Notes
-
[1]
Voir par exemple Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, resp.
-
[2]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, ad 2. « [Le] corps sera parfaitement soumis à l’âme et ne lui résistant en rien » (Compendium theol., I, 167 ; voir aussi I, 168 ; Summa contra Gentiles, IV, 86 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 987 (pour les commentaires bibliques nous suivons le texte de l’édition Marietti [Turin, Rome]).
-
[3]
Voir par exemple Contra Gentiles, IV, 86.
-
[4]
Comp., I, 168 ; voir aussi Contra Gentiles, IV, 86.
-
[5]
Voir Summa theol., Ia, q. 76, a. 7, resp.
-
[6]
Contra Gentiles, II, 68.
-
[7]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, resp. ; voir aussi a. 2, ad 2.
-
[8]
Augustin, Lettre à Dioscore [epist. 118] (cité par exemple en In 1 Co., XV, lectio 6, n° 988 ; Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, ad 2).
-
[9]
Contra Gentiles, IV, 86.
-
[10]
Thomas et ses contemporains nomment dotes les dons dont le bienheureux est « doté » dans la vie éternelle, selon l’image scripturaire de l’union de l’âme-épouse à l’Époux divin (voir In IV Sent., d. 49, q. 4 ; Bonaventure, In IV Sent., d. 49, p. 1, a. un., q. 5).
-
[11]
In 1 Co., XV, lectio 6, n° 988.
-
[12]
Voir In 1 Co., XV, lectio 6, n° 983. Une matière est « subtile » lorsqu’elle peut pénétrer partout, en raison notamment de sa « rareté », qui est comprise comme un effet d’une domination particulièrement forte de la forme sur la matière – c’est le cas du liquide, de l’air ou du feu (voir In IV Sent., d. 49, q. 2, a. 2, qla 1, resp.).
-
[13]
Voir Comp., I, 168 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 988.
-
[14]
Contra Gentiles, IV, 85. Voir aussi idem, 82 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 988 ; Comp., I, 237.
-
[15]
Voir par exemple In 1 Co., XV, lectio 6, n° 980.
-
[16]
« Il n’y aura dans les corps aucune corruption, aucune difformité, aucun défaut » (Contra Gentiles, IV, 86).
-
[17]
Voir In IV Sent., d. 44, q. 2, a. 1, qla 1, resp.
-
[18]
Voir Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, ad 2.
-
[19]
Le corps glorieux « obéira parfaitement au commandement de l’esprit » (Contra Gentiles, IV, 86).
-
[20]
In 1 Co., XV, lectio 6, n° 982.
-
[21]
Voir In 1 Co., XV, lectio 6, n° 982 ; Contra Gentiles, IV, 86. Alors seront accomplies les promesses vétérotestamentaires : « Ceux qui espèrent dans le Seigneur referont leurs forces, ils prendront des ailes comme des aigles, ils courront et ne se fatigueront pas ; ils marcheront et ne se décourageront pas (Is 40,31) » (In 1 Co., XV, lectio 6, n° 982). Dans le quatrième ciel du paradis de Dante, Thomas et les autres théologiens dansent des rondes légères, signe s’il en est de l’agilité qui marque le corps de gloire (voir Dante Alighieri, La Divine Comédie, trad. L. Portier, Paris, Éd. du Cerf [coll. « Sagesses chrétiennes »], 1987, p. 407-431).
-
[22]
In 1 Co., XV, lectio 6, n° 988.
-
[23]
Voir respectivement In 1 Co., XV, lectio 6, n° 980 ; Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2 et In 1 Co., XV, lectio 6, n° 981.
-
[24]
Contra Gentiles, IV, 86. Pour le corps du Ressuscité, voir aussi Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, ad 3 ; a. 2, resp. ; In Io., XX, lectio 2, n° 2497.
-
[25]
« Les corps glorieux sont brillants (fulgentia), selon ce verset de Matthieu [13, 43] : “Les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père” » (Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, obj 1 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 981).
-
[26]
In 1 Co., XV, lectio 6, n° 981 ; voir aussi In Io., XX, lectio 6, n° 2559.
-
[27]
In 1 Co., XV, lectio 6, n° 988.
-
[28]
Jacques Maritain, « En suivant de petits sentiers », Revue thomiste 72 (1972), p. 236.
-
[29]
Voir Aristote, De l’âme, II, 7, 419a17.
-
[30]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, ad 2 ; voir aussi a. 2, ad 1 ; In Io., XXI, lectio 1, n° 2572 ; Comp., I, 237-238.
-
[31]
Voir Jean-Pierre Torrell, Le Verbe incarné en ses mystères, t. 4, Le Christ en sa résurrection et son exaltation, 3a, Questions 53-59, Paris, Éd. du Cerf, 2005, p. 235-238.
-
[32]
Respectivement Contra Gentiles, IV, 86 et 89.
-
[33]
Contra Gentiles, IV, 86.
-
[34]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, resp. Voir aussi Contra Gentiles, IV, 84 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 976.
-
[35]
Voir In Io., XXI, lectio 2, n° 2611-2612 ; Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, sc ; a. 2, ad 3 ; Contra Gentiles, IV, 84 ; Comp., I, 237-238.
-
[36]
Voir Contra Gentiles, IV, 84 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 984 ; lectio 7, 999.
-
[37]
Voir Summa theol., IIIa, q. 54, a. 3, resp. ; Contra Gentiles, IV, 84 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 984 ; lectio 7, 999.
-
[38]
Pour ces deux aspects voir Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, ad 2 ; Contra Gentiles, IV, 84.
-
[39]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, ad 1.
-
[40]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, sc ; a. 2, obj 2 ; a. 3, sc ; Contra Gentiles, IV, 84 ; Comp., I, 237-238 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 984 ; lectio 7, 999 ; In Io., XX, lectio 6, n° 2559.
-
[41]
Voir Summa theol., IIIa, q. 54, a. 3, resp.
-
[42]
Voir Contra Gentiles, IV, 84.
-
[43]
Voir In Io., XX, lectio 4, n° 2527.
-
[44]
Voir Contra Gentiles, IV, 81 ; In Boeth. De Trin., q. 4, a. 2.
-
[45]
Voir par exemple Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, ad 1 ; In Io., XX, lectio 4, n° 2527.
-
[46]
Sur cette question voir J.-P. Torrell, Le Verbe incarné en ses mystères, t. 4,
op. cit., p. 232-235. -
[47]
Contra Gentiles, IV, 85. « Le corps du Christ après la résurrection restait de même nature, mais il était élevé à une gloire tout autre » (Grégoire le Grand, Homélie 26, cité dans Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, ad 2 ; a. 3, resp. ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 976).
-
[48]
Voir Contra Gentiles, IV, 87.
-
[49]
Voir Aristote, Du ciel, I, 279a11.
-
[50]
Summa theol., IIIa, q. 57, a. 4, ad 2, ms Piana (voir aussi De caelo, I, 9 ; Quodl., VI, q. 2, a. 2, resp.). Il s’agit d’une réponse à une objection, écartée du manuscrit de l’édition Léonine de la Summa theologiae, mais reconnue comme authentique par un nombre croissant d’interprètes (voir J.-P. Torrell, Le Verbe incarné en ses mystères, t. 4, p. 289-291 ; Th. Marschler, Auferstehung und Himmelfahrt Christi in der scholastichen Theologie bis zu Thomas von Aquin, Münster, Aschendorff, 2003, t. 2, p. 656-669).
-
[51]
« Maintenant, en effet, et aussi longtemps que nous vivons, l’âme elle-même par son pouvoir contient (continet) le corps, afin qu’il ne soit pas dissout par l’opposition de ses éléments » (Contra Gentiles, IV, 87). Ce rôle de l’âme dans la spatialisation tient à sa réalité de forme substantielle : en elle se trouve tout ce qui fait partie de l’essence de la substance dont elle est la forme. Sans être bien sûr spatiale elle-même, l’âme contient le principe de structuration, d’organisation du corps selon qu’il est corps-spatial : « La corporéité, pour autant qu’elle est une forme substantielle dans l’homme, ne peut donc être rien d’autre que l’âme rationnelle, qui requiert que sa matière possède trois dimensions, puisqu’elle est l’acte d’un certain corps » (ibid., 81).
-
[52]
Voir Summa theol., Ia, q. 47, a. 1, resp. ; IIIa, q. 75, a. 3, resp. ; Comp., I, 167 ; Contra Gentiles, II, 33 ; III, 22. Voir aussi M.-J. Nicolas, « Le corps humain et sa résurrection », Revue thomiste 79 (1979), p. 534-536 ; D. Turner, Thomas Aquinas. A Portrait, New Haven & London, Yale University Press, 2013, p. 51 ; 97.
