Devenir 2018/3 Vol. 30

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Article de revue

L’héritage de T. Berry Brazelton et les perspectives pour demain

Pages 291 à 301

Introduction

1Les célèbres congrès internationaux de pédopsychiatrie de la fin des années soixante-dix se penchaient sur l’enfant et sa famille « dans un monde en changement » (Anthony et Chiland, 1983). Le premier apport de T.B.Brazelton est sans conteste d’avoir ajouté à nos connaissances et à nos pratiques « le bébé dans un monde en changement ».

2Lorsqu’il a conçu pour la première fois une échelle d’évaluation du comportement des bébés à la naissance (1973), il voulait inciter le monde médical, en particulier les pédiatres de maternité, à changer leur regard sur les nouveau-nés et par voie de conséquences sur la famille en train de se constituer autour de son arrivée.

3Né en 1918 (il aurait eu 100 ans le 10 mai 2018), il termine ses années de « résident » à la faculté de médecine de l’université de Harvard à Boston en 1948 et dès 1953, il co-signe son premier article sur les retentissements émotionnels des maladies chroniques chez l’enfant, article qui témoignait déjà de ses positions sur l’importance de la prise en compte des versants psychologiques de la maladie de l’enfant et de leurs conséquences sur l’approche pédiatrique elle-même (Brazelton, 1953). C’est à partir de là qu’il va collaborer avec les équipes de chercheurs les plus en pointe dans les connaissances nouvelles sur le développement des enfants et les relations parents-bébé. Il évoque ainsi avec malice et admiration Jerome Bruner comme le « guru » de ce nouveau domaine de recherche, Bruner dont il rejoint le laboratoire en 1963. Dans son autobiographie publiée en 2013 (Brazelton, 2013), il rappelle toutes les rencontres qui ont marqué sa formation et sa carrière, au centre desquelles Sally Provence qu’il a souvent citée comme celle qui avait provoqué chez lui un déclic quant à la découverte des capacités interactives du nouveau-né (Candilis-Huisman, 2011). Sans revenir sur sa très longue carrière, je voudrais juste reprendre deux éléments de son autobiographie sans doute moins connus.

4Dès l’âge de quatre ans, il fréquenta une petite école Montessori qui se trouvait sur le trottoir d’en face de la maison familiale à Waco (Texas). Il dit en avoir été marqué par deux choses : le respect des capacités individuelles de chaque enfant et une attention soutenue à ce que les enfants apprennent par eux-mêmes plutôt que par l’environnement dans lequel ils grandissent (Brazelton, 2013). La vivacité de son récit témoigne à quel point le bébé et le jeune enfant qu’il avait été sont toujours restés actifs à l’intérieur de lui. Deuxième élément : très jeune, il se sentait attiré par le théâtre et avait décroché un petit contrat à Broadway qui lui faisait espérer une carrière d’acteur mais il s’est alors heurté au refus catégorique de ses parents, des texans très rigoureux, qui l’ont poussé vers des études plus sérieuses : la médecine. De cette dernière anecdote, il dit qu’elle l’a marqué à tout jamais dans sa capacité à communiquer non seulement avec les enfants et leurs familles mais aussi avec un très large public. Qui ne se souvient pas en effet de ses conférences, où il « jouait » un bébé pour mieux nous faire comprendre de l’intérieur ce que le bébé pouvait vivre et ressentir. Comme pour Winnicott, le jeu est au centre de son approche des bébés et de leurs familles, un jeu destiné à susciter créativité et partage émotionnel au cœur de la vie nouvelle qu’inaugure la naissance d’un bébé dans une famille.

La NBAS au cœur des changements contemporains

5Dans ses innombrables travaux, Brazelton s’est toujours montré en phase avec les changements de perspectives cliniques ouverts par les changements de la société. Je les résumerai en trois points :

61. La médecine contemporaine a gagné de nombreux combats sur la maladie et l’idée de prévention aussi bien physiologique que psychologique a progressé afin de limiter les effets désormais mieux connus de la morbidité sur la qualité de vie des individus. Tous les articles réunis dans ce numéro insistent sur l’effet mutatif d’un examen à l’aube de la vie du bébé et de sa famille pour éloigner les effets délétères d’une naissance qui peut se présenter comme difficile ou tout simplement impréparée tant pour le bébé que pour la mère.

