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Article de revue

Le lieu de la dialectique hégélienne dans la pensée de Paul Ricœur

Pages 599 à 639

Notes

  • [*]
    Cet essai est le fruit d’une recherche soutenue par la Commission européenne dans le cadre d’une Marie Curie IEF.
  • [1]
    Paul Ricœur, « Le lieu de la dialectique », dans Dialectics. Dialectiques, édité par Charles Perelman, The Hague, Nijhoff, 1975, p. 92-108.
  • [2]
    Voir par exemple Pierre Bühler, « Ricœur et Kierkegaard », Revue de Théologie et de Philosophie 138/4 (2006), p. 319-327.
  • [3]
    L’histoire de l’hégélianisme français dans cette période a fait l’objet de nombreuses études, parmi lesquelles on signale en particulier l’ouvrage récent d’A. Bellantone, Hegel en France. De Vera à Hyppolite, Hermann, Paris, 2011, vol. II, p. 142-177.
  • [4]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté 2. Finitude et culpabilité, tome I, L’Homme faillible, Paris, Éd. du Seuil (coll. « Points Essais »), 2009, p. 189.
  • [5]
    P. Ricœur, « La négation », Archives Ricœur, Dossier 96.03, « Négation. IIe Partie », f. 8850.
  • [6]
    P. Ricœur, « Hegel et la “négativité” », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12586.
  • [7]
    Voir par exemple P. Ricœur, « Hegel et la négativité », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12589-12590.
  • [8]
    Jean Hyppolite, Logique et existence. Essai sur la logique de Hegel, Paris, PUF, 1953.
  • [9]
    Ricœur ne manque pas de mentionner l’âpre critique à laquelle Sartre soumet la première triade de la Science de la Logique dans le première chapitre de L’être et le néant, bien qu’il ne s’engage pas dans une discussion spéculative de son contenu (P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », Histoire et vérité, op. cit., p. 394).
  • [10]
    P. Ricœur, « Vraie et fausse angoisse », Histoire et vérité, op. cit., p. 369. Voir aussi le début de la conférence inédite « The origin of negation and the human experience » : « Hegel has given a new start to this search (sc : on the origin of negation) by his famous analysis of the “unhappy consciousness” in the Phenomenology of Spirit […] : all the existential approaches of the problem finally rely on this hegelian analysis ; the ultimate step of this posthegelian philosophy has been reached by Sartre who identifies negation and human existence as such » (Archives Ricœur, Boîte 17, Dossier 96.03 « Négation. IIe Partie », f. 8809).
  • [11]
    Sur la place de Logique et existence dans l’itinéraire intellectuel de Hyppolite et sur l’influence exercée par ce texte sur la pensée de Foucault et sur les autres auteurs de sa génération, on peut consulter les essais recueillis dans le volume Jean Hyppolite, entre structure et existence, sous la direction de Giuseppe Bianco, Paris, Éditions de la rue d’Ulm (coll. « Figures normaliennes »), 2013.
  • [12]
    Voir P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.08, f. 12699. Ce présupposé de l’interprétation ricœurienne de Logique et existence n’est pas explicité dans son compte rendu critique – publié dans la revue « Esprit » en 1955 – mais est exprimé à plusieurs reprises dans ses notes de lectures.
  • [13]
    Voir P. Ricœur, « Retour à Hegel (Jean Hyppolite) », Lectures 2, op. cit., p. 181 ; « Négativité et affirmation originaire », Histoire et vérité, op. cit., p. 391.
  • [14]
    P. Ricœur, « Le Traité de Métaphysique de Jean Wahl (1957) », Lectures 2, op. cit., p. 82 et p. 84-85. La divergence latente entre Ricœur et Wahl ressort déjà si on considère avec attention leurs comptes rendus de l’ouvrage d’Hyppolite, nonobstant les plusieurs points de contacts qu’ils présentent. Contre l’idéalisme moniste de Hegel et contre Hyppolite, Wahl défend le droits de l’empirisme et la supériorité du « discours poétique », en plaidant pour une « philosophie antithétique de celle de Hegel » qui, dans le sillage de Jacobi, aie comme point de départ et comme point d’arrivée un « contact immédiat avec l’être » « au-dessus du langage » et donc correspondant à l’ineffable, à un « silence premier » (voir Jean Wahl, « Une interprétation de la Logique de Hegel », Critique (1953), p. 1050-1071, en particulier p. 1069-1071). En revanche, l’ineffable que Ricœur défend – contre la prétention d’une coïncidence parfaite entre être et langage dans la philosophie – n’est pas le « sentiment », mais la « limite inférieure» du sens et du discours, à la racine de l’approximation de tous nos discours aussi bien que de la pluralité des langages.
  • [15]
    P. Ricœur, Histoire et vérité, op. cit., Préface à la première édition (1955), p. 21.
  • [16]
    Alexander Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit, professées de 1933 à 1939 à l’École des Hautes-Études réunies et publiées par Raymond Queneau, Gallimard, IVe édition, Paris, 1947, p. 22-34 (il s’agit de la copie conservée au Fonds Ricœur, dont les pages citées sont soulignées et annotées par Ricœur).
  • [17]
    P. Ricœur, « Phénoménologie de l’esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Boîte 24, Dossier 90.08, f.12665. C’est à cette vision que – dans plusieurs essais recueillis dans Histoire et vérité Ricœur oppose la lucide conscience de l’ambiguïté du procès de civilisation et une « timide espérance » indissociable de l’«angoisse du non-sens » (P. Ricœur, « Vraie et fausse angoisse », Histoire et vérité, op. cit., p. 366 et p. 376-377 ; mais sur l’ambiguïté de l’histoire et sur l’espérance, voir aussi « Le christianisme et le sens de l’histoire », ibid., p. 93-112).
  • [18]
    P. Ricœur, « Tâches d’une phénoménologie de la négation », Archives Ricœur, Dossier 96.03, « Négation. IIe Partie », f. 8856.
  • [19]
    P. Ricœur, « Sympathie et respect », dans À l’école de la Phénoménologie, Paris, J. Vrin, 1986, p. 281.
  • [20]
    P. Ricœur, « Retour à Hegel (Jean Hyppolite) », Lectures 2, op. cit., p. 185.
  • [21]
    P. Ricœur, « Vrai et fausse angoisse », Histoire et vérité, op. cit., p. 371. Ricœur cite et reprend cette formule de Kierkegaard à plusieurs occasions, à la fois dans ses notes manuscrites de cette période (voir par exemple « Hegel et la négativité », Dossier 90.06, f. 12590 et f. 12593) et dans ses écrits postérieurs (voir en particulier P. Ricœur, « Hegel et Husserl sur l’intersubjectivité », dans Du Texte à l’Action. Essais d’herméneutique, II, Paris, Éd. du Seuil [coll. « Esprit »], p. 301).
  • [22]
    Jean Wahl, Études Kierkegaardiennes, p. 147, n. 3.
  • [23]
    Pour « mener à bien » cette mission, la question du mal doit plutôt être « tenue en suspens », en prolongeant et en étendant à l’exploration du thème de la négation l’abstraction de la faute qui caractérise le premier tome de la Philosophie de la volonté ; et cela car le mal – en tant que forme de négation dont « l’enracinement dans l’affirmation ne peut pas être compris » – risque d’infecter « toute la philosophie de la négation » et de faire paraître celle-ci comme « originaire » (P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », Histoire et vérité, op. cit., p. 378).
  • [24]
    P. Ricœur, « Hegel et la négativité », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12591.
  • [25]
    P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.08, f. 12652.
  • [26]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté 1. Le Volontaire et l’involontaire, op. cit., p. 33. Sous ce respect le choix d’éviter la contamination entre phénoménologie et dialectique s’appuie sur des raisons qui apparaissent très proches de celles qui conduisent Ricœur à prendre une distance à l’égard de cette « école des phénoménologues » qui ont sous-estimé la fécondité de l’analyse noético-noématiques de la période des Ideen et ont cherché plutôt dans la théorie du Lebenswelt la source d’inspiration d’« une description » que Ricœur juge trop vite synthétique. Le risque que, dans les deux cas, Ricœur dénonce et cherche à éviter est le risque d’un « monisme existentiel indistinct » (P. Ricœur, « Méthode et tâche d’une phénoménologie de la volonté » (1951), dans À l’école de la phénoménologie, op. cit., p. 61).
  • [27]
    Voir par exemple P. Ricœur, Philosophie de la volonté II. Finitude et culpabilité, tome I, L’Homme faillible, op. cit., p. 191-192, nota 3 : « […] il faut sans doute renoncer à unifier l’origine de la négation ». Ce renoncement inspire et structure toute la conférence The Origin of Negation and the Human Experience (Archives Ricœur, Dossier 96. 03, « Négation. IIe Partie », f. 8809-88013).
  • [28]
    P. Ricœur, « Tâches d’une phénoménologie de la négation », Archives Ricœur, Dossier 96.03, « Négation. IIe Partie », f. 8856.
  • [29]
    P. Ricœur, « Sur la Phénoménologie (1953) », À l’école de la phénoménologie, op.cit., p. 160.
  • [30]
    P. Ricœur, « Retour à Hegel (Jean Hyppolite) », op. cit., p. 214. Ricœur attribue à Kant cette reconnaissance de la « limite inférieure » du sens – et du caractère irréductible de la « réceptivité de la perception au discours » – en s’appuyant sur une interprétation de l’Esthétique transcendantale et de la doctrine de l’imagination transcendantale qui est très divergente par rapport à celle de Heidegger, dont il prend ouvertement les distances dans L’Homme faillible (P. RicœurPhilosophie de la volonté 2. Finitude et culpabilité, tome I, L’Homme faillible [1960], Paris, Points, 2009, p. 80-81).
  • [31]
    Dans ses notes de lecture sur les passages de Logique et existence – dans lesquels Hyppolite présente la logique spéculative hégélienne comme achèvement de la logique transcendantale kantienne (J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 70), Ricœur commente de la façon suivante : « Que d’effort pour exorciser le discours sur quelque chose, sur l’être, sur Dieu ! » (P. Ricœur, « Phénoménologie de l’esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.08, f. 12695).
  • [32]
    P. Ricœur, Être, essence et substance chez Platon et Aristote, Cours professé à l’Université de Strasbourg en 1953-1954, Paris, Les Éditions du Seuil, 2011, p. 134. Selon l’interprétation de Ricœur – qui diverge de celle de Wahl – dès le Parménide Platon montre avoir acquis la claire conscience du fait que l’être au sens d’origine radicale et de terme de la « dialectique ascendante » représente la « fin » ou la « limite supérieure » de tout discours et « de toute philosophie du langage ».
  • [33]
    P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », op. cit., p. 404. Sur l’interprétation ricœurienne des notions de négation et de limite dans la philosophie kantienne, voir l’essai très éclairant de Chiara Pavan, « La pensée de l’être comme pensée des limites : le rôle de la critique kantienne chez Paul Ricœur », à paraître dans le volume Ricœur et la philosophie allemande de Kant à Dilthey, éd. par Gilles Marmasse et Roberta Picardi, Paris, Éditions CNRS.
  • [34]
    P. Ricœur « Vraie et fausse angoisse », Histoire et vérité, op. cit., p. 376-377.
  • [35]
    P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », dans Histoire et vérité, op. cit., p. 390-391 : « il n’y a […] de perçu que là où il y a du distinct », qui ne peut pas être dit sans recourir « à la négation : ceci n’est pas cela ».
  • [36]
    Ibid., p. 391.
  • [37]
    P. Ricœur, « Hegel et la négativité », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12591.
  • [38]
    Sur la façon dont les deux premiers chapitres de la Phénoménologie de l’Esprit ont pu inspirer la tentative sartrienne de remplacer toute forme de fixation du rapport entre sujet et objet avec une exploration immanente de l’apparaître comme expérience semi-dialectique – au sein de laquelle la conscience pour soi et le donné seraient co-imbriqués, en se faisant dans leur différenciation même – on renvoie à l’essai de F. Caymaex, « La dialectique entre Sartre et Merleau-Ponty », Études sartriennes (2005), p. 145-183.
  • [39]
    P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », dans Histoire et vérité, op. cit., p. 393.
  • [40]
    Ibid., p. 390.
  • [41]
    P. Ricœur, « Hegel et la négativité », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12591. Il s’agit des passages dans lesquels Ricœur commente la conclusion du mouvement dialectique de la conscience – et en particulier la dialectique de la perception et de l’entendement – en affirmant : « Par tout cela Hegel réalise la dialectique des 5 genres du Sophiste sur le phén. monde (repos – mouvement ; mêmeté et altérité). Mais il l’a pu parce qu’à travers cette dialectique c’est celle du soi qui s’anticipe elle-même. […] Cette présupposition – qui est le postulat idéaliste de la Phénoménologie (au sens fort du mot idéalisme : identité de la pensée et de l’être – contre la chose en soi kantienne comme raison du phénomène) c’est la condition la plus générale d’une extrapolation de la conscience malheureuse dans une philosophie de la nature ou du monde ».
  • [42]
    P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12698.
  • [43]
    P. Ricœur, « Négation. Discours », Archives Ricœur, Dossier 96, f. 8930 et suivants. Selon l’interprétation ricœurienne – qui lit l’analyse de l’autre dans le Sophiste à la lumière de la doctrine de la diairesis formulée dans le Phèdre et dans le Phédon – l’identification entre l’idée d’autre et l’idée d’indéfini (la « quantité infinie de non-être » du 256 e), n’est qu’une étape. Précisément, dans le Sophiste l’autre indéterminé – au sens de « champs indéterminé de significations », exprimé par exemple dans la locution « non-grand » – n’est pour Ricœur que l’« intermédiaire » dans un mouvement d’argumentation qui a son point de départ dans le refus de l’idée de « contraire absolu de l’être » et son point d’arrivée dans « la négation spécifiée, spécifiante ».
  • [44]
    P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12698.
  • [45]
    Dans le renvoi à la nécessité d’une « logique de l’expérience » – qui reconstruit les étapes de l’« échelle du distinct », dès ses modalités primitives jusqu’aux « choses avec leurs propriétés durables et leurs accidents, puis aux forces et à leur relation constante » (P. Ricœur, Philosophie de la volonté 2, tome 1, L’Homme faillible, op. cit., p. 391) – on peut reconnaître l’exigence d’une alternative par rapport à la description phénoménologique à ses yeux fausse des « contradictions de la choséité » et de la dialectique entre la force et ses effets, qui dans le premier chapitre de la Phénoménologie de l’Esprit conduisent à l’inversement dialectique de la conscience dans l’auto-conscience (P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-v », Dossier 90.08, f. 12636).
  • [46]
    Qu’il s’agisse d’une suggestion bergsonnienne est confirmé par les notes sur la Phénoménologie de l’Esprit, dans lesquelles Ricœur prend ses distances par rapport à la conception de l’expérience comme « jeu de l’apparaître et du disparaître », en remarquant – dans le sillage de Bergson – que « la déception seule » nous amène à « souligner la disparition des objets plutôt que l’apparition des objets nouveaux » (P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12698*). L’héritage de Bergson dans la conception ricœurienne de la négation ne doit pas toutefois être surestimé : en s’efforçant d’incorporer la « pression du négatif » au sein d’une philosophie de l’être comme acte et d’une anthropologie centrée sur la reconnaissance du primat de l’être dans l’homme, Ricœur vise plutôt à échapper à l’alternative entre la réduction bergsonnienne du néant à illusion rétrospective – issue de l’intrusion d’un élément extra-intellectuel dans les jugements négatifs – et l’identification sartrienne de l’homme comme cet « être qui est son propre néant », source de toutes les négativités qui font le relief de l’expérience humaine.
  • [47]
    J. Nabert, « La philosophie réflexive » (1957) dans L’Expérience intérieure de la liberté et autres essais de philosophie morale, Paris, PUF, 1994, p. 410.
  • [48]
    P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », dans Histoire et vérité, op. cit., p. 404-405 : « la même réflexion récupératrice qui justifie une philosophie de la négativité en montre aussi la limite : le caractère dissimulé et perdu de la question de l’être fait que je dois m’arracher à l’étant par néantisation, mais aussi que je puis apercevoir cette négativité de l’homme sans son fondement dans l’être ».
  • [49]
    P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.08, f. 12634.
  • [50]
    P. Ricœur, « Langage (Philosophie) », Encyclopaedia Universalis, tome 9, Paris, 1971, p. 771-781 (en particulier, p. 776).
  • [51]
    Sur l’interprétation ricœurienne de la conception husserlienne du langage, voir : Marc-Antoine Vallée, Gadamer et Ricœur. La conception herméneutique du langage, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 36-42.
  • [52]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté 2, tome 1, L’Homme faillible, p. 68, note.
  • [53]
    Ibid., p. 66-67. En s’appuyant sur Hegel et sur Husserl, Ricœur vise en particulier à prendre ses distances par rapport à Merlau-Ponty : précisément, ce qu’il rejette c’est l’effort de comprendre le langage comme geste linguistique, qui à ses yeux aurait conduit Merleau-Ponty – au moins dans la Phénoménologie de la perception – à méconnaitre la dialectique originaire « entre le voir et le dire » ou, en d’autres termes, le recul que tout signe linguistique représente par rapport au vécu, dont il est pourtant indissociable. Cette prise de distance à l’égard de Merleau-Ponty est exprimée dans « Négativité et affirmation originaire » (Histoire et vérité, op. cit., p. 382), dans l’article « Phénoménologie existentielle » (op. cit., 19.10-11) et encore dans l’essai « Hommage à Merleau-Ponty » (1961), où Ricœur écrit : « une simple phénoménologie de la perception peut-elle rendre compte de l’acte philosophique, sans recourir à quelque chose comme la « réduction » de nôtre présence même au monde ? Le langage lui-même n’est il pas témoin de cette distance, de cette réflexion, de cette réduction ? (P. Ricœur, « Hommage à Merleau-Ponty », Lectures 2, op. cit., p. 197). Sur ce sujet, voir T. W. Busch, « Perception Finitude, and Transgression : A note on Merleau-Ponty and Ricœur », dans Merleau-Ponty, Hermeneutics and Postmodernism, éd. T. W. Busch et S. Gallagher, New York, State University of New York Press, 1992, p. 25-36).
  • [54]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté 2, tome 1, L’Homme faillible, p. 68, note.
  • [55]
    Ibid., p. 66. Voir également P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », Histoire et vérité, op. cit., p. 386.
  • [56]
    Ibid.
  • [57]
    P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.08, f. 12652.
  • [58]
    Ibid.
  • [59]
    Sur ce sujet, on renvoie à : Jean Greisch, L’Itinérance du sens, Grenoble, Millon, 2000, p. 53-86.
  • [60]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité, op. cit., tome 1, p. 39.
  • [61]