-
[53]
Voir In 1 Co., XV, lectio 6, n° 987 ; M.-J. Nicolas, art. cit., p. 535.
-
[54]
Summa theol., Ia, q. 76, a. 5, resp.
-
[55]
Contra Gentiles, IV, 89.
-
[56]
Voir Contra Gentiles, IV, 83.
-
[57]
Voir Contra Gentiles, IV, 83. Notons que l’argumentation de Thomas n’est pas sans dimension polémique, car elle vise la conception musulmane de la vie éternelle, telle qu’il la comprenait.
-
[58]
Contra Gentiles, IV, 83.
-
[59]
Contra Gentiles, IV, 86.
-
[60]
Voir Summa theol., Ia-IIae, q. 3, a. 3, resp.
-
[61]
« D’une part, la vision corporelle observera la gloire de Dieu dans les corps, surtout dans les corps glorieux et, par-dessus tout, dans le corps du Christ, et […], d’autre part, l’intellect verra Dieu si clairement que Dieu sera perçu dans les choses de manière corporelle, comme lorsque la vie est perçue dans la parole » (In IV Sent., d. 49, q. 2, a. 2, sol. ; voir aussi Comp., I, 170).
-
[62]
Contra Gentiles, IV, 86.
-
[63]
In IV Sent., d. 44, q. 2, a. 1, qla 4, ad 4.
-
[64]
Summa theol., Ia-IIae, q. 3, a. 3, resp.
-
[65]
Voir Suppl., q. 86, a. 1, sc 2.
-
[66]
In IV Sent., d. 44, q. 2, a. 1, qla 3 ; voir aussi a. 1, qla 4.
-
[67]
Voir In IV Sent., d. 44, q. 2, a. 1, qla 4, ad 3-5 et Suppl., q. 82, a. 4, resp.
-
[68]
In. Io., XX, lectio 3, n° 2517.
-
[69]
Est-il besoin de nommer Heidegger, Levinas ou Jankélévitch ?
-
[70]
« Les cicatrices et blessures représentent une certaine corruption et déficience (defectus). […] Les ouvertures des plaies sont contraires à [l’]intégrité du corps, car elles en rompent la continuité (discontinuator corpus) » (Summa theol., IIIa, q. 54, a. 4, obj 1-2). Voir aussi In Io., XX, lectio 6, n° 2557.
-
[71]
Voir Summa theol., IIIa, q. 54, a. 4, obj 3-ad 3.
-
[72]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 4, resp.
-
[73]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 4, resp. ; voir aussi In Io., XX, lectio 6, n° 2558 ; IV Sent., d. 44, q. 2, a. 1, qla 1, ad 5. « Les cicatrices demeurées sur le corps du Christ […] signifient plutôt un comble de gloire, car elles sont le signe de sa vertu et une beauté (decor) spéciale apparaîtra à leur emplacement » (Summa theol., IIIa, q. 54, a. 4, ad 1 ; voir aussi a. 4, ad 2).
-
[74]
In Io., XX, lectio 6, n° 2558.
-
[75]
Fait écho à l’intégration des limites la question paradoxale de la résurrection de la femme. En effet, dans la biologie d’Aristote il est évident que le corps masculin est plus parfait que le corps féminin, comme l’acte est plus parfait que la puissance (voir Histoire des animaux, IV, 19, 573b-574a). Puisque le corps glorieux est le plus parfait possible, ne ressuscite-t-on pas toujours masculin ? Il n’en est rien : « La faiblesse du sexe féminin ne constitue pas […] un obstacle à la perfection des ressuscités. Cette faiblesse ne vient pas en effet d’une absence dans la nature [féminine], mais de cette nature [telle qu’elle a été] voulue » (Contra Gentiles, IV, 88). La limite peut tout à fait être un trait de la nature et non pas un défaut : « La privation appartient parfois à la raison de l’espèce » (Summa theol., IIa-IIae, q. 6, a. 2, resp.). Ce qui importe ici n’est évidemment pas la conception de la femme, mais l’affirmation que les limites dues à la nature, les différences de perfection constitutives – et non plus seulement celles qui tiennent aux accidents de la vie – trouvent leur place dans la vie de gloire.
-
[76]
« Le corps, composé d’éléments contraires, semble devoir nécessairement se corrompre » (Contra Gentiles, IV, 84 ; voir aussi ibid, 86).
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[77]
Voir Contra Gentiles, IV, 81-82 ; Summa theol., Ia, q. 76, a. 5, ad 1 ; Ia-IIae, q. 85, a. 6, resp. ; q. 87, a. 7, resp. Voir aussi O. H. Pesch, Thomas d’Aquin, Grandeur et limites de la théologie médiévale, Paris, Éd. du Cerf (coll. « Cogitatio Fidei » 177), 1994, p. 249-251.
-
[78]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, ad 2.
1 Le corps glorieux du Christ ressuscité, en tant qu’il est la cause et le modèle de notre propre résurrection [1], exprime pour Thomas le destin ultime et la vérité profonde du corps humain. Ce dernier est appelé à partager la même gloire et donc à s’élever bien au-delà des limites qui sont les siennes en cette vie présente et qui semblent pourtant lui être constitutives. En effet, après Pâques, le Christ apparaît et disparaît, passe par des portes closes et s’élève dans les airs, se fait reconnaître ou non et, plus important encore, il a échappé à la mort. Et Thomas de comprendre les traits évoqués en une série d’antinomies par la première épître aux Corinthiens pour tous les corps glorieux comme la désignation d’une condition identique à celle du Ressuscité : « Le corps est semé dans la corruption, il ressuscitera dans l’incorruptibilité. Il est semé dans l’ignominie, il ressuscitera dans la gloire ; il est semé dans la faiblesse, il ressuscitera dans la puissance. Il est semé corps animal, il ressuscitera corps spirituel » (1 Co 15, 42b-44a). Il s’agit d’un destin prodigieux, qui passe par une profonde transformation. Or l’Aquinate ne cherche pas moins à penser celle-ci en termes philosophiques, comme l’achèvement logique du schéma hylémorphique hérité d’Aristote : la « gloire » de la chair ressuscitée correspond à l’information parfaite de la matière par la forme en l’homme, c’est-à-dire à l’unité achevée de l’âme et du corps.
2 Cette audacieuse tentative de faire de la gloire l’accomplissement et le sens du corps ne va pourtant pas de soi. En sa perfection quasi sans limites, le corps ressuscité n’a-t-il pas franchi les frontières de ce qui peut encore se nommer corps ? Et les cadres et catégories du Stagirite ne sont-ils pas sollicités au-delà de leurs capacités, et donc de leur pouvoir de signifier, lorsqu’ils sont censés exprimer cette nouveauté inouïe ? Le problème qui se pose alors est de savoir si, en comprenant le corps du Ressuscité comme le dévoilement de la vérité du corps humain, Thomas valorise réellement ce dernier, en proportion à la beauté de sa vocation, ou s’il ne s’agit pas plutôt d’un refus caché de ce qui est le propre de la corporéité humaine, d’un dédain qui ne s’avoue pas pour ce qui lui est le plus spécifique. Cela n’est pas sans enjeu pour nous : derrière l’admiration pour ce qu’il deviendra, peut se cacher un secret mépris pour ce qu’il est.
3 Il convient par conséquence de commencer par prendre acte de la vocation prodigieuse du corps humain et de développer plus en détail ce que Thomas saisit de son sens à la lumière du corps du Christ ressuscité. Il sera ensuite possible d’évaluer s’il s’agit d’une valorisation ou d’une déconsidération de la corporéité, en jaugeant ce qu’il advient de celle-ci, mais aussi en vérifiant la place accordée dans la vie de gloire à certains traits spécifiques de la corporéité, comme le plaisir sensible, ou encore la limite et la finitude.
I. La vérité du corps humain
1) La chair ressuscitée comme accomplissement de l’hylémorphisme
4 Thomas conceptualise le donné révélé en le resituant dans le cadre aristotélicien : la chair ressuscité perfectionne et accomplit le rapport de forme à matière qui est celui de l’âme et du corps. En effet, dans la vie présente, quoique informé par l’âme, proportionné à elle, nécessaire, le corps n’en est pas moins, comme plus généralement la matière, ce qui résiste, limite et fait obstacle à l’opération de l’âme. En revanche, chez le Christ ressuscité et chez tous ceux qui sont conformés à lui par la résurrection, l’information se fait sans obstacle. La forme domine entièrement sa matière, l’esprit se soumet entièrement le corps : « C’est la condition du corps glorieux [du Christ] d’être ‘spirituel (spirituale)’, c’est-à-dire soumis à l’esprit. » [2]. « Corps spirituel », au sens large de l’expression, signifie corps traversé de part en part par l’esprit, entièrement pénétré de l’âme [3]. Cela se produit avant tout grâce à l’union de l’âme à Dieu dans la vie bienheureuse. De fait, alors qu’elle n’était tout simplement pas à même d’exercer son rôle à la perfection dans sa vie terrestre, elle reçoit de la visio une puissance nouvelle qui lui permet cette domination totale sur sa matière : « Puisque l’âme se trouvera au sommet de la noblesse et de la puissance – étant donnée qu’elle sera unie au premier principe des choses –, elle conférera au corps qui lui sera divinement uni [ses qualités nouvelles], l’ayant totalement en son pouvoir (totaliter ipsum sub se continendo). » [4].
