Devenir 2013/2 Vol. 25

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Article de revue

Allaitement maternel : liberté individuelle sous influences

Pages 117 à 136

Introduction

1Toute femme peut à l’heure actuelle, dans les pays occidentaux, faire le choix entre deux modes d’alimentation des nourrissons : le lait maternel ou un substitut. Avec un taux bas et un sevrage précoce, la France est dans une position particulière en Europe en matière d’allaitement maternel (AM) puisqu’elle fait partie, avec Malte et la République d’Irlande, des trois derniers pays de la liste (Cattaneo, et al., 2005). Même si, au cours des quarante dernières années, on observe une augmentation – le taux d’AM, exclusif et partiel en maternité, étant passé de 36,6% en 1970 à 68,7% actuellement (à 60,2% seulement pour l’exclusif ; Vilain, 2011) – on relève néanmoins d’importantes disparités sur le territoire français. Ainsi, la dernière enquête nationale périnatale (Blondel et Kermarrec, 2011) indique que les taux d’allaitement (exclusif et mixte), mesurés au cours des quatre premiers jours après l’accouchement sur une population représentative française, sont les plus élevés en Guyane, Guadeloupe et à la Réunion (83,8%), la proportion est nettement moindre en Métropole où d’autres disparités peuvent être constatées (Blondel et Kermarrec, 2011). En 2010, les femmes allaitent (exclusivement et partiellement) plus dans la région parisienne (Paris petite couronne : 80,4%), moins dans l’Est et la région méditerranéenne (72%) et nettement moins dans le Nord et l’Ouest (58,75%). De telles différences, témoignant de la variabilité de l’AM selon l’espace géographique, indiquent que, tout en étant intrinsèquement offerte par le fonctionnement naturel du corps féminin, la pratique de l’AM est sous l’influence de divers facteurs. Selon Knibiehler (2003), l’allaitement « exprime la conscience, la liberté, donc la dimension proprement humaine ou sociale de la maternité ». Même si la responsabilité de la mère est engagée par le fait d’acter ou non l’allaitement de son enfant, les motivations au choix peuvent ne pas être indépendantes des divers domaines d’influence composant l’architecture socioculturelle dans laquelle la femme est également engagée.

2Notre objectif ici est de démêler le jeu des facteurs d’influence qui participent au choix du mode de nutrition afin d’aboutir à une catégorisation intégrative. Dans cette perspective, nous nous proposons de repérer des domaines composites d’influence, chacun d’eux étant abordés comme produits d’une Histoire. Une première catégorie intègre les discours des corps savants dont l’influence est modulée par le milieu socio-économique d’appartenance du couple constituant une seconde catégorie ; une troisième catégorie impliquant les valeurs morales des individus est appréhendée à partir de la corporéité, de la dimension relationnelle ou de l’attitude du conjoint, sous-tendues par une quatrième catégorie « politique » faisant référence entre autres au statut de la femme dans notre société.

Le discours médical normatif

3Le corps médical, longtemps constitué exclusivement d’hommes, a de tout temps fourni des prérogatives sur le mode de nutrition des nourrissons. Il a été amené à recommander l’AM ou d’autres modes de nutrition en développant des argumentations relatives à deux aspects : d’une part, la santé du bébé et/ou de la mère et, d’autre part, des conseils au sujet des pratiques même de nourrissage.

4Les prescriptions médicales ont pris, dans une large mesure, position en faveur de l’allaitement par la mère au fil des siècles mais ont rencontré des obstacles qui, paradoxalement, émanaient des théorisations médicales mêmes. Ainsi, dans la Rome Antique, si Pline l’ancien (Ier siècle) considérait que « le meilleur à chacun est le lait maternel », certains auteurs, tel Soranos d’Ephèse (IIe siècle), avançaient des idées qui, cumulées, ne permettaient pas de déterminer une position franche en faveur de l’AM, que ce fusse en référence à des arguments en faveur de la santé du nourrisson ou de celle de la mère. Jusqu’au début du siècle dernier, le lait était considéré comme résultant de la transformation du sang de la matrice (du « sang blanchi »). Fondée sur cette croyance, une argumentation en faveur de la santé du nourrisson dictait l’interdiction des relations sexuelles pendant l’allaitement car ces dernières étaient supposées faire réapparaître les menstruations et diminuer ainsi la qualité du lait maternel. Ce tabou sexuel fut observé jusqu’au XVIIe siècle et a conduit les couples désirant reprendre leur sexualité à recourir à une nourrice (Kinbiehler et Fouquet, 1980). Un argument, basé cette fois sur la santé maternelle, a été avancé relativement à cette même croyance du « sang blanchi » devenant alors du « lait répandu » (dans le corps) en cas de non-allaitement, menaçant la mère de souffrir de « quels troubles alors dans leur sang ! Quelles douleurs ! » (Hecquet ; 1705, p. 157). Du Moyen-âge au XVIIIe siècle, des compléments ont aussi été recommandés afin de fortifier l’enfant, le lait maternel ou nourricier étant considéré comme insuffisant (Lett, Morel et Lefebvre, 2006). Au XIXe, les émotions des femmes de la bourgeoisie, ou encore la pollution de la ville, étaient considérées comme dangereuses pour l’état de santé des nourrissons, il était alors préférable d’envoyer le bébé chez une nourrice au loin (à la campagne). Mais la mortalité des bébés fut telle que les médecins conseillèrent l’usage du biberon ou le recours à une nourrice sur lieu (à domicile) avant de défendre avec vigueur l’allaitement par la mère. De nos jours, le corps médical préconise un AM complet pendant les six premiers mois au regard des connaissances actuelles qui reposent sur un argumentaire de type préventif vis-à-vis de diverses affections (OMS, 2003).

