meilleure visibilité) et les habitants eux-mêmes étaient censés contrôler activement leur espace résidentiel, leurs yeux braqués sur la rue. Ensuite, c’est l’espace dissuasif qui était devenu lui-même l’élément moteur de la prévention : il montre les signes qui trahissent une surveillance de la collectivité. Oscar Newman semblait alors renouer avec la logique disciplinaire propre aux systèmes panoptiques trois siècles plus tôt : peu importe que cette surveillance soit effective ou non, du moment que les signes simulent bien cette surveillance potentielle. Si l’efficacité d’un simple simulacre dans tout type de quartier a fait l’objet de nombreuses critiques, il n’en reste pas moins que le concept d’espace défendable soulevait, plus de 30 ans avant qu’elle ne ressurgisse, l’idée de l’existence d’effets indirects de l’aménagement sur la criminalité. Avec les travaux britanniques, l’accent a ensuite également été mis sur le rôle des caractéristiques physiques de l’environnement, mais sans distinguer clairement les ressorts des processus influant finalement sur la criminalité, sans investir la « boîte noire » supposée lier mécaniquement les mêmes causes aux mêmes effets. Parallèlement, les analyses situationnelles étaient également drastiquement simplifiées aux aspects les plus mécanistes, à travers les travaux sur la distance de reconnaissance des visages comme facteur déterministe du contrôle de l’environnement et du déclenchement de réactions adaptatives. On retrouve ainsi les mêmes logiques selon lesquelles la prévention situationnelle était envisagée de manière plus générale à cette époque, se focalisant sur les dispositifs techniques (verrous, alarmes, puis digicode et vidéosurveillance) qui ont suscité d’amples critiques, parce que laissant planer l’ombre effrayante des villes forteresses ou des quartiers clos et gardés par des milices comme ceux qui se sont développés aux USA.
60Du fait peut-être du poids du paradigme situationnel à cette époque et du caractère d’évidence à travers lequel il a été appliqué à l’éclairage urbain, ou du fait de la pression des industriels et des politiques pour dégager rapidement une réponse tranchée, ou encore du fait de la cristallisation rapide du débat sur des positions radicalisées, on peut dire que l’on a ainsi assisté à une déclinaison réductrice du modèle de la prévention situationnelle durant la majeure partie des travaux de ce corpus. Il aura finalement fallu attendre plusieurs dizaines d’années, avant que la seule question caricaturale l’éclairage permet-il ou non de réduire la criminalité ? soit reformulée en des termes plus proches de ceux des conceptions initialement développées par les théories de la prévention situationnelle : Quelles sont les caractéristiques de l’éclairage, et dans quels contextes (tant matériels que sociaux), qui peuvent avoir un impact sur quels types de faits criminels ou délictueux ? Intégrant une appréhension du sentiment de sécurité, cette nouvelle perspective rouvre finalement l’analyse aux rôles et comportements de la population résidente (et non pas uniquement ceux des criminels et délinquants « potentiels »), à l’influence des conditions d’éclairage sur elle et, indirectement, à l’impact de ces effets à leur tour sur la criminalité effective. Dans ce cadre d’analyse, le sentiment d’insécurité devient médiateur dans les mécanismes indirects entre éclairage et criminalité, mais pas seulement : c’est aussi beaucoup plus généralement l’image que les gens se font de leur environnement de vie qui prend toute son importance dans des processus sociaux abordés plus largement. On entrevoit alors toute une veine de questionnements, certes complexes et jamais véritablement abordés pour l’instant, mais qui pourraient être d’un grand intérêt : selon quels mécanismes les installations d’éclairage (et les processus induits par l’organisation et la mise en œuvre des opérations de rénovation elles-mêmes) peuvent participer à moduler les rapports que les citadins entretiennent avec leurs environnements ? Comment les ambiances lumineuses peuvent alimenter les significations associées à un quartier (et ce faisant, amorcer ou renforcer des sentiments collectifs de confiance, de cohésion, de solidarité)? Comment peu-vent-elles moduler la « lisibilité » d’un quartier, c’est-à-dire l’image mentale de son organisation susceptible d’en offrir une meilleure maîtrise cognitive ? On aborderait alors enfin l’éclairage comme un maillon possible de processus générateurs de sens, c’est-à-dire audelà même de sa seule nature de bien collectif, comme un instrument de politiques d’aménagement, entendues comme l’organisation de processus sociaux d’élaboration collective.
