Notes
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[*]
Groupe de droit pénal et de criminologie, Faculté de droit, Université de Fribourg, Suisse.
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[1]
La Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant est aujourd’hui ratifiée par 191 États, à l’exception de la Somalie et … des États-Unis d’Amérique.
-
[2]
À défaut de travaux et de recherches empiriques récents sur l’évolution des pratiques de la justice pénale des mineurs en Suisse (travaux rendus d’ailleurs bien difficiles par l’autonomie cantonale – 26 juridictions souveraines ! – ainsi que les forts particularismes locaux), nous avons choisi de mener ce « bilan » notamment de façon qualitative et exploratoire, en menant des entretiens avec des représentants de la justice des mineurs de deux grands cantons urbains (Genève et Zurich) et d’un canton où l’influence rurale est encore assez forte (Fribourg).
-
[3]
Cf. articles 82 à 99 du code pénal suisse.
-
[4]
Département fédéral de Justice et police, avant-projet d’un code de procédure pénale suisse et Avant-projet de loi fédérale sur la procédure pénale applicable aux mineurs, Berne, Office fédéral de la justice, juin 2001.
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[5]
Cette loi a été adoptée par le Conseil national, la Chambre basse du Parlement fédéral, le 7 mars 2002. Le Conseil des États (Chambre des cantons) devrait l’adopter sans surprise en juin 2002.
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[6]
Cf. la Recommandation R(87)-20 sur les réactions sociales à la délinquance juvénile ainsi que la Recommandation R(88)-6 sur les réactions sociales au comportement délinquant des jeunes issus de familles migrantes.
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[7]
La Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant est entrée en vigueur en Suisse le 26 mars 1997.
-
[8]
Cf. articles 100 à 100ter du code pénal suisse.
-
[9]
ATF 88 IV 72; ATF 94 IV 56 / JT 1968 IV 109.
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[10]
Cf. articles 84,85,91,92,93bis et 93ter du code pénal suisse.
-
[11]
Cf. articles 87 et 95 du code pénal suisse.
-
[12]
Cf. articles 24 et suivants de la future loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs.
-
[13]
Cf. articles 369 et suivants du code pénal suisse.
-
[14]
LAVI : loi fédérale d’aide aux victimes d’infractions, adoptée en octobre 1991 et entrée en vigueur en janvier 1993. L’article 2 LAVI définit la victime comme toute personne qui a subi, du fait d’une infraction, une atteinte directe à son intégrité corporelle, sexuelle ou psychique. QUELOZ N., 1998, L’édifice de la nouvelle justice pénale pour les mineurs construit par les Nations Unies : ses implications, pour la Suisse en particulier, in JAFFÉ P. (Ed.), Challenging Mentalities – Défier les mentalités, La mise en œuvre de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, Ghent, Children’s Rights Centre, 293-307. SCHELLENBERG B., 2000, Entstehungsgeschichte und Inhalt eines Entwurfes zu einem neuen Jugendstrafrecht in der Schweiz, in INSTITUT INTERNATIONAL DES DROITS DE L’ENFANT, 100 ans de justice juvénile, Bilan et perspectives, 5e Séminaire, Sion, IKB-IDE, 239-255. STETTLER M., 1986, Avant-projet de loi fédérale concernant la condition pénale des mineurs et rapport explicatif, Berne, Office fédéral de la Justice. ZERMATTEN J., 1994, Face à l’évolution des droits de l’enfant, quel système judiciaire ? Système de protection ou système de justice ?, Revue internationale de criminologie et de police technique, 47,2,165-178.
I. Introduction
1Dans cette contribution suisse au débat relatif à l’évolution de la justice pénale des mineurs, nous passerons d’abord par un bref rappel du cadre légal et d’organisation dans lequel se déroulent les réactions formelles à la délinquance des jeunes. Ceci s’impose d’autant plus que la Suisse, qui n’est certes qu’un petit pays, a cependant un long passé et des racines profondément fédéralistes : la justice en général et particulièrement celle des mineurs y ont une culture, une forme et des pratiques solidement locales, singulières non seulement dans chacun des 26 cantons, mais dans presque chaque juridiction (selon que les districts sont urbains ou campagnards, industriels ou tertiaires, germanophones, francophones, italophones, etc.). Ceci permet notamment de comprendre pourquoi la Suisse a été l’un des derniers pays à avoir ratifié la Convention relative aux droits de l’enfant [1].
2Ensuite, nous illustrerons ces particularités et pratiques régionales ainsi que les problèmes différents auxquels est confrontée la justice des mineurs selon les environnements dans lesquels elle s’exerce. Nous ferons part ici des entretiens que nous avons menés avec trois magistrats et un greffier en chef provenant de trois juridictions de mineurs de différents cantons [2]. *
3Enfin, nous ferons le point et tenterons de répondre à certaines des questions posées par le texte introductif pour lancer ce débat relatif aux évolutions de la justice pénale des mineurs en Europe.
II. Le contexte historique et légal de la justice des mineurs
1. Le contexte suisse
4C’est en 1898 que la révision de la Constitution fédérale a donné à la Confédération le pouvoir de légiférer dans le domaine du droit pénal, afin de préparer un code pénal unifié. Les travaux préparatoires ont débuté dès la fin du XIXe siècle. La reconnaissance d’un droit pénal des mineurs, qui s’insérait dans le mouvement législatif apparu au XIXe siècle dans les pays anglosaxons puis en Europe, a été consacrée dans l’avant-projet de 1908. Ce texte exprimait clairement la volonté du législateur de soustraire les enfants et les adolescents du droit pénal applicable aux adultes (Stettler, 1986,32). Toutefois, forts de leurs prérogatives, plusieurs cantons ont établi des juridictions de mineurs dès le début du XXe siècle, dont l’appellation a été fort variée : autorité tutélaire (civile et pénale) des mineurs (Neuchâtel), chambre pénale de l’enfance (Genève), tribunal des mineurs (Vaud, Valais) ou tribunal de la jeunesse (Berne).