5Le deuxième aspect issu des prérogatives médicales concerne les pratiques d’allaitement. Même si depuis le début du XXe, « la maternité, même dans ses aspects les plus charnels, dépend d’une culture savante » (Knibiehler, 2002 ; p. 9), elle a déjà auparavant fait l’objet de prescriptions censées permettre le succès de l’AM. Ces dernières recommandent ainsi de faire jeûner plusieurs heures le bébé ou d’attendre un ou deux jours avant de le mettre au sein maternel – préconisation attestée jusque dans les années 1950 (Lett, et al., 2006). D’autres imposent des tétées à heures fixes, la séparation de la mère et du bébé en maternité ou introduisent des suppléments alimentaires dès la naissance – ce type de préconisations s’observant de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1980 (Rollet, 2006). Or, non seulement ces prescriptions médicales subordonnent les mères, mais elles ont en réalité été des obstacles au succès de l’AM. En effet, on sait aujourd’hui que, par exemple, le recours aux compléments fait chuter la durée de l’AM (Branger, et al., 1998), les horaires rigides ou le fait d’attendre plusieurs jours avant de donner le sein produit des engorgements, etc. En outre, aux multiples instructions sur la pratique d’allaitement, s’ajoutaient celles censées favoriser un lait de qualité et prenant leur source dans la croyance du mauvais lait. Depuis l’Antiquité là aussi, une longue liste de recommandations au dosage flou et parfois contraires d’une époque à l’autre est adressée aux femmes allaitantes : surveiller son alimentation, faire de l’exercice mais pas trop, consommer de la bière pour augmenter la lactation contre, aujourd’hui, l’abstinence totale en matière de consommation d’alcool (ou de toute substance psychotrope) ; ne pas être stressée, faire attention à ses émotions, en témoigne cet extrait d’une lettre d’une mère datant de 1859 « c’est à ce chagrin et à ces larmes que le docteur a attribué ce lait indigeste » (Dauphin, et al., 1995 cité par Rollet, 2006). Au cours des années 1980, c’est la capacité même à produire du lait qui est investie par le discours médical à travers l’interprétation donnée à l’apparition nosographique du « syndrome d’insuffisance de lait ». Probablement mal entendu, ce « syndrome » d’incapacité physiologique (en réalité rare) est pourtant la justification la plus fréquemment donnée par les mères à l’arrêt de la pratique d’allaitement au cours des premiers mois (Walburg, et al., 2007a). Or, l’insuffisance de lait est plutôt un effet secondaire d’autres facteurs qui environnent la mise en pratique, comme par exemple un mauvais positionnement ou l’inefficacité des tétées, mais aussi des douleurs (dues aux gerçures) ou du stress qui peuvent effectivement déréguler la production d’ocytocine nécessaire au processus de lactation. Néanmoins, dans la plupart des cas, il s’agirait plutôt d’une perception d’insuffisance de lait, perception comme construction d’une signification à partir d’éléments perçus et interprétés de façon erronée (Gremmo-Feger, 2003). Cette perception trouve ses origines dans la méconnaissance des courbes de poids qui diffèrent selon le mode d’alimentation ou encore des besoins des bébés selon leur niveau développemental. Ainsi, ce « mythe culturellement construit » (Gremmo-Feger, ibid) circule aussi aisément qu’un certain nombre d’autres mythes qui entourent les femmes. Actuellement, des nouvelles propositions sont formulées comme le biological nurturing qui suggère que les positions semi-inclinées de la mère associées à un nouveau-né « ventre contre ventre » favorisent les réflexes néonatals essentiels à la mise en place de l’AM (Colson, Meek, Hawdon, 2008).

6On pourrait être incité à rallier l’opinion de Paul Cesbron : « Eh bien, s’il est une découverte récente et qui semble faire son chemin, c’est bien que les médecins doivent se mêler le moins possible de l’allaitement. » (Cesbron et Knibiehler, 2004, p. 335-336). Sans aller jusque-là, on serait tenté, pour le moins, de suggérer aux professionnels de santé de transmettre leurs préconisations sur l’allaitement - basées sur un savoir éphémère – avec humilité et de ne pas assimiler l’allaitement à une simple prescription. En effet, on a des raisons de penser que lorsque la parole médicale est entendue comme une norme injonctive, l’individu la perçoit comme une pression (Desrochers et Renaud, 2010) et peut conduire soit à une attitude de soumission, soit à une posture en opposition (anti) ou offensive (Cardon et Gojard, 2011) compromettant dans les deux cas le succès d’un AM. Bien qu’influentes, les préconisations d’ordre médical n’ont pas été ni ne sont appliquées à la lettre par toutes les femmes. Dans la pratique, des variations non aléatoires sont observées et semblent faire intervenir un facteur d’ordre socio-économique, constituant ainsi un premier croisement d’influences.