    Ibid., p. 69-75. Hegel n’est pas la cible polémique de ces pages. Néanmoins, le développement et la transformation de la dialectique de la certitude sensible – que Ricœur achève en y greffant la dialectique entre nom et verbe – peut être lue en continuité avec les remarques critiques qu’il formule dans ses notes manuscrites, lorsqu’il observe que la « soi-disant négation de l’immédiat » et du « perçu changeant » par l’ « universel demeurant » du nom est une « abréviation de l’altérité perçue et de la contradiction jugée. Observation qui est suivie par le programme d’« approfondir les rapports entre la contradiction au niveau du jugement et la disparition au niveau de la perception elle-même » (P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Dossier 90.08, f. 12652).
  • [62]
    Comme Ricœur ne manque pas de le relever, « ce n’est pas par hasard que notre anthropologie du fini et de l’infini rencontre Kant à ce stade de son développement. Toute philosophie qui tient à la fois que la réceptivité de la perception est irréductible au discours et au système et que la pensée déterminante l’est à la réceptivité, bref toute philosophie qui refuse l’idéalisme absolu et l’empirisme radicale retrouve pour son compte le problème kantien de la synthèse entre règles de dicibilité, ou “catégories”, et des conditions de l’apparition, ou “intuition pure”, dans “l’imagination transcendantale” » (P. Ricœur, Philosophie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité, op. cit., tome 1, p. 80).
  • [63]
    Il s’agit de la thèse soutenue par Inga Römer, selon laquelle dans le cadre de l’anthropologie de L’Homme faillible la conception ricœurienne de l’objectivité de l’objet et de la personnalité de la personne comme « médiations provisoires, historiquement fragiles et instaurées par l’homme » se « situe […] entre Kant et Hegel » (I. Römer, « La réception ricœurienne de Kant dans L’Homme faillible », à paraître dans Ricœur et la philosophie allemande de Kant à Dilthey, op. cit.).
  • [64]
    Cette distinction est expressément reprise par Ricœur dans la conclusion de L’Homme faillible, où – en traitant la « négation existentielle » – il précise qu’ une « racine aussi primitive de la négation » réside dans l’« altérité » ou mieux dans la « distinction du quelque chose et de l’autre chose », qui sous-tend la « constitution de la chose perçue, de l’individualité vivante, de la psyché singulière » (P. Ricœur, Philosophie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité, op. cit., tome 1, p. 191-192, note). Au centre de son attention dans L’Homme Faillible il n’y a pas la négation comme « distinction objective » – correspondant au « concept de limitation » de quelque chose « en général » –, mais la « limitation de l’homme », qu’il explore dans le but programmatique de montrer qu’elle n’est pas « un cas particulier de la première » : et cela afin de contraster la « longue tradition philosophique » – qui a atteint « son expression la plus parfaite avec Leibniz », mais au sein de laquelle à cette époque il place également Hegel – selon lequel l’occasion du mal moral réside dans la « limitation des créatures » en tant que telle. C’est dans ce but qu’il identifie la « limitation humaine » avec la médiation entre les pôles d’infinitude et de finitude, dont la coalescence et la disproportion représentent le trait distinctif de l’homme, en le rendant un être faillible (ibid., p. 184-185).
  • [65]
    Ibid., p. 153-154 et p. 182-183.
  • [66]
    Ibid., p. 193.
  • [67]
    P. Ricœur, « Philosopher après Kierkegaard » (1963), dans Lectures 2. La contrée des philosophes, op. cit., p. 41. Ces passages concluent un mouvement d’argumentation dont le point de départ réside dans « l’allégation du penseur hégélien » selon laquelle le « discours kierkegaardien est seulement une partie du discours hégélien », à savoir le discours de la « conscience malheureuse » (ibid., p. 39-40).
  • [68]
    Dans l’essai sur Freud Ricœur revendique la limite inférieure du discours – qu’au cours des années cinquante il avait défendu contre le néo-hégélianisme ontologique de Hyppolite – en affirmant l’« impossibilité de reprendre entièrement […] dans le langage » la force par laquelle se pose le désir, qui constitue le sum du cogito (voir par exemple P. Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Éd. du Seuil (coll. « Points Essais »), 1965, p. 79.
  • [69]
    Ibid., p. 408.
  • [70]
    Ibid., p. 480-515.
  • [71]
    Dans l’essai sur Freud, la dialectique de la certitude sensible est néanmoins mentionnée, de façon significative, dans la conclusion du paragraphe intitulé « Qu’est-ce que la négativité », axée sur l’analyse de l’article Die Verneigung. Tout en reconnaissant que le texte n’autorise pas à en donner une « transcription hégélienne immédiate », Ricœur affirme la fécondité d’une lecture hégélienne, « pour nous même, à nos risques et périls » : c’est en lisant Freud à partir de Hegel qu’on peut retrouver dans le freudisme la reconnaissance du rôle fondamentale de la « négation » à la fois dans la « prise de conscience » et dans le procès de symbolisation – qu’il s’agisse de la médiation langagière ou de la symbolisation ludique et artistique – dont la dialectique de la certitude et de la vérité représente à ses yeux une expression paradigmatique (ibid., p. 334-335).
  • [72]
    Ibid., p. 484-491.
  • [73]
    Ibid., p. 491-495 (en particulier, p. 493).
  • [74]
    P. Ricœur, Le Discours philosophique de l’action. Projet d’enseignement au Collège de France, 1969, éd. digitale 2015, www.fondricoeur.fr/uploads/medias/doc/cours-le-discours-philosophique-de-l’action, p. 4.
  • [75]
    Par exemple dans son célèbre essai de 1957 « Le paradoxe politique » – tout en faisant une place importante à la philosophie du droit hégélienne – Ricœur l’aborde uniquement à travers le filtre du livre d’Éric Weil Hegel et l’État, d’où il tire la citation des définitions hégéliennes de l’État (P. Ricœur, « Le paradoxe politique », dans Histoire et vérité, op. cit., p. 302). Ou encore dans l’essai sur Freud, l’évocation de la théorie hégélienne de l’esprit objectif apparaît imprécise, car Ricœur ne se réfère pas au mouvement entier de l’esprit objectif, mais identifie plutôt ceci exclusivement à la sphère du pouvoir. En revanche les trois interventions que Ricœur présente en 1967, 1968 et 1969 aux colloques Castelli – bien que sur des sujets différents – ont en commun le rôle central qu’y joue la référence au mouvement de l’esprit objectif, décrit de façon fidèle dans toute sa triple articulation (voir P. Ricœur, « Interprétation du mythe de la peine », « La liberté selon l’espérance » et « La paternité : du fantasme au symbole », dans Le Conflit des interprétations. Essais d’herméneutique (1969), préface par J. Greisch, Éd. du Seuil, Paris, 2013).
  • [76]
    Les premières notes sur l’Encyclopédie et sur les Principes de la philosophie du droit qu’on trouve dans les archives sont les notes pour la préparation du Cours sur le Concept philosophique de Volonté – professé à Montréal et à Nanterre en 1967 – et pour la préparation du cours sur la philosophie du droit de Hegel, professé à Nanterre en 1967.
  • [77]
    Ce travail de thèse donnera lieu à la publication de l’ouvrage de B. Quelquejeu, La volonté dans la philosophie de Hegel, Éd. du Seuil (coll. « L’Ordre Philosophique »), Paris, 1972. C’est Ricœur lui-même qui – après la soutenance, en 1968 – encourage la publication de la thèse de Quelquejeu dans la collection « L’Ordre Philosophique ».
  • [78]
    Entretien oral avec Bernard Quelquejeu, 16 octobre 2014. Ce témoignage oral apparaît confirmé par la correspondance épistolaire entre Ricœur et Quelquejeu, que je tiens ici à remercier pour son soutien à ma recherche. Dans la lettre que Quelquejeu envoie à Ricœur pour préparer leur rencontre à propos du choix du sujet de la thèse – sur la base de ses propres questionnements de l’époque, centrés autour de la dimension corporelle et de la dimension interpersonnelle de l’homme – Hegel est mentionné, mais loin derrière Husserl, Heidegger et surtout Jean Nabert (Quelquejeu à Ricœur, 4 Juin 1965). C’est donc Ricœur qui – en dépit des doutes d’inspiration sartrienne exprimés par Quelquejeu à propos de la fécondité de la pensée de Hegel pour les « fondements d’une Éthique » – adresse son élève vers la philosophie hégélienne de l’Esprit : et cela dans le but et le souhait d’« avancer » avec Quelquejeu « dans la philosophie de l’action » (Ricœur à Quelquejeu, 26 août 1965).
  • [79]
    L’importance de la médiation de Quelquejeu dans la réception ricœurienne de Hegel – qui a été jusqu’à présent ignorée – est par contre reconnue par Ricœur lui-même qui, dans son échange épistolaire avec Quelquejeu n’hésite pas en plusieurs occasions à exprimer sa dette envers son élève. Dans sa lettre du premier septembre 1966 – rédigé après avoir lu les deux premiers chapitres de la thèse – il écrit : « Je vous remercie pour tout ce que vous m’apportez ». De même, il conclut sa lettre du 27 Juillet 1967 en écrivant : « Je vous dis ma grande satisfaction à vous lire, à travailler avec vous ».
  • [80]
    Le verbe « plonger » est un verbe utilisé par Ricœur lui-même dans sa lettre à Quelquejeu du 27 Juillet 1967, dans laquelle il écrit : « Cher Frère Bernard, Votre lettre m’est arrivée pendant la lecture du par. 345 de l’Encyclopédie. Je suis en effet plongé à la fois dans votre thèse et dans Hegel ».
  • [81]
    B. Quelquejeu, La Volonté dans la philosophie de Hegel, op. cit., p. 13.
  • [82]
    P. Ricœur, Le Discours philosophique de l’action. Projet d’enseignement au Collège de France, 1969, op. cit., p. 4-5.
  • [83]
    Il s’agit en particulier de deux textes : 1) la conférence intitulée « Le Problème de la volonté et le Discours philosophique », que Ricœur professe à l’Université de Notre-Dame (Indiana), à Toronto et à Chicago, dans les derniers mois de 1968 (aujourd’hui disponible en français dans le volume Anthropologie philosophique. Écrits et conférences 3, Textes rassemblés, établis, annotés et présentés par Johann Michel et Jérôme Porée, Paris, Éd. du Seuil, 2013, p. 123-145.
  • [84]
    Sur ce point voir dans ce même volume Giuseppe Cambiano, Aristote, point de départ, voir supra.
  • [85]
    G. W. F. Hegel, Enzyklopädie (1830), dans Werke, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1970, vol. VIII, trad. fr. Encyclopédie des sciences philosophiques. III – La Philosophie de l’Esprit, texte intégral présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, J. Vrin, 1994 (IVe éd.).
  • [86]
    P. Ricœur, « Le “lieu” de la dialectique », dans Dialectics. Dialectiques, op. cit., p. 107 et p. 97.
  • [87]
    P. Ricœur, Le Concept philosophique de volonté. Cours professé à Montréal (18 septembre-31 octobre 1967), édité par Olivier Abel et Roberta Picardi, édition digitale, Paris, Fonds Ricœur, 2014 (www.fondsricoeur.fr/uploads/medias/doc/cours-le-concept-philosophique-de-volonté), p. 82.
  • [88]
    P. Ricœur, Le Discours philosophique de l’action. Projet d’enseignement au Collège de France, 1969, op. cit., p. 4-5.
  • [89]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté Finitude et culpabilité, tome I, op. cit., p. 183.
  • [90]
    P. Ricœur, « Le “lieu” de la dialectique », op. cit., p. 96-97.
  • [91]
    Dans le mouvement dialectique de la psychologie, les moments qui attirent de plus l’attention de Ricœur sont – de façon significative – les moments de l’esprit théorique dans lesquels il cerne la reconnaissance de la nécessaire médiation symbolique et langagière du vouloir et de l’action : à savoir, les paragraphes 456, 458 et 461, qui traite de l’« imagination symbolisante », du « signe langagier » et de la « mémoire » (P. Ricœur, Le concept philosophique de volonté, op. cit., p. 85).
  • [92]
    G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, op.cit., III, par. 413-439.
  • [93]
    P. Ricœur, Le Concept philosophique de volonté, op. cit., p. 84 : « La fonction théorique prend l’initiative de la distance ; or cette coupure est la perception qui permettra au vouloir de se distinguer du désir […]. C’est donc dans un horizon de perceptibilité que l’acte volontaire peut apparaître. Et c’est là que l’esprit, lui-même, apparaît sous le régime de la phénoménologie ».
  • [94]
    Ibid.
  • [95]
    P. Ricœur, « Du discours de la décision au discours de l’action sensée », Archives Ricœur, Classeur 12, f. 31578.
  • [96]
    Ibid., f. 31587.
  • [97]
    Ibid.
  • [98]
    Ibid., f. 31756.
  • [99]
    Voir G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques. III, op. cit., par. 479-480, qui préparent la transition de l’esprit pratique à l’esprit libre.
  • [100]
    P. Ricœur, Le Concept philosophique de volonté, op. cit.
  • [101]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté Finitude et culpabilité, tome I, op. cit., p. 138, p. 143, p. 149.
  • [102]
    G. W. F. Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts oder Naturrecht und Staatswissenschaft im Grundrisse, dans Werke, vol. VII, Frankurt am Main, Suhrkamp, 1986, trad. fr. Principes de la philosophie du droit, par Jean-François Kervégan, Paris, PUF, 1998.
  • [103]
    P. Ricœur, Le Concept philosophique de volonté, op. cit. : « si je ne suis pas capable de me placer au niveau de l’universel lorsque je désire, il n’y a pas de volonté. Kant se bat constamment avec ce problème : voilà pourquoi il doit introduire la notion de Willkür (arbitraire) à côté de celle de Wille (volonté). Hegel a bien vu que la volonté réside en cette relation dialectique de l’universel et du particulier posée au sein de l’agir humain ». Voir également P. Ricœur, « Raison pratique », dans Du texte à l’action, op. cit., p. 252.
  • [104]
    P. Ricœur, Le Concept philosophique de volonté, op. cit.
  • [105]
    P. Ricœur, « Raison Pratique », Du texte à l’action, op. cit., p. 253.
  • [106]
    Paul Ricœur, Temps et récit. 3. Le Temps raconté, Paris, Éd. du Seuil (coll. « Points Essais »), 1991, p. 393-397.
  • [107]
    Hans Georg Gadamer, « Hegel und die antike Dialektik » (1961), dans Gesammelte Werke, Tübingen, J. C. B. Mohr, vol. III, 1987, p. 3-28.
  • [108]
    Hans Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, édition intégrale revue et corrigée par Pierre Frouchon, Jan Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Éd. du Seuil, 1996, p. 486 sqq. On peut apprécier encore mieux la portée de cette divergence, si on considère que Gadamer présente la Phénoménologie de l’Esprit et la Science de la logique comme les « livres vraiment authentiques » de Hegel, en minorant par contre de façon délibérée l’importance réelle à la fois de l’Encyclopédie et des Principes de la philosophie du droit, qu’il définit comme simple manuels « pour l’enseignement de Hegel » (voir Hans Georg Gadamer, « Signification de la Logique de Hegel », dans Herméneutique et Philosophie, préface de Jean Greisch, Paris, Beauchesne (coll. « Le grenier à sel » 1), 1999, p. 55-82 (en particulier, p. 56).
  • [109]
    Alors que dans l’essai « Signification de la Logique de Hegel » Gadamer défend le caractère non artificiel du commencement de la logique – à savoir du mouvement dialectique de la triade Être, néant, devenir – et donc du mouvement intérieur des déterminations de l’« élément logique », dans ses notes manuscrites pour un cours sur la négation professé à Nanterre en 1968 Ricœur soutient exactement la thèse opposée : « comment le mouvement va-t-il entrer dans l’identité du penser et de l’être ? […] Il y a là une difficulté spécifique qui commande la Logique. ([…] le savoir-lui-même n’est-il pas mis hors mouvement, hors vie, hors dépassement par son définition même ? D’où la question : comment la négation vient-elle au Logique quand on s’est affranchi du Gegensatz des Bewusstseins ? […] La question est de savoir si la négativité du Logique n’emprunte pas secrètement à la négation qui on a prétendu dépasser, à savoir la contradiction de la conscience » (P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », dossier 90/8, f. 12615).
  • [110]
    Voir en particulier H. G. Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 489 : « C’est de l’insuffisance du concept moderne de méthode que sont parties nos analyses. Or, cette insuffisance a trouvé sa justification philosophique la plus importante dans le fait que Hegel se réclame expressément du concept grec de méthode. […] La vraie méthode est à ses yeux l’agir de la chose même. […] Depuis les Grecs cela s’appelle la dialectique ». La thèse de la continuité entre la dialectique de Hegel et la dialectique de Platon est défendue pour la première fois par Gadamer – après une attentive reconstruction des différences entre les deux philosophes et des erreurs philologiques qui permettent à Hegel de considérer Platon comme un précurseur de la dialectique spéculative – dans son essai « Hegel und die antike Dialektik », op. cit. Cette étude de Gadamer a donné l’impulsion à un courant de la Hegel-Forschung, dont l’expression plus significative et le recueil Hegel und die antike Dialektik, éd. par Manfred Riedel Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1990 (voir en particulier l’essai de Klaus Düsing, « Formen der Dialektik bei Platon und Hegel », p. 169-191).
  • [111]
    P. Ricœur, « Le “lieu” de la dialectique », op. cit., p. 94.
  • [112]
    G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit I, p. 101. Ricœur se réfère aux passages de Vérité et méthode dans lesquelles Gadamer se confronte avec le concept hégélien d’expérience, afin d’éclaircir la « structure » de la « conscience du travail de l’histoire » (H. G. Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 368-369 et p. 376-379).
  • [113]
    P. Ricœur, « Le “lieu” de la dialectique », op. cit., p. 105.
  • [114]
    Sur la façon dont Gadamer reprend et articule dialectique ancienne et dialectique hégélienne, on renvoie aux analyses contenues dans le livre de Donatella Di Cesare, Gadamer : A Philosophical Portrait, trad. N. Keane, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 2013, p. 125 sqq.
  • [115]
    Sur ce sujet on renvoie à l’essai très éclairant de Francisco J. Gonzalez, « Dialectic and dialogue in the hermeneutics of Paul Ricœur and H. G. Gadamer », Continental Philosophy Review (2006), p. 313-345. 
  • [116]
    P. Ricœur, Le Discours philosophique de l’action. Projet d’enseignement au Collège de France, 1969, op. cit., p. 6.
  • [117]
    Nicolaj Hartmann, Die Philosophie des deutschen Idealismus, II, Hegel, Berlin 1960, p. 496-498. Hartmann n’est pas cité dans l’essai « Le “lieu” de la dialectique », mais est par contre mentionné dans les notes manuscrites de la même époque.
  • [118]
    Paul Ricœur, « Towards a Poetics of the Will » (1973), Archives Ricœur, Classeur 12, f. 31418.
  • [119]
    Voir par exemple P. Ricœur, « Le problème de la volonté et le discours philosophique », dans Anthropologie philosophique, op. cit., p. 123-145.
  • [120]
    P. Ricœur, « Principles of the philosophy of right », Archives Ricœur, Dossier 90.12, f. 12820 : « How, then, could polity be such a sphere of appereance of all meaningful activities, if it did not provide some kind of mediation, of reconciliation, between so many opposite claims ? In other words, is political philosophy possible if it knows only antinomies, […] war ? But is it not still more surely destroyed if it knew only identity, sameness, at the expense of difference, of otherness ? In other words, is political philosophy possible if it does not exhibit, display, the logic of identity and difference ? »