5Retardé par diverses circonstances, le code pénal unifié n’a été adopté qu’en 1937. Le texte définitif, entré en vigueur le 1er janvier 1942, contient une réglementation particulière en faveur des enfants et des adolescents âgés de sept à moins de dix-huit ans et il est basé essentiellement sur l’avant-projet de 1908 [3]. Ce dispositif, connu sous le nom de droit pénal des mineurs, a été maintenu dans ses principes fondamentaux jusqu’à ce jour. La Suisse étant un État fédéraliste, chaque canton a conservé la compétence d’édicter ses normes d’organisation judiciaire et de procédure. La construction des établissements et l’exécution des peines et des mesures relèvent également de leur souveraineté.
6Le droit pénal des mineurs a été englobé dans la révision totale de la partie générale du code pénal suisse, initiée en 1983. L’avant-projet de loi fédérale concernant la condition pénale des mineurs, rédigé par le Professeur Martin Stettler (1986), a servi de document de base. De 1987 à 1992, une commission d’experts a été chargée d’examiner le projet de révision et ses travaux ont abouti à l’approbation d’un projet de loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs (Conseil fédéral, 1999,2022). Ce projet est aujourd’hui soumis à l’adoption définitive du Parlement fédéral. À l’avenir, le droit pénal des mineurs ne sera plus intégré dans le code pénal suisse mais, à l’instar d’autres États, fera l’objet d’une loi spéciale autonome.
7En outre, considérant que la Suisse est un bien trop petit pays pour continuer à suivre vingt-six procédures cantonales et trois voies fédérales différentes, le Département fédéral de Justice et Police a chargé en 1993 une commission d’experts de se pencher sur la question de l’unification de la procédure pénale en Suisse. En juillet 2001, le gouvernement fédéral a mis séparément en consultation un avant-projet de loi fédérale sur la procédure pénale applicable aux adultes et un autre sur la procédure pénale applicable aux mineurs [4], ce dernier réglementant uniquement les questions de procédure relatives à la justice des mineurs et renvoyant pour le surplus aux principes généraux contenus dans la loi unifiée relative aux adultes.
8Si les réformes en cours aboutissent, la justice des mineurs disposera en Suisse à la fois d’une loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs [5] et d’une loi fédérale sur la procédure pénale applicable aux mineurs. L’unification du droit et des voies procédurales l’aura alors emporté sur les particularismes fédéralistes.
2. Le contexte international
9Les vingt dernières années du XXe siècle ont été placées, au niveau international, sous le signe de la reconnaissance et de la consolidation des droits des enfants et des jeunes. Les Nations Unies et le Conseil de l’Europe [6] se sont en particulier vouées à ce thème des droits de l’enfant et à la nécessité de mettre en œuvre une protection judiciaire spécifique pour les mineurs. Les textes adoptés sont le pendant, pour les mineurs, de ce que représentent, pour les adultes, le Pacte des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques de 1966 et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950.
10La Convention des Nations Unies du 20 novembre 1989 relative aux droits de l’enfantest le premier instrument international qui a un effet juridique contraignant dans 191 pays. Elle prend en compte des domaines beaucoup plus vastes que celui de la délinquance et de la justice des mineurs. Celles-ci ne font l’objet que de deux dispositions, les articles 37 et 40, qui réaffirment que l’objectif premier de la justice des mineurs est de nature éducative et que l’enfant, comme les adultes, a droit au respect de la dignité humaine et doit jouir de garanties fondamentales dans toute procédure le concernant.
11La Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant est la référence fondamentale sur laquelle repose tout le mouvement des droits de l’enfant et elle chapeaute trois instruments internationaux relatifs à la justice pour mineurs et à la délinquance juvénile (cf. Queloz, 1998), à savoir :
- Les Règles de Beijing pour l’administration de la justice des mineurs (1985), qui contiennent les paramètres que les États parties sont invités à respecter pour établir un système de justice progressif pour les mineurs délinquants. Ce sont des règles au départ non contraignantes, mais qui ont été reprises en grand nombre dans la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant devenant ainsi obligatoires pour les États parties.
- Les Règles de la Havane sur la protection des mineurs privés de liberté (1990) sont le garde-fou des droits fondamentaux et des mesures à prendre en vue d’une resocialisation des délinquants mineurs incarcérés ou placés dans un établissement fermé. Ces règles sont fondées sur les primats de l’ultima ratio de la privation de liberté des mineurs et de la nécessaire séparation des mineurs et des adultes en détention.
- Finalement, les Principes de Riyad pour la prévention de la délinquance juvénile (1990) ont pour but de définir les politiques à même de réduire les comportements délictueux. Il s’agit de principes, sans valeur contraignante pour les États, qui traitent de la délinquance juvénile, terme pris dans le sens restrictif de violations du droit pénal. La prévention de la délinquance juvénile y est abordée dans un sens positif, soit comme la promotion du bien-être et de l’intégration sociale de l’enfant ou de l’adolescent dans la société.
12Après sept ans de discussions et de tergiversations (surtout de la part des cantons), la Suisse a finalement adhéré [7] à l’ensemble de ces textes internationaux consacrés à la protection des droits de l’enfant et aux principes essentiels de la justice des mineurs. Elle a toutefois été contrainte de formuler des réserves à l’égard de cinq dispositions de la Convention des Nations Unies. Deux de ces réserves ont leur importance dans le domaine de la justice des mineurs. La première porte sur l’article 37 lettre c, la Suisse estimant ne pas pouvoir garantir une détention séparée des mineurs et des adultes; la seconde concerne la procédure pénale suisse des mineurs qui ne garantit ni le droit inconditionnel à une assistance légale ni la séparation (aux niveaux personnel et organisationnel) entre l’autorité d’instruction et l’instance de jugement.