Facteur socio-économique

7Si la condition sociale est, globalement, une source d’influence très ancienne sur le choix ou le refus de l’allaitement maternel, les conditions matérielles en constituent une cause particulière dans laquelle vient s’inscrire le travail des femmes (Knibiehler et Fouquet, 1980). Qu’il s’agisse de rendre la mère (de la haute société ou l’esclave) disponible pour des tâches plus productives pendant la période Antique, ou d’augmenter les ressources du ménage (de la famille) en travaillant comme ouvrière au XIXe, il s’avérait plus rentable de recourir à une nourrice ou d’opter pour un allaitement artificiel (Knibiehler, 2003 ; Rollet, 2006). A cela s’ajoute la grande pauvreté de la paysannerie au XVIIIe qui a motivé nombre de femmes rurales à vendre à bas prix leur lait aux citadins, phénomène qui a facilité la mise en nourrice, même parmi les familles citadines modestes (Lett, et al., 2006). Actuellement, le facteur économique est toujours actif même si son action n’apparaît pas de façon évidente. Ainsi, le temps de travail n’est pas lié de façon linéaire à l’engagement dans l’AM, mais on note que les femmes qui allaitent le plus sont celles qui ont choisi un temps partiel ou une interruption temporaire (Gojard, 2000b), choix générant une baisse de revenus et affectant sérieusement la carrière professionnelle. La fin du congé de maternité est la justification la plus fréquente à l’arrêt de l’AM entre trois et six mois postnatals (Delamaire, 2010 ; Walburg, et al., 2007a) et les femmes qui allaitent le plus longtemps sont celles qui sont au foyer (Gojard, 2000b). Notons également que c’est dans les pays où les congés de maternité sont les plus longs et rémunérés à 80% du salaire (Norvège, Suède) que l’on trouve les taux d’AM les plus élevés et les sevrages les plus tardifs.

8Par ailleurs et paradoxalement, alors même que le coût de l’usage du biberon est non négligeable (environ 100 euros par mois, Laviolle, 2003), ce sont les familles les moins favorisées économiquement qui recourent à l’alimentation artificielle (Bonet, et al., 2010 ; Noirhomme, et al., 2006). A l’heure actuelle, l’AM augmente quand on s’élève dans l’échelle sociale (selon l’activité professionnelle) : 74% des femmes cadres supérieurs allaitent et 40% seulement des femmes ouvrières qualifiées (Vilain, et al., 2005). Cette différence est observée dans nombre d’études (Bonet, et al., 2010 ; Noirhomme et al., 2006). Ainsi, aujourd’hui, chez les femmes ayant un certain niveau d’éducation (de diplôme) et appartenant à une catégorie socio-professionnelle (CSP) élevée, un phénomène de conformité au discours médical est observé. Toutefois, bien que l’association entre la condition sociale et le choix du mode de nutrition existe depuis très longtemps, un renversement s’est opéré au cours de l’Histoire. De l’Antiquité au XVIIIe siècle, et pour se conformer à la norme sociale définie par l’aristocratie elle-même (Lett, et al., 2006 ; Rollet, 2006), les femmes de la haute société déléguaient la tâche d’allaitement à des nourrices. Ainsi au XVIIIe, la noblesse considère l’allaitement comme « une fonction trop animale pour une dame de qualité » (Bonald, 1859 cités par Knibiehler, 2003). Selon un mouvement classiquement décrit en sociologie, la norme sociale de la noblesse a été ensuite adoptée par toutes les catégories sociales de l’espace citadin pour lesquelles l’allaitement s’associait alors à une fonction subalterne (Lett, et al., 2006).

9De nos jours, l’allaitement est toujours une « pratique socialement différenciée » (Gojard, 2000a). Des variables telles que le pourcentage de population urbaine, de population non française et le niveau d’éducation sont significativement et positivement liées à l’AM et expliquent une part non négligeable de la variation du taux d’AM selon les régions (Bonet, et al., 2010). Le facteur sous-jacent porte sur la légitimité des sources de préconisation : légitimité familiale versus légitimité médicale, l’une pouvant supplanter l’autre. Deux modèles de transmission des soins au nourrisson sont en effet identifiés par la sociologue Gojard (2000a, b). Le premier, le modèle dit savant, fréquent dans les milieux diplômés, se caractérise par une intériorisation du discours savant sur les bienfaits ou les savoir-faire de l’AM grâce à l’accès à la connaissance (lectures, spécialistes). Ainsi, on assiste à une adhésion aux normes alimentaires actuelles – légitimité médicale – qui « passe par la capacité des individus à s’informer, à comparer, à confronter les informations et les sources » (Cardon et Gojard, 2011). Le second modèle, dit populaire et au sein duquel la transmission familiale est dominante – légitimité familiale –, se caractérise par l’intériorisation des conseils provenant de la famille, et notamment des mères qui, en France, optent depuis plusieurs générations pour le biberon. Ainsi, la résistance aux normes alimentaires orientées aujourd’hui vers l’AM « se rencontre surtout chez les femmes en situation de reproduction sociale dans les classes populaires » (Cardon et Gojard, 2011 ; Gojard, 2000b). Cependant, on remarque que, lorsqu’il existe une transmission générationnelle de la valeur de l’AM –ce qui n’est pas la situation typique de la France considérée comme n’ayant pas cette tradition –, elle favorise le choix de l’AM. Du coup, avoir été allaitée incite les femmes à allaiter et le facteur de la légitimité familiale neutralise en quelque sorte le facteur de légitimité médicale, ainsi que celui d’ordre socio-économique dans la mesure où un taux élevé d’AM est observé chez les femmes migrantes vivant en France (généralement de milieux socio-économiquement modestes). Pour ces dernières, issues de pays d’Afrique, d’Asie ou d’autres pays européens où l’AM est valorisée, la légitimité familiale prend ainsi l’ascendance sur le facteur strictement socio-économique (Bonet, et al., 2010 ; Noirhomme, et al., 2006).