72. La famille connait des bouleversements fondamentaux au point que ce n’est plus le couple parental mais l’Enfant -tant espéré- qui devient le pivot de la famille. Cependant, les réseaux de soutien familiaux ou communautaires ont largement disparu, laissant l’état ou la société prendre en charge la parentalité naissante. Le modèle classique de la maternité immortalisée par nos représentations culturelles et artistiques est en plein remaniement. Dans ces représentations marquées par l’idéalisation, l’ambivalence maternelle n’avait pas sa place. La mère, qui devait passer sous silence ses difficultés, est désormais accompagnée pour les moments dépressifs qu’elle peut traverser, pour l’éducation de ses enfants, pour le soutien qu’elle pourrait recevoir de son mari et de ses proches. Aujourd’hui les professionnels sont présents à chaque étape de la construction de la parentalité. L’échelle est un outil que partagent pédiatres, pédopsychiatres, psychologues ou professionnelles de terrain. Elle crée une collaboration interdisciplinaire en s’appuyant sur un langage commun.

83. Notre regard sur le handicap et la maladie a lui aussi beaucoup changé : nous insistons aujourd’hui sur la plasticité de l’organisme et les capacités de compensation au cours du développement. On peut l’observer dès les premières heures de la vie chez des enfants souffrant d’atteintes du système nerveux central ou de handicap (par exemple sensoriel). Il s’avère donc nécessaire de mieux connaître les forces normales du développement et les modalités d’organisation du comportement pour chaque bébé pris individuellement. L’échelle mise au point par T.B. Brazelton repose justement sur une synthèse magistrale de ces deux points, magistrale parce que tout semble si simple….

9Il s’agit tout autant d’une intervention que d’un examen diagnostique, examen qui ne fonctionne pas sur le modèle centré sur le déficit mais sur celui d’une attention à la meilleure performance d’un bébé, témoin de la qualité de ses capacités de régulation. Dans ce contexte, l’examen du nouveau-né s’inscrit dans une dynamique préventive : il s’appuie sur les dernières données que nous possédons sur le développement de l’enfant. Mais surtout il insiste sur la participation propre du bébé à la construction des premiers liens, avec le pari de faire du bébé l’interlocuteur principal du clinicien et le partenaire de son intervention au sein de la famille naissante. Contrairement aux études purement cognitivistes, l’esprit de cette observation/intervention repose sur la mise en tension des ressentis internes du bébé au contact de ses perceptions externes, c’est au cœur de ce dialogue que se comprennent les capacités précoces de l’enfant.

Une approche dynamique du développement

10Dès la naissance les enfants disposent de mécanismes d’adaptation surprenants, comme s’ils voulaient atteindre leur programme de maturation malgré les déficits. J’ai toujours eu un peu de mal à utiliser le terme de compétence car il peut prêter à confusion. En réalité il suffit d’observer ses forces ou ses stratégies d’adaptation pour se convaincre que le bébé dispose effectivement de capacités encore largement ignorées et surtout amener les parents à partager notre regard

11Sans vouloir revenir à nouveau sur le concept de meilleure performance du bébé largement évoqué par mes collègues dans ce numéro, je voudrais montrer à travers trois exemples comment l’échelle NBAS dans sa logique et sa dynamique nous invite à dépasser un simple enregistrement de compétences chez un enfant.

12Comme premier exemple je retiendrai l’examen des réflexes primaires largement explorés par l’examen pédiatrique classique. Mais si l’examen des réflexes mesure l’intégrité du SNC, il permet aussi d’entrer en lien avec le bébé pour l’amener peu à peu à un état d’éveil stable s’il est disposé à l’atteindre. Il peut alors suivre des yeux, du regard et de la tête des stimuli visuels et auditifs, ce qui est prédictif de sa capacité à séduire ses parents en entrant dans un dialogue actif avec eux. Je voudrais ajouter qu’au fur et à mesure des années de pratique de l’examen, j’ai appris à observer la complexité de l’organisation réflexe, que ce soit la recherche du réflexe de grasping palmaire par exemple qui provoque souvent une ouverture concomitante de la bouche, ou la manœuvre du tiré-assis qui on le sait mobilise le tonus axial mais aussi l’attention du bébé avec une ouverture des yeux. C’est encore le cas du réflexe de Moro, qui est depuis longtemps assimilé à une survivance phylogénétique d’accrochage de l’enfant au corps maternel, ou des réflexes de redressement et d’incurvation latérale du tronc (réflexe de Gallant) qui aident sans doute le fœtus à engager sa tête dans le bassin maternel au moment de la naissance. Ce qui me fascine dans l’examen réflexe, ce pas tant la cotation en présence ou absence de tel ou tel réflexe, évidemment fondamentale, mais la narration que l’on peut construire autour de leur fonctionnalité et de la réponse de l’enfant si les circonstances s’y prêtent.