III. La prise en charge des mineurs délinquants par la justice suisse
1. Dans la loi
a) Les seuils de minorité et de majorité pénales
13Le droit pénal suisse des mineurs fait apparaître trois tranches d’âges spécifiques, correspondant chacune à une catégorie de jeunes soumis à un régime d’intervention différent :
- Les enfants de moins de sept ans échappent à toute intervention pénale. Ils peuvent en revanche faire l’objet de mesures civiles qui ne sont pas forcément moins incisives (tutelle des familles) que les sanctions du droit pénal des mineurs.
- Les enfants de sept ans révolus à moins de quinze ans : la Suisse a fixé à sept ans révolus le seuil d’âge permettant à la justice d’intervenir pénalement. Elle est l’un des seuls pays occidentaux à connaître un seuil de minorité pénale aussi bas. Outre le début de la scolarité, le législateur fédéral a justifié son choix par un souci de dépistage précoce de la délinquance juvénile et par la possibilité pour les juges des mineurs d’adapter les peines et les mesures aux besoins spécifiques d’éducation et de soins des enfants.
- Les adolescents de quinze ans révolus à moins de 18 ans : l’âge de quinze ans correspond pour beaucoup de jeunes à la fin de la formation scolaire et au commencement d’un apprentissage professionnel. Dès l’âge de dix-huit ans, un délinquant doit répondre de ses actes devant la justice des adultes. Il est prévu toutefois la catégorie des « jeunes adultes » donnant la possibilité au juge d’atténuer la peine (entre 18 et 20 ans) ou de prononcer une mesure de placement en maison d’éducation au travail (entre 18 et 25 ans) [8].
14La future loi pénale fédérale relative aux mineurs va rehausser le seuil de la minorité pénale de sept à dix ans révolus. Les experts avaient proposé le seuil de 12 ans, mais ils n’ont pas été suivis par le Parlement. En outre, la distinction actuelle entre les enfants et les adolescents sera abandonnée.
b) La culpabilité et la responsabilité pénale
15Le droit pénal reconnaît aux enfants (plus de 7 ans) et aux adolescents la capacité de commettre des infractions et de se déterminer en conscience et en volonté. Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, le prononcé d’une peine à l’encontre d’un mineur délinquant est subordonnée à un verdict de culpabilité, en examinant si le mineur disposait, compte tenu de son âge, de la faculté d’apprécier le caractère illicite de son acte et de se déterminer d’après cette appréciation [9]. En cas d’irresponsabilité ou de responsabilité restreinte (expertises), le juge des mineurs doit généralement renoncer à prononcer une peine et décider de la mesure éducative ou du traitement spécial approprié.
c) Les sanctions
16L’ensemble du droit pénal des mineurs en Suisse est articulé autour de la personne et de la situation du mineur. La notion de punition n’a que peu de sens dans l’esprit et la structure de ce droit, qui est d’abord centré sur l’examen des besoins du mineur en termes d’éducation et de soins. Dans cet esprit, le code pénal suisse et la future loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs prévoient deux sortes de sanctions : les mesures applicables aux mineurs nécessitant une attention particulière et les peines adaptées à l’âge du jeune délinquant qui n’a pas besoin de soins spécifiques.
17Le droit pénal des mineurs de 1942 était fondé sur le principe du monisme judiciaire absolu, selon lequel le prononcé d’une mesure excluait totalement le prononcé d’une peine. Ce principe a été à peine relativisé par la révision de 1971. Mais aujourd’hui, il est devenu de plus en plus difficile de justifier qu’un délinquant mineur, dont la culpabilité a été établie, échappe à toute sanction répressive uniquement, par exemple, parce qu’il doit être soustrait de son milieu naturel en raison des carences de son entourage. Pour les magistrats, cela revient à donner à la mesure protectrice une connotation punitive qui ne fait qu’en dénaturer la fonction. Aussi, la future loi fédérale relative aux mineurs va-t-elle instaurer un système dualiste identique à celui du droit pénal des adultes : si le juge des mineurs arrive à la conclusion qu’il y a faute et qu’une mesure s’avère aussi nécessaire, cette dernière sera alors liée à une peine, ce qui permettra à la fois une intervention flexible et adaptée à la situation du mineur délinquant.
18La justice des mineurs en Suisse dispose d’un éventail de mesures comprenant l’assistance éducative, le traitement spécial, le placement familial et le placement institutionnel [10]. Les mesures éducatives et thérapeutiques sont en principe prononcées pour une durée indéterminée et prennent fin une fois qu’elles ont atteint leur but. Toutefois, en pratique, la contractualisation des décisions (fixation d’objectifs et d’étapes) prises par le juge, en accord avec le mineur, ses parents et les professionnels chargés de son accompagnement s’est largement imposée.