1« Le “lieu” de la dialectique » est le titre d’une conférence de 1973, qui représente une des rares occasions dans lesquelles Ricœur thématise son rapport à la dialectique hégélienne, en abordant – avec une explicite intention d’appropriation – le problème à l’époque très débattu de l’identification du « lieu génétique » et en même temps de la « région privilégiée » de la négation dialectique : comme il le déclare de façon programmatique, il ne faut pas « rejeter toute dialectique en même temps que le savoir absolu » et le système, car ces dialectiques partielles dont le système lui-même est l’issue sont capables de lui « survivre »  [1]. En suivant comme fil conducteur rétrospectif la question soulevée dans cet essai, cet article expose la confrontation de Ricœur avec la dialectique hégélienne – ou mieux avec les dialectiques hégéliennes – depuis ses premières notes manuscrites dans les années cinquante sur « Hegel et la négativité ». L’objectif qu’on vise est triple.

2En premier lieu, il s’agit de reconstruire dans sa genèse l’effort ricœurien de régionalisation de la dialectique hégélienne : on ne saurait réduire les raisons de cet effort à un refus générique des effets de totalisation systématique de l’identification hégélienne entre négation et médiation, sans risquer de perdre de vue la spécificité de la position de Ricœur au sein du mouvement post-phénoménologique et au sein de l’herméneutique.

3Le deuxième objectif réside dans la mise en relève des facteurs exogènes et endogènes qui sous-tendent l’élargissement et le déplacement que le lieu de la dialectique hégélienne subit dans la pensée de Ricœur au cours des années Soixante, en correspondance avec une double inflexion de sa pensée : d’une part, l’inflexion du thème de la volonté à celui de l’action et, d’autre part, l’inflexion de son programme herméneutique ­du symbole au texte. Si ce déplacement de la dialectique hégélienne exprime son insatisfaction à l’égard des « bornes » de la phénoménologie et de la philosophie réflexive, c’est toutefois l’héritage persistant et conjoint de ces deux traditions qui inspire chez Ricœur une reprise de la dialectique hégélienne dans l’herméneutique qui suivit une direction différente – sinon opposée – à celle entreprise par Gadamer.

4Enfin, il s’agit également de contribuer à déterminer la place variable que la dialectique hégélienne occupe à l’égard des multiples « dialectiques » qui nourrissent le style dialectique de la philosophie de Ricœur : à savoir, la « dialectique » du paradoxe de Kierkegaard  [2] et la dialectique des cinq genres du Sophiste – telles que Ricœur les interprète – mais également la dialectique kantienne et la dialectique nabertienne entre acte et signes.

5Dans ce triple but l’article se développe en trois temps. Tout d’abord, on explore les multiples médiations et les différentes exigences théoriques sous-tendant le refus que le jeune Ricœur oppose à la « généralisation » que, dans le sillage de Jean Wahl, il cerne dans la Phénoménologie de l’Esprit. Puis, on examine à la fois le « démembrement » auquel Ricœur soumet la notion hégélienne de négativité et le premier mouvement d’appropriation productrice que ce démembrement rend possible, dans l’essai Négativité et affirmation originaire et dans L’Homme faillible : appropriation productrice dont le noyau réside dans le lien entre la négation et le langage ou, plus généralement, entre la négation et la constitution du sens. Enfin, on considérera la tentative programmatique d’« incorporation » et de réactivation de la dialectique hégélienne – et notamment de la « dialectique de la volonté » déployée dans les Principes da la philosophie du droit et dans l’Encyclopédie – tentative que Ricœur amorce à partir de la fin des années soixante.

I. La « généralisation » du négatif et les philosophies post-hégéliennes de la négation

6La première confrontation de Ricœur avec la dialectique hégélienne remonte aux années cinquante et apparaît fortement médiatisée par la Hegel-Renaissance, qui domine la scène culturelle et philosophique française à partir des années Trente, suite à la publication du livre de Jean Wahl, Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel et aux célèbres leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit professées par Kojève à l’École des Hautes Études  [3].