5 Une autre manière pour Thomas de développer ce point est de souligner que le composé humain, habituellement tiraillé, voire divisé en lui-même, a enfin atteint l’unité plénière. En effet, c’est la forme qui est la « cause unifiante (uniens) » de sa matière [5]. Ainsi, plus la forme peut exercer sa fonction, plus la réalité dont elle est la forme est une et unie en elle-même : « Plus la forme l’emporte sur la matière, plus le composé qui en est formé avec la matière est un. » [6]. Or l’âme unie à Dieu dans la vision de gloire s’en trouve elle-même parfaitement unie en elle-même, ses facultés sont orientées et ordonnées par l’union intime à Dieu, source de toute unité et fin de toutes ses opérations, et elle peut unifier à son tour sa matière. Le corps ressuscité est le corps d’une personne en pleine unité avec elle-même.
6 Le destin du corps, sa vérité profonde, révélés par la résurrection du Christ, est d’être amené à l’accomplissement de son information par l’âme et de son union à elle, selon le schéma hylémorphique. Or le corps ne peut pas ne pas en être profondément transformé. Déliée de toute entrave, l’opération de l’âme peut rejaillir sans obstacle sur le corps et à travers lui. C’est le cas chez le Christ : « L’âme fit rejaillir aussitôt sa gloire sur le corps qu’elle avait repris à la résurrection ; et c’est ainsi que ce corps est devenu glorieux » [7]. C’est donc aussi ce qui adviendra pour l’homme, et Thomas de citer Augustin : « [Dieu] a doté l’âme d’une nature si puissante, pour que sa béatitude […] rejaillisse aussi sur la nature inférieure, qui est le corps » [8]. C’est pourquoi le corps sera transformé, transfiguré, dans sa manière d’être et dans ses opérations : « [Le corps] sera en effet totalement soumis à l’âme, non seulement pour ce qui concerne l’être, mais aussi pour ce qui concerne les actions et les passions, les mouvements et les qualités corporelles » [9].
2) Les « dots » : perfection d’être, de vie et d’agir
7 Les nouvelles modalités d’être du corps dans la vie de gloire sont le plus souvent déterminées par Thomas par ce qu’il nomme les « dots » [10]. Il s’agit de qualités qui vont pour ainsi dire « découler de l’âme sur le corps » [11], et dont la liste habituelle comprend quatre termes : la subtilité, l’incorruptibilité ou l’impassibilité, l’agilité et la clarté. Quoique Thomas les reçoive de la lecture des Écritures, il les analyse chaque fois selon la même logique, comme le fruit de la parfaite domination d’une âme en union plénière avec le corps.
8 La dot de la subtilitas concerne la substance même du corps, dont les propriétés de la matière sont transformées, « spiritualisées », par la complète pénétration de l’âme. Nous avons vu que la notion de « spiritualité » peut parfois désigner la condition générale du corps glorieux, mais en un sens restreint elle vise plus précisément la dot de la subtilité – c’est le cas, par exemple, de la lecture thomasienne du verset : « Semé corps animal, il ressuscitera corps spirituel » (1 Co 15, 44a) [12]. Thomas ne donne aucun exemple de cette dot, mais l’enjeu est clair : par la qualité de son union avec l’âme, le corps ressuscité reçoit le type de corporéité et de matière le « plus noble » et le « plus parfait » possible [13].
9 La parfaite unité du corps et de l’âme implique que le corps glorieux n’est pas seulement parfait quant à sa substance, mais aussi quant à sa possession de la vie : « Semé dans la corruption, il ressuscitera dans l’incorruptibilité » (1 Co 15, 42b). L’union de l’âme et du corps est si forte que le corps en devient incorruptible. En effet, l’âme est tellement maîtresse du corps dans son actuation de l’être et de la vie que rien ne peut plus les séparer : « L’âme dominera tellement [le corps] dans la mesure où elle lui donnera la vie, et rien ne pourra empêcher cette communication de vie. » [14]. De même, le corps ressuscité est impassible, en deux sens : il ne peut subir aucune souffrance [15], et il ne peut pâtir d’aucune difformité ou défaut [16]. Logiquement, puisque rien ne peut plus porter atteinte à la parfaite information du corps, rien ne peut y produire quelque chose de contraire à ce que lui communique sa forme [17].
10 Une troisième dot est ce que les médiévaux nomment l’« agilité », c’est-à-dire la capacité qu’a le corps ressuscité de se déplacer presque instantanément d’un point à un autre. C’est une des explications possibles des apparitions et disparitions du Christ au milieu de ses disciples [18]. Il ne s’agit pas, dans l’esprit de Thomas, d’une transformation des ressuscités en des super-héros avant la lettre, ni d’une téléportation digne d’un personnage de science-fiction. Il faut plutôt comprendre qu’il n’y a plus de distance entre ce que l’âme peut désirer, vouloir ou rêver, et ce qu’elle réalise effectivement en son corps : celui-ci réussit enfin à se conformer sans résistances aux opérations de celle-là [19]. Si le corps terrestre est « faible, lent et ne se meut pas facilement sous l’impulsion de l’âme » [20], Thomas affirme avec Paul que, « semé dans la faiblesse, il ressuscitera dans la puissance » (1 Co 15, 43b) [21].
11 Notons que ces dots sont préfigurées par les qualités du corps dans la vie présente. Par exemple, l’impassibilité et l’agilité ne sont finalement qu’une forme accomplie de la force et la vigueur conférées par l’âme dès ici-bas :
[L’âme] conserve [le corps] de la corruption, aussi voyons-nous les hommes qui sont d’une nature vigoureuse souffrir moins de la chaleur et du froid. Quand donc l’âme sera très parfaite, elle conservera le corps tout à fait impassible. […] Elle lui donne le mouvement, et avec d’autant plus d’aisance que la puissance de l’âme aura été plus forte sur le corps. Et c’est pourquoi, quand l’âme sera au terme de sa perfection, elle donnera au corps l’agilité [22].
13 Quoique le destin du corps humain dépasse de loin ce que pouvait concevoir Aristote, il s’agit là pour Thomas d’une confirmation de sa lecture hylémorphique de la chair ressuscitée. La vérité du corps humain est l’union parfaite à l’âme au point d’être matière spiritualisée, sans que rien ne puisse porter atteinte à leur communion ni son information par l’âme, et la capacité à se mouvoir en parfaite synergie avec celle-ci.
3) Le corps fait pour la beauté
14 Reste la dernière dot, la clarté (claritas), parfois désignée par le terme de « gloire ». En effet, de même que « spirituel » possède un sens large et un sens restreint, la désignation de « glorieux » se rapporte parfois à la condition générale du corps ressuscité, mais elle peut aussi signifier plus spécifiquement cette dot [23]. C’est pourquoi Thomas la rapporte au verset de la première épître aux Corinthiens : « Semé dans l’ignominie, il ressuscitera dans la gloire » (1 Co 15, 43a). Nous la traitons à part parce qu’elle est un peu différente des trois autres, dans la mesure où il s’agit moins d’un perfectionnement de l’être ou de l’agir que du rejaillissement de la gloire de l’âme bienheureuse sur son corps, qui lui est entièrement transparent et l’exprime : « De même que l’âme jouissant de la vision de Dieu sera remplie d’une certaine clarté spirituelle, de même, par un certain rejaillissement de l’âme sur le corps, ce dernier sera donc revêtu, à sa manière, de la clarté de la gloire. » [24].
15 En premier lieu la claritas doit être comprise littéralement comme la qualité d’être lumineux, éclatant ou resplendissant [25]. Mais, plus profondément, l’enjeu est que le corps ressuscité est beau. Thomas commente l’opposition paulinienne entre l’ignominie du corps dans cette vie et la gloire du corps ressuscité en soulignant que ce dernier est libéré des « difformités et [des] multiples misères » de la vie terrestre [26]. De fait, dans la vie présente, plus l’âme informe le corps, plus celui-ci est beau : « [L’âme donne au corps] la beauté et la clarté : car ceux qui sont malades ou morts, par suite de la faiblesse des opérations de l’âme à l’égard du corps, deviennent pâles ; mais lorsque l’âme sera au sommet de sa perfection, elle rendra le corps clair et éclatant. » [27]. Plus l’âme informe le corps, plus celui-ci rayonne de la beauté de celle-ci, qui reflète la beauté de Dieu.