10On voit ici que d’autres motivations que strictement économiques peuvent inciter les mères à recourir à tel ou tel mode d’alimentation, et nous abordons alors un autre système de valeurs également réputé influer sur la conduite personnelle, à savoir le système des valeurs morales, nouveau lieu de croisement de facteurs d’influence.

Les systèmes de valeurs

11De même qu’avoir de nombreux enfants a pu être le moyen de montrer une forme de richesse dans les familles pauvres, montrer qu’on a acheté tous les objets appropriés pour l’arrivée de l’enfant est, dans une société devenue consumériste, une manière de montrer sa capacité à assumer l’enfant dans les milieux défavorisés (Tillard, 2002). L’achat du biberon s’inscrirait plus dans la valeur globale, visible, donnée à l’enfant à naître que comme le résultat d’un questionnement spécifique sur la manière de l’alimenter. A un autre niveau du système, la valeur accordée au corps vient jouer aussi son rôle. Ainsi, « le mieux » visé pour l’enfant n’intègre pas le rapport positif au corps implicitement contenu dans l’AM, dans la mesure où, dans les milieux défavorisés, le corps ne s’exhibe pas ; non pas tant par pudeur, mais parce qu’il est peu pris en considération, et par conséquent, comme l’écrit Tillard (2002), « comment faire confiance à son corps pour nourrir l’enfant ? ».

12Mais la dimension corporelle de l’AM recouvre un ensemble plus large de valeurs culturellement dépendantes où s’entremêlent celles données aux sécrétions (le lait comme humeur corporelle) et aux sensations physiques, ainsi qu’aux attributs sexuels (les seins), physiologiquement appelés secondaires, mais symboliquement chargés de significations.

13La beauté, valeur hautement subjective, est, dans notre civilisation et depuis la période Antique, attachée aux seins (Delahaye, 2003, p. 17), mettant d’emblée les femmes dans un système évaluatif pourtant indépendant de leur volonté (on ne décide pas de la taille ou de la forme de sa poitrine). Parmi les arguments qui conduisent à ne pas débuter, voire à rompre, l’allaitement, il y a le désir exprimé de préserver l’esthétique des seins, en adhésion à la croyance répandue et toujours vivace que l’allaitement les déformerait. Au XVIe siècle, Laurent Joubert écrit : « il y a aussi (des maris) qui ne veulent permettre à leurs femmes de nourrir afin que leurs tétins demeurent plus jolis, qu’ils se plaisent à manier, non pas des tétins mols ; il y en a d’autres qui haïssent la senteur du lait des seins de leurs femmes » (cité par Knibiehler et Fouquet, 1980, p. 93). Aujourd’hui, Guigui (2007) rapporte que seulement 29% de son échantillon ayant recourt au biberon répondent que l’AM ne déforme pas en général les seins. Pourtant, seul un changement rapide du volume des seins peut les abîmer ; changement qui a lieu chez toutes les femmes lors de la grossesse et lors d’un sevrage brutal en cas d’AM (Didierjean-Jouveau, 2006, p. 58).

14A cette valeur d’esthétique s’est associée l’érotique générant une certaine confusion quant à la fonction dévolue aux seins : attributs de la séduction sexuelle ou de la maternité, avec une certaine propension à considérer ce « ou » comme exclusif. Cette confusion se traduit même par une sorte de paradoxe où l’on a, en Occident, des corps féminins largement dévoilés d’un côté (sur les plages, dans les magazines…) et de l’autre une pudeur outrée face à des femmes allaitant publiquement (la qualification de « vertu morale et sociale » s’attache à « la sacro-sainte pudeur féminine » et est, selon Knibiehler, 2002, p. 9, hautement valorisée de 1860 à 1960). L’acte public d’allaitement suscite d’ailleurs des émotions sociales assez négatives (gêne, honte de la part des mères ; Briex, 2003) jusqu’à des accusations « d’attentat à la pudeur », de « transgression de tous les codes de vie en collectivité de notre société » (http://forum.aufeminin.com). Un forum intitulé Hé, Facebook, ce n’est pas obscène d’allaiter ! a même été créé après que le site ait retiré de ses pages des photos d’allaitement, estimant qu’elles pourraient être jugées trop osées (Le Nouvel Obs., 2008). On comprend alors pourquoi les mères ne sont que 36% à se sentir tout à fait à l’aise en donnant le sein en dehors de chez elles (Delamaire, 2010).

15Le plaisir, valeur plus tangible, est impliqué dans l’AM à travers les sensations physiques. C’est, par exemple, ce que rapporte, au XVIe siècle, Ambroise Paré : «…chatouillant le tétin, la matrice se délecte aucunement et sent une titillation agréable, parce que ce petit bout de la mamelle a le sentiment fort délicat, à cause des nerfs qui y finissent… A quoi la femme sent une grande délectation… » (Ambroise Paré, cité par Fouquet, 1980, p. 86). A l’heure actuelle, seules les femmes allaitantes font référence au plaisir des sensations corporelles (Jodelet et Ohana, 2000). Notons néanmoins qu’à cette valeur de plaisir, il est vraisemblable que l’Occident judéo-chrétien ait apporté une connotation négative se diffusant dans les mentalités au-delà des frontières de classes sociales.