7C’est dans ce climat culturel que Ricœur murit le « sentiment » que « Hegel représente une coupure », à l’origine d’une vraie et propre « marche triomphale de la négation », au cours de laquelle se serait perdu « son rapport vrai à la puissance d’affirmation qui nous constitue »  [4]. L’exigence de réagir à cette « inflation de négativité » dans la « philosophie contemporaine »  [5] – afin de récupérer son rapport véritable avec l’« acte » d’affirmation originaire, dans le sillage de Jean Nabert – oriente la première exploration ricœurienne de la dialectique de Hegel, qu’il considère à la lumière de ses différents prolongements. Il convient donc tout d’abord de préciser les présupposées et les aboutissements de cette lecture croisée de Hegel et des « philosophies post-hégéliennes de la négation ».

8Le champ que le jeune Ricœur nomme « philosophie post-hégélienne de la négation » est un champ très vaste et hétérogène, dont il cerne les premières expressions dans les pensées de Kierkegaard, Marx et Nietzsche, en concentrant toutefois son attention sur les manifestations qui lui sont plus proches dans l’espace et dans le temps. Au sein de ce champ il ne manque pas de distinguer les philosophies qui « procèdent de Hegel » et celles qui « se déterminent par rapport à lui ou contre lui »  [6]. Sans ignorer les différences et les contrastes – concernant à la fois le lien entre négation et médiation et la signification « anthropologique » ou « ontologique » de la négation dialectique – Ricœur semble néanmoins identifier la racine commune de toutes les « philosophies post-hégéliennes de la négation » dans la « généralisation » ou « universalisation » que la négation subit dans la Phénoménologie de l’esprit.

9L’expression « généralisation » de la négation est une expression de Jean Wahl, dont Ricœur emprunte à la fois le terme et la thèse interprétative qui le sous-tend : à savoir, l’identification du « malheur» de l’auto-conscience comme centre d’irradiation d’où se diffuse la négativité de toutes les figures précédentes et successives de la Phénoménologie de l’Esprit  [7]. C’est précisément dans cette généralisation du « malheur » de l’auto-conscience – au sens élargi que l’expression possède dans l’ouvrage de Wahl – que Ricœur distingue le point de contact secret entre deux positions apparemment très divergentes : l’ontologie phénoménologique de Sartre et le néo-hégélianisme « onto-logique » et anti-humaniste défendu par Hyppolite dans son essai de 1953 Logique et existence  [8].

10Pour Ricœur, Sartre a repris et radicalisé la généralisation hégélienne du malheur de l’auto-conscience, en la détachant de l’ontologie hégélienne du Logos  [9] et en lui imprimant ainsi une direction inverse à celle qu’elle suivit dans la Phénoménologie de l’Esprit hégélienne : à savoir, un mouvement qui – au lieu de procéder en direction de l’esprit comme synthèse de l’universel et du singulier – rebrousse d’une philosophie de l’histoire à une philosophie de la liberté « sans fondement », dans laquelle le négatif n’est pas surmonté  [10]. En valorisant le rôle fondateur de l’auto-développement du Logos qui fait l’objet de la Science de la Logique – par rapport à l’itinéraire de la conscience décrit dans la Phénoménologie de l’Esprit – Hyppolite semble adopter un chemin opposé, qui dans le sillage du dernier Heidegger vise à contraster toute absolutisation de l’homme  [11]. Il s’agit d’un chemin au cours duquel toutes les formes de négation – de la négation empirique et du jugement négatif jusqu’aux conflits historiques – sont reconduites à la « négation spéculative », à travers laquelle le Logos se pose dans la nature et dans l’esprit fini de l’homme, pour se réfléchir en lui-même dans la « plénitude du sens du langage » et de la philosophie, « conscience de soi universelle » et suprême expérience de l’homme. Néanmoins, l’inanité de cet effort de « réduction » de l’humain apparaît déjà, selon Ricœur, dans la subreptice généralisation du malheur de l’auto-conscience humaine qui, à ses yeux, sous-tend la dramatisation à laquelle Hyppolite soumet la logique – dans le sillage de Hegel – « tandis que le logique avorte et universalise » les expériences humaines de lutte et de scission « dans une prétendue dialectique de l’absolu »  [12].

11Contre cette dramatisation du « logique » et contre le « bain de négativité » auquel Sartre a soumis l’intentionnalité husserlienne, Ricœur utilise le même argument : à savoir, la thèse selon laquelle cette généralisation du négatif de l’auto-conscience perd tout fondement, si on n’accepte pas l’ontologie moniste et idéaliste de l’Absolu qui la sous-tend et que Ricœur stigmatise – toujours dans le sillage de Wahl – comme une « théologie sécularisée »  [13], issue de la transposition philosophique de la théologie trinitaire et de la Passion du Christ.

12L’emprunt de la terminologie et des arguments critiques de Wahl ne doit pas toutefois conduire à perdre de vue l’originalité de Ricœur. Sa réfutation de la généralisation hégélienne de la négativité repose sur des exigences théoriques qui lui sont propres et aboutit à une position qui – sur le statut de la négation et de la médiation – diverge de façon significative de celle de Wahl. À celui-ci, Ricœur reproche explicitement une conception non-dialectique de l’être et du sentiment, aussi bien qu’une « subtilité dissolvante », loin non seulement de la « subtilité constructive » de Hegel mais également de la dialectique des cinq genres de Platon  [14] : à savoir, cette dialectique qui représente à ses yeux le paradigme d’une dialectique sobre et dont Wahl même se réclame dans son compte rendu critique à Hyppolite, tout en lui donnant une interprétation différente par rapport à celle de Ricœur. Il s’agit donc d’identifier les exigences théoriques originelles qui nourrissent la méfiance de Ricœur vis-à-vis de la conception hégélienne de la négation, en tentant de cerner leur poids respectif et le lien qui les unit.

13Parmi ces exigences, un rôle majeure doit être attribué à la volonté de sauvegarder – contre l’identification hégélienne entre négation et médiation et contre l’intégration conséquente du « tragique » dans le logique – la spécificité de ces formes du « négatif » qui demeurent « rebelle à toute inclusion dans quelque Logos »  [15] : à savoir, le possible « non-sens de l’histoire » et le négatif du mal, que Ricœur voit également méconnus dans l’hégélianisme historiciste et humaniste de Kojève et dans le neo-hégélianisme ontologique de Hyppolite.

14D’une part – et cela ressort de ses notes sur les célèbres analyses kojèviennes sur la dialectique « maître-esclave »  [16] – Ricœur attribue à Kojève une « vision nécessitariste et progressiste du mal » qui, dans la « ligne de toutes les interprétations de la chute comme dur chemin du progrès », enrôle le mal dans la « philosophie de la négativité comme négation (formatrice) de la négation (angoisse) »  [17]. Cette vision du mal historique est pour Ricœur étroitement entremêlée à l’assomption de la lutte comme clé et trait constitutif des relations intersubjectives : c’est dans cette assomption qu’il dénonce – en prenant ses distances à la fois par rapport à Kojève et par rapport à Sartre – un des « méfaits » principaux des philosophies post-hégéliennes de la négation, dans lesquelles « le problème de l’altérité » est écrasé sous celui de la négation « par simplification dialectique ». Comme il le formule dans ses notes manuscrites, on « brouille tout en disant : toute conscience poursuit la mort de l’autre ; car un individu n’est pas le négatif de l’autre » et l’« altérité » est « originale » par rapport à l’opposition  [18]. C’est sur la base de ces prémisses qu’au cours de ces années Ricœur oppose aux prolongements de la doctrine hégélienne de l’intersubjectivité une conception d’inspiration kantienne, fondée sur l’identification du sentiment du respect – en tant que limite éthico-pratique – à la fois comme modalité primaire de la manifestation d’un autre sujet et comme critère « trans-historique » qui permet d’évaluer « ce que l’histoire produit dans la douleur »  [19].

15D’autre part, pour Ricœur la réduction de l’« humain » poursuivie par Hyppolite dans son essai de renouvellement de la Science de la logique tout en échappant de façon délibérée au risque d’un « usage suspect » de l’histoire – est néanmoins marquée par une tendance à la « réduction » et à l’« évacuation » du non-sens : son apologie de l’« immanence complète » de la logique spéculative –où l’être se poserait comme sens, sans avoir rien en dehors de soi – alimente dans la philosophie une prétention à comprendre « même le non-sens » et l’anti-Logos. Prétention qui est démentie par les impasses dans les apparitions du Logos et surtout par la présence et le surgissement dans le monde du mal, du « néant qui ne médiatise rien » et qui est donc « l’impensable »  [20].

16La méditation sur le mal et sur la faute, inspirée par Nabert, rentre donc sans doute parmi les motifs cardinaux qui nourrissent l’exigence de « démembrer la trop séduisante négativité hégélienne », que Ricœur dénomme à plusieurs reprises « le maître Jacques de la philosophie hégélienne »  [21], en citant Kierkegaard, tel que déjà cité par Jean Wahl  [22]. Néanmoins, elle ne structure pas et elle ne peut pas structurer l’ouvrage de décomposition auquel Ricœur soumet l’ «universalisation» hégélienne de la négation, faute de compromettre l’autre instance fondamentale qui – comme on l’a relevé dès le début – alimente la résistance de Ricœur face aux « philosophies post-hégéliennes de la négation » : à savoir, l’effort de récupérer le primat de l’être au cœur de l’homme, en mettant en lumière le « rapport vrai » entre la négativité humaine et l’acte d’affirmation originaire qui nous constitue  [23].

17Le démembrement de la négativité hégélienne apparait donc plutôt structuré par un autre élément, qui est également une source majeure des réticences du jeune Ricœur à l’égard de la dialectique de Hegel : à savoir, sa fidélité à la méthode de la description phénoménologique, pour laquelle il n’y a que des « négativités disparates »  [24]. Pour Ricœur la méthode de la description phénoménologique – en tant qu’art rigoureux des distinctions – est en effet incompatible avec la tendance moniste qui est au cœur de la « généralisation » hégélienne du négatif et de ses prolongements dans la philosophie contemporaine : à savoir, la tendance à reconduire tous les aspects du négatif à une seule négativité, qu’il s’agisse du « rien » de la liberté humaine ou de l’auto-contradiction de l’absolu. Cette tendance ne peut qu’engendrer une « phénoménologie faussement descriptive »  [25] qui, au lieu d’assumer comme guide le corrélât de la conscience, s’appuie sur l’implicite projection rétrospective du malheur de l’auto-conscience sur l’expérience des choses. C’est cette fausse description phénoménologique que – bien que dans contextes différents – Ricœur reproche à la fois à Hegel, à Hyppolite et à Sartre  [26].

18Sur la base de ces prémisses – dans son effort de médiatiser héritage husserlien, philosophie réflexive et philosophie existentielle – pendant les années cinquante, Ricœur reconnaît la nécessité d’attribuer à la négation un espace majeur par rapport à celui qu’elle a dans la philosophie de Husserl, mais essaie d’atteindre ce but sans trahir l’art rigoureux de « distinguer et d’épeler les intentionnalités entrelacées », qu’il a appris à l’école de la phénoménologie husserlienne. C’est cette fidélité à l’héritage husserlien – tel qu’il l’entend – qui conduit Ricœur à insister à plusieurs occasions sur la multiplicité des sources de la négation  [27], en le poussant même à concevoir un projet de « phénoménologie de la négation », dont il définit (dans ces quelques notes manuscrites) la tâche en fonction expressément anti-hégélienne :

19

Procéder après Hegel à épochè de la logique de la négation : refaire patiemment le bilan des expériences du négatif. Après seulement se demander si reprise possible […].
Or une conquête descriptive pose question troublante : 1) caractère hétérogène de nos expériences de la négation ; il faut d’abord verser dans l’excès contraire à l’hégélianisme : mettre en flux, restituer à son chaos apparent problème de la négation.  [28]

20Comme il ressort de l’usage de l’adverbe temporel « tout d’abord » et du renvoi à une « reprise possible », la description phénoménologique des multiples expériences de négations n’est pas pour Ricœur une fin en elle-même. Elle représente plutôt la condition indispensable et préalable pour fonder la possibilité d’une intégration de la « pression du négatif » au sein d’une philosophie de l’être comme acte – contre le « privilège » accordé à la négation et à l’opposition par plusieurs philosophies post-hégéliennes – en évitant en même temps le risque que cette reprise de la négation dans l’affirmation originaire prenne les traits de la « médiation absolue » hégélienne : à savoir, les traits d’une allure nécessaire, ayant son ressort dans l’auto-contradiction de l’Absolu et aboutissant à une médiation « sans reste » dont la philosophie serait l’expression et dans laquelle serait évacué non seulement le négatif du mal et du non-sens, mais aussi tout écart entre être et pensée et entre infini et fini.

21Ce que l’on vient de dire permet de cerner le dernier élément qui ne peut pas être éludé, si on veut comprendre les raisons qui nourrissent la résistance de Ricœur par rapport à la généralisation hégélienne du négatif : à savoir, la volonté de sauvegarder une tension entre phénoménologie et ontologie, en évitant ce mouvement d’auto-suppression de la phénoménologie dans l’ontologie dont il cerne le point de départ dans la phénoménologie de l’esprit hégélienne et l’achèvement dans la pensée du dernier Heidegger. Le modèle auquel Ricœur se rattache est plutôt la philosophie kantienne, qu’il interprète de façon originale comme une phénoménologie implicite en tension avec une ontologie impossible  [29]. C’est dans le but de préserver cette tension qu’il rejette à la fois l’inversement dialectique auquel la notion kantienne de « chose en soi » est soumise dans le premier chapitre de la Phénoménologie de l’Esprit et le prétendu dépassement du limite de la chose en soi réalisé par la logique spéculative, dans laquelle les catégories deviennent les catégories mêmes de l’Absolu. Contre la réduction de la dialectique du phénomène uniquement au jeu de la conscience de soi – « sans reste ontologique » – Ricœur défend cette « limite inférieure » de tout discours et de toute pensée, qu’il voit par contre reconnue par Kant  [30]. Contre la doctrine hégélienne et hyppolitienne d’une immanence complète de l’être au Logos, il défend la « limite supérieure » du discours  [31], que Kant a le « mérite inestimable » d’avoir confirmé, dans le sillage d’Anaximandre, du Parménide de Platon  [32] et de Plotin : à savoir, la chose en soi en tant que « pensée de l’inconditionné » qui, en dépit ou mieux en vertu de son indétermination, fonctionne comme limite active et positive « de toute pensée par objet, [...] animée par la prétention de la sensibilité »  [33].