61Ce changement de perspective, s’il se confirme, est de taille. Et il semble que, plus que les avancées d’ordres méthodologique et heuristique elles-mêmes, c’est peut-être cette reformulation de la manière de « poser le problème » qui porte finalement aujourd’hui les enjeux les plus cruciaux.
62On peut s’étonner, de ce fait, que cette reformulation reste, pour l’instant, très peu explicite, comme l’étaient d’ailleurs les bases conceptuelles antérieures. Pas plus aujourd’hui qu’hier, les travaux sur l’éclairage ne sont poursuivis sans réellement mettre à jour (et ainsi exposer à la critique) les modèles de société et les modèles étiologiques auxquels ils se réfèrent. Ceci reflète certainement pour partie la prédominance d’une logique pragmatiste, qui focalise son attention sur les résultats opératoires susceptibles d’être obtenus, plus que sur les modèles théoriques explicatifs qu’ils peuvent valider. Tout au long du corpus des travaux présentés, ce sont en effet des solutions qui ont été testées (principe de problem solving) accordant peu d’importance à la définition du problème lui-même (principe de problem setting). Cela dénote d’une logique de recherche des bonnes pratiques « qui marchent », bien ancrée dans la culture anglo-saxonne et qui a massivement été mobilisée dans les actions visant l’insécurité au sens large, cette insécurité étant d’ailleurs peu théorisée. On peut remarquer que cette logique du what works ? est certainement bien plus étrangère à la mentalité française, plus prompte à porter la réflexion sur des cadres d’analyse plus généraux et plus théoriques, et aussi moins coutumière des pratiques d’évaluation des politiques publiques (Wyvekens, 2004). En France, les politiques de prévention de la délinquance semblent alors s’être succédées les unes aux autres sur de seuls argumentaires idéologiques, plus que sur de véritables preuves de l’efficacité des actions au sens anglo-saxon et en tout cas, sur de véritables actions évaluatives qui auraient permis de juger si l’apparente insuffisance d’efficacité des actions précédentes était due à un défaut de mise en œuvre ou à une inutilité de fond. Et l’ascension des logiques situationnelles (et de la logique pragmatiste qui la sous-tend) semble aujourd’hui inéluctable (Levan, 2004).
63Dans ce contexte, l’important est certainement de reconnaître avec Anne Wyvekens que, à travers des pratiques, ce sont toujours des théories que l’on met à l’épreuve, même implicites. Ce qui marche en matière de délinquance ne marche que si, et parce que l’on a réussi à donner une explication au moins partiellement pertinente de l’origine de la délinquance(Wyvekens, 2004,1). On déciderait alors avec une conscience plus claire si, testant la mise en œuvre de l’éclairage urbain comme outil de prévention de la délinquance, on souhaite bien tester aussi le modèle théorique qui y est aujourd’hui de fait associé : c’est-à-dire notamment un modèle accordant un pouvoir explicatif fort au sentiment de sécurité (comme facteur actif d’augmentation de l’occurrence des actes de violence) et un rôle déterminant à la communauté (dans sa capacité d’auto-contrôle); un modèle dont on sait qu’il est fréquemment opposé à d’autres modèles qui expliquent la délinquance avant tout par des motifs socio-économiques d’échelle macrologique (inégalités socio-économiques générées par le nouvel ordre mondial) et qui mettent plutôt l’accent sur le rôle des institutions ou plus précisément de l’État. Expérimentant les bonnes pratiques en matière d’éclairage, on cernerait alors certainement mieux les enjeux et les risques associés à la logique situationnelle qui y est associée, tels qu’ils commencent à être observés par ailleurs : notamment le risque d’alimenter les travers d’un urbanisme sécuritaire qui s’accompagne immanquablement d’une institutionnalisation de la méfiance et qui – faisant jouer le rôle principal à l’aménagement – masque les origines sociales de la violence, étouffe les politiques sociopréventives qui pourraient parallèlement être menées, dissocie urbanité et sécurité dans l’appréhension de l’aménagement de la ville (Garnier, 2003; Levan, 2004).