13Le deuxième exemple est tiré de la capacité à se protéger de l’environnement auditif, visuel ou tactile que ce soit durant le sommeil ou lorsque le bébé est éveillé. Ce que l’on désigne encore par seuil de tolérance, et que d’autres approches notamment psychanalytiques qualifient de pare-excitation. Inhiber ses réponses à la stimulation est un des moyens de cette capacité d’autoprotection. De fait l’inhibition est une des fonctions primitives du cortex cérébral. On l’observe au cours des épreuves d’habituation au début de l’examen lorsque l’enfant est endormi. Les épreuves d’habituation nous donnent déjà une indication sur le déroulement à venir de l’examen. L’enfant peut être mis en difficulté pour contrôler son comportement en réponse aux stimulations qu’on lui propose, il va alors déployer des « signes de stress » qui sont l’expression de ce que l’examen lui coûte en termes d’intensité et de rythme. Certains enfants se désorganisent alors au point pour l’observateur de devoir mettre fin à l’examen. Ces situations ne sont pas pathologiques en soi, elles témoignent de deux ordres de fait : soit l’examen ne se situe pas dans un moment de disponibilité suffisante pour cet enfant (par exemple la faim entre en concurrence avec l’attention aux stimuli externes), soit l’enfant est encore trop fragile et mettre un terme à l’examen respecte la fragilité qu’il manifeste.

14Enfin le troisième exemple est tiré de l’organisation des états. La manière dont le bébé passe de la veille au sommeil, repose à la fois sur un rythme biologique qui s’est mis en place dès la vie intra-utérine, mais aussi sur l’utilisation de ses états en réponse aux caractéristiques de son environnement ; les états fonctionnent comme un « filtre » et comme un « signal » entre le monde extérieur et l’organisme du bébé. Ce point très important va être mis en évidence à partir :

  • de l’état dominant de l’enfant au cours de l’examen
  • des changements d’états au cours de l’examen
  • de son irritabilité, évaluée sur le plan à la fois qualitatif et quantitatif
  • de sa capacité à retrouver lui-même le calme (auto-apaisement) lorsqu’il est dérangé et qu’il pleure. Il dispose là d’une force d’équilibre homéostatique de son organisme sur lequel il pourra ou non s’appuyer en fonction de sa maturité mais aussi d’autres facteurs, comme le respect par son environnement de ses potentialités.

15Un état attire toujours mon attention : il s’agit l’état 3 « drowsiness », que l’on a pu traduire par somnolence, mais qui me parait un précurseur de l’état de rêverie, en tout cas c’est toujours ainsi que, pour ma part, je le présente aux parents et aux stagiaires en formation, notamment pour le nouveau-né à terme né en bonne santé. C’est un état très important pour la suite de la qualité de la veille et du sommeil des enfants. Les enfants les plus vulnérables (prématuré, petit poids, handicapé ou souffrant d’un accident de naissance) ont, de façon significative plus de difficultés à disposer souplement de cette capacité : la somnolence acquiert alors une valeur de repli ou de retrait. Il est nécessaire de laisser du temps aux bébés vulnérables nés à terme pour récupérer de la naissance, reculer de 36 à 48 heures le premier examen. Ces bébés qui ne posent pas de problème médical majeur mais dont l’organisation peut être chaotique ou imprévisible mettront à mal les capacités d’anticipation des parents dont nous connaissons les risques que cela peut entrainer pour l’installation des premiers liens.

Un modèle de compréhension qui s’élève contre les idées reçues

16On s’est considérablement éloigné d’une vision en stimulus–réponse et en modelage des réponses par l’environnement ou même par la génétique (génotype). Première idée reçue.

17Dès les débuts de la vie, l’enfant est programmé pour un dialogue avec son environnement comme avec lui-même (épigénèse). De nombreux chercheurs contemporains proposent ainsi des modèles intégratifs inspirés des théories de l’information ou des neurosciences pour mieux rendre compte de la complexité des systèmes à l’origine des interactions entre le bébé et son environnement sans plus chercher à mettre l’accent sur la hiérarchie des réponses comme cela a pu être le cas dans la philosophie et la psychologie classique.