II. La médiation hégélienne et l’homme comme être intermédiaire

22Bien que le projet d’une « phénoménologie de la négation » n’ait jamais été réalisé par Ricœur, on retrouve le double mouvement que l’on vient de mentionner – à savoir, la récupération des multiples modalités phénoménales de la négation et leur récollection unitaire en relation à l’acte de l’affirmation originaire – dans les deux essais qui concluent la deuxième édition du recueil Histoire et vérité « Vraie et fausse angoisse » et « Négativité et affirmation originaire ».

23Dans « Vraie et fausse angoisse » Ricœur trace une « dialectique de l’angoisse » d’inspiration kierkegaardienne qui – après avoir mis en évidence les multiples dissociations entre le « tragique » et le « logique », jusqu’au sommet de la possibilité d’un Dieu méchant et du « non-sens de l’être » – se conclut avec le renvoi au pouvoir de récollection de l’acte d’espérance : acte dont la racine remonte à l’affirmation originaire qui, en contraste avec la « Aufhebung rassurante » de la philosophie hégélienne, est présentée comme un acte qui ne « surmonte pas, mais affronte »  [34]. C’est toutefois surtout sur « Négativité et affirmation originaire » que cela vaut la peine de s’attarder, et cela parce que dans cet écrit la décomposition de la notion hégélienne de négativité est conjointe à un premier mouvement d’appropriation créatrice : appropriation qui joue un certain rôle – jusqu’à présent négligé – dans la philosophie de l’homme comme intermédiaire développée dans L’Homme faillible.

24Il convient tout d’abord de se concentrer sur la décomposition de la notion de négativité énoncée dans le paragraphe central du texte, dans lequel Ricœur formule sa « thèse », qui consiste en la distinction de trois formes de négation. Selon l’ordre d’énonciation – qui est inverse par rapport à celui de la manifestation phénoménale – la première est « la dénégation ou négation de transcendance », qui réside dans le dépassement de la finitude par la pensée et par le vouloir. Avant celle-ci se trouve « la négation primaire qui est la négation de finitude », comprenant toutes ces tonalités affectives et vécues – comme le regret, l’angoisse, etc. – qui sont, de façon vague et obscure, entremêlées à l’expérience de notre contingence et finitude. Enfin, encore en amont, se trouve « un langage de la négation », à savoir les structures négatives du langage et du discours, dont Ricœur lie la naissance à l’«opération de distinguer » et de « mettre en relation », qu’il conçoit comme indissociable de la perception : c’est en ce sens qu’il définit cette forme de négation comme « négation constituante d’objectivité »  [35].

25Hegel représente la cible polémique explicite de ce démembrement de la négation, qui de façon significative se conclut sur une critique de la transition du premier au deuxième moment de la Phénoménologie de l’Esprit à savoir de la conscience à l’auto-conscience – « par la vertu de la même négativité » [36] : à savoir, la généralisation ou la projection anticipante du malheur de l’auto-conscience sur l’expérience des choses et la conséquente « dramatisation de la théorie de la conscience et de la connaissance » [37]. À la lumière des analyses développées dans le paragraphe précédent on peut également reconnaitre la cible polémique implicite de ces passages : la « dramatisation » de l’intentionnalité de la conscience et la dramatisation du logique que Ricœur reproche respectivement à Sartre  [38] et à Hyppolite. C’est dans le but d’éviter ce « pathos » de la négation, dont il cerne le point de départ dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, que Ricœur s’efforce ici d’établir une « ferme discrimination de l’objectif et de l’existentiel »  [39].

26Précisément dans ce but – comme on vient de le voir – Ricœur présente tout d’abord la constitution de l’objectivité et le « langage de la négation » qui s’y entremêle comme le présupposée de la négation existentielle ou de finitude : « il serait vain de vouloir tout tirer de l’existentiel » – il écrit – « si l’objectif n’était pas déjà constitué »  [40].

27En outre, en reliant cette négation « constituante d’objectivité » à l’« acte de distinguer » entrelacé avec la perception, Ricœur défend la thèse de la « naissance du négatif dans le distinct » et dans l’altérité. Il se pose ainsi dans le sillage de la dialectique platonicienne de cinq genres qui, en tant que dialectique fondée sur la réduction de la négation à l’altérité, lui apparaît comme une sorte d’antidote contre l’ « ébriété » de la dialectique hégélienne, centrée sur la réduction inverse de l’altérité à la négation ou mieux à l’opposition et à la contradiction. Ricœur se réfère ici clairement, bien que de façon imprécise, à la thèse hégélienne de la nécessité du passage de la diversité à l’opposition et à la contradiction, dont il a connaissance par le biais d’Hyppolite. Comme il ressort de ses notes de lectures sur Logique et existence, l’enjeu qui sous-tend sa prise de position est un enjeu double : ce que Ricœur rejette c’est en même temps le statut privilégié de l’opposition-contradiction et la « réalisation » hégélienne de la dialectique des cinq genres  [41], suite à laquelle la négation apparait non pas comme condition de la prédication, mais plutôt comme le moteur du mouvement même de l’expérience, dans lequel le sujet et l’objet sont plongés et co-imbriqués. Dans ses notes Ricœur est en effet prêt à accorder le caractère abstrait de la diversité indifférente – qui au sens hégélien a lieu lorsque chaque terme est considéré seulement dans son égalité à soi-même — et le fait que toute chose est telle qu’elle est seulement grâce à « la différence de son autre » et à sa « distinction de tout le reste »  [42] : il s’agit d’ailleurs d’une idée que Ricœur retrouve déjà dans le grand genre platonicien de l’«autre », tel qu’il l’interprète  [43]. Néanmoins, il juge que cette assomption ne « nous rapproche pas de l’opposition », mais au contraire « nous en éloigne », car « la diversité n’est remarquée comme relation que par une activité subjective de comparaison». Cette activité subjective de comparaison – que Hegel, Hyppolite et les phénoménologies existentialistes stigmatisent comme une « réflexion extérieure à la chose » – est par contre défendue par Ricœur comme « l’invincible donné phénoménologique »  [44]. Ce qui en même temps soustrait tout primat à l’opposition : l’activité de comparaison est en effet une activité de distinction et d’établissement des rapports, dont l’opposition et la contradiction ne sont qu’une des possibles formes, qui de toute façon n’a rien de tragique  [45].

28Enfin – reprenant librement une suggestion bergsonnienne – Ricœur achève son effort de discrimination entre l’objectif et l’existentiel, en insistant sur le rôle essentiel de la « médiation d’un affect», afin que la négation puisse assumer la « forme de l’inquiétude » et la connotation polémique et dramatique d’une déchirure intérieure  [46].

29Dans Négativité et affirmation originaire cette dé-dramatisation du logique – obtenue à travers la distinction entre négation existentielle et négation constituante d’objectivité – est jointe à un mouvement de dé-logicisation de la « négation de transcendance » correspondant à l’acte de la réflexion, qui pour Ricœur constitue la « principale et fondamentale négation ». S’il est vrai que c’est la reconnaissance de la « négation de transcendance » en tant que « négation de négation » – à savoir, en tant que « négation au second degré » par rapport à la « négation de finitude » – qui permet d’exhiber sa nature affirmative, cet usage de la terminologie hégélienne ne doit pas conduire à négliger le cadre complètement différent dans lequel Ricœur déplace la notion de double négation, en soustrayant à son issue toute trace de nécessité : c’est-à-dire le chemin d’une réflexion « récupératrice d’affirmation » exercée par le sujet fini sur son propre acte de réflexion ; chemin qui a comme modèle explicite le « redoublement réflexif » identifié par Jean Nabert comme « impératif suprême » et comme « origine de la régénération de la conscience »  [47]. Dans ce contexte, la réflexion comme « négation de la négation » ouvre la « possibilité de retrouver une affirmation dans la dénégation », mais rien n’autorise à identifier cette possibilité à une nécessité, comme Ricœur lui-même tient à le relever  [48].

30Considérons maintenant le mouvement d’appropriation productrice de la dialectique hégélienne, amorcé dans « Négativité et affirmation originaire ». Il faut constater qu’il concerne un segment très circonscrit et limité du mouvement dialectique de la Phénoménologie de l’Esprit : à savoir, la dialectique de la certitude sensible, que Ricœur détache non seulement du mouvement qui conduit de l’auto-conscience au savoir absolu et à la logique, mais également du mouvement qui amène à l’inversement dialectique de la conscience à l’auto-conscience. Malgré son caractère limité, ce mouvement d’appropriation apparaît digne d’attention et mérite d’être analysé soigneusement.

31En premier lieu, il faut relever que la valorisation et l’usage de la dialectique hégélienne de la certitude sensible ­– qui reçoit sa première expression dans « Négativité et affirmation originaire » – représente, au moins en partie, l’issue d’une relecture auto-critique. Dans ses premières notes de lecture sur cette figure – elles remontent au début des années cinquante – Ricœur la rejette en effet comme un « sophisme », en reprochant à Hegel de n’être « jamais dans le pré-réflexif » et de laisser intervenir « trop tôt le dire du sensible »  [49]. L’exigence qui inspire ces remarques coïncide avec celle qui sous-tend la discussion critique de l’interprétation hyppolitienne de la dialectique de la certitude sensible, que Ricœur aborde dans son compte rendu de Logique et existence : à savoir, l’instance de sauvegarder la « limite inférieure » de tout discours ou, en d’autres termes, l’enracinement de tout langage dans le sol anti-prédicatif de l’expérience vécue. Sans abandonner cette exigence – qui représente un aspect constant de sa pensée –, Ricœur réhabilite toutefois dans les années suivantes les premières analyses de la Phénoménologie de l’Esprit. Cette réhabilitation repose sur plusieurs raisons.

32Tout d’abord, il y cerne une expression paradigmatique de l’impossibilité, pour la philosophie, de remonter à un immédiat pur et simple : c’est-à-dire, à une expérience pré-langagière qui serait accessible directement. À l’objection sur le caractère sophistique de la dialectique de la certitude sensible qu’il a lui-même soulevée dans ses notes précédentes, il réplique maintenant en observant qu’une « phénoménologie non parlée est impossible », car « il y a un terme à la régression » : ce terme ne réside pas dans le « silence » mais plutôt dans « la parole la plus simple », à savoir « il est ». Comme le terme « régression » le suggère, Ricœur lit en parallèle Hegel et Husserl : selon une lecture qu’il propose à plusieurs reprises, même la Lebenswelt husserlienne – tout en correspondant au sol originaire et pré-langagier duquel émerge tout discours – « n’est pas un immédiat pur et simple », car elle « ne peut être visée » que « par une opération qui s’exerce à la fois sur le langage et dans le langage », à savoir la méthode du questionnement à rebours  [50]. Cette lecture croisée de Hegel et de Husserl est d’ailleurs explicitée par Ricœur lui-même dans Négativité et affirmation originaire et dans L’Homme faillible, où précisément il rapproche la première des Recherches Logiques  [51] de la dialectique hégélienne de la certitude sensible. Dans les deux analyses il cerne – ou mieux il projette – trois thèses communes, qui renvoient à sa propre position.

33

  1. La première thèse est l’idée d’une disproportion originaire entre la finitude de la perspective – d’une part – et l’infinitude de l’intention du signifier, qui accompagne et transcende toute perception, selon un lien dont Ricœur défend le caractère constitutif, en s’écartant des « philosophies de la finitude ».
  2. Le deuxième point commun réside dans l’identification de la transcendance de la signification et de la vérité à la parole et au nom  [52] : selon Ricœur, « chez Hegel comme chez Husserl c’est le langage qui introduit » la dialectique entre la certitude présente et située et l’intention de vérité, dans la mesure où le nom – en signifiant l’unité de validité du sens et la « constance d’un centre d’apparition de la chose » – « transcende toutes les apparitions », bien que celles-ci gardent le rôle fondamentale de vérifier la signification dite  [53].
  3. Enfin, Ricœur associe Hegel et Husserl pour l’« indice de négativité » que les deux philosophes attachent à la transcendance de la signification et du nom  [54]. En ce qui concerne Husserl, Ricœur se réfère précisément au rôle central que joue dans la première des Recherches logiques la « signification absurde, sans remplissement possible »  [55]. Néanmoins, Ricœur considère que Husserl « n’a pas tiré les conséquences de ses analyses pour une philosophie de la négation »  [56]. C’est plutôt de la dialectique hégélienne de la certitude sensible qu’il tire la « grande idée », qui réside dans l’identification entre langage, médiation et négation  [57]. La découverte de la médiation comme trait essentiel du savoir et du langage, jointe à la reconnaissance du lien constitutif entre médiation et négation, ont à ses yeux permis à Hegel de cerner dans la négation non pas une simple possibilité du langage – qui serait « seconde par rapport à l’affirmer » – mais plutôt la « situation du langage » : « le langage dans son ensemble » – écrit Ricœur en commentant Hegel, mais avec une évidente intention d’appropriation – « est néant », car « l’immédiat est l’ineffable » et « le dire est le nier »  [58].

34Ce qu’on vient de dire permet de mieux comprendre le rôle que la confrontation avec Hegel joue pour Ricœur dans l’élargissement de sa propre anthropologie philosophique dès le deuxième tome de sa Philosophie de la volonté  [59]. Il s’agit d’un rôle qui est généralement méconnu, bien que Ricœur lui-même ne manque pas de le signaler dans le premier chapitre de L’Homme faillible : il présente en effet sa caractérisation ontologique de l’homme comme être intermédiaire – au sens d’être qui opère des médiations – dans le sillage de Kant et Husserl mais également de Hegel, en se référant expressément à la dialectique hégélienne entre certitude et vérité  [60]. C’est sur cette dialectique – selon l’interprétation qu’on vient d’illustrer – qu’il s’appuie dans la première partie de son anthropologie de la faillibilité, afin d’illustrer la « disproportion originaire » entre notre finitude et infinitude, telle qu’elle se manifeste dans l’ordre théorique.