19Quant aux peines, elles doivent être adaptées avant tout à l’âge et à la personnalité du jeune délinquant. Elles ne doivent ni entraver ni compromettre son développement ultérieur, mais au contraire l’influencer favorablement (primat de l’adage selon lequel il faut avant tout éviter de nuire). Le code pénal suisse prévoit cinq sortes de peines : la réprimande, les arrêts scolaires, les prestations de travail, l’amende et la détention [11]. À la différence des adolescents, les enfants ne sont condamnés ni à des amendes ni à la détention. Les notions de châtiment et d’expiation ne doivent jouer qu’un rôle tout à fait secondaire. C’est avec le thème de la détention des mineurs délinquants que ces questions se posent avec acuité (Bütikofer Repond, 2002). Dans le droit pénal suisse, la privation de liberté d’un adolescent fait figure de peine de dernier recours; sa durée actuelle est de un jour à un an et elle peut être assortie du sursis. La durée maximale de 1 an de détention représente le seuil le moins élevé des pays occidentaux. La future loi pénale fédérale relative aux mineurs introduira la possibilité de prononcer une peine privative de liberté d’une durée de quatre ans au maximum. Une telle sanction ne pourra être prononcée qu’à l’égard de mineurs âgés de 16 ans révolus qui ont commis des infractions particulièrement graves [12].
d) Les règles essentielles de procédure dans le droit de fond
20Les cantons suisses sont encore seuls compétents pour organiser le système de justice des mineurs, pour fixer la procédure à suivre dans les causes pénales impliquant des enfants ou des adolescents et ils conservent une certaine liberté de choix à l’égard des moyens à adopter pour leur traitement [13]. La Suisse connaît ainsi des disparités régionales de ressources, de compétences et de décisions qui sont souvent considérables. La spécialisation des juges traitant des affaires pénales de mineurs n’est pas encore établie partout (surtout dans les petits cantons alémaniques).
21Le code pénal suisse actuel ne fixe que quelques règles de procédure minimales. La future loi fédérale contient de nouvelles garanties de protection juridique des mineurs lors de procédures pénales, empiétant ainsi sur les compétences cantonales. Cette restriction s’est avérée indispensable afin que la loi soit appliquée de manière uniforme et que les exigences posées par la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant et la Convention européenne des droits de l’homme soient observées sur tout le territoire de la Confédération. En fixant certains principes fondamentaux, la future loi fédérale renforce la position du mineur délinquant dans la procédure en y instaurant les principes de l’opportunité de la poursuite, du huis clos, de l’audition personnelle du mineur, de l’assistance d’un avocat et des voies de recours. Elle tente ainsi de corriger le défaut actuel des différences de pratiques cantonales (Comte Fontana, 1994,362).
2. Dans la pratique quotidienne des tribunaux de mineurs
22Afin de mieux percevoir les évolutions récentes de la justice des mineurs en Suisse au travers des activités quotidiennes des tribunaux de la jeunesse, nous avons rencontré et interviewé trois magistrats et un greffier en chef, membres de trois juridictions de mineurs de cantons différents. Dans le but de recueillir des opinions qui reflètent la singularité des expériences selon le lieu ou l’environnement de la juridiction des mineurs, notre choix s’est porté sur les villes de Genève et de Zurich, deux métropoles suisses, ainsi que de Fribourg, représentative d’une justice plus « provinciale ».
23Il faut relever que l’organisation de la justice des mineurs à Zurich est fort différente de celle des cantons de Fribourg et de Genève, qui ont tous deux une juridiction spécialisée (une chambre pénale des mineurs à Fribourg, un tribunal de la jeunesse à Genève). En effet, au stade de l’instruction pénale des causes dans lesquelles sont impliqués des mineurs, le canton de Zurich recourt à des magistrats spécialisés (Jugendanwälte); ces derniers ont également la compétence de prendre des décisions de condamnation par la voie de l’ordonnance pénale (environ 85% des sanctions concernant les mineurs sont prononcées par cette voie rapide). En revanche, il n’y a pas de tribunal spécialisé pour les mineurs (comme dans la plupart des cantons alémaniques): les jeunes délinquants, après l’enquête menée par le Jugendanwalt, sont renvoyés devant le tribunal ordinaire de district dans les affaires où le mineur est exposé à une peine d’amende supérieure à 500 francs suisses, à une peine de détention de plus de 15 jours ou à une mesure de placement en institution. Le Jugendanwalt remplit alors le rôle du ministère public devant le tribunal de district. Une fois le jugement rendu, le Jugendanwalt est chargé de la phase d’exécution des décisions.
24Au cours des entretiens que nous avons réalisés, nos interlocuteurs nous ont ouvertement fait part de leurs observations et de leurs sentiments personnels sur l’évolution de la délinquance et de la justice des mineurs au cours de ces dix dernières années. Nous en faisons la synthèse ci-dessous.
a) Prise en charge de nouvelles populations et de nouveaux types de comportements délinquants
25D’une façon générale, la justice des mineurs a dû faire face, ces dix dernières années, à plusieurs changements relatifs aux populations de jeunes délinquants et aux types d’infractions auxquels elle doit réagir.
26Nos interlocuteurs nous ont tous parlé du problème posé par de jeunes délinquants d’origine étrangère, surtout en provenance d’Europe de l’Est, des Balkans et d’Afrique ou appartenant aux gens du voyage (notamment à Genève) et qui sont sans domicile stable en Suisse. Il s’agit de mineurs ou de « pseudo-mineurs » (sans papiers d’identité) qui sont utilisés par des adultes et des bandes organisées pour le trafic de stupéfiants ou pour commettre des vols ou cambriolages en série. En 2000,62% des jugements rendus par les tribunaux de mineurs en Suisse ont concerné des enfants et des adolescents de nationalité suisse, 31% des mineurs de nationalité étrangère domiciliés en Suisse, 3% des jeunes demandeurs d’asile et 4% des mineurs non domiciliés en Suisse. La prise en charge éducative de ces jeunes s’avère particulièrement difficile, en raison de fugues fréquentes et de décisions administratives d’expulsion. Les mesures prises sont alors essentiellement de nature répressive (détention).