18Par exemple, Daniela Corbetta étudie les mouvements corporels comme médiation de l’intentionnalité, notamment dans le trajet développemental de la préhension chez l’enfant. En proposant son modèle, elle se dresse en faux contre certaines idées reçues sur le développement (Corbetta, 2012). Elle retient plusieurs caractéristiques de ces mouvements corporels comme par exemple :

  • les temps de réaction
  • les caractéristiques cinétiques du mouvement : fluidité ou discontinuité.

19Ainsi les réponses d’un enfant ne dépendent pas simplement de la maturation du cerveau mais de la pratique d’expériences sensori-motrices nouvelles (Edelmann). En ce sens, pense-t-elle, les expériences sensori-motrices contribuent à modifier les opérations de la pensée. Chaque élément du système joue avec les autres et avec les propriétés de l’environnement.

20On pourrait tout à fait appliquer ces principes au nouveau-né, lorsque l’examen nous permet de souligner l’amplitude des mouvements, leur caractère harmonieux ou saccadé, qui bien entendu dépendent de la maturation mais aussi d’expériences inscrites lors de la vie intra-utérine, ou dans les premières heures après la naissance. J’ai toujours été frappée de constater que dans bien des maternités, un torticolis ou une douleur musculaire due aux circonstances de la naissance étaient considérés comme banals, ne justifiant pas d’un intérêt médical particulier, alors qu’ils constituent une gêne lors des premiers échanges mère-bébé.

21Prenant appui sur la clinique des nouveau-nés à partir de l’examen de Brazelton, on peut dégager trois éléments organisateurs fondamentaux :

  1. L’auto-organisation, principe selon lequel les états ou les conduites résultent d’une série de facteurs en interaction les uns avec les autres et non d’un schéma préétabli, prédéterminé. Les états résultent de ce processus d’auto-organisation un peu comme une mélodie surgit de l’unisson des instruments d’un orchestre. Ce système est en perpétuel état de transformation.
  2. La non-linéarité : concept qui s’attache plus particulièrement au caractère de discontinuité du développement, bien que le « sentiment » de continuité soit essentiel dans toute trajectoire développementale. Il faut bien comprendre que la discontinuité ne s’oppose pas forcément ici à la nécessaire continuité de l’environnement entre l’anté et le post natal. Winnicott avait en son temps largement insisté sur la continuité et la fiabilité de l’environnement pour que le bébé trouve des appuis et se développe selon une trajectoire personnelle. En insistant sur l’idée que l’examen ouvre une fenêtre sur l’anté-natal, Brazelton souligne à sa manière la continuité entre la vie fœtale et la vie post-natale, mais s’il nous faut filer la métaphore jusqu’au bout, on pourrait dire qu’une fenêtre représente aussi une interface entre deux espaces distincts et discontinus.
  3. Stabilité et instabilité. Il s’agit de trouver un principe dynamique entre les systèmes : stable et durable ou instable et transitoire. C’est un moyen de mieux comprendre l’aspect transitoire de certaines conduites et en même temps tout développement passe par un temps d’instabilité avant de s’inscrire dans la durée. Lorsque Brazelton propose sa théorie des Touch-points ou « Points Forts » ou « Moments Clés » (voir article par J Sparrow dans cette revue) (Brazelton, 1999), il me semble qu’il ne dit pas autre chose. Chaque phase nouvelle du développement est précédée d’une période de déséquilibre.

22Autre idée reçue : la vision jouerait un rôle prépondérant dans le contact avec le monde extérieur. La naissance introduit une discontinuité majeure dans le développement notamment du fait que le bébé est désormais soumis au flux gravitaire ; d’où l’importance du système vestibulaire qui est mature avant la naissance. Les mouvements seraient alors un ajustement vis-à-vis de la pesanteur ; ajustement nécessaire pour s’ouvrir aux signaux issus de l’environnement, ainsi qu’aux sensations proprioceptives (encore une autre manière d’aborder la complexité des systèmes en jeu dans le comportement). Lorsqu’on évoque les éléments de continuité de la vie sensorielle avant et après la naissance, il faut accorder la première place aux flux sensoriels. On observe ainsi l’attention déployée par le bébé aux informations auditives, voire olfactives et tactiles dans l’exploration de l’environnement humain et non humain. Par exemple même à l’épreuve réflexe du grasping, le bébé est capable de différencier les flux tactiles au niveau de la main et de moduler son réflexe d’agrippement en fonction de cette information sensorielle, comme nous avons pu le vérifier avec Edith Thoueille pour les bébés des mères porteuses d’un handicap visuel. Pour ce qui concerne la vision, dont on connait l’importance dans la régulation tonique et posturale, la tâche du bébé consiste à rendre organisée et cohérente la masse de signaux sensoriels qui le stimulent en permanence. Sa capacité à saisir les informations qui proviennent du monde extérieur sur un mode amodal lui permet le transfert des informations d’un mode sensoriel à l’autre, comme Daniel Stern (Stern, 1989) l’avait déjà montré. Mais on sait aussi que c’est une tâche très difficile pour les bébés vulnérables comme les prématurés pour lesquels on ne peut superposer plusieurs types de stimulations en même temps. Il y a donc une « fenêtre développementale » pour l’expansion de cette perception amodale, fenêtre qui va se refermer peu à peu dans les premières semaines de la vie. La pratique d’un examen grâce à l’échelle de Brazelton consiste à intégrer cette dimension au sein de l’observation des potentialités naissantes d’un nouveau-né.