35Les torsions auxquelles Ricœur soumet ici la dialectique de la certitude sensible – afin de l’incorporer dans sa propre anthropologie de la faillibilité – apparaissent toujours inspirées par la volonté d’éviter les conséquences de la « généralisation » hégélienne du négatif qu’il juge inacceptables, comme l’abolition de tout écart entre phénoménologie et ontologie et la dramatisation de la théorie de la conscience et de la connaissance.

36La première torsion réside dans la greffe de la dialectique du nom et du verbe – identifié comme le vrai pôle d’infinitude – sur la dialectique entre vécu et nom ou, en termes hégéliens, entre certitude et vérité. On ne peut pas ici examiner dans le détail les raisons et les articulations de cette greffe, dont l’enjeu peut être identifié dans la jonction entre intention de liberté – telle qu’elle s’exprime dans la « liberté de jugement » – et intention de vérité ; cependant dans la perspective qui nous intéresse, il faut au moins relever qu’elle réfléchit la profonde distance de Ricœur vis-à-vis de la critique hégélienne de la forme du jugement, dont l’issue est notamment la théorie de la proposition et de la Darstellung spéculatives  [61].

37En deuxième lieu, ce n’est pas de façon fortuite que Ricœur conçoit l’issue de la dialectique entre perspective finie et signification infinie, en se rattachant librement à la doctrine kantienne de l’imagination transcendantale : imagination qu’il conçoit comme simple terme médiateur entre sensibilité et raison, en s’écartant ainsi de l’interprétation – proposée par Hegel bien avant que par Heidegger – de l’imagination comme racine commune de la sensibilité, de la raison et de l’entendement. Bien que Heidegger représente la cible polémique principale de Ricœur dans ces passages, sa reprise de la théorie kantienne de l’imagination transcendantale exprime également une prise de distance par rapport à l’idéalisme absolu hégélien  [62].

38Enfin, s’il est vrai que Ricœur soumet l’objectivité kantienne à un « tournant historique » – dans lequel on peut cerner l’influence hégélienne  [63] – il faut néanmoins remarquer que cette historisation de la synthèse objectale est jointe à un effort de dé-dramatiser le dynamisme de l’apparition des choses, effort qui prolonge la distinction entre les différentes formes de négation énoncée dans l’essai Négativité et affirmation originaire  [64]. Certes, dans L’Homme faillible Ricœur comprend sous une unique catégorie – la catégorie de « limitation humaine », au sens de médiation entre le pôle d’infinitude et le pôle de finitude – à la fois l’activité de l’imagination transcendantale et la médiation affective que, dans le sillage de Platon, il dénomme thumos, en se référant à cette sphère de la vie affective qui est intermédiaire entre les affections vitales et les affections spirituelles. Néanmoins, Ricœur insiste plutôt sur le contraste que sur l’affinité entre la médiation dans l’ordre théorique et celle dans l’ordre affectif, en utilisant de façon paradoxale – contre la projection anticipante du malheur de l’auto-conscience dans l’expérience des choses – la distinction hégélienne entre « conscience » et « auto-conscience ». En tant que « synthèse intentionnelle », argumente-t-il, l’activité synthétique au niveau théorique « n’est nullement un vécu, une expérience susceptible d’être dramatisée » ; c’est seulement avec le sentiment – dont la fonction d’intériorisation est inverse de celle de l’objectivation du connaître – que « la dualité qui fait notre humanité » est intériorisée et se « dramatise » ainsi « en conflit »  [65].

39Au vu de ces torsions on peut être amené à douter de l’importance réelle de l’héritage hégélien dans la conception ricœurienne de l’homme comme intermédiaire. Ce doute se renforce, si on lit de façon superficielle la conclusion de L’Homme faillible, dans laquelle Ricœur insiste sur le caractère indépassable de la non-coïncidence du soi avec soi-même que le sentiment rend manifeste à l’homme, au même moment où il révèle son appartenance à l’être. Dans cette thèse on peut en effet reconnaître le clair écho de la thèse de Jean Wahl concernant le caractère indépassable de la conscience malheureuse ; thèse dont Ricœur semble simplement proposer une nouvelle version qui – en affirmant le statut ontologiquement dérivé du malheur de la conscience – viserait à éviter la généralisation et absolutisation de cette figure, qu’il reproche à Sartre.

40C’est seulement si on considère quelle est la « grande idée » que Ricœur cerne dans la dialectique hégélienne de la certitude sensible – à savoir, l’idée du lien essentiel entre langage, négation et médiation – qu’on peut saisir le rôle véritable et structurant que l’héritage hégélien joue dans la philosophie de l’homme comme intermédiaire de L’Homme faillible : philosophie dans laquelle la thèse du caractère indépassable de notre déchirure intérieure – ou du malheur de l’auto-conscience -est jointe à la reconnaissance de l’opposition et de la médiation dialectiques comme conditions indispensables, afin de permettre à la « fragilité affective » de l’homme de dépasser le niveau d’une « pathétique de la misère » – dont Kierkegaard a, pour Ricœur, offert l’expression la plus achevée – et d’accéder ainsi à la « vérité du discours »  [66].
C’est en prolongeant la même orientation de pensée que dans l’essai Philosopher après Kierkegaard – qui peut être lu comme une prise de distance à l’égard de Wahl – Ricœur présente de façon explicite et presque programmatique l’opposition entre la « dialectique hégélienne » et la « dialectique kierkegaardienne » du paradoxe comme une « figure » qui est elle même « dialectique » et qui demande à être dépassée, au sens de la Aufhebung hégélienne, dans « une nouvelle structure du discours philosophique » : à savoir, un discours philosophique centré sur la reconnaissance que « une dialectique brisée » comme celle de Kierkegaard n’est « pas pensable sans une philosophie de la médiation », de même que « une philosophie de la médiation » ne peut pas être « conclusive »  [67].

III. Les dialectiques de la volonté et l’action sensée

41En récapitulant les résultats des analyses développées jusqu’à présent, on peut déjà soulever le point suivant : le premier mouvement d’appropriation de la dialectique hégélienne – que Ricœur achève à la fin des années cinquante – trouve son noyau dans une réflexion sur le langage et précisément sur la « transgression de finitude » et sur la distanciation que tout signe linguistique représente par rapport au vécu, dont il est pourtant indissociable. C’est dans cette perspective que Ricœur incorpore au sein de sa propre anthropologie de la disproportion la « dialectique de la certitude sensible », qu’il soumet à un procès de transcendantalisation, en rapprochant Hegel de Husserl et de Kant. Et c’est pour cette raison que dans L’Homme faillible Ricœur se réclame de Hegel de façon explicite seulement dans le deuxième chapitre, consacré à l’analyse de la disproportion au niveau théorique. Par contre, lorsqu’il s’agit d’illustrer la disproportion au niveau pratique du vouloir et au niveau affectif, la référence à Hegel est presque absente : ce qui ne surprend pas, car au centre de l’intérêt de Ricœur se trouve la question des conditions de possibilité de la faute et du mal, à savoir de ces formes de négativité dont la spécificité est à ses yeux menacée par l’identification hégélienne entre négation et médiation.

42Au cours des années soixante on assiste par contre à un graduel déplacement du lieu de l’appropriation ricœurienne de la dialectique de Hegel, en direction de la sphère « pratique » et en direction de la philosophie hégélienne de l’« Esprit ». La première expression de ce déplacement, qui est également la plus connue, se trouve dans l’écrit De l’Interprétation. Essai sur Freud, où Ricœur – sans abandonner ses réticences relevant de l’exigence de sauvegarder la limite inférieure  [68] et la limite supérieur du discours  [69] – assume comme « guide » à la fois l’« allure » et le « contenu » de la « dialectique téléologique » de l’esprit, déployée par Hegel dans la Phénoménologie : à savoir, la production du Soi de l’auto-conscience par un mouvement de synthèse progressive, au sein duquel chaque figure reçoit son sens de la figure successive. Précisément, dans le but programmatique de développer à son tour cette dialectique entre la téléologie hégélienne de l’esprit et l’archéologie freudienne du sujet – dans laquelle il cerne à la fois le « cœur » d’une philosophie du sujet et la clé indispensable pour recomposer le conflit entre les herméneutiques réductrices et les herméneutiques restauratrices  [70] – Ricœur déplace son attention de la dialectique entre certitude et vérité  [71] à la « phénoménologie » hégélienne « du désir ». Phénoménologie dont il relève à la fois la « téléologie explicite »  [72] – qui place l’auto-conscience dans le mouvement plus vaste de l’histoire de l’esprit, qui « se fait » en nous – et l’« archéologie implicite », qui enracine le mouvement de l’auto-conscience et de l’esprit dans la position du désir et de la vie, reconnue comme « substance sans cesse niée, mais sans cesse retenue et réaffirmée »  [73].

43Ce déplacement, amorcé dans l’essai sur Freud, se poursuit dans les années suivantes, en correspondance avec l’intérêt croissant que Ricœur montre pour la «philosophie pratique », au sens de « champ de l’action sensée », selon la définition qu’il en offre dans le projet d’enseignement sur « Le discours de l’action » rédigé en 1969, à l’occasion de sa candidature au Collège de France. Champs dont le « fil conducteur » ne réside pas dans le mouvement ascendant de la réflexion – en direction de l’acte originaire qui nous constitue –, mais plutôt dans le mouvement d’objectivation de la liberté « au cœur de l’œuvre », selon les mots de Nabert : ou mieux dans le mouvement d’« actualisation de la liberté », selon la célèbre expression hégélienne que Ricœur lui-même utilise dans ce contexte  [74]. C’est en relation avec cette inflexion de sa pensée qu’on peut situer un nouveau moment de sa confrontation appropriative avec la dialectique de Hegel, qui s’appuie non plus sur la Phénoménologie de l’Esprit, mais plutôt sur la philosophie hégélienne de l’esprit dans sa version mature, c’est-à-dire telle qu’elle est exposée dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques et dans les Principes de la philosophie du droit.

44Plusieurs éléments suggèrent que c’est seulement dans la deuxième moitié des années soixante que Ricœur entreprend une étude approfondie de ces deux ouvrages de Hegel, auxquels avant cette époque – de façon non fortuite – il se réfère rarement et de manière quelque peu imprécise, révélant une connaissance qui apparaît de second main  [75]. Cette hypothèse est corroborée par les documents d’archives  [76] et, surtout, par le précieux témoignage de Bernard Quelquejeu : dans le courant de l’année 1965, il s’adresse à Ricœur qui l’oriente vers une thèse sur le concept de volonté dans l’Encyclopédie et dans la philosophie du droit hégéliennes  [77], auxquels Ricœur se proposait lui-même de consacrer – au cours des années suivantes – une étude approfondie et systématique ; étude qu’il n’avait pas encore accomplie  [78]. C’est avec et grâce à Quelquejeu  [79] que Ricœur se plonge dans la philosophie hégélienne de l’esprit subjectif et objectif  [80] et y découvre la « dialectique propre » de la volonté.

45Dans sa recherche Quelquejeu part de l’assomption selon laquelle « l’idée de volonté » – en tant que « concept synthétique et concret de l’esprit subjectif, effectué dans l’esprit objectif » – est une sous-structure du système douée d’une autonomie relative et d’une intelligibilité partielle  [81] : à savoir, une partie dont la signification n’est pas suspendue à la signification dernière du système, mais est plutôt « achevée et complète dans son ordre » – qui est celui de la « catégorie indépassable de l’action » – « lorsqu’on comprend l’homme comme celui en qui la nature devient histoire ». Cette assomption – qui chez Quelquejeu sert à justifier la légitimité de l’étude séparée d’une partie du système – devient chez Ricœur le point de départ d’un projet programmatique de réactivation et d’incorporation de la dialectique hégélienne, en tant que seul discours adéquat au « champ de la pratique ». Comme on lit dans le projet d’enseignement sur « Le discours de l’action »

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[… ] je voudrais mettre à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle la théorie de la pratique requiert la sorte de discours dialectique que Hegel déploie dans les Principes de la Philosophie du Droit [...]. Mon projet, qui n’est pas historique mais systématique, rencontre donc l’énorme question de savoir ce qui peut aujourd’hui être réactivé́ de cette sorte de philosophie. Le problème serait sans solution si la reprise du discours hégélien, sinon dans ses articulations principales du moins dans son modèle d’intelligibilité́, requérait que l’on adopte le système hégélien dans sa totalité́. C’est une question de savoir si la dialectique y a partout le même sens et fait vraiment système ; je croirais volontiers que la volonté́, en tant que telle, développe une dialectique propre, qui est une dialectique de dialectiques partielles.  [82]

47Les dialectiques partielles auxquelles Ricœur se réfère dans ces passages sont au nombre de trois : la dialectique entre désir et raison, la dialectique entre « théorique » et « pratique » et celle entre volonté subjective et volonté objective ou – en d’autres termes – entre la sphère psychologique et la sphère politique. Ces trois dialectiques correspondent exactement aux trois aspects que, dans son cours de 1967 sur « Le Concept philosophique de volonté », Ricœur indique – dès la leçon introductive – comme les « signes manifestes » de la puissance récapitulative et de l’excellence de la philosophie hégélienne de l’Esprit à l’égard des autres grandes philosophies de la volonté de la tradition. À travers une lecture croisée de ce cours et du projet d’enseignement de 1969 – aussi bien que des autres textes de la même époque, dans lesquels Ricœur propose cette identification entre la dialectique hégélienne et le « discours de l’action sensé »  [83] – il est donc possible d’obtenir une vue assez claire des raisons théoriques et des schèmes interprétatifs qui sous-tendent la valorisation de ces trois dialectiques et la tentative de les réactiver.