Perspectives
64De l’ensemble du corpus de travaux consacrés à la thématique éclairage-sécurité – qui ontrapidement été présentés ici – se dégage un bilan qui peut paraître bien décevant, d’autant plus décevant au regard de la logique volontariste et pragmatiste dans laquelle ces travaux s’étaient inscrits : en plus de quarante ans d’actions et de débats, quasiment aucun résultat stable véritablement opérationnel n’a été validé de manière consensuelle, aucune « bonne pratique » d’éclairage suffisamment précise et fiable dans ses modalités et ses effets ne peut aujourd’hui être préconisée à l’attention des gestionnaires.
65La problématique de ces travaux n’en reste cependant pas moins légitime, tant ils ont pour la plupart montré des résultats tangibles sur l’existence de liens effectifs entre les installations d’éclairage urbain (ou plutôt leurs processus de rénovation) et les variables criminologiques, résultats qui restaient disparates et souvent contradictoires tant que la compréhension des processus en jeu n’avait pas progressé. Or, s’il est une avancée forte apportée par ce corpus de travaux, c’est bien sûr la manière même d’appréhender ces liens, menant heureusement à abandonner la vision simpliste et mécaniste de la quantité de lumière comme agent directement dissuasif de la criminalité qui avait longtemps prévalue. L’idée émerge ainsi aujourd’hui que l’éclairage pourrait combiner des effets directs et indirects sur les phénomènes sociaux d’un quartier, dont la valeur (bénéfique ou non) sur la réduction des actes délictueux dépendrait du type d’acte, mais aussi surtout des contextes socio-urbains rencontrés. Ces considérations marquent une importante évolution dans la manière de « poser le problème » qui, si elle était réinjectée dans de prochaines actions évaluatives en matière d’éclairage, mènerait à une nette inflexion des méthodes et des logiques d’analyse. Après une période d’application réductionniste des principes de la prévention de la délinquance par l’aménagement (CPTED), on s’achemine ainsi en matière d’éclairage, semble-t-il, vers une approche de la prévention situationnelle heureusement de plus en plus subtile et rigoureuse, capable de prendre en compte le poids et le rôle des actions d’éclairage dans des processus sociaux de plus long terme et impliquant un plus grand nombre de paramètres. Cela laisse présager une intégration de l’éclairage urbain sous la bannière des approches qui se revendiquent aujourd’hui d’une « seconde génération » de prévention de la délinquance par l’aménagement urbain (seconde génération CPTED) et qui semblent justement en revenir à une plus grande prise en compte des dimensions sociales de l’environnement, au-delà de ses seules caractéristiques matérielles.
66On peut cependant s’attendre, tout d’abord, à ce que cette évolution rencontre des résistances.
67Car d’une part, la logique simpliste selon laquelle on assimile couramment l’« amélioration » de l’éclairage avec l’augmentation du niveau lumineux est encore bien ancrée. Les états de l’art les plus clairvoyants font bien le constat de la désinvolture avec laquelle on a considéré que l’éclairage était « amélioré » dans les précédentes expériences (il suffisait de remplacer les ampoules par d’autres, plus puissantes) et ils notent la faiblesse des résultats opérationnels auxquels cela a mené. Mais les préconisations pour les études ultérieures vis-à-vis des caractéristiques des modifications d’éclairage dont on voudrait mesurer l’impact restent floues. Implicitement, sur l’idée qu’on ne pourrait pas mesurer physiquement le changement d’ambiance qu’une installation d’éclairage peut apporter aux yeux des citadins, la mesure des caractéristiques d’une installation d’éclairage dont on attend des effets sur la criminalité est toujours réduite à celle du niveau moyen d’éclairement au sol (Cozens et al., 2003) ou récemment à la tonalité de la lumière émise (Bennett, 2000). Dans la mesure où l’on sait la multitude des caractéristiques d’une ambiance lumineuse qui se combinent pour former l’image que les citadins se font de leurs environnements nocturnes (Mosser et al., 2005), il serait très regrettable d’en rester à la recherche de telles « formules magiques » qui lieraient un seul attribut de l’installation d’éclairage avec la criminalité ou le sentiment d’insécurité.