27D’autre part, si la proportion d’enfants (en dessous de 15 ans) renvoyés devant la justice des mineurs est restée stable (30% d’enfants et 70% d’adolescents jugés aussi bien en 1985 qu’en 2000), en revanche, le nombre d’enfants âgés de moins de 12-13 ans s’est notablement accru, ce qui a renforcé la volonté du parlement fédéral de fixer le seuil d’intervention de la justice pénale à l’âge de 10 ans révolus. En effet, si entre 1985 et 1992, Étienne observait que la criminalité des enfants de moins de 12-13 ans était non seulement tout à fait insignifiante… mais aussi bénigne (1995,79), ce constat ne correspond plus à la réalité actuelle. Les statistiques révèlent en effet une augmentation de la part des mineurs jugés en raison d’actes de violence contre les personnes. La part des jugements pour infraction contre la vie et l’intégrité corporelle, dans l’ensemble des infractions commises par des mineurs, est passée de 3% en 1988 à 8% en 1998. Un homicide (l’auteur avait 11 ans) et des atteintes graves à l’intégrité sexuelle (dont une situation où l’auteur avait 8 ans) ont notamment été commis ces dernières années en Suisse par des enfants âgés de moins de 12 ans.
28La justice des mineurs a vu également évoluer la part des jeunes filles délinquantes : alors que chez les adultes, la proportion de femmes jugées par la justice pénale est restée remarquablement stable en Suisse au cours de la seconde moitié du XXe siècle (13,5% de 1989 à 1999), celle des jeunes filles est passée de 15% à 17% entre 1985-1992 et 1995-1999. De plus, les filles traitées par la justice des mineurs sont marquées, bien plus que les garçons, par de sérieuses difficultés (troubles psychiques; crises familiales; jeunes filles enceintes).
29Enfin, le nombre croissant de jeunes qui ont commis des délits et qui souffrent de problèmes psychiques très divers représente une grande préoccupation pour les professionnels de la justice des mineurs.
30Parmi les comportements délictueux qui frappent l’attention de la justice des mineurs, nos interlocuteurs ont particulièrement relevé :
- la délinquance juvénile liée à des organisations criminelles dirigées par des adultes (trafics illicites, vols, cambriolages);
- les actes empreints de violence, comme les atteintes à la vie ainsi qu’à l’intégrité corporelle et sexuelle, les brigandages et les extorsions. Ces actes de violence surviennent surtout par vagues. Ils sont très fortement médiatisés, ce que regrettent par exemple les magistrats genevois et zurichois.
- À l’autre extrémité de l’échelle de gravité, les milieux scolaires dénoncent ou renvoient toujours plus nettement les comportements d’incivilités, comme les injures ou menaces, les voies de fait ou les actes de vandalisme. Relevons que cette notion d’incivilité est encore peu usitée en Suisse, mais que la municipalité de Genève (si proche de la France) s’en inquiète au point que le responsable « vert » (parti écologiste) de l’édilité en a fait l’une de ses priorités pour le maintien de la qualité de la vie urbaine.
b) Interventions et réactions de la justice des mineurs
31Le tableau I, qui a trait aux décisions effectivement prises par la justice pénale des mineurs, permet de se faire une idée :
- d’une part, de la répartition des peines (88% des décisions dans toute la Suisse), des mesures éducatives (et plus rarement thérapeutiques, en tout 4 à 5%), des décisions de renonciation à toute sanction (supérieures au prononcé des mesures puisque leur part est, en tout, de 6%) et des ajournements de la décision (1%);
- et, d’autre part, des variations de ces proportions selon l’environnement des juridictions de mineurs, celles-ci étant, comme nous l’avons déjà souligné, fortement attachées à une culture régionale ou locale qui influence les pratiques d’intervention. Ainsi, par exemple, les cantons de Genève et de Zurich, qui sont deux pôles importants de Suisse, se démarquent assez nettement l’un de l’autre dans leurs réactions à la délinquance juvénile, la justice zurichoise se montrant plus réactive ou « sanctionnante », la justice genevoise plus soucieuse de prendre des mesures éducatives ou curatives appropriées, voire de renoncer purement et simplement à toute sanction.
32Ces tendances statistiques sont confortées par les avis de nos interlocuteurs, le magistrat zurichois reconnaissant qu’il y a eu, ces dix dernières années, un renforcement de la voie répressive, liée à des situations de délinquance plus grave et à la part croissante de jeunes étrangers sans domicile en Suisse. Les juges genevois se réjouissent d’une part que le droit pénal des mineurs offre une palette de réponses que le juge peut utiliser et nuancer selon les besoins, leur volonté étant de garder la priorité aux mesures (éducation et soins) par rapport aux peines et, d’autre part, que le canton de Genève soit doté d’une infrastructure socio-éducative et institutionnelle qui leur permette d’appliquer effectivement cette politique. Dans le canton de Fribourg, vu l’augmentation des situations à traiter, la justice des mineurs est devenue plus « sanctionnante »: elle prononce moins de mesures et plus de peines, dont un très grand nombre par la voie rapide de l’ordonnance de condamnation; ainsi, elle est aussi devenue moins « contrôlante » puisque les juges sont amenés à consacrer moins de temps à chaque situation et à mettre en œuvre moins d’interventions ou d’accompagnements dans la durée.
c) Évolution du rôle et des tâches du juge des mineurs
33Le travail effectué par les magistrats de la justice des mineurs s’est notablement accru au cours de ces dix dernières années, à la fois :
- en volume, le nombre d’affaires traitées étant par exemple passé de 1390 en 1989 à 2820 en 2000 à Zurich (+102%); pour l’ensemble de la Suisse, elles étaient d’environ 8000 en 1995 et de près de 11300 en 2000 (+41%);
- et quant à l’intensité de certaines situations, aussi bien sous l’angle de la gravité des actes
commis (cas d’homicide, de viol, de brigandage et d’extorsion ou encore de trafic aggravé
de stupéfiants) qu’au regard des sérieuses difficultés personnelles, psychiques et sociales
rencontrées par les mineurs qui en sont les auteurs. De ce fait, les juges doivent faire toujours plus de travail interdisciplinaireet collaborer avec d’autres professionnels très divers.