16Dans l’acte d’allaitement, on trouve évidemment la valeur associée à la maternité. Au siècle des Lumières, le discours des philosophes et moralistes, tel Rousseau (1762), s’appuie sur la tendresse et l’amour maternels qui unissent la dyade dans les premiers contacts pour prôner l’AM. L’acte d’allaiter devient acte d’amour et prend une valeur d’ordre moral dont dépendraient le bonheur familial, la qualité des relations conjugales, le respect des mères jusqu’à la place des pères. Celles qui ne se soumettraient pas à ce qui est devenu un « devoir » sont même négativement jugées : c’est une « honte » de leur part de « les [enfants] abandonner à des étrangères (nourrices) » (Hecquet, 1705, p. 152), elles sont même ravalées au-dessous des animaux : « tandis que le bêtes les plus féroces se livrent humainement (sic !) à ce devoir, les femmes s’en éloignent avec inhumanité » (p. 154). Mettre son enfant en nourrice devient une « dépravation » (Rousseau, 1762/2009, p. 32), une aliénation parce qu’il menace le lien (filial) d’attachement entre la mère et l’enfant, d’où « l’ordre moral (qui) s’altère ; le naturel (qui) s’éteint dans tous les cœurs ; /…/ il n’y a plus de pères ni mères ni enfants /…/ » (Rousseau, 1762/2009, p. 32). La relation mère-enfant comme caractéristique prototypique de la maternité est actuellement toujours en jeu dans les choix argumentés des mères. Dans l’étude de Jodelet et Ohana (2000), toutes les interviewées (allaitantes et non allaitantes) pensent que donner le sein permet de répondre au besoin du bébé d’un contact peau à peau avec le corps de la mère (à travers le toucher, la succion et l’odeur). L’investissement des mères allaitantes renvoie à l’intimité d’une relation de plaisir, relation qui est associée à la satisfaction psychologique du bébé allaité, à son réconfort et à sa sécurisation, ainsi qu’à la prolongation d’une relation privilégiée avec le bébé (Jodelet et Ohana, ibid). Par contre l’indépendance, l’autonomie et la socialisation précoce du bébé constituent les arguments des mères non allaitantes qu’elles associent au choix de l’alimentation artificiel (Jodelet et Ohana, ibid ; Walburg, et al., 2007b). Elles craignent de prolonger une relation de dépendance entre elles et leur bébé mais elles ont aussi peur du pouvoir de vie ou de mort qu’elles auraient sur l’enfant en cas d’allaitement (Jodelet et Ohana, ibid). Comme le souligne Bayot, « notre culture majoritaire occulte la puissance féminine /…/ plus une société nie la puissance féminine, plus elle réduit ses manifestations à des devoirs sans joie ».

17Par ailleurs, l’idée selon laquelle maternité et vie de couple seraient incompatibles au cours des premiers mois place certaines femmes face à un choix illégitime entre la « bonne mère » et la « bonne épouse » et influence vraisemblablement le choix et/ou la durée de l’AM. Au XVIe siècle déjà, Laurent Joubert, prônant l’AM, affirmait qu’« une femme ne peut pas accomplir à la fois ses devoirs d’épouse et ses devoirs de mère nourricière » (cité par Knibiehler, 2003). Selon Rollet (2006), jusqu’au XVIIe siècle, les maris s’opposaient souvent à ce que leur femme allaite afin de parer à l’argument de se soustraire à l’interdit sexuel, tout au moins dans les milieux aisés. « L’allaitement par la mère ne va donc pas de soi et dépend de la bonne volonté du mari » (Knibiehler et Fouquet, 1980, p. 89). Ce sont les hommes qui prennent cette responsabilité et les femmes, contraintes d’obéir à leurs maris, n’étaient pas les signataires des contrats de nourrissage, dressés aux noms du géniteur et du mari de la nourrice (Knibiehler, 2003). Une sorte de survivance de cet interdit sexuel transparaît à travers les dires actuels de certaines femmes qui ne peuvent se sentir à la fois femme, c’est-à-dire concrètement reprendre les relations sexuelles, et mère, à savoir allaiter. Si, dans un passé relativement récent, l’emprise du mari sur la liberté d’action de la femme prenait des formes aussi extrêmes que celle évoquée ci-dessus, aujourd’hui, l’attitude du conjoint demeure influente quant aux pratiques (intention, initiation, durée) de nutrition du nourrisson (Pisacane, et al., 2005). Les mères françaises comparées aux allemandes accordent, par exemple, significativement plus d’importance aux effets de l’AM sur leur couple (Walburg, et al., 2007b). La force de l’attachement entre la mère allaitante et son enfant peut ainsi être opposée à celle du lien unissant les conjoints, comme une menace sur l’équilibre des investissements conjugal et parental (Bromberg Bar-Yam cité par Pisacane, et al., 2005). A cela s’ajoute la crainte, parfois partagée par les conjoints, que la force de l’attachement (au sens presque littéral du terme) de la mère allaitante ne conduise à l’éviction du père dans sa relation au bébé (Noirhomme-Renard, et al., 2006). En effet, les pères s’emparent de l’acte de nourrissage comme moyen de donner une visibilité à leur engagement sur l’existence du bébé, rôle quelque peu occulté pendant la gestation. Ce « droit » à nourrir l’enfant peut alors devenir une revendication. Pour les femmes qui se trouvent dans cette configuration conjugale et qui désirent allaiter ou sont encore dans le doute, il y a là de nouveau un dilemme - choisir entre son bébé et son mari - dont l’issue peut être un ralliement à l’avis du conjoint. Walburg, et al., (2007c) relatent que 25% des participantes françaises ayant choisi le biberon justifient leur choix pour promouvoir la relation père-enfant. C’est dans ce type de contexte que l’allaitement peut devenir, selon Lett, et al., (2006, p. 108), « un instrument de domination masculine ». Les motivations conjugales sont alors subordonnées à une hiérarchisation des devoirs de la femme dans laquelle la liberté de choix s’est diluée. Au XVIIIe siècle, à la question portant sur cette hiérarchisation, Collet répond que le devoir de nourrir son enfant doit passer avant le devoir conjugal «… néanmoins, s’il (le mari) se trouve dans le péril d’incontinence, la femme doit, si elle le peut, mettre son enfant en nourrice afin de pourvoir à l’infirmité (sic !) de son mari » (Collet, 1764 cité par Knibiehler et Fouquet, 1980, p. 93). Ces éléments ouvrent la voie à un questionnement plus global, en l’occurrence celui portant sur le statut de la femme dans la société.