Interventions précoces pour un bébé dans un monde en changement

23Toutes les réécritures de l’échelle depuis la première version en 1973 (1973-1984-1995-2011), ont cherché à s’ajuster aux changements dans nos pratiques en périnatalité tant dans l’ouverture de nos connaissances sur les nouveau-nés et les fœtus que dans notre attention aux dynamiques familiales nouvelles, quelque fois au prix de modifications comme pour la NBO exposée dans ce numéro par notre collègue Yvette Blanchard. Cela témoigne selon moi de la malléabilité de cet outil et d’une certaine forme de pragmatisme.

24J’ai mentionné plus haut que l’échelle était un outil d’observation partageable par des professionnel(le)s occupant des fonctions différentes voire inspirées par des approches théoriques différentes, comme illustré dans ce numéro multi-disciplinaire. Aujourd’hui les équipes de soignants sont sollicitées sur différents espaces d’intervention : l’hôpital (service de néonatologie, maternité), les consultations ambulatoires (à la ville comme en PMI), les consultations à domicile (VAD, HAD) voire dans la rue… Si, à l’origine de sa démarche, Brazelton souhaitait faire du bébé l’acteur de son propre développement en le plaçant au centre de son intervention dans la famille, je pense qu’aujourd’hui mettre le bébé au centre de nos réseaux est un défi fédératif puissant. C’est pourquoi, pour conclure, je voudrai revenir sur la place de passeur de l’observateur des comportements du nouveau-né.

25L’observateur doit être fiable dans trois directions différentes et convergentes : une connaissance fine du bébé nouveau-né, une approche clinique adaptée, une capacité d’empathie et de partage avec les parents.

26Trois éléments doivent retenir notre attention :

  1. Le moment de l’intervention et sa qualité pour renforcer le sentiment de compétence de l’enfant et l’inciter à mettre toute son énergie à s’adapter
  2. La capacité de l’environnement à soutenir les efforts de compensation de l’enfant, c’est-à-dire les comprendre et les renforcer.
  3. La volonté des parents de s’adapter à leur enfant quelquefois malgré les difficultés personnelles considérables qui se présentent. Le matériel inconscient est toujours présent à la fois perceptible et caché, et se traduit par les manifestations d’anxiété anténatale et périnatale que nous connaissons (angoisse signal). Il faut considérer le tumulte émotionnel de la grossesse et de l’immédiat post-partum comme une force positive au service de la réorganisation de leur place de parent.

27Un bébé vulnérable n’est pas capable de réponses bien organisées et par la même de participer au dialogue précoce auquel la mère peut s’attendre. Les effets des médications autour de l’accouchement peuvent avoir un impact sur les premières mises au sein par exemple. Difficultés « passagères » dans la plupart des cas, qui suscitent a minima des réactions de « deuil » chez les parents, dont les attentes sont très voire trop élevées. Ces réactions s’observent même dans des distorsions minimales. En allant plus loin, on peut trouver des défenses comme le déni, la projection de la culpabilité sur les autres ou le détachement vis-à-vis du bébé (Candilis-Huisman, 2014). En voulant aider les parents et essayer de faire céder leurs défenses, il faut être conscient de leur puissance et savoir se les allier pour pouvoir retrouver les forces de vitalité.