En outre, ce petit nombre de situations très « lourdes » comme les appellent communément les intervenants, exige une disponibilité, un engagement et des ressources importantes.
Elles peuvent même parfois épuiser physiquement et psychologiquement toutes les personnes qui y collaborent.
34Face à cela, et de façon assez pragmatique, les juges des mineurs ont suivi généralement la ligne de conduite suivante : à l’égard des jeunes étrangers liés aux bandes criminelles organisées, c’est la voie répressive et souvent la détention (avant et après jugement, puis l’expulsion) qui priment. Sinon, pour les autres mineurs (suisses ou d’origine étrangère mais établis durablement en Suisse) et selon la difficulté de leur situation, les juges recourent beaucoup (avant le jugement) aux mesures d’observation (en milieux ouvert et fermé), qui permettent de prendre ensuite une décision plus adéquate, allant dans le sens d’un accompagnement éducatif (y compris en prononçant une peine comme les prestations de travail, assorties de règles de conduite) (cf. tableau II).
Condamnations prononcées en Suisse en 2000, selon la nationalité et le domicile du mineur.
Condamnations prononcées en Suisse en 2000, selon la nationalité et le domicile du mineur.
35Autre évolution : la justice des mineurs est devenue plus formaliste, ce qui est une des conséquences, souvent soulignée par les juges des mineurs, de l’adoption de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (cf. aussi le point ci-dessous). Les juges sont confrontés à des obligations procédurières toujours plus importantes, qui méconnaissent la réalité de la justice des mineurs et détournent une partie de leurs efforts vers des questions non essentielles… (extrait de l’entretien dans le canton de Fribourg). À Zurich, le Jugendanwalt a perdu une part de son rôle de juge-éducateur, pour jouer toujours plus le même rôle que le juge des adultes. À l’avenir, les différences entre justice des mineurs et justice des adultes subsisteront essentiellement au niveau des types de sanctions possibles ainsi que de leurs modalités d’exécution.
36L’entrée en vigueur de la LAVI [14] a amené la justice des mineurs à accorder une place toujours plus grande aux victimes d’infractions commises par des enfants et des adolescents. Fréquemment représentée par un avocat, la victime n’hésite plus à demander, devant le tribunal des mineurs ou le tribunal civil, réparation du dommage qu’elle a subi. Les juges en ont tiré parti pour responsabiliser les mineurs quant aux conséquences de leurs comportements, par le biais de procédures de conciliation et parfois de médiation, de prestations de travail d’intérêt général ou de règles de conduite.
37Enfin, de l’avis de nos interlocuteurs, le travail des juges des mineurs continue heureusement de se dérouler dans de bonnes conditions : les juges ont le sentiment d’être respectés, voire parfois craints par les jeunes auxquels ils ont à faire. Quant aux professionnels socio-éducatifs, ils font de plus en plus souvent appel au juge des mineurs lorsqu’ils ont besoin d’un « recadrage », c’est-à-dire de tirer parti de son autorité pour clarifier les données d’une situation glissante ou qui se détériore.
d) L’impact des droits de l’enfant sur la justice des mineurs en Suisse
38La Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant fait partie intégrante du droit national – de rang constitutionnel – depuis sa ratification par la Suisse en 1997. Fait-elle pour autant partie si intégrante des pratiques des juridictions de mineurs ? Sa mise en œuvre en Suisse ne s’est pas réalisée sans heurts et elle continue de poser des problèmes (cf. Queloz, 1998). Les droits fondamentaux et les garanties judiciaires de base, tels que la présomption d’innocence, l’assistance d’un avocat, le droit d’être jugé par une instance indépendante et impartiale, le droit de recours sont certes respectés. Il y a toutefois, surtout dans les petits cantons, des habitudes et particularismes locaux qui s’accommodent mal de ces grands principes internationaux. Certaines voix s’élèvent pour que l’impact de la Convention des Nations Unies soit le moins fort possible et pour demander que les juges des mineurs ne soient pas enfermés dans un carcan légalistetrop rigide, la justice des mineurs ayant besoin d’une grande souplesse d’intervention. À notre avis, une telle position constitue une interprétation très obtuse du texte et de l’esprit de la Convention et des droits de l’enfant en général et, de plus, fait perdurer l’image d’une justice des mineurs aux pratiques floues, qui devrait toujours bénéficier d’exceptions sans rendre de comptes à qui que ce soit.
39Ces toutes dernières années, la question la plus problématique a été celle de la détention des mineurs (et particulièrement celle de la détention provisoire) ainsi que des modalités de son exécution : la création d’établissements réservés exclusivement aux mineurs et pouvant assurer un suivi éducatif demeure l’une des préoccupations principales. En outre, des enfants de moins de 15 ans sont encore (et parfois de plus en plus) mis en détention, ce qui constitue une violation du droit pénal suisse des mineurs (la détention ne pouvant s’appliquer qu’aux adolescents, dès 15 ans révolus). À Genève, deux mesures ont été prises pour résoudre le problème posé par la non-séparation des mineurs et des adultes en détention : pour l’heure, dans la prison genevoise de Champ Dollon, les mineurs détenus sont tenus strictement à l’écart des détenus adultes et ils sont suivis par deux éducateurs qui leur assurent un accompagnement éducatif. Par ailleurs, sur le plan politique, le parlement cantonal a accepté le projet de construction d’un second établissement de détention pour mineurs. À Zurich, l’influence de la Convention des Nations Unies s’est surtout concrétisée sous deux formes : dans la création d’établissements de détention spécialement réservés aux mineurs d’une part, avec des équipes éducatives et de spécialistes, une formation dispensée aux mineurs détenus, des loisirs adéquats, etc. D’autre part, dans la présence systématique d’un avocat, au besoin nommé d’office et rétribué par l’État, dans les cas de placement en détention préventive ainsi que de jugement devant le tribunal de district.