Facteur politique

18Ce dernier facteur fait référence à l’organisation de la Cité. Nous pouvons y intégrer le statut des citoyens selon leur sexe (la politique du genre : masculin/féminin), mais aussi les moyens donnés par l’Etat pour favoriser un type de nutrition, comme les règles et lois en usage et donc les possibilités d’applications de ces lois (code du travail, code international de commercialisation des substituts du lait maternel, durée du congé de maternité, etc.).

19En ce qui concerne les moyens que donne l’Etat pour favoriser un type de nutrition, l’histoire ici nous apprend que la politique a souvent été impliquée de façon marginale, beaucoup d’initiatives – tant en matière d’allaitement maternel que d’alimentation artificielle – étant issues d’acteurs privés (Lett, et al., 2006). Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours et quelle que soit sa provenance (humaine, animale ou industrielle), le lait a toujours eu une valeur marchande et sa commercialisation, bien qu’étant une préoccupation ancienne, a été régulée de manière assez laxiste par des Etats successivement peu engagés dans la promotion de l’AM. Ce non-engagement s’observe à partir de différents faits : louage de nourrices sur le forum durant l’Antiquité, intervention royale de l’an 1350 fixant les salaires des nourrices, fraudes de la part de chaque intermédiaire revendant du lait de vache au XIXe, industrie florissante des biberons, industriels et laboratoires du XXe ayant instauré auprès du personnel médical une stratégie commerciale très efficace… (Lett, et al., 2006). A ces stratégies mercantiles encourageant le non-AM, s’ajoutent des initiatives privées de défense de l’AM à partir de la fin du XIXe (en raison de la mortalité alarmante des nourrissons), comme la création de la « Société de l’allaitement maternel » en 1876 par la féministe Marie Bequet de Vienne, ou la « Consultation de nourrissons » en 1892 par le Dr Budin (Delahaye, 2003, p. 72).

20Si la commercialisation du lait s’avère rentable pour beaucoup, elle ne l’est ni pour les familles (coût mensuel actuel estimé à environ 100 euros ; Laviolle, 2003) ni pour la société qui supporte le surcoût des dépenses de santé concernées par l’allaitement artificiel (Laviolle, 2003). En outre, tandis que le code de commercialisation des substituts du lait maternel propose de « prohibe[r] la promotion abusive de la vente d’aliments pour bébés qui peuvent être utilisés pour remplacer le lait maternel » (OMS, 1981, p. 4), nous voyons plus de promotions de produits manufacturés de remplacement du lait maternel que de publicités pour l’AM. « La masse de publicités pour les laits infantiles fait dissonance » avec la promotion actuelle de l’AM (Cardon et Gojard, 2011). Même mensongère – elle se dédouane d’ailleurs toute seule du respect de la vérité au nom de ses objectifs commerciaux – la publicité est une source d’influence et la qualification judicieuse de « maternisés » des laits industriels peut suffire à masquer leur nature purement artificielle.

21En ce qui concerne la législation française concernant le droit du travail, elle stipule que pendant un an à compter du jour de la naissance, la femme salariée allaitant son enfant dispose d’une heure par jour durant les heures de travail pour allaiter son enfant (Code du travail, article L1225-30 ; pour plus d’informations cf. Gamelin-Lavois et Herzog-Evans, 2003). De plus, tout employeur d’une société de plus de 100 salariés peut être mis en demeure d’installer dans son établissement ou à proximité, des locaux dédiés à l’allaitement (Code du travail, articles L1225-32 et R 4152-13). Mais – comme dans d’autres domaines de vie sociale – il y a une forme de tolérance à ce que les lois ne soient pas toujours appliquées… Enfin, le Comité européen des droits sociaux conclut à la non-conformité des dispositions françaises avec la Charte sociale européenne concernant la rémunération des pauses d’allaitement (Comité européen des droits sociaux, 2012). Rappelons que la majorité des mères interrompent l’AM en raison de la reprise du travail (Delamaire, 2010 ; Walburg, et al., 2007a) et que pour d’autres le temps partiel est la seule solution pour poursuivre un AM dans de bonnes conditions. Les conséquences de ce choix sont sans appel : risque de ne pas retrouver son travail, impact sur le déroulement de carrière, revenu familial en baisse, etc. Les possibilités actuelles d’allaiter tout en étant reconnues, par exemple, en conservant un salaire conséquent ou en étant assurée de conserver son travail, etc., ne sont pas assez développées, ce qui ne nous semble pas étranger au statut de la femme dans la société.