16 Dans un développement assez libre sur la question, Maritain souligne le fait que cette beauté est une des finalités du corps glorieux : alors que dans la condition de via le corps est fait pour fonctionner, dans la patria il ne s’agira que d’être. Or être, pour l’âme, c’est connaître, mais pour le corps, c’est être beau : « Tandis que dans l’âme des bienheureux c’est le transcendantal Vérité qui resplendit, c’est le transcendantal Beauté qui resplendit dans leurs corps ressuscités. » [28]. Le corps est fait pour rayonner gratuitement, en expression du Dieu artiste, dont la première visée en créant l’homme est de « prodiguer l’être et la beauté ». Telle est la vérité du corps ressuscité, telle est la vérité du corps humain tout court : l’unité avec l’âme en vue de la beauté.
4) Le corps « communicant »
17 Outre les dots, une caractéristique supplémentaire du corps du Christ ressuscité est qu’il est entièrement maître de sa communication aux autres. Le Ressuscité apparaît et disparaît comme il le veut, il se montre de manière reconnaissable ou non, avec telle ou telle apparence. Or, dans la perspective héritée d’Aristote, la vision est rendue possible par une certaine action de la chose vue sur les yeux [29]. Habituellement cette action est tout à fait involontaire, mais dans le cas du corps glorieux du Christ et des saints, chez qui tout agir quel qu’il soit est soumis à la volonté et à l’esprit, en raison de l’unité parfaite du corps et de l’âme, le « corps glorifié possède aussi le pouvoir d’être vu quand il le veut et de n’être pas vu quand il ne le veut pas » [30]. Notons que ceci rejoint parfaitement les travaux de l’exégèse actuelle, qui souligne que l’aoriste passif ôphthè (il est apparu) des récits d’apparition doit se comprendre comme « il se fit voir » plutôt que « il a été vu » [31]. Un corps ressuscité n’est jamais simplement vu, il se montre, se donne à voir, entièrement : il s’agit toujours d’une communication de soi volontaire et active. Ici encore, l’accomplissement du rapport entre l’âme-forme et le corps-matière produit des résultats étonnants.
18 Permettons-nous un retour sur la dot de la claritas et un libre développement. Le Docteur Angélique oppose la gloire des corps ressuscités à l’« opacité » de notre corps actuel, et encore davantage au corps des damnés, qui seront « opaques et ténébreux » [32]. La clarté est donc une forme de transparence. Celle-ci est évidemment à comprendre en premier lieu au sens d’une transparence à la lumière physique, mais dans la mesure où elle tient au fait de rayonner de la gloire de l’âme, ne pourrait-on pas déployer cette thématique dans le sens d’un corps tellement pénétré par l’âme qu’il en reflète et en exprime la moindre motion, sentiment, pensée et volition ? Dans ce cas, la capacité à apparaître, à se donner à voir, est donc tout autant communication de toute la personne. En termes modernes, le corps ressuscité est perfectionné dans sa capacité de communication autant qu’en sa capacité à résister à la corruption ou à se mouvoir. Le sens du corps qui s’en dégage est que le corps est fait pour pouvoir librement se donner et donner l’âme, se communiquer et communiquer l’âme.
19 ***
20 En définitive, la vérité du corps humain telle qu’elle se manifeste dans le corps du Ressuscité et dans la résurrection de la chair est l’unité intime avec l’âme, au point d’en être entièrement pénétré et spiritualisé. Le corps est lui-même lorsqu’il subsiste, vit, se meut autant qu’il lui est possible avec l’âme, comme l’âme. Sa finalité est d’être beau, gratuitement, et de rayonner gratuitement de la beauté de l’âme, et comme l’âme, de la beauté de Dieu, ainsi que de se communiquer librement et sans doute de communiquer toute la personne, comme l’âme. Promis à un si noble destin, le corps semble acquérir par là une valeur et un statut sans pareils, qui jettent une lumière nouvelle sur sa réalité terrestre, en y soulignant l’unité de la personne et le don de soi comme autant de préfigurations de sa vérité ultime. Cependant, devant une telle perfection, un doute peut s’insinuer. Un corps qui existe et agit au plus près de ce qu’est l’esprit, est-ce encore un corps, est-ce encore de la matière ? De fait, la conceptualisation à partir du schéma hylémorphique aristotélicien se montre à la fois éclairante et limitée : il s’agit bien de l’accomplissement de la nature du corps, et pourtant les catégories du Stagirite sont sollicitées à la limite de l’éclatement. Cette vision du corps dépasse de loin ce que pouvait penser – et sans doute accepter – Aristote. Thomas est d’ailleurs obligé de recourir à l’hyperbole : le corps ressuscité est rendu « très parfaitement parfait (perfectissime perfectum) par sa forme. » [33]. Ce qui se présente comme une hymne à la valeur du corps, un triomphe du corps, risque de se muer en réalité en mésestime savamment cachée : transformer le corps en esprit, n’est-ce pas la manière la plus subtile de résister à une acceptation profonde et sans équivoque de la corporéité en ce qui lui est le plus propre ?
II. Triomphe du corps ou mépris de la corporéité ?
21 Pour comprendre si le corps ressuscité a en fait quitté les limites de la corporéité et de la matérialité, il importe de s’interroger sur le statut dans la gloire de ces dimensions constitutives du corps humain. Ensuite, il conviendra de compléter l’analyse en vérifiant comment sont pris en compte dans une anthropologie « du corps de gloire » quelques traits couramment associés à la corporéité comme lui étant spécifiques – nous choisirons ceux du plaisir sensible, puis de la limite ou finitude.
1) La vérité de la matière
22 Le corps glorieux semble avoir franchi la frontière de ce qui peut encore se nommer corps : subtil, incorruptible et immortel, libre de toute possibilité de souffrir, lumineux et transparent, parfaitement libre, il intègre des caractéristiques qui paraissent réservées à l’esprit. Thomas affirme pourtant avec force et chaque fois que l’occasion lui est donnée la réalité de sa corporéité, et d’une corporéité spécifiquement humaine : « Le corps du Christ après la résurrection a été un vrai corps, et de la même nature que précédemment » [34].
23 Le corps du Ressuscité n’était pas imaginaire ou apparent, comme dans les cas d’apparitions angéliques : la preuve en est qu’il y a eu réellement manducation au bord du lac de Galilée, lorsque le Ressuscité mange avec ses disciples – alors que l’ange de Tobit n’en donne que l’apparence [35]. Tout subtil et spirituel qu’il est, il n’en a pas été non plus pour autant transformé en esprit, en substance spirituelle : il serait absurde que l’âme-forme soit unie à une autre substance spirituelle [36]. Il s’agit bien d’un vrai corps matériel.
24 En outre, cette matière est d’une certaine nature : matière informée par une âme humaine, elle est spécifiquement humaine. Elle n’est donc pas matière céleste, comme celle des astres. Elle se caractérise par le fait de se laisser constituer en corps de chair, de sang et d’os [37]. Plus fondamentalement, cela signifie que le corps sera palpable et tangible. Or ceci suppose d’une part la densité, d’autre part, dans la compréhension du monde qu’a Thomas, d’être composé d’éléments avec les qualités tangibles que sont le léger et le lourd, le chaud et le froid, l’humide et le sec [38]. Dans le même sens, ce type de matière implique un corps visible, qui conserve la propriété de la couleur : « Tout ce qu’on reçoit est reçu par chacun selon sa manière propre. […] La brillance (fulgor) et la clarté du corps glorieux s’y trouvent selon la couleur naturelle du corps humain, à la manière dont un vitrail diversement coloré reçoit la lumière du soleil selon sa couleur propre. » [39]. Ces déterminations de la matière et de la corporéité humaines sont toutes exprimées dans la finale de Luc, fréquemment citée par Thomas : « Voyez et touchez ; un esprit n’a ni chair ni os comme vous voyez que j’en ai » (Lc 24,39) [40].
25 Cependant, une réalité matérielle peut ne pas être corporelle. C’est le cas du vent et de l’air, du liquide ou encore du feu. Thomas doit donc insister sur les dimensions spécifiquement corporelles du corps glorieux. Il souligne de manière très réaliste que ceux-ci sont intègres pour tout ce qui concerne l’essence d’un corps humain : ils possèdent donc des organes digestifs et sexuels, des cheveux, des ongles [41]… Sur un plan plus fondamental, toutefois, notons que le corps de gloire possède une figure : contrairement à l’air ou le vent qui n’ont de limite (terminus) qu’extérieure, lorsqu’ils sont dans un contenant, il est délimitable (terminabilis) en lui-même [42]. De même, lui appartiennent les catégories de la « position (situs) » et du « lieu (locus) » [43]. Tout ceci se fonde sur le fait que le corps ressuscité comprend la « dimension », ou les « trois dimensions » [44]. Par conséquent, les corps sont « impénétrables » les uns aux autres : deux corps ne peuvent être au même moment dans un même lieu [45]. Dans une subtile discussion aux accents bien scolastiques, l’Aquinate insiste sur le fait que la capacité du Christ à passer à travers une porte close le soir de Pâques n’était pas due à la faculté du corps subtil, qui ne perd ni l’épaisseur, comme le pensait son maître Albert, ni la corpulentia comme le soutenait Bonaventure – il s’agissait simplement d’un miracle [46].