68D’autre part également, lorsque les préconisations pour poursuivre les travaux se décentrent bien des seuls indicateurs quantitativistes vers des enquêtes plus qualitatives auprès des populations, celles-ci sont abordées avec une grande simplicité. Il suffirait d’interroger les habitants sur le changement d’image qu’ils estiment que le nouvel éclairage a porté à leur quartier pour en estimer la teneur. Non seulement cette hypothèse néglige le poids du contexte dans lequel on interroge les personnes sur leurs réponses [20], mais aussi, elle néglige complètement l’effet Hawthorne [21], pourtant mis à jour à partir d’un cas d’éclairage :c’est-à-dire que la conscience qu’une personne a de participer à une expérimentation et d’être l’objet d’une attention spéciale exerce sur elle des effets psychologiques qui peuvent jouer sur les résultats de l’enquête bien plus que les véritables facteurs expérimentaux. On peut alors se demander ce qu’il adviendrait si une expérimentation consistait à remplacer les lampes existantes pour des lampes identiques tout en prodiguant auprès de la population une communication forte sur « l’amélioration » effectuée, comme c’est habituellement le cas dans les enquêtes de Kate Painter par exemple.
69Ainsi, une véritable évolution vers des expérimentations plus subtiles de « seconde génération » demandera d’importants efforts en termes de méthodes, qui n’ont commencé à être dépensés que très récemment et qui restent encore trop limités. Il faudrait à l’évidence y associer d’abord de véritables compétences d’éclairagistes, pour aborder plus en finesse les effets sensibles des ambiances lumineuses dans toute leur richesse. Il serait aussi certainement nécessaire, pour aborder l’impact des processus de rénovation eux-mêmes (jeux d’acteurs impliquant la municipalité, l’entreprise d’éclairage, la police, les habitants, etc.) sur les processus sociaux résidentiels (élaborations collectives de représentation sur l’organisation du quartier, relations de voisinage, etc.), d’engager de nouvelles collaborations entre les criminologues qui ont principalement traité la question à ce jour et les sociologues et les psychologues environnementaux qui ne s’y sont que trop peu associés.
70Il reste donc encore du travail à mener pour avoir des chances de mettre à jour les « bonnes pratiques » dont on pourrait réellement affirmer qu’elles « marchent » parce qu’on se serait donné les moyens d’une véritable évaluation rigoureuse sur le plan scientifique. Si de telles stratégies d’utilisation de l’éclairage urbain comme outil de prévention de la délinquance étaient envisagées en France, il faudrait donc bien en passer par un tel travail, en le ciblant par rapport aux problèmes qui se posent réellement dans les quartiers de nos villes françaises, sans s’en tenir aux seuls résultats qui pourraient entre-temps être obtenus dans les pays anglo-saxons dans lesquels les « problèmes » liés à « la sécurité »ne sont pas nécessairement les mêmes et ne sont en tout cas pas identifiés de la même manière. Cela paraît d’autant plus nécessaire pour contrer tous les préjugés dits de « bon sens » qui, en l’absence de débats du fait d’une faible culture de l’évaluation en France, continuent de guider les pratiques opérationnelles et ont mené à un accroissement des niveaux généraux d’éclairage dans les villes qui trouve aujourd’hui ses limites dans les préoccupations en termes d’économie d’énergie.
71Enfin, si un tel effort pour identifier réellement de « bonnes pratiques d’éclairage » qui marchent à l’égard de certains faits délictueux, devait se concrétiser, il serait regrettable qu’il mène, sous l’apparence d’une nouvelle scientificité, à masquer encore plus les références théoriques et les modèles auxquels de tels travaux se réfèrent. On observe déjà en France, de manière plus générale, une ascension des logiques de prévention situationnelle, notamment au travers des pratiques dites de résidentialisation, menées le plus souvent avec un manque de théorisation qui participe parfois à les discréditer (Levan, 2004). En matière d’éclairage urbain, ou si rigoureuses que puissent être les actions évaluatives en termes scientifiques, elles resteront de toute manière inscrites dans la lignée théorique d’une approche environnementale de la prévention de la délinquance, qui mérite d’être mise à jour. Identifier les opérations d’éclairage urbain qui marchent ou non en matière de prévention de la sécurité est important, mais encore faudrait-t-il avoir une réflexivité suffisante pour aussi comprendre pourquoi elles marchent ou non, c’est-à-dire décrypter les mécanismes complexes en jeu entre les caractéristiques des installations d’éclairage (et des actions volontaristes en la matière) et les processus sociaux susceptibles d’influencer le nombre d’actes délictueux et les représentations collectives à leur égard. Sans cette capacité de distanciation critique à l’égard des modèles criminologiques et des modèles de société mobilisés, on risque de s’enfermer dans des pratiques segmentées et localistes incapables de saisir plus profondément les effets des opérations d’éclairage sur les processus sociaux au sens plus large et leur articulation avec d’autres actions parallèles (actions d’aménagement, interventions sociales, etc.). Si l’éclairage peut avoir un rôle à jouer vis-à-vis de la sécurité en ville, ce n’est certainement pas comme panacée universelle ni comme pansement local, mais comme un instrument d’aménagement parmi d’autres, entendu à travers les prétentions de l’urbanisme à déclencher et accompagner des processus d’élaboration collective de l’organisation de notre vie collective, et non pas à travers l’acception réductrice d’un urbanisme sécuritaire chargé d’imposer l’ordre social.