III.1. La dialectique désir-raison

48En premier lieu, Ricœur attribue à Hegel le mérite d’avoir conçu cette unité dialectique entre désir et raison, qu’Aristote avait à ses yeux pressentie  [84] sans toutefois pouvoir la penser, du fait de sa fidélité à la logique de l’identité. Précisément, Ricœur identifie le facteur qui aurait permis à Hegel de concevoir l’unité dialectique entre le pôle de l’appétit et le pôle rationnel au sein de la volonté dans le fait d’avoir situé et saisi celle-ci à la « suture » entre le monde de la nature et le monde de l’esprit. Cette thèse s’appuie sur une analyse de la physique organique et de l’anthropologie hégélienne – placées respectivement à la fin de la philosophie de la nature et au début de la philosophie de l’esprit  [85] – qui apparait très influencée par Quelquejeu. C’est dans le sillage de Quelquejeu que Ricœur insiste sur les préfigurations des structures de la volonté – comme le besoin et la tendance – que la raison dialectique cerne dans l’organisme animale et sur la façon dont l’esprit s’anticipe dans le contenu préconscient traité dans l’anthropologie hégélienne, qui notamment a comme point de départ l’âme encore plongée dans le monde naturel, dont elle reconstruit la graduelle désimplication.

49Après avoir valorisé – comme il l’avait fait dans l’essai sur Freud – la « méthode synthétique progressive » de la téléologie de l’esprit hégélien, Ricœur découvre donc, à la suite de Quelquejeu, une autre allure de la dialectique hégélienne, c’est-à-dire la « méthode anticipative » « par extension régressive » utilisée par Hegel dans l’anthropologie. Cette méthode – à laquelle Ricœur confère un statut épistémologique équivalent à celui que, dans la troisième Critique, Kant attribue à la considération téléologique de la nature selon le jugement réflexif – lui semble présenter un avantage « remarquable » en vue de son projet d’une philosophie de l’action : à savoir, l’avantage de permettre de conserver la pulsion et l’énergie du psychisme pré-conscient dans la position même du vouloir comme activité délibérative  [86].

50C’est dans cette perspective que se comprend le contraste polémique qu’ établit Ricœur dans le cours sur la volonté, de manière auto-critique, entre l’explication anthropologique hégélienne et le « style réflexif » du cogito, dès Descartes à Husserl  [87] : seule une volonté-nature – qui soit graduellement émergée de celle-ci – possède en elle-même l’élan pour agir au sein du monde naturel ; en revanche, si l’on commence par séparer la conscience de la nature – comme il advient avec la « réduction phénoménologique » mais également avec la description eidétique des structures de la volonté – il devient impossible d’aller au-delà de la « zone éclairée de l’action humaine » et d’« intégrer la pulsion au champs pratique », selon une des exigences qui à cette époque conduisent Ricœur à abandonner le terme volonté à la faveur du « concept plus ample » d’action  [88].

51L’idée d’un intermédiaire entre raison et désir n’est pas une idée que Ricœur thématise pour la première fois : comme il ne manque pas de le souligner, il s’agit de la même thématique qu’il avait abordée dans le deuxième tome de la Philosophie de la volonté en développant librement la notion platonicienne de thumos. Néanmoins, cette continuité thématique ne fait que mieux révéler la nouvelle orientation de la pensée ricœurienne. Dans le but d’éclaircir le « sol préalable de la faute », dans L’Homme faillible Ricœur présente le thumos comme ce terme intermédiaire qui – au lieu de donner naissance à une synthèse intentionnelle – intériorise la disproportion originaire et indépassable entre la finitude et l’infinitude qui constituent l’homme : il s’agit de cette « médiation » qui se « réfléchit en elle même dans une requête affective indéfinie où s’atteste la fragilité de l’être humain »  [89]. À l’aide de Hegel, Ricœur considère la même thématique plus dans la perspective de la capabilité que dans celle de la faillibilité, en concevant la tension entre désir et raison comme une « opposition productrice », qui se transforme en conflit non médiatisable seulement suite à une dégénération pathologique, que la pratique psychanalytique a la tâche de résoudre  [90].

III. 2 La dialectique théorique-pratique 

52La valorisation de la façon dont Hegel a conçu le rapport dialectique entre fonction théorique et pratique s’appuie sur une analyse qui ne se borne pas à considérer la dialectique entre esprit théorique et esprit pratique – déployée dans la « psychologie » hégélienne  [91] – mais insiste également sur la position centrale, bien que restreinte, que la « phénoménologie » occupe au sein du mouvement dialectique qui conduit de l’âme naturelle à l’esprit libre  [92]. C’est sur la base de cette considération intégrale du mouvement de l’esprit subjectif que Ricœur attribue à Hegel le mérite d’avoir remplacé l’ancienne problématique de l’«action mutuelle » entre entendement et volonté par une vision globale du procès dialectique et à spirale de « genèse mutuelle » du « théorique » et du « pratique » : ce qui lui aurait permis de reconnaître la « coupure de la perception » aussi bien que le « jugement » – qui sont issus de la fonction théorique  [93] – comme la condition de possibilité et le « moment critique » de tout vouloir, sans toutefois tomber dans le risque du dualisme.

53Ricœur s’appuie sur Hegel pour contraster une cible polémique constante de sa pensée : à savoir, cette « psychologie des facultés » qu’il reproche surtout à Descartes et dont il cerne de résidus encore dans la distinction kantienne entre raison théorique et raison pratique. Ce qui apparaît comme nouveau et donc comme le plus digne d’attention est le questionnement auto-critique, qui sous-tend sa réflexion sur la place – centrale mais en même temps très circonscrite – de la « phénoménologie » au sein de l’Encyclopédie. Lorsque dans le cours de Montréal Ricœur remarque – en commentant Hegel – qu’« il n’y a de phénoménologie que de la perception ou, plus exactement, que la phénoménologie naît avec la perception »  [94], il met implicitement en discussion le propos qui avait inspiré le premier tome de sa philosophie de la volonté : le projet d’offrir une description eidétique directe des structures intentionnelles du vouloir, sans passer par le détour d’une phénoménologie de la perception. Le « recul » que la phénoménologie subit dans la philosophie de l’esprit de Encyclopédie conduit en effet Ricœur à douter de la « réelle autonomie » d’une phénoménologie de la volonté par rapport à une phénoménologie de la perception et à se demander « si la phénoménologie du volontaire et de l’involontaire ne souffre pas d’une faiblesse congénitale », qu’il appelle « brutalement le plagiat de la phénoménologie de la perception »  [95]. Cette « faiblesse congénitale » et ce « plagiat » coïncident avec la notion même d’intentionnalité, qui maintenant apparaît à Ricœur comme inadaptée à la « véritable problématique de la volonté », c’est-à-dire la problématique de la « raison produisant une réalité selon la liberté » : en tant qu’œuvre humaine, la réalité «n’est plus l’autre d’une conscience» et son « intelligence [...] n’est plus phénoménologique »  [96]. Comme on peut le lire dans ses notes manuscrites

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La volonté n’est pas seulement intention, laquelle est une modalité d’intentionnalité […] – mais faire. La phénoménologie du volontaire et de l’involontaire ne l’ignore pas : mais ne le conçoit que dans le rapport du vouloir au mouvoir […]. Par contre une volonté […] accède au problème de la réalisation dans un cadre singulièrement plus vaste que celui du corps propre ; son théâtre est le monde, la culture : c’est dans des œuvres, et pas seulement dans des mouvements, dans de gestes, qu’elle veut s’inscrire. C’est l’histoire des hommes qu’elle veut infléchir.  [97]

III. 3. L’unité dialectique de volonté subjective et volonté objective 

55 La mise en discussion auto-critique de l’extension et de l’autonomie de la « phénoménologie » de la volonté apparaît donc étroitement entremêlée à la dernière « dialectique partielle » que Ricœur cerne dans la philosophie de l’Esprit hégélienne : à savoir, la conjonction dialectique entre déterminations psychologiques et déterminations politiques de la volonté, à travers laquelle, pour Ricœur, Hegel – dans le sillage de Aristote – restaure l’unité du champs volontaire, brisée à partir des Stoïciens. À travers l’appropriation transformatrice de ce fragment de la dialectique hégélienne de la volonté, Ricœur vise à dépasser la triple limite qui en ce moment lui semble marquer non seulement le premier tome de sa philosophie de la volonté, mais toute phénoménologie de la volonté.

56La première limite réside dans l’incapacité – qu’il attribue à la description phénoménologique – de rendre compte de la « différence de l’arbitraire et de la norme », qu’il définit comme une différence « non phénoménologique », en ce sens que la description du libre choix convient aussi bien à l’action insensée qu’à l’action sensée  [98] : la conjonction dialectique entre esprit subjectif et objectif conçue par Hegel permet par contre de thématiser cette différence entre l’arbitre et la volonté conforme à la loi, sans l’hypostasier dans une « ruineuse alternative », comme c’est le cas – selon Ricœur – dans la philosophie de Kant, fondée sur une « méthode réflexive » et « essentiellement disjonctive ». Les autres limites d’une phénoménologie de la volonté résident dans sa « dimension solipsiste » et dans sa dimension exclusivement « psychologique » : comme Ricœur l’affirme de façon auto-critique en se référant au premier tome de sa Philosophie de la volonté, la description eidétique reste « cantonnée dans les bornes d’une psychologie phénoménologique appliquée au “vécu” de la volition », sans aborder les « structures techniques, économiques, politiques » dans lesquelles l’action humaine se réalise et à l’égard desquelles « la volonté représente seulement le segment intentionnel, accessible à l’introspection ».

57C’est en opposition avec ces « bornes » de la description phénoménologique que Ricœur valorise la façon dont Hegel a conçu la transition de l’esprit subjectif à l’esprit objectif, en décrivant le procédé dialectique qui conduit le premier à sortir de la pure relation à soi-même, pour s’investir dans les choses et entrer en relation avec les autres volontés, en donnant ainsi impulsion à un mouvement de progressive universalisation, rationalisation et objectivation institutionnelle de la volonté. Dans la corrélation ainsi envisagée par Hegel entre l’avancement dans l’achèvement du Soi et celui des objectivations institutionnelles de la volonté, Ricœur voit à cette époque la voie à développer – sans la répéter – afin d’échapper à l’alternative entre le renoncement au sujet propre du structuralisme et l’absence de considération des structures propres de la phénoménologie, aussi bien que de l’existentialisme.

58Comme on le sait, le thème du lien constitutif entre expansion de la liberté dans le monde et compréhension du soi est un enseignement que Ricœur trouve d’abord chez Nabert avant que chez Hegel. Il n’est donc pas surprenant que son interprétation du passage de l’esprit subjectif à l’esprit objectif soit une interprétation qui apparaît plus fidèle à Nabert qu’à Hegel. Ce n’est pas de manière fortuite que Ricœur cerne comme noyau de la transition de l’esprit subjectif à l’esprit objectif la réflexion hégélienne sur le bonheur  [99], déployée dans les paragraphes 479-489 de l’Encyclopédie. Cette réflexion lui apparaît comme un prolongement à la fois de l’Eros platonicien et de la réflexion aristotélicienne sur l’aspiration à la « vie bonne » : ces références révèlent comment Ricœur projette sur Hegel cette conception nabertienne du bonheur comme « exigence » inépuisable « de totalisation »  [100] – surgissant au sein d’une « dialectique intérieure au plaisir lui-même » – que, dans l’Homme Faillible, il identifie comme le pôle d’infinitude de nôtre vie affective  [101]. Par rapport à l’inspiration nabertienne du deuxième tome de la Philosophie de la volonté, l’appropriation de la dialectique hégélienne entre esprit subjectif et esprit objectif – telle que Ricœur l’interprète – ne représente donc pas du tout une coupure, mais plutôt une inflexion et une intégration, qui permet de lui conférer cette dimension institutionnelle qu’il ne trouve pas suffisamment déployée dans les Éléments d’une éthique.

III. 4 Universel-particulier

59Le point de convergence entre les trois « dialectiques partielles » que l’on vient d’analyser réside pour Ricœur dans une dialectique plus englobante, c’est-à-dire la dialectique entre universel et particulier :

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Articuler la nature et l’Esprit, le théorique et le pratique, le psychologique et le politique, ce sont trois performances qui donnent un signe observable de la puissance de compréhension récapitulatrice de la philosophie hégélienne de l’Esprit. Mais je mettrai plus haut encore un 4e signe : dans le concept de volonté Hegel a pensé le rapport de l’universel et du particulier. […]. Aussi la problématique la plus haute qui parait capable de récapituler toutes les autres c’est celle de l’universel et du particulier.

61Ricœur se réfère ici à la structure dialectique de la volonté, telle que Hegel la déploie dans les paragraphes 5-7 de l’Introduction aux Principes de la philosophie du droit  [102], où il expose les trois moments universel, particulier et singulier du concept non encore déployé de volonté : l’universalité de la volonté qui se sait universelle et infinie, en raison de sa capacité de transcender tout contenu ; la « particularité voulue » de la volonté qui se pose et s’investit dans une œuvre ; enfin, le moment de la singularité, qui correspond au moment dans lequel la volonté reprend, à travers la réflexion, le sens de son mouvement vers la particularité et reconquiert ainsi son universalité.

62L’enjeu de cette problématique ne réside pas seulement dans l’exigence d’éviter le risque d’une « moralité abstraite » comme celle de Kant, telle que Ricœur l’interprète  [103]. Il s’agit plutôt aussi de l’enjeu herméneutique de la « découverte du sens » dans la particularité, ou mieux dans la singularité de l’œuvre humaine : si « on considère ces trois moments de la volonté » – remarque-t-il dans le cours de Montréal – « on voit en quel sens l’universalité apparait : en ce sens que dans la particularité, nous découvrons la signification »  [104] ; « par sa constitution dialectique » la singularité de l’œuvre humaine – telle que Hegel la conçoit – « conjoint le sens et l’individualité » et c’est dans cette conjonction que Ricœur cerne « un de plus indéniable acquis » de la pensée hégélienne  [105]. C’est d’ailleurs l’« idée hégélienne » de la singularité comme unité dialectique de l’universalité et de la particularité que dans le cours de Montréal Ricœur assume, dès la leçon introductive, comme hypothèse de travail afin de sauvegarder – en dépit de la « discontinuité » des problèmes, qu’il évoque de façon énergique – la continuité de la tradition philosophique. Cette continuité, il la défend contre Foucault, en anticipant la position exprimée dans son « herméneutique de la conscience historique », à la fin de Temps et récit III  [106].