26 Évidemment, toutes ces caractéristiques qui font du corps glorieux un véritable corps humain aux yeux de Thomas sont profondément transformées par leur soumission parfaite à l’âme : « Les corps des ressuscités seront certes de la même espèce que nos corps actuels, mais ils auront pourtant une autre disposition. » [47]. Le cas du lieu est exemplaire. Le corps glorieux doit par définition posséder un lieu, que le Docteur Angélique situe « au-dessus de tous les cieux » (Eph 4,10), avec le corps glorieux du Christ [48]. Une difficulté se pose toutefois au regard de la cosmologie d’Aristote, car il n’y a pas de lieu au-dessus des cieux [49]. Thomas précise alors que les corps glorieux n’ont tout simplement pas besoin d’un locus céleste pour le contenir : « De soi, les corps ont donc besoin d’être dans un lieu pour autant qu’ils ont besoin d’être contenus par un corps céleste. Or les corps glorieux, et surtout le corps du Christ, n’ont nul besoin d’être ainsi contenus, car ils ne reçoivent rien des corps célestes, mais seulement de Dieu, moyennant leur âme » [50]. Cela signifie que les corps ressuscités n’ont pas de lieu au sens d’un « contenant » préétabli dont ils recevraient quelque chose et auquel ils auraient besoin de s’adapter. C’est leur âme glorifiée elle-même, aidée par la puissance divine, qui « forme » pour ainsi dire la spatialité et la « localité » du corps, dans l’acte même par lequel, librement et sans entraves, elle donne forme à son corps en toutes ses caractéristiques. Notons que, déjà dans la vie présente, l’âme « contient » le corps, au sens de le rassembler, de le maintenir face à ses forces centrifuges [51] : dans la gloire de la béatitude il n’est besoin d’autre contenant que cela. Pour le dire autrement, le corps du Ressuscité n’a pas d’autre lieu que lui-même – son corps est son propre lieu, tenu et contenu par son âme – et les corps glorieux des hommes se trouvent avec lui.
27 En fin de compte, il est possible d’évaluer la position de Thomas selon deux options. Dans un sens, positivement, la vérité de la corporéité et de la matière et même de l’espace est dévoilée comme étant plus belle et plus noble que nous ne pouvions l’imaginer. Ils ont pour destin d’être spiritualisés. Au fond, la résurrection de la chair ne fait qu’accomplir et mettre en lumière la réalité métaphysique de la matière, par définition toujours déjà informée et tendant toujours vers davantage d’unité avec sa forme, donc profondément spirituelle ou pneumatique dès son niveau le plus élémentaire [52]. La vérité de la matière et du corps est qu’ils tendent à se dépasser eux-mêmes. Le corps ressuscité est en un sens plus parfaitement corps que pendant la vie présente, son lieu est plus parfaitement « lieu » que les lieux des corps dans la vie présente. L’autre option, critique, est de considérer que ce dépassement dévalorise en réalité la corporéité et la matière, notamment dans leur forme présente, qui serait alors simple ombre passagère, vidée de sa consistance propre. De fait, le problème est qu’il n’est pas uniquement question d’unité du corps et de l’âme, de pénétration mutuelle, mais bien de domination de l’âme sur le corps. Le corps spirituel, c’est le corps qui n’a plus de raison d’être ni de fonction sinon d’incarner la vie de l’esprit, de l’exprimer, de l’extérioriser : sa raison d’être c’est l’âme [53]. La hiérarchie est nette, et conforme au cadre métaphysique du rapport de l’âme au corps pensé en termes de relation de la forme à la matière : « Ce n’est pas la forme qui est ordonnée à la matière, c’est plutôt la matière qui est ordonnée à la forme. » [54]. D’ailleurs, s’il est question de corps spirituel, il n’est pas question d’âme ou d’esprit « corporels » ou « corporalisés ». Au contraire même, Thomas souligne le fait que dans le cas des damnés, plutôt qu’un corps spirituel, il faut parler d’une « âme, qui par ses affects, sera charnelle (carnalis) » [55]. Évidemment, carnalis signifie ici pécheresse plus que corporelle, mais il s’agit malgré tout d’une forme d’occasion manquée… La beauté que présente une corporéité spiritualisée est indéniable, mais le doute sur la valeur réelle accordée au corps ne demeure pas moins. Il nous faut donc poursuivre l’enquête.
2) Refus de la jouissance sensible ou plaisirs plus délicats ?
28 Un des signes de l’acceptation ou du refus du corps peut être la place conférée aux plaisirs sensibles, spécifiques à la corporéité. Sans surprise, alors même que le corps glorieux possède tous les organes de sens, de digestion et de reproduction, Thomas souligne qu’il ne se nourrit plus et n’a pas de relations sexuelles. Dans un monde incorruptible, l’assimilation de la nourriture ou le fait même d’une semence qui produit un être nouveau sont trop difficiles à concevoir pour être acceptables [56]. Ne sont pas non plus envisageables une nourriture ou une vie sexuelle dont on jouirait pour le seul plaisir, d’une part, parce que le plaisir ne doit jamais être la fin ultime d’un acte, d’autre part, parce que les plaisirs corporels sont de toute façon inférieurs aux plaisirs de l’esprit [57].
29 Il est toutefois difficile d’accuser Thomas de mépriser le plaisir des sens. S’il rejette le plaisir de la nourriture ou de la sexualité, ce n’est pas pour limiter la jouissance qu’éprouvera le corps glorieux mais au contraire pour lui permettre d’accéder à des plaisirs plus hauts : le corps ressuscité est appelé à jouir de « plaisirs très élevés (delectationes altissimae) » [58]. Or ce qui est plus haut est par définition plus fort. Cela doit se comprendre à la fois du point de vue de la capacité des sens et de leur articulation aux autres opérations : « [Le corps] aura part autant qu’il est possible [aux] propriétés [de l’âme], dans l’acuité des sens, dans l’ordonnancement de l’appétit corporel » [59].
30 Commençons par le second aspect. Paradoxalement, les plus hauts plaisirs sont ceux qui ne sont pas leur propre fin, mais qui sont ordonnés aux facultés plus hautes. L’essence de la béatitude, la visio Dei, n’est pas de l’ordre des sens, mais de la partie intelligible de l’âme. Cependant, des plaisirs sensibles peuvent découler d’elle, à titre de conséquence [60]. Par exemple, l’homme ne verra pas Dieu immédiatement de ses yeux de chair, mais il en reconnaîtra la gloire dans la gloire des réalités visibles et il le verra dans toutes choses comme leur source et leur réalité la plus intime [61]. C’est ce type de jouissance, ordonnée à autre chose qu’elle-même, qui peut prétendre au titre d’altissima. Notons que ce plaisir, tout « conséquent » qu’il soit, possède bien sa propre consistance, car Thomas admet que dans une vie sans besoins où la plupart de leurs autres fonctions disparaîtront, un des usages principaux des sens sera le plaisir : « [Les bienheureux] se serviront en effet de leurs sens pour le plaisir » [62]. Par exemple, la perfection de l’ouïe ne visera pas seulement l’acquisition de la connaissance par l’écoute, mais servira aussi directement « la perfection et [le] plaisir du sens » [63]. Il faut cependant maintenir le fait qu’un plaisir sensible, même voulu pour lui-même, sera plus parfait s’il est intégré à autre chose que lui-même. En témoigne dans la vie présente le plaisir plus intense et plus pur d’un fin repas – ou de l’acte sexuel – consommés avec un être aimé plutôt qu’avec un inconnu.