e) Voies d’intervention et de collaboration nouvelles
40Parmi les pratiques ou collaborations qui sont nouvellement apparues, nos interlocuteurs ont relevé ce qui suit :
- le réseau des intervenants en matière de délinquance juvénile s’est étendu et intensifié : au niveau de la police, les agents en uniforme ont été beaucoup plus systématiquement envoyés dans la rue, dans les quartiers ou sur les terrains « chauds » (dans les gares par exemple) et les brigades des mineurs se sont généralement étoffées. La collaboration entre les magistrats des mineurs et le milieu scolaire (directeurs d’établissements, enseignants) s’est intensifiée. Les éducateurs de rue font un important travail de prévention et de médiation auprès des jeunes et mettent en place des interventions de réseau très adéquates : hors des grandes villes, leur apport est encore trop peu reconnu; par contre, dans des centres comme Genève ou Zurich, ils font pleinement partie des échanges entretenus par la justice des mineurs.
- À Zurich, les mineurs qui ont commis des infractions sexuelles et ceux qui se sont rendus coupables d’agressions (actes de violence) sont envoyés auprès de deux services spécialisés, qui mènent des entretiens et, selon les besoins, offrent des mesures de traitement spécifiques.
- À Fribourg, un groupe interdisciplinaire « Crime-Abus »a mis sur pied un protocole d’intervention pour venir en aide aux mineurs qui sont victimes d’atteintes contre la personne et l’intégrité et il a initié une formation de réseau pour favoriser un contact rapide entre tous les professionnels concernés. Le règlement judiciaire des cas révélés n’intervient que secondairement.
- Dans le domaine des infractions poursuivies sur plainte, qui sont constituées d’une très grande part d’« incivilités », si les juges des mineurs tentent presque systématiquement la conciliation entre les auteurs mineurs et les victimes, des pratiques de médiation se mettent peu à peu en route, surtout en Suisse romande (à l’initiative par exemple des maisons de la médiation de Genève et de Neuchâtel).
- Enfin, la meilleure prise en compte des victimes d’infractions a favorisé de nouvelles collaborations, en particulier avec les autorités politiques ou scolaires des communes touchées par des actes de vandalisme
41Les juges des mineurs ne sont pas nécessairement informés de toutes les situations nécessitant l’intervention de ces différents professionnels de la jeunesse. Nos interlocuteurs n’ont cependant pas manqué de souligner l’importance d’un travail interdisciplinaire, afin que la justice des mineurs ne se retrouve pas isolée, mais qu’elle s’inscrive dans un véritable réseau de prise en charge des enfants et adolescents en difficultés.
f) Influence de la philosophie de la « tolérance zéro »?
42Cette tendance forte de la politique criminelle nord-américaine se fait modérément sentir en Suisse. Pour nos interlocuteurs de la justice des mineurs, c’est surtout du côté des victimes, des parents de victimes mineures ainsi que du milieu scolaire que proviennent davantage de plaintes et que l’on dénonce plus facilement les mineurs auteurs d’incivilités. Les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus relèvent qu’aujourd’hui l’hyper-sensibilité à la violence confine parfois à la « tolérance zéro », y compris dans certains discours politiques. Au sein de la population, ce n’est toutefois pas tant la « tolérance zéro » que le sentiment d’insécurité qui prévaut, surtout dans des quartiers et à des périodes où des vagues de cambriolages ont eu lieu. Enfin, les magistrats rappellent qu’il faut fixer des seuils clairs : en matière de protection de la vie ou de l’intégrité corporelle ou sexuelle, des atteintes sérieuses ne doivent pas être tolérées et des réactions cohérentes (non excessives, mais décidées) s’imposent.
IV. Conclusion
43Nous pouvons conclure des développements ci-dessus que la justice pénale des mineurs n’est pas vraiment remise en question aujourd’hui en Suisse. Elle va même se trouver renforcée dans les années à venir, lorsque le nouveau droit pénal des mineurs et la procédure pénale unifiée relative aux enfants et adolescents auront été adoptés.
44Si le rôle du juge des mineurs s’est modernisé, s’adaptant notamment à des collaborations interdisciplinaires (ouverture des échanges) et à l’arrivée (parfois fort crainte) des avocats dans les chambres pénales des mineurs (travail plus légaliste), il n’a pas fondamentalement changé quant à ce primat paternaliste-éducatif que lui a réservé le droit pénal des mineurs issu de la pensée de la fin du XIXe siècle. Son travail demeure centré sur la personne et la situation de vie du mineur, dans une visée éducative. L’attention accordée à l’acte délinquant lui-même intervient surtout dans les cas de délinquance d’enfants et d’adolescents menés par des bandes criminelles dirigées par des adultes et où la réaction de la justice est alors nettement répressive (détention et souvent expulsion).
45Les dénonciations des victimes et leur prise en compte dans le procès pénal des mineurs ont de plus rendu les juges des mineurs conscients à la fois du sentiment d’insécurité qui se développe (non pas en général, mais par vagues, dans des lieux et à des périodes donnés) ainsi que du travail de responsabilisation qu’il est souvent possible de mener avec le mineur qui a commis des actes dommageables.