63Le renvoi à Hegel dans ce contexte d’argumentation révèle de façon claire le rôle fondamental que joue la médiation de Gadamer dans la tentative d’« incorporation » de la dialectique hégélienne que Ricœur entreprend dès la fin des années Soixante. La reconnaissance de cette médiation ne doit pas toutefois conduire à négliger la spécificité de son projet de reprise de la dialectique dans l’herméneutique  [107], selon la formule célèbre de Gadamer, qui peut être appliquée également à Ricœur, mais à condition de relever le sens et l’orientation différente de cette reprise chez les deux philosophes.

64Le premier signe remarquable de cette orientation divergente réside dans le fait même que la tentative ricœurienne d’incorporation de la dialectique hégélienne soit axée sur la « dialectique de la volonté » – telle qu’elle est énoncée et développée dans les Principes de la philosophie du droit et dans l’Encyclopédie – et non pas sur la « dialectique des déterminations de pensée » ou sur la « dialectique des figures » de la conscience et du savoir déployées respectivement dans la Science de la Logique et dans la Phénoménologie de l’Esprit, comme c’est le cas, en revanche, dans Vérité et méthode de Gadamer  [108] : Ricœur travaille sur l’« hypothèse » que « la volonté est le dialectique par excellence » ; ce n’est pas dans le mouvement du Concept, mais plutôt dans la structure de la volonté – et notamment dans l’œuvre en tant que particularisation voulue et réfléchie – qu’il cerne un modèle d’universalité concrète.

65Cette divergence – dont on peut cerner également les traces dans la manière différente dont Gadamer et Ricœur interprètent la question controverse du début de la Science de la Logique  [109]reçoit une expression significative dans la conférence de 1973 « Le ‘lieu’ de la dialectique ». Ce n’est pas par hasard que Ricœur ouvre cette intervention avec le refus d’identifier dans la « logique » la « région privilégiée où quelque chose est susceptible d’être dialectique ». L’argument sur lequel Ricœur appuie ce refus – c’est-à-dire l’impossibilité de séparer la dialectique comme méthode de l’auto-mouvement du contenu – peut sonner comme un argument fallacieux : Ricœur – qui dès son compte rendu à Logique et existence critique sans cesse l’identification hégélienne entre les catégories de notre pensée et les déterminations de l’être – sait bien que dans la Science de la logique l’auto-mouvement des catégories n’a pas une signification purement formelle. Le sens de cet argument devient plus clair, si on décèle sa véritable cible, qui peut être identifiée dans la prétention gadamerienne d’ériger la dialectique hégélienne – interprétée comme prolongement de la dialectique ancienne et en particulier de l’art socratique et platonicien du « dialogue » – en un modèle de « vraie méthode », en contraste avec la « méthode » objectivante des sciences modernes, critiquée par Hegel sous le titre de « réflexion extérieure »  [110] : c’est cette prétention que Ricœur vise lorsqu’il récuse ici l’existence d’« une logique dialectique susceptible d’être ajoutée à la logique formelle »  [111]. Cette tentative d’incorporation et de prolongement de la dialectique hégélienne dans une direction anti-méthodologique ne peut que apparaître stérile à Ricœur, qui dés la fin des années Soixante est engagé dans un double effort : d’une part, l’effort de dépasser la dichotomie entre « expliquer » et « comprendre » ; d’autre part, l’exploration de l’articulation et de la hiérarchie entre la philosophie analytique de l’action – centrée sur l’analyse des énoncés – et la philosophie pratique de la tradition continentale, selon une direction qui trouvera son expression la plus connue, bien que non définitive, dans l’architecture de Soi-même comme un autre.

66C’est sur la base de ces prémisses qu’il faut lire également la prise de distance explicite de Ricœur à l’égard de l’affaiblissement, « sinon », de la « dissolution du concept de dialectique », provoqué à ses yeux par son élargissement, tel que Gadamer l’achève, en se rattachant – à l’instar de Heidegger – au concept de Erfahrung thématisé dans l’Introduction à la Phénoménologie de l’Esprit  [112] : selon Ricœur

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si cette direction de recherche est saine, il faut bien avouer que le concept de dialectique commence à s’affaiblir et à se diluer. L’expérience en effet n’est plus telle expérience, mais l’expérience dans son ensemble ; à la limite, elle s’identifie à l’essence historique de l’homme, considérée elle-même comme la limite opposée aux prétentions de la raison organisatrice. Ce que le mot dialectique retient encore de précis et d’articulé, c’est peut-être finalement la notion même de dialogue qui est, après tout, l’une des racines aussi bien historique que sémantique du mot. […] Le sens faible du mot est en même temps le sens primitif.  [113]

68Précisément, dans les passages de Vérité et méthode auxquels Ricœur se réfère ici, Gadamer s’appuie en réalité sur les anciens – et en particulier sur la formule d’Eschyle pathei mathos – afin d’indiquer comme vrai achèvement de le négativité dialectique de l’expérience non pas « la clôture » du savoir absolu hégélien, mais plutôt « l’idée d’une expérience accomplie, où nous prenons intégralement conscience de notre finitude » et de notre historicité : c’est cette idée qui sous-tend la caractérisation de l’expérience herméneutique en terme de « dialogue » – reposant sur la « structure logique » continuellement ouverte du jeu de la question-réponse – que Gadamer défend en se réclamant du modèle offert par les dialogues platoniciens et de la primauté que Platon attribue à l’oral sur l’écrit  [114]. Comme c’est bien connu, pour Ricœur cette érection du dialogue au statut de modèle paradigmatique de l’expérience herméneutique illustre ce qu’il considère comme le défaut fondamental de l’herméneutique philosophique de Gadamer : à savoir, la surestimation du rapport d’« appartenance » primordiale au procès ontologique de la Darstellung de la vérité – sous les formes décrites dans les trois parties de Vérité et méthode – et la conséquente méconnaissance du rôle non seulement aliénant, mais également positif et indispensable joué par la distanciation ; méconnaissance à laquelle Ricœur lie l’incapacité gadamerienne à la fois à joindre la dimension ontologique et la dimension épistémologique du comprendre et à intégrer le moment de la critique à sa pensée herméneutique  [115]. L’exigence de réhabiliter et sauvegarder le rôle de la distanciation – à savoir, la même exigence qui à cette époque conduit Ricœur à centrer son programme herméneutique sur la notion de texte, également assumé comme « modèle de l’action » – peut être en même temps cernée comme l’exigence qui oriente sa reprise de la dialectique hégélienne dans l’herméneutique dans une direction très différente sinon opposée par rapport à celle suivie par Gadamer : à savoir, non pas selon un mouvement qui parcourt « à rebours le chemin de la Phénoménologie de l’Esprit – afin de montrer « en toute subjectivité la substantialité qui la détermine », correspondant à son historicité – mais plutôt selon le mouvement de l’objectivation de la volonté et selon les trois dialectiques partielles qui préparent et rendent possible cette objectivation et sa reprise réflexive. C’est dans ce mouvement que Ricœur peut en effet cerner chez Hegel la dialectique entre appartenance et distanciation qu’il vise à défendre : c’est la « critique de Schleiermacher et Dilthey » qui rabat Gadamer « du côté de Hegel » – remarque Ricœur dans ses notes manuscrites – en se demandant « Quoi de Hegel ? ». Son effort de s’écarter de l’herméneutique de Gadamer ne s’appuie pas seulement sur la reprise explicite de l’héritage de Schleiermacher et Dilthey, mais également sur un Hegel qui est autre par rapport à celui dont se réclame Gadamer.

69Certes, en dépit de ces différences il demeure que – non moins que Gadamer – Ricœur joint sa tentative d’incorporation de la dialectique hégélienne à une constante réfutation des effets de totalisation systématique impliqués par la médiation dialectique. Néanmoins, c’est aussi sur ce point qu’en réalité on peut et on doit cerner une différence entre les deux philosophes. Gadamer sauvegarde l’ouverture de l’expérience et notamment de l’expérience herméneutique à travers le jeu infini de la demande et de la réponse, qui exprime le mouvement intimement aporétique à travers lequel l’instinct logique du langage tend à s’objectiver dans les déterminations catégoriales, pour soumettre toutefois continuellement ces objectivations à l’avènement de la parole et d’une nouvelle question. Par contre, c’est seulement à travers la délimitation du « lieu de la dialectique » au champ des objectivations de la volonté que Ricœur juge possible d’échapper au risque d’un système clôt. Comme il l’affirme dans son projet d’enseignement sur le discours de l’action, « si le volontaire est le dialectique, et si le dialectique est le volontaire », on est alors « au centre de constitution et de prolifération d’une philosophie dialectique que rien ne contraindrait à clore dans un savoir absolu » : et cela car le « volontaire » est indissociable à la fois de l’espérance – au sens kantien, auquel Ricœur se rattache – et du désir d’inspiration nabertienne, dans sa dimension constitutivement excédante à l’égard de toute forme de discours et de langage :

70

les structures de l’action sensée exigent, outre la possibilité de récapituler le sens déjà échu dans un système provisoire, l’exigence d’ouvrir, voire de briser, le système par la flèche intentionnelle du désir. La structure de l’action sensée exige à la fois, pour avoir sens – pour faire sens -, ouverture et fermeture : fermeture par le savoir et ouverture par l’espérance.  [116]

Conclusions

71En conclusion, il convient de mettre en relief les points de continuité et de discontinuité dans le parcours que l’on vient d’illustrer.

72Dans le sillage de Jean Wahl, le jeune Ricœur situe le « lieu génétique » de la dialectique hégélienne dans l’expérience intérieure et vécue de scission religieuse – entre fini et infini – qui fait l’objet des Écrits théologiques de jeunesse. C’est la « généralisation » à laquelle cette expérience est soumise par Hegel et par les « philosophies post-hégéliennes de la négation », qui fait l’objet de la réfutation de Ricœur et qui inspire un travail de démembrement au cours duquel il découvre chez Hegel une « négation non tragique » et une « grande idée » : à savoir, l’idée du lien constitutif entre négation, médiation et langage ; en d’autres termes, l’idée du rôle constitutif de la négation dialectique dans la constitution du sens et dans tout procès de symbolisation. L’incorporation de cette idée dans l’anthropologie philosophique de l’Homme faillible – qui prend la forme de l’incorporation de la dialectique de la certitude sensible au sein de la dialectique plus englobante entre sentiment et réflexion, d’inspiration nabertienne – apparaît intimement liée à un tournant important de la pensée de Ricœur : le déplacement de son attention du « Tout autre » ou de la « transcendance pure » – qui faisait l’objet du projet d’une Poétique de la volonté, annoncée dans le premier tome de sa Philosophie de la volonté – à la « transcendance immanente » du sens et des symboles, en tant qu’unique forme de transcendance qu’on peut penser philosophiquement et dont on peut parler, bien qu’elle n’épuise pas l’expérience humaine. 

73Sans abandonner cet acquis, dans la seconde moitié des année soixante Ricœur amorce un deuxième mouvement d’appropriation productrice de la dialectique hégélienne, qui reprend et développe librement la thèse de Nicolaj Hartmann  [117] : à savoir, la thèse selon laquelle le lieu génétique – qui pour Ricœur est également la région privilégiée de la dialectique – ne réside pas dans l’expérience intérieure de scission religieuse, mais plutôt dans la sphère de l’esprit objectif ou de la praxis, au sens d’objectivation de la liberté humaine dans les institutions et dans les œuvres. Ce deuxième mouvement d’appropriation advient au cours du « trajet » à travers lequel Ricœur s’efforce d’élever sa philosophie de la volonté à cette « philosophie de l’œuvre humaine », qu’il indique comme le point de croisement entre ses recherches sur l’action et ses recherches sur le langage  [118].

74En dépit de ce déplacement et de ces étapes, on peut cerner plusieurs éléments de continuité.

75En premier lieu, même dans les écrits où il présente le « discours dialectique » inspiré par Hegel comme le seul discours « adéquat à la problématique de l’action » sensée  [119], Ricœur ne l’assume jamais comme un discours unique et englobant : il s’efforce plutôt d’établir une hiérarchie ordonnée et réglée entre les différentes formes de discours de l’action, explorant des solutions provisoires qui préparent celle proposée dans Soi-même comme un autre. Le fait que dans cette hiérarchie le discours « dialectique » soit toujours précédé par le discours phénoménologique (enchevêtré à l’analyse conceptuelle) et suivi par un niveau supérieur – celui d’une ontologie indirecte et inachevée, où Ricœur ne suit pas le chemin de la médiation dialectique – révèle le souci constant d’éviter les risques impliqués par l’universalisation hégélienne du négatif, dénoncés dans les écrits des années cinquante.

76En deuxième lieu, en démembrant la notion hégélienne de négativité et en délimitant de façon rigoureuse le domaine de l’expérience humaine susceptible d’être défini comme un domaine dialectique, Ricœur semble nourrir des réserves persistantes vis-à-vis de cette conception dialectique de l’expérience déployée dans la Phénoménologie de l’Esprit – et en particulier dans l’Introduction – qui sous l’impulsion de Heidegger représente en revanche, une puissante source d’inspiration à la fois pour la phénoménologie existentialiste française et pour l’herméneutique de Gadamer.

77Si on jette un regard prospectif, on est obligé de reconnaître que le trajet que l’on vient de décrire n’est pas un trajet achevé et est plutôt destiné à connaître – dans les années suivantes – plusieurs glissements, qui montrent comment Hegel n’est, chez Ricœur, qu’un point de départ, non moins que Aristote. Pour se borner à un seul aspect, à partir de la deuxième moitié des années soixante-dix, Ricœur parvient par exemple à remettre en question cette transition de l’esprit subjectif à l’esprit objectif, qui dans le cours de Montréal et dans les écrits de la même période est identifié comme un des signes de l’excellence de la dialectique hégélienne de la volonté à l’égard de la phénoménologie : cette mise en