31 L’autre dimension de la perfection du plaisir sensible des corps ressuscités tient à l’excellence des sens eux-mêmes, qui reçoivent de leur parfaite information par l’âme une finesse et une acuité qu’il faut concevoir sur le même plan d’achèvement que les dots : « La béatitude de l'âme refluera pour ainsi dire sur le corps et sur les sens corporels pour rendre leurs activités plus parfaites. » [64]. Logiquement, le plaisir qui accompagne ces sensations est rehaussé à proportion de la perfection du sens exercé. En effet, Thomas remarque a contrario que toute imperfection diminue le plaisir offert par les sens, puisque la maladie affaiblit et émousse les sens [65]. Et cela vaut pour tous les sens : « La nature humaine existera chez les bienheureux selon sa plus grande perfection. Tous les sens y existeront donc en acte. » [66]. Ainsi, les saints reconnaîtront les plus petites différences entre les odeurs, ils entendront avec perfection les louanges célestes, l’acuité de leur vue sera augmentée plutôt que d’être gênée par la clarté des corps glorifiés, même la salive aura un goût délicieux [67]… On peut inférer à partir du commentaire thomasien du nolli me tangere que le sens du toucher s’exerce aussi dans la vie de gloire : si le Ressuscité refuse que Marie Madeleine le touche, c’est que, « par le toucher nous avons une connaissance achevée [des réalités] », et qu’elle n’a pas encore ce type de connaissance [68]. Or les bienheureux connaissent de manière achevée et pourront donc appréhender le Christ et leurs compagnons de gloire par le contact immédiat du toucher. On peut sourire de la minutie avec laquelle Thomas détaille chaque sens, mais il importe d’en comprendre la portée : la sensation et le plaisir sensible font partie intégrante de la vérité du corps humain. Le destin du corps est la jouissance la plus haute et la plus intense possible.
32 Cela dit, l’analyse de la place du plaisir sensible n’est pas entièrement concluante, et fait écho à la perplexité suscitée par le statut de la corporéité et de la matière, pour les mêmes raisons. Même si de nombreux éléments témoignent de l’importance accordée par Thomas à la jouissance sensible, à sa qualité et son intensité, comme expression de la vérité du corps, fait (aussi) pour le plaisir, il s’agit toujours d’un plaisir lié à l’âme et à sa béatitude. Cela en fait justement une jouissance propre à la personne tout entière, unifiée selon l’unité de corps et d’âme, mais en sont exclues des dimensions importantes des plaisirs de cette vie présente. Or le fait que l’étape de la vie terrestre se caractérise par des opérations et des jouissances propres peut donner lieu à deux évaluations contradictoires. On peut considérer que la vie présente en reçoit une consistance propre et une irréductible spécificité, qui la rendent d’autant plus belle et signifiante. Cependant, surtout si on est amateur de bons vins et qu’on se laisse aller à des interprétations littérales des prophéties sur le banquet éternel, on comprend que ceci puisse être de nouveau perçu comme un refus de ce qui est plus spécifiquement corporel, d’un secret dédain du charnel, d’une recherche de plaisirs asexués et aseptisés, qui témoignent d’une résistance vis-à-vis du plaisir sensible en lui-même.
3) Des limites et de la finitude
33 La même difficulté se fait jour lorsque l’on considère l’autre « note » de la corporéité que nous avons choisie d’étudier, la place de la limite et de la finitude. L’enjeu n’est pas de se complaire dans des souffrances et des difficultés, mais de pouvoir trouver dans la vie présente un sens plénier, qui ne dépende pas uniquement de la perfection à venir. On sait la fécondité d’une pensée qui intègre la finitude et la mort autrement que comme un problème à dépasser [69]. Or, à première vue, chez Thomas, la limite n’a précisément aucune place, ou le moins possible : le corps glorieux est libre de tout défaut, de toute infirmité et de cette limite la plus universelle et la plus définitive à toutes nos entreprises qu’est la mort.
34 Néanmoins, le traitement que l’Aquinate réserve aux cicatrices du Ressuscité offre une piste en vue d’une certaine intégration de la limite. Il paraît tout à fait contraire à la logique du corps glorieux que le Christ ressuscite en portant la marque de ses souffrances passées : n’est-ce pas un manque de perfection, d’intégrité, de beauté [70] ? Évidemment, Thomas se soumet aux récits d’apparition des Evangiles et n’a donc pas le choix. Mais il en assume le donné jusqu’au bout, puisqu’il refuse par exemple de considérer que ces blessures disparaîtront un jour : le corps incorruptible du Ressuscité ne peut plus changer, il portera ces traces pour l’éternité [71]. Or trois caractéristiques de celles-ci présentent un intérêt pour notre problématique. D’une part, il ne s’agit pas d’une faiblesse, d’une « impuissance à les guérir », mais d’un choix du Christ [72]. C’est évident, si on considère que rien ne s’oppose à l’information du corps glorieux par l’âme. D’autre part, Thomas cite Augustin sur la résurrection des martyrs pour assurer que leurs blessures et celles du Christ ne seront pas laides, mais contribueront au contraire à leur beauté : « Nous verrons peut-être dans ce royaume les cicatrices des blessures que les corps des martyrs ont supportées pour le nom du Christ. Il y aura en elles, non pas de la laideur, mais de la dignité ; et une certaine beauté – non du corps, quoique dans un corps, mais beauté de la vertu – rayonnera en elles (Cité de Dieu, XXII). » [73]. Enfin, poursuit Thomas avec Augustin, les martyrs qui auront perdu un membre porteront une cicatrice à l’endroit où celui-ci aura été coupé, mais ils retrouveront le membre lui-même [74].
35 De là, trois conséquences peuvent être déduites. Tout d’abord, le fait que les martyrs entrent de nouveau en possession de leurs membres perdus signifie que rien de ce qui ôte aux corps leur intégrité ne se retrouve dans la gloire. Toutefois, certaines marques et blessures peuvent être choisies par l’âme glorieuse dans son information du corps. En effet, les souffrances vécues pour le Christ ou pour d’autres, dans le Christ, sont déjà dans la vie présente en quelque sorte voulues ou du moins consenties. Elles font pour ainsi dire partie de l’intégrité de la personne et de son corps. Ainsi, même si la notion n’est pas thomasienne, on peut dire que les limites qui sont intégrées à l’identité de la personne ont leur place dans la vie de gloire. Thomas ne le dit pas non plus, mais on pourrait supposer que les difficultés de la vie, les maladies ou handicaps qui ont été accueillis au nom du Christ peuvent revêtir cette dimension et pourraient être accueillis de nouveau dans la vie éternelle. La limite et la souffrance prennent donc des significations différentes selon la manière dont elles sont orientées ou non vers le Christ [75]. En dernier lieu, si des corps blessés peuvent être plus beaux que des corps non marqués, la beauté corporelle revêt un sens nouveau et doit être repensée à partir de la chair ressuscitée. La citation d’Augustin indique qu’il s’agit d’une beauté morale du corps, qui n’est pas strictement corporelle – doit-on comprendre une beauté qui n’est pas plastique ? – mais qui est bien dans le corps, donc du corps. Cela est tout à fait cohérent avec la claritas comprise à la fois comme beauté d’un corps parfaitement formé mais surtout transparent à la gloire de l’âme dont il rayonne. Quel que soit par ailleurs le degré de beauté plastique d’un corps, plus l’âme est aimante, plus le corps sera véritablement beau, car c’est l’expression de cet amour qui constitue avant tout sa beauté.
36 Reste malgré tout le fait que le corps de gloire échappe à la mort. Cependant, l’argumentation procède avec une telle finesse que même l’immortalité peut éventuellement laisser une place à une forme de finitude. En effet, Thomas a bien conscience que dans le cadre de la métaphysique aristotélicienne, une réalité composée, comme le demeure le corps humain même glorieux, ne peut par définition être incorruptible en elle-même, car la possibilité de la décomposition est structurellement inscrite en elle [76]. L’immortalité du corps ressuscité tient uniquement à la puissance de l’âme. Déjà dans sa condition prélapsaire, c’est l’âme surélevée par la grâce qui protégeait de la mort un corps naturellement mortel, qui le devient effectivement dans sa condition postlapsaire : rien ne change sinon qu’il est laissé à sa simple nature [77]. Dans la gloire, le choix pour Dieu est définitif et la puissance de l’âme est telle que le corps ne peut plus du tout être séparé de l’âme. En lui-même, toutefois, il reste composé et son incorruptibilité ne lui appartient pas en propre, mais repose en lui uniquement par un don de Dieu, au travers de son âme : « Le corps du Christ après sa résurrection était vraiment composé […] ; s’il n’avait rien eu d’autre au-dessus de la nature humaine, il eût été aussi corruptible. Mais il possédait justement quelque chose d’autre qui le rendait incorruptible, […] la gloire qui rejaillissait de son âme bienheureuse » [78]. Le bienheureux est réellement immortel, mais son corps demeure structurellement mortel. L’immortalité est en lui une condition métaphysiquement fragile, un don gracieux sans cesse reçu et à recevoir. Dans la gloire, la mortalité se mue pour ainsi dire en fragilité et en réception, la finitude se traduit en radicale dépendance inscrite au cœur même de la personne.