28L’évaluation néonatale est l’opportunité d’une interaction avec le bébé. Le clinicien doit tenir compte de ses propres ressentis de même que de l’expérience que cet examen constitue pour un enfant. Le but est de partager ce temps privilégié avec les parents, afin qu’ils puissent à leur tour être attentifs aux stratégies de l’enfant pour atteindre sa meilleure performance. Du côté des enfants les plus vulnérables, il est nécessaire d’attirer l’attention des parents sur des signes fugaces d’immaturité comme une peau sèche, une musculature un peu flasque qui sont des signes transitoires. Il en est d’autres dont l’influence se fait sentir à plus long terme, comme une croissance osseuse, la circonférence du crâne, ou des déficits développementaux a minima. L’enfant vulnérable montre une longue latence dans ses réponses, un seuil de réactivité très élevé ou au contraire très bas, et une tendance à recourir aux sursauts ou aux pleurs quand il se sent submergé. Pour les parents ce tableau peut être contrebalancé par les points positifs que dégage l’examinateur, ce qui leur permettra de développer une meilleure tolérance aux difficultés transitoires qu’ils auront à affronter. Quel que soit le bébé, un examinateur doit faire preuve d’empathie à son égard et d’expertise dans son appréciation. Si l’impression que laisse le bébé sur l’examinateur est plutôt négative, nous savons bien qu’un seul examen en soi n’est pas suffisant pour établir un diagnostic, c’est davantage la courbe de récupération qui sera un meilleur indicateur de son développement futur – bien que le deuxième examen puisse rarement se tenir dans les mêmes conditions et avec le même examinateur. Quoiqu’il en soit il faut garder à l’esprit que les parents observent avec beaucoup d’attention les gestes de l’examinateur qui doit s’efforcer de ne pas fatiguer le bébé ni le submerger tout en le sollicitant dans sa meilleure performance. « Nombreux sont les parents qui restent silencieux, posant de rares questions, et faisant part de leurs observations souvent très justes avec parcimonie : « il semble fatigué » « j’ai remarqué que vous l’avez emmailloté pour qu’il ne soit pas trop excité », « votre voix était à la fois douce et insistante pour obtenir qu’il se tourne vers vous ». Leurs remarques ne sont pas simplement pertinentes mais témoignent du fait « qu’au fur et à mesure qu’ils commencent à avoir confiance dans l’examinateur, ils s’autorisent à dire leurs propres observations » (Brazelton, 2013).

29Il est beaucoup question aujourd’hui de bienveillance dans les propositions officielles sur l’éducation des jeunes enfants. Pour que cette « bienveillance » ne reste pas un slogan stérile, il est nécessaire de les professionnels aient à cœur d’aménager un espace où le bébé et ses parents puissent être respecté tels qu’ils sont et là où ils en sont. Cela repose sur la formation éclairée des professionnels et il me semble que l’échelle en est le meilleur vecteur.

Point à retenir

L’échelle de Brazelton s’est adaptée à l’évolution de nos connaissances sur le développement du bébé depuis ses premières parutions, mais elle est aussi un instrument original susceptible de fédérer des équipes en périnatalité issues de pratiques professionnelles et d’horizons théoriques différents. C’est l’objectif de cet article que de chercher à montrer comment c’est un outil susceptible de répondre aux besoins des bébés et de leurs familles dans un monde en changement.

Bibliographie

Références

  • 1
    ANTHONY A., CHILAND C. : L’enfant dans sa famille, Parents et enfants dans un monde en changement, PUF, Paris, 1983.
  • 2
    BRAZELTON T.B., HOLDER R., TALBOT B. : “The emotionnal effects of rheumatic fever in children”, Journal of Pediatrics, 1953 ; 43 : 399.
  • 3
    BRAZELTON T.B. : Points forts, de la naissance à 3 ans, Le Livre de Poche, Paris, 1999. BRAZELTON T.B. : Learning to listen, A life caring for children, Da Capo Press, Philadelphia, 2013.
  • 4
    CANDILIS-HUISMAN D. : Rencontre avec T. Berry Brazelton. Ce que nous apprennent les bébés, Eres, Toulouse, 2011.
  • 5
    CANDILIS-HUISMAN D. : « La protection parentale mise à l’épreuve de la maladie de l’enfant », Enfance et Psy, 2014 ; 3 (64) : 118-125.
  • 6
    CORBETTA D., GUAN Y, WILLIAMS J.L. : « Le rôle de la vision dans le développement de la préhension chez le bébé : une réévaluation », Enfance, 2012 ; 1 (1) : 49-60.
  • 7
    STERN D. : Le monde interpersonnel du nourrisson, Puf, Paris, 1989.

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