22De tout temps, les fonctions des humains ont été subordonnées aux normes qui prévalent à une époque donnée et, de fait, aux tâches qui leur incombent. Pour les femmes, la fonction maternelle s’est imposée sur la base d’un argumentaire biologique. Depuis l’Antiquité, penseurs, médecins, théologiens ou philosophes prônant l’AM ont argué que la femme « se trouve aussi naturellement obligée de les [les bébés] nourrir, puisque la nature ne l’a pas moins pourvu de ce qui est nécessaire pour cela » (Hecquet, 1705 ; p. 139). Or, même si la femme est dotée d’attributs spécifiques pour assumer cette fonction nourricière, la Nature seule ne suffit pas à déterminer la conduite dans l’espèce humaine. Pourtant, pendant des millénaires, les femmes ont été réduites à la seule fonction maternelle, sans aucun droit citoyen par ailleurs, les conduisant à trouver plusieurs parades leur permettant de sortir de ce confinement. Par exemple, si la maternité est placée, dans l’Antiquité, au rang d’activité civique (Loraux, 1990 cité par Bodiou, Brulé et Pierini, 2005), la tâche de l’AM étant alors conçue comme un « devoir » (Plutarque, Ier siècle), pour autant, dans la haute société, les femmes s’y soustraient afin de remplir leurs fonctions d’épouse et de maîtresse de maison ; l’AM étant alors délégué à une esclave par les Romaines. Au cours du Moyen-Age, « les femmes ne sont qu’épouses, mère ou filles, leur seul rôle est de faire des enfants et de les élever, leur seul travail est le travail domestique » (Casagrande, 2002), leur unique fonction « éducative » est la nutrition, l’allaitement. Du XIIIe au XVIIIe siècle, les devoirs d’Etat des femmes de la haute société dont « la parure et l’ostentation font partie » les conduisent (Knibiehler et Fouquet, 1980) à déléguer l’AM aux nourrices (Badinter, 2010, p. 240 ; Knibiehler et Fouquet, ibid, p. 92). Au cours du XVIIIe siècle, un nouveau mouvement s’amorce dans lequel on favorise l’AM au nom du devoir de la bonne mère (Rousseau, 1769/2009), faisant de la fonction maternelle l’essence de l’identité féminine. L’allaitement devient alors un « sacrifice nécessaire » (Knibiehler et Fouquet, ibid, p. 146) pouvant être assimilé comme une contrainte positive (voir supra valeurs morales p. 11). Mais au XIXe, une nouvelle injonction émerge dans les milieux aisés où la pratique de l’allaitement n’est plus convenable puisque jugée « trop animale » (Bonald, 1859, cité par Knibiehler, 2003). Puis, au cours du XXe siècle, certains courants féministes étendent le rejet de l’AM en le considérant comme un esclavage : l’AM « est une servitude épuisante » (Beauvoir de, 1949). Aujourd’hui, il est envisagé comme « le temps de la liberté révolue » par Badinter (2010, p. 142).

23En résumé, l’argumentaire faisant référence à la Nature conduit à une position de défense de l’AM ; celui qui s’appuie sur le rôle social, socio-économique des femmes ou sur leur émancipation débouche plus souvent (mais non exclusivement) sur une position défavorable à l’AM. De nos jours, l’argument naturaliste est légitimé par les bienfaits sur la santé et/ou le développement du lien d’attachement mère-bébé (via entre autres la production d’ocytocine), mais il se retourne en quelque sorte contre lui-même lorsque ce qui est ordonné par la Nature est perçu comme des éléments qui « conditionnent le statut de la femme et son rôle dans la société » (Badinter, 2010, p. 101). L’argument naturaliste entre alors en compétition avec celui de l’émancipation des femmes constitutif du second argumentaire. D’ailleurs, certains auteurs montrent comment les médecins ont convoqué les théories s’appuyant sur la « Nature » (concernant la reproduction et la survie du groupe humain) afin de défendre la suprématie masculine lorsque leur pouvoir et leur autorité étaient remis en question au cours des siècles derniers (Knibiehler, 1976 et Fraisse, 1989 cités par Offen, 2009 p. 52). Actuellement, et en référence à l’étude psychosociologique de Jodelet et Ohana (2000), il semble exister une dichotomie dans les représentations maternelles de l’allaitement selon que la femme est allaitante ou non. Ainsi, les représentations des femmes allaitantes s’expriment par des formulations semblables au discours des féministes identitaires défendant l’AM : spécificité féminine, fonction dévolue à la femme, devoir. En revanche, pour les femmes recourant à l’alimentation artificielle, les représentations coïncident avec le discours des féministes égalitaristes moins enclines à l’AM, dont deux éléments sont saillants : leur travail (indépendance) et leur image sociale (crainte de déformation du corps, d’une atteinte à la vie sexuelle, de la réduction à un statut d’animal ou encore la réduction à la seule fonction maternelle, défense du partage des rôles dans le couple). De même, dans l’étude de Walburg, et al., (2007b), les représentations maternelles apparaissent comme prédictives de la décision d’allaiter ou non, notamment celles concernant les interdits pendant l’AM et la dépendance mère-enfant.

24L’ensemble de ces éléments historiquement attachés aux fonctions des femmes viendrait conforter l’idée que la manière dont une femme se perçoit au plan identitaire est une variable influente dans le choix ou le refus de l’allaitement. Chacun des discours évoqués ci-dessus constitue un système de référence (ou d’appartenance) identitaire où l’on voit s’immiscer la confusion régulièrement faite entre égalité et équité : les différences entre les êtres humains ne sont pas des inégalités ; autrement dit, l’équité entre les sexes en matière de droits dans la société n’implique nullement une indifférenciation des sexes (Héritier, et al., 2011). On peut ainsi interpréter l’une des motivations des femmes ouvrières ou au foyer à se détourner de l’AM (Vilain, et al., 2005) comme l’expression d’une quête identitaire, dans laquelle le choix du biberon serait l’acte indicateur du besoin de reconnaissance individuelle : la femme n’est plus confondue avec l’enfant, elle n’est plus réduite exclusivement à la sphère domestique ou à des tâches non visibles et peu valorisées dans notre société.