37 En définitive, deux options se présentent de nouveau à nous. Soit l’on accepte que le Maître dominicain fait de la limite, des inégalités, des souffrances mêmes, un aspect incontournable de la vérité du corps, tout en maintenant que celles-ci peuvent être glorieuses et belles lorsqu’elles sont consenties ; la finitude et la mort, choisis elles aussi, en sont transfigurées en fragilité et en dépendance radicales et trouvent ainsi leur signification la plus authentique. Soit l’on juge que Thomas fait œuvre de prestidigitateur, en intégrant la mortalité, les limites et les souffrances qui nous semblent constitutives du corps comme corps, mais en les vidant de leur substance, en niant le tragique de notre condition. Le sens authentique de la finitude est que nous y sommes enfermés, sans quoi il ne s’agit précisément pas de finitude. Alors il faut conclure que le Docteur Angélique tente par tous les moyens de porter le corps humain au-delà de sa nature : malgré l’ouverture vers une intégration de la limite, celle-ci est essentiellement à dépasser et à nier.
Conclusion : Du propre du corps
38 Nous ne pouvons conclure autrement que sur une certaine aporie. Le Docteur angélique offre une perspective magnifique quant au destin du corps humain compris à la lumière du corps glorieux du Christ et de la résurrection de la chair, et de véritables perles sur le sens de la corporéité dès la vie présente : le corps est fait pour une communion toujours plus forte avec l’esprit, pour être beau, gratuitement, pour être « communicant », pour déployer ses facultés, notamment dans la jouissance sensible, et il est capable d’assumer ses limites et fragilités comme autant de signes du don de lui-même et de marques de dépendance. Cependant, Thomas ne parvient pas tout à fait à lever le soupçon qui pèse sur lui d’une subtile résistance à la corporéité en son épaisseur la plus charnelle et avec la portée tragique de sa finitude. C’est que, fondamentalement, la vérité du corps humain, c’est l’esprit. Non pas devenir esprit. Mais être spiritualisé, soumis à l’esprit, entièrement ordonné à lui, afin de le servir et de l’exprimer. La clef du dilemme se trouve dans le cadre métaphysique qui était le sien : exprimer le rapport du corps et de l’âme en termes de matière et de forme permet de penser le corps glorieux comme accomplissement du corps terrestre, mais introduit une irréductible hiérarchie entres les deux. Comment suggérer à Thomas que la forme ne doit pas se soumettre la matière, mais entrer en communion avec elle, peut-être d’égal à égal, voire la laisser être elle-même pour elle-même ? Le Maître du xiiie siècle ne pouvait tout simplement pas aller plus loin qu’il ne l’a fait.
39 Sept à huit siècles plus tard nous le pouvons peut-être. Gardons toutefois deux leçons de notre parcours. Tout d’abord, l’hylémorphisme a montré sa richesse, mais aussi des limites sans doute indépassables. Il serait souhaitable de repenser le rapport du corps et de l’âme autrement, en des termes qui atténuent une trop stricte hiérarchie : il doit être possible de penser une transformation mutuelle, une « corporalisation » de l’âme – la philosophie contemporaine le montre bien, avec de nomb-reuses nuances possibles. C’est à ce prix seulement que pourra réellement être honoré le propre du corps. Mais, par ailleurs, évitons justement de trop vite réduire le propre du corps et d’isoler ce dernier en lui-même. L’enjeu exprimé par l’hylémorphisme demeure capital : le paradoxe du corps est que son propre n’est pas forcément à trouver uniquement en lui, mais aussi en son autre le plus intime, l’esprit ou l’âme. Le propre du corps est la dépendance, la capacité à se recevoir, en propre, de son autre. Avec pour conséquence que sa vérité n’est pas simplement ce qu’il est mais ce qu’il sera, ce qu’il peut maintenant mais aussi ce qu’il peut devenir. Et ceci, sans exclure a priori toute hiérarchie entre le corps et cet autre – hiérarchie relative, cependant, car le corps enseigne la dépendance aussi à l’esprit. En un mot, le corps ne s’entend jamais seul.
Notes
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[1]
Voir par exemple Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, resp.
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[2]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, ad 2. « [Le] corps sera parfaitement soumis à l’âme et ne lui résistant en rien » (Compendium theol., I, 167 ; voir aussi I, 168 ; Summa contra Gentiles, IV, 86 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 987 (pour les commentaires bibliques nous suivons le texte de l’édition Marietti [Turin, Rome]).
-
[3]
Voir par exemple Contra Gentiles, IV, 86.
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[4]
Comp., I, 168 ; voir aussi Contra Gentiles, IV, 86.
-
[5]
Voir Summa theol., Ia, q. 76, a. 7, resp.
-
[6]
Contra Gentiles, II, 68.
-
[7]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, resp. ; voir aussi a. 2, ad 2.
-
[8]
Augustin, Lettre à Dioscore [epist. 118] (cité par exemple en In 1 Co., XV, lectio 6, n° 988 ; Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, ad 2).
-
[9]
Contra Gentiles, IV, 86.
-
[10]
Thomas et ses contemporains nomment dotes les dons dont le bienheureux est « doté » dans la vie éternelle, selon l’image scripturaire de l’union de l’âme-épouse à l’Époux divin (voir In IV Sent., d. 49, q. 4 ; Bonaventure, In IV Sent., d. 49, p. 1, a. un., q. 5).
-
[11]
In 1 Co., XV, lectio 6, n° 988.
-
[12]
Voir In 1 Co., XV, lectio 6, n° 983. Une matière est « subtile » lorsqu’elle peut pénétrer partout, en raison notamment de sa « rareté », qui est comprise comme un effet d’une domination particulièrement forte de la forme sur la matière – c’est le cas du liquide, de l’air ou du feu (voir In IV Sent., d. 49, q. 2, a. 2, qla 1, resp.).
-
[13]
Voir Comp., I, 168 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 988.
-
[14]
Contra Gentiles, IV, 85. Voir aussi idem, 82 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 988 ; Comp., I, 237.
-
[15]
Voir par exemple In 1 Co., XV, lectio 6, n° 980.
-
[16]
« Il n’y aura dans les corps aucune corruption, aucune difformité, aucun défaut » (Contra Gentiles, IV, 86).
-
[17]
Voir In IV Sent., d. 44, q. 2, a. 1, qla 1, resp.
-
[18]
Voir Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, ad 2.
-
[19]
Le corps glorieux « obéira parfaitement au commandement de l’esprit » (Contra Gentiles, IV, 86).
-
[20]
In 1 Co., XV, lectio 6, n° 982.
-
[21]
Voir In 1 Co., XV, lectio 6, n° 982 ; Contra Gentiles, IV, 86. Alors seront accomplies les promesses vétérotestamentaires : « Ceux qui espèrent dans le Seigneur referont leurs forces, ils prendront des ailes comme des aigles, ils courront et ne se fatigueront pas ; ils marcheront et ne se décourageront pas (Is 40,31) » (In 1 Co., XV, lectio 6, n° 982). Dans le quatrième ciel du paradis de Dante, Thomas et les autres théologiens dansent des rondes légères, signe s’il en est de l’agilité qui marque le corps de gloire (voir Dante Alighieri, La Divine Comédie, trad. L. Portier, Paris, Éd. du Cerf [coll. « Sagesses chrétiennes »], 1987, p. 407-431).
-
[22]
In 1 Co., XV, lectio 6, n° 988.
-
[23]
Voir respectivement In 1 Co., XV, lectio 6, n° 980 ; Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2 et In 1 Co., XV, lectio 6, n° 981.
-
[24]
Contra Gentiles, IV, 86. Pour le corps du Ressuscité, voir aussi Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, ad 3 ; a. 2, resp. ; In Io., XX, lectio 2, n° 2497.
-
[25]
« Les corps glorieux sont brillants (fulgentia), selon ce verset de Matthieu [13, 43] : “Les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père” » (Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, obj 1 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 981).
-
[26]
In 1 Co., XV, lectio 6, n° 981 ; voir aussi In Io., XX, lectio 6, n° 2559.
-
[27]
In 1 Co., XV, lectio 6, n° 988.
-
[28]
Jacques Maritain, « En suivant de petits sentiers », Revue thomiste 72 (1972), p. 236.
-
[29]
Voir Aristote, De l’âme, II, 7, 419a17.
-
[30]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, ad 2 ; voir aussi a. 2, ad 1 ; In Io., XXI, lectio 1, n° 2572 ; Comp., I, 237-238.
-
[31]
Voir Jean-Pierre Torrell, Le Verbe incarné en ses mystères, t. 4, Le Christ en sa résurrection et son exaltation, 3a, Questions 53-59, Paris, Éd. du Cerf, 2005, p. 235-238.
-
[32]
Respectivement Contra Gentiles, IV, 86 et 89.
-
[33]
Contra Gentiles, IV, 86.