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Mots-clés éditeurs : PRÉVENTION SITUATIONNELLE, ÉCLAIRAGE PUBLIC, INSÉCURITÉ, MÉTHODOLOGIE, PRÉVENTION
Notes
-
[*]
Ingénieur des Travaux Publics de l’État, Docteur en Urbanisme, Ministère des Transports, de l’Équipement, du Tourisme et de la Mer.
-
[1]
Pour plus de précisions sur cette histoire, voir le mémoire de thèse : hhttp :// www. lcpc. fr/ fr/ recherches/ th_ soutenues/doc/urbain/mosser.pdf.
-
[2]
Voir par exemple Stoer, 1987 et Painter, 1999, qui décrivent explicitement l’enfermement des gens chez eux comme conséquence directe du manque d’éclairage artificiel, avec l’objectif annoncé de prouver l’universalité du lien entre le manque d’éclairage et l’insécurité.
-
[3]
Cf. Bachelard, 1994,48 (La lampe veille, donc elle surveille).
-
[4]
Le panopticon de Jeremy Bentham est un principe d’architecture basé sur une tour centrale et un bâtiment en anneau périphérique divisé en cellules qui traversent toute l’épaisseur du bâtiment et percées de deux fenêtres. Un seul surveillant, dans la tour centrale, suffit à surveiller chaque fou, malade, condamné, écolier ou ouvrier, placé dans chaque cellule, car il peut saisir, par effet de contre-jour, les petites silhouettes captives dans les cellules. Dans cette figure architecturale, la visibilité est un piège. De là l’effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action, que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs (Foucault, 1975,228-264).
-
[5]
Comme en témoigne la déclaration, en 1890, d’un conseiller municipal de Paris : Nous sommes convaincus qu’un peu de vive lumière ferait plus pour la tranquillité et la sécurité publiques que le passage, peu fréquent d’ailleurs, des deux agents traditionnels, etcelle d’un élu lyonnais au conseil municipal en 1905 : Un candélabre coûte moins cher qu’un policier (Deleuil, Toussaint, 2000,54).
-
[6]
La formulation est initialement proposée par C. Ray Jeffery, considérant alors l’environnement dans une acception large (Jeffery, 1971).
-
[7]
La parution de son livre Death and Life of Great American Cities (1961) aux USA a connu un rapide succès auprès du grand public. En matière de prévention de l’insécurité, l’idée est de créer un environnement qui favorise la lisibilité des statuts des différents espaces (espaces publics, semi-privés et privés), qui oriente les ouvertures des immeubles vers la rue (un regard direct sur la rue) et qui incite à l’utilisation des rues pour augmenter le nombre des gens qui les surveillent.
-
[8]
Ou plutôt « espace dissuasif » pour reprendre avec Michel Conan une traduction plus fidèle à la logique de l’auteur. Pour une analyse de la théorie des espaces dissuasifs et de ses limites, voir notamment Conan, 1986.
-
[9]
Oscar Newman pousse plus loin les idées de Jane Jacob, dans son livre Defensible Space publié en 1972, en soutenant que l’organisation de l’espace produitla criminalité tout autant qu’elle rend visible les formes sociales qui y sont liées, en empêchant les résidents d’exercer un contrôle social informel de leur entourage. Il met donc l’accent, bien plus que C. Ray Jeffery à la même époque, sur le rôle primordial de la conception architecturale des espaces résidentiels, dans sa capacité à produire une responsabilisation de la communauté vis-à-vis de son propre contrôle et sa capacité à signifier clairement pour tous l’existence de ce contrôle social.