25Cependant, même lorsque des batailles féministes ont abouti à faire reconnaître l’allaitement comme un droit – comme c’est le cas en Norvège – avec, actuellement un long congé de maternité qui maintient 80% du salaire (Beaudry, Chiasson et Lauzière, 2006), la société ne parvient toujours pas « à concilier maternité et égalité des sexes, voire à restreindre l’écart des salaires entre hommes et femmes » (Badinter, 2010, p. 152).

Conclusion

26En s’efforçant de démêler le jeu des facteurs qui influencent explicitement ou implicitement les mères quant au choix du mode d’alimentation de leur bébé, on est amené à conclure que, depuis l’Antiquité et bien souvent, l’allaitement a rarement été un choix vraiment libre et éclairé de la part des femmes. Leur responsabilité, forcément engagée par le fait d’acter ou non l’allaitement de leur enfant, est dépendante de différents types d’influences que l’on peut même qualifier de pouvoirs : pouvoirs médical, économique, moral et politique dont fait partie le pouvoir marital. De nos jours, seul le pouvoir marital a disparu mais l’attitude du conjoint reste influente. Des autres pouvoirs ou domaines d’influence, nous avons vu que des configurations particulières pouvaient se dégager. Par exemple, le discours médical est intériorisé par les femmes de milieu socio-économique élevé car en accord avec leurs valeurs morales et avec la reconnaissance de leur valeur sociale dans la société. Quant au refus d’allaiter, il semble lié à une composante commune à ces divers domaines d’influence : la perte. Pertes qui se déclinent sur les plans :

  • économique : salaire ;
  • moral : pertes d’intimité lors d’un AM en public, d’autonomie de mouvement, de la relation conjugale, de la place du conjoint dans les soins à l’enfant, de visibilité de la valeur donnée à l’enfant ;
  • esthétique : pertes de sa beauté, de son pouvoir de séduction ;
  • de l’estime de soi : pertes de son travail, de reconnaissance en tant que femme au profit de la seule fonction maternelle ;
  • de l’autonomie de pensée : lorsque les préconisations du corps médical se transforment en injonctions.
Il nous semble ainsi que, si toute culture adresse des fonctions aux membres de la société qui la compose, leur hiérarchisation vient souvent s’opposer à la liberté du choix. Le substantif « allaitement » ne devrait plus être valencé négativement ou positivement au gré des dictats politico-économiques, des préceptes médicaux ou moralisateurs. Pour créer les conditions d’un vrai choix, il faudrait déjà reconnaître la même valeur à toutes les fonctions de la Femme : allaiter ne devrait en aucun cas être synonyme d’une perte, qu’elle quelle soit. Par exemple, concilier AM et travail en allongeant le congé de maternité pour celles qui le désirent, mais aussi en le rendant plus souple, comme passer à mi-temps sur la durée de ce congé, avec des structures de garde proches du lieu de travail pourrait faciliter l’atteinte des objectifs de l’OMS.

27Une autre dimension, temporelle cette fois-ci, pourrait être prise en compte dans le soutien au projet d’allaitement et pourrait constituer une seconde condition favorable au développement d’une culture de l’AM. En effet, les seins ne sont nourriciers que quelques mois, et l’autonomie d’un bébé – toute relative – se développe progressivement dans la durée. Déconstruire des croyances, telles la crainte de la dépendance, de l’exclusion du père, etc., suppose avant tout de les identifier et de faire émerger les motivations profondes. Concernant les sensations corporelles, leur contextualisation permettrait de donner une place et du sens aux ressentis, ressentis qui restent ponctuels. Le clivage entre mère et épouse pourrait même disparaître au profit d’une réunification de ces deux versants qui ne sont pas antagonistes, peut-être suffirait-il que les femmes s’entendent dire qu’elles sont autorisées à être femme et mère. Cependant, ce travail d’accompagnement ou de soutien serait efficace seulement si une troisième condition était respectée. Celle-ci serait que les professionnels développent une attitude ajustée lors d’un soutien au projet d’allaitement avec comme préalable le fait de créditer les femmes de leur capacité d’allaiter. Le soutien s’inscrirait dans un cadre contenant et bienveillant avec une vraie présence, accueillant les doutes, les émotions et les contradictions et en s’abstenant de donner des indications systématiques à partir d’un savoir de professionnel. Un soutien n’est pas la projection d’une croyance et/ou d’un savoir, c’est d’abord accéder à la subjectivité de l’autre. La responsabilité de chaque professionnel de santé est impliquée ici : la perte de poids du bébé qui affole (alors que les courbes de croissance diffèrent selon le type de nutrition), le recours aux compléments à la moindre anicroche, les stratégies commerciales des laboratoires au sein des hôpitaux et des pharmacies sont autant d’impasses au succès de l’allaitement. Au-delà de la simple déclaration d’intention de promouvoir l’allaitement, les valeurs de responsabilité et d’intégrité sous-tendues par une éthique sont également requises, mais il incombe aussi à la politique de santé publique de donner les moyens de sa mise en œuvre (formation du personnel, par exemple).

28Bien que la question de l’AM semble de prime abord être de l’ordre du privé, du familial, voire de l’individuel, elle est en fait sous influences.

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Mots-clés éditeurs : enjeux, allaitement, France

Date de mise en ligne : 17/06/2013.

https://doi.org/10.3917/dev.132.0117

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