-
[34]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, resp. Voir aussi Contra Gentiles, IV, 84 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 976.
-
[35]
Voir In Io., XXI, lectio 2, n° 2611-2612 ; Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, sc ; a. 2, ad 3 ; Contra Gentiles, IV, 84 ; Comp., I, 237-238.
-
[36]
Voir Contra Gentiles, IV, 84 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 984 ; lectio 7, 999.
-
[37]
Voir Summa theol., IIIa, q. 54, a. 3, resp. ; Contra Gentiles, IV, 84 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 984 ; lectio 7, 999.
-
[38]
Pour ces deux aspects voir Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, ad 2 ; Contra Gentiles, IV, 84.
-
[39]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, ad 1.
-
[40]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, sc ; a. 2, obj 2 ; a. 3, sc ; Contra Gentiles, IV, 84 ; Comp., I, 237-238 ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 984 ; lectio 7, 999 ; In Io., XX, lectio 6, n° 2559.
-
[41]
Voir Summa theol., IIIa, q. 54, a. 3, resp.
-
[42]
Voir Contra Gentiles, IV, 84.
-
[43]
Voir In Io., XX, lectio 4, n° 2527.
-
[44]
Voir Contra Gentiles, IV, 81 ; In Boeth. De Trin., q. 4, a. 2.
-
[45]
Voir par exemple Summa theol., IIIa, q. 54, a. 1, ad 1 ; In Io., XX, lectio 4, n° 2527.
-
[46]
Sur cette question voir J.-P. Torrell, Le Verbe incarné en ses mystères, t. 4,
op. cit., p. 232-235. -
[47]
Contra Gentiles, IV, 85. « Le corps du Christ après la résurrection restait de même nature, mais il était élevé à une gloire tout autre » (Grégoire le Grand, Homélie 26, cité dans Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, ad 2 ; a. 3, resp. ; In 1 Co., XV, lectio 6, n° 976).
-
[48]
Voir Contra Gentiles, IV, 87.
-
[49]
Voir Aristote, Du ciel, I, 279a11.
-
[50]
Summa theol., IIIa, q. 57, a. 4, ad 2, ms Piana (voir aussi De caelo, I, 9 ; Quodl., VI, q. 2, a. 2, resp.). Il s’agit d’une réponse à une objection, écartée du manuscrit de l’édition Léonine de la Summa theologiae, mais reconnue comme authentique par un nombre croissant d’interprètes (voir J.-P. Torrell, Le Verbe incarné en ses mystères, t. 4, p. 289-291 ; Th. Marschler, Auferstehung und Himmelfahrt Christi in der scholastichen Theologie bis zu Thomas von Aquin, Münster, Aschendorff, 2003, t. 2, p. 656-669).
-
[51]
« Maintenant, en effet, et aussi longtemps que nous vivons, l’âme elle-même par son pouvoir contient (continet) le corps, afin qu’il ne soit pas dissout par l’opposition de ses éléments » (Contra Gentiles, IV, 87). Ce rôle de l’âme dans la spatialisation tient à sa réalité de forme substantielle : en elle se trouve tout ce qui fait partie de l’essence de la substance dont elle est la forme. Sans être bien sûr spatiale elle-même, l’âme contient le principe de structuration, d’organisation du corps selon qu’il est corps-spatial : « La corporéité, pour autant qu’elle est une forme substantielle dans l’homme, ne peut donc être rien d’autre que l’âme rationnelle, qui requiert que sa matière possède trois dimensions, puisqu’elle est l’acte d’un certain corps » (ibid., 81).
-
[52]
Voir Summa theol., Ia, q. 47, a. 1, resp. ; IIIa, q. 75, a. 3, resp. ; Comp., I, 167 ; Contra Gentiles, II, 33 ; III, 22. Voir aussi M.-J. Nicolas, « Le corps humain et sa résurrection », Revue thomiste 79 (1979), p. 534-536 ; D. Turner, Thomas Aquinas. A Portrait, New Haven & London, Yale University Press, 2013, p. 51 ; 97.
-
[53]
Voir In 1 Co., XV, lectio 6, n° 987 ; M.-J. Nicolas, art. cit., p. 535.
-
[54]
Summa theol., Ia, q. 76, a. 5, resp.
-
[55]
Contra Gentiles, IV, 89.
-
[56]
Voir Contra Gentiles, IV, 83.
-
[57]
Voir Contra Gentiles, IV, 83. Notons que l’argumentation de Thomas n’est pas sans dimension polémique, car elle vise la conception musulmane de la vie éternelle, telle qu’il la comprenait.
-
[58]
Contra Gentiles, IV, 83.
-
[59]
Contra Gentiles, IV, 86.
-
[60]
Voir Summa theol., Ia-IIae, q. 3, a. 3, resp.
-
[61]
« D’une part, la vision corporelle observera la gloire de Dieu dans les corps, surtout dans les corps glorieux et, par-dessus tout, dans le corps du Christ, et […], d’autre part, l’intellect verra Dieu si clairement que Dieu sera perçu dans les choses de manière corporelle, comme lorsque la vie est perçue dans la parole » (In IV Sent., d. 49, q. 2, a. 2, sol. ; voir aussi Comp., I, 170).
-
[62]
Contra Gentiles, IV, 86.
-
[63]
In IV Sent., d. 44, q. 2, a. 1, qla 4, ad 4.
-
[64]
Summa theol., Ia-IIae, q. 3, a. 3, resp.
-
[65]
Voir Suppl., q. 86, a. 1, sc 2.
-
[66]
In IV Sent., d. 44, q. 2, a. 1, qla 3 ; voir aussi a. 1, qla 4.
-
[67]
Voir In IV Sent., d. 44, q. 2, a. 1, qla 4, ad 3-5 et Suppl., q. 82, a. 4, resp.
-
[68]
In. Io., XX, lectio 3, n° 2517.
-
[69]
Est-il besoin de nommer Heidegger, Levinas ou Jankélévitch ?
-
[70]
« Les cicatrices et blessures représentent une certaine corruption et déficience (defectus). […] Les ouvertures des plaies sont contraires à [l’]intégrité du corps, car elles en rompent la continuité (discontinuator corpus) » (Summa theol., IIIa, q. 54, a. 4, obj 1-2). Voir aussi In Io., XX, lectio 6, n° 2557.
-
[71]
Voir Summa theol., IIIa, q. 54, a. 4, obj 3-ad 3.
-
[72]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 4, resp.
-
[73]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 4, resp. ; voir aussi In Io., XX, lectio 6, n° 2558 ; IV Sent., d. 44, q. 2, a. 1, qla 1, ad 5. « Les cicatrices demeurées sur le corps du Christ […] signifient plutôt un comble de gloire, car elles sont le signe de sa vertu et une beauté (decor) spéciale apparaîtra à leur emplacement » (Summa theol., IIIa, q. 54, a. 4, ad 1 ; voir aussi a. 4, ad 2).
-
[74]
In Io., XX, lectio 6, n° 2558.
-
[75]
Fait écho à l’intégration des limites la question paradoxale de la résurrection de la femme. En effet, dans la biologie d’Aristote il est évident que le corps masculin est plus parfait que le corps féminin, comme l’acte est plus parfait que la puissance (voir Histoire des animaux, IV, 19, 573b-574a). Puisque le corps glorieux est le plus parfait possible, ne ressuscite-t-on pas toujours masculin ? Il n’en est rien : « La faiblesse du sexe féminin ne constitue pas […] un obstacle à la perfection des ressuscités. Cette faiblesse ne vient pas en effet d’une absence dans la nature [féminine], mais de cette nature [telle qu’elle a été] voulue » (Contra Gentiles, IV, 88). La limite peut tout à fait être un trait de la nature et non pas un défaut : « La privation appartient parfois à la raison de l’espèce » (Summa theol., IIa-IIae, q. 6, a. 2, resp.). Ce qui importe ici n’est évidemment pas la conception de la femme, mais l’affirmation que les limites dues à la nature, les différences de perfection constitutives – et non plus seulement celles qui tiennent aux accidents de la vie – trouvent leur place dans la vie de gloire.
-
[76]
« Le corps, composé d’éléments contraires, semble devoir nécessairement se corrompre » (Contra Gentiles, IV, 84 ; voir aussi ibid, 86).
-
[77]
Voir Contra Gentiles, IV, 81-82 ; Summa theol., Ia, q. 76, a. 5, ad 1 ; Ia-IIae, q. 85, a. 6, resp. ; q. 87, a. 7, resp. Voir aussi O. H. Pesch, Thomas d’Aquin, Grandeur et limites de la théologie médiévale, Paris, Éd. du Cerf (coll. « Cogitatio Fidei » 177), 1994, p. 249-251.
-
[78]
Summa theol., IIIa, q. 54, a. 2, ad 2.