-
[10]
Notamment dans différents quartiers de Londres (Edmonton, Tower Hamlets et Hammersmith/Fulham).
-
[11]
Atkins et al., 1991, restituent une expérimentation originale (étude de Wandsworth) tandis que Ramsey et al., 1991 exposent un état de l’art des recherches.
-
[12]
La diminution relative de la criminalité (par rapport à la zone de contrôle) est statistiquement significative dans 8 cas sur 13, tandis que dans les 5 autres cas, la variation de criminalité n’est pas significative. Pour ces 5 cas, on peut donc dire que l’éclairage n’a pas montré d’efficacité, sans toutefois être contre-productif dans la prévention de la criminalité.
-
[13]
Analysé dans 4 cas seulement, du fait que les mesures de la criminalité étaient indisponibles de jour dans les autres cas.
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[14]
Il s’agit en fait de la distance publiquedéfinie par E.T. Hall comme la distance à laquelle un sujet valide peut adopter une conduite de fuite ou de défense s’il se sent menacé (Hall, 1971,155).
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[15]
C’est-à-dire, les trajets dans lesquels les piétons sont accoutumés à reconnaître, comme en période diurne, des signes qui facilitent la maîtrise physiologique et cognitive de cet environnement (Moles, 1981; Laidebeur, 1990,37-58).
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[16]
The majority of these investigations have unfortunately been limited in areas and/or detail of the lighting standards and are therefore inconclusive, in Commission internationale de l’éclairage, 2000,2.
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[17]
Technical Committee, 4-41 : Crime and lighting. C’est Kate Painter qui a été désignée comme responsable de ce groupe de travail.
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[18]
Un directeur technique d’une des plus importantes firmes d’appareils d’éclairage reconnaît : On espère que ces résultats permettront aux collectivités locales d’obtenir des crédits supplémentaires pour améliorer l’éclairage… et donc pour acheter leur matériel !(Tulla, 1989,15).
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[19]
Notamment les cambriolages pour lesquels les malfaiteurs ne craignent pas un surcroît d’éclairage, qui peut par ailleurs augmenter le « plaisir du risque »lié à ce type de méfait (Bennett, Wright, 1984).
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[20]
Dans une expérimentation menée à Rouen, nous interrogions ainsi des passants : Vous sentez-vous à l’aise sur cette place lorsqu’il fait nuit ? Et pensez-vous que ce sentiment soit lié à l’éclairage ? Interrogés en été, 22% des passants se disaient mal à l’aise (et 62% estimaient que ce sentiment été lié à l’éclairage), tandis qu’en hiver, les mêmes types de passants interrogés aux mêmes horaires et sur le même site n’étaient plus que 12% à se dire mal à l’aise (dont 45% estimant que ce sentiment était lié à l’éclairage), sans que l’installation d’éclairage n’ait changé.
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[21]
Il s’agit d’une expérience menée par la Western Electric Company (localisée à Hawthorne près de Chicago) auprès de ses ouvriers, dans les années 1925, qui ne parvint cependant pas à prouver de lien de proportionnalité entre la puissance de l’éclairage et le rendement des ouvriers. Dans une première expérience, deux groupes d’ouvriers sont constitués et prévenus qu’une expérience sur l’éclairage est en cours : un groupe de contrôle, et un groupe expérimental qui travaille successivement dans trois conditions différentes (même lumière que le groupe contrôle, lumière double, lumière triple). Le rendement des deux groupes augmente de façon similaire. Dans une deuxième expérience, l’éclairage était cette fois diminué, et le rendement s’élevait pourtant aussi. Dans une troisième expérience, on ne modifiait pas l’éclairage habituel. Périodiquement, des électriciens remplaçaient les ampoules par des ampoules identiques en déclarant qu’elles éclairaient mieux. Le rendement augmentait. Ainsi, tout changement des conditions extérieures peut avoir, dans certaines circonstances et durant un temps variable, un effet stimulant sur des sujets d’expérience et modifier le comportement indépendamment de la nature du changement apporté. C’est ce qui a été appelé effet hawthorne, effet identifié ensuite largement dans tout le champ des sciences sociales.