46Le « filet du contrôle » exercé par la justice pénale des mineurs ne s’est pas étendu : les interventions sont, d’une façon générale, devenues plus sommaires (85% des décisions sont prises par la voie rapide de l’ordonnance pénale dans le canton de Zurich) ou plus limitées (mise en détention « pure et simple » des mineurs délinquants sans domicile fixe en Suisse). C’est seulement dans un petit nombre de situations socialement et médicalement « lourdes » (qui représentent moins de 2% des affaires traitées) que des ressources importantes sont mobilisées dans la durée.
47Enfin, aux dires de nos interlocuteurs, on n’assiste pas à une perte du pouvoir ni de l’autorité du juge des mineurs. Il demeure le maillon fort du réseau d’intervention face à la délinquance juvénile et les autres professionnels semblent bien attendre du juge qu’il exerce clairement son pouvoir de décision et de rappel des accords ou prestations convenus. C’est moins un rappel à la loi qu’un appel à l’autorité du juge.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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- COMTE FONTANA A. F., 1994, Une loi pénale pour les mineurs : continuité ou révolution ?, in BAUHOFER S., BOLLE P. H. (Eds.), Réforme des sanctions pénales, Coire et Zurich, Verlag Rüegger Collection Criminologie, 12, 349-369.
- CONSEIL FÉDÉRAL, 1999, Message concernant la modification du code pénal suisse ainsi qu’une loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs du 21 septembre 1998, Feuille fédérale, II 1787 ss.
- ÉTIENNE S., 1995, Bilan de la délinquance juvénile en Suisse (1985-1992), Revue internationale de criminologie et de police technique, 48,1,63-86.
- QUELOZ N., 1986, La réaction institutionnelle à la délinquance juvénile, Neuchâtel, EDES.
- QUELOZ N., 1994, Effilochage des liens sociaux, comportements déviants des jeunes et interventions sociales, Revue internationale de criminologie et de police technique, 47,4,448-462.
Mots-clés éditeurs : JUSTICE DES MINEURS, DROITS DES ENFANTS ET DES JEUNES, SUISSE, DÉLINQUANCE JUVÉNILE
Notes
-
[*]
Groupe de droit pénal et de criminologie, Faculté de droit, Université de Fribourg, Suisse.
-
[1]
La Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant est aujourd’hui ratifiée par 191 États, à l’exception de la Somalie et … des États-Unis d’Amérique.
-
[2]
À défaut de travaux et de recherches empiriques récents sur l’évolution des pratiques de la justice pénale des mineurs en Suisse (travaux rendus d’ailleurs bien difficiles par l’autonomie cantonale – 26 juridictions souveraines ! – ainsi que les forts particularismes locaux), nous avons choisi de mener ce « bilan » notamment de façon qualitative et exploratoire, en menant des entretiens avec des représentants de la justice des mineurs de deux grands cantons urbains (Genève et Zurich) et d’un canton où l’influence rurale est encore assez forte (Fribourg).
-
[3]
Cf. articles 82 à 99 du code pénal suisse.
-
[4]
Département fédéral de Justice et police, avant-projet d’un code de procédure pénale suisse et Avant-projet de loi fédérale sur la procédure pénale applicable aux mineurs, Berne, Office fédéral de la justice, juin 2001.
-
[5]
Cette loi a été adoptée par le Conseil national, la Chambre basse du Parlement fédéral, le 7 mars 2002. Le Conseil des États (Chambre des cantons) devrait l’adopter sans surprise en juin 2002.
-
[6]
Cf. la Recommandation R(87)-20 sur les réactions sociales à la délinquance juvénile ainsi que la Recommandation R(88)-6 sur les réactions sociales au comportement délinquant des jeunes issus de familles migrantes.
-
[7]
La Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant est entrée en vigueur en Suisse le 26 mars 1997.
-
[8]
Cf. articles 100 à 100ter du code pénal suisse.
-
[9]
ATF 88 IV 72; ATF 94 IV 56 / JT 1968 IV 109.
-
[10]
Cf. articles 84,85,91,92,93bis et 93ter du code pénal suisse.
-
[11]
Cf. articles 87 et 95 du code pénal suisse.
-
[12]
Cf. articles 24 et suivants de la future loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs.
-
[13]
Cf. articles 369 et suivants du code pénal suisse.
-
[14]
LAVI : loi fédérale d’aide aux victimes d’infractions, adoptée en octobre 1991 et entrée en vigueur en janvier 1993. L’article 2 LAVI définit la victime comme toute personne qui a subi, du fait d’une infraction, une atteinte directe à son intégrité corporelle, sexuelle ou psychique. QUELOZ N., 1998, L’édifice de la nouvelle justice pénale pour les mineurs construit par les Nations Unies : ses implications, pour la Suisse en particulier, in JAFFÉ P. (Ed.), Challenging Mentalities – Défier les mentalités, La mise en œuvre de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, Ghent, Children’s Rights Centre, 293-307. SCHELLENBERG B., 2000, Entstehungsgeschichte und Inhalt eines Entwurfes zu einem neuen Jugendstrafrecht in der Schweiz, in INSTITUT INTERNATIONAL DES DROITS DE L’ENFANT, 100 ans de justice juvénile, Bilan et perspectives, 5e Séminaire, Sion, IKB-IDE, 239-255. STETTLER M., 1986, Avant-projet de loi fédérale concernant la condition pénale des mineurs et rapport explicatif, Berne, Office fédéral de la Justice. ZERMATTEN J., 1994, Face à l’évolution des droits de l’enfant, quel système judiciaire ? Système de protection ou système de justice ?, Revue internationale de criminologie et de police technique, 47,2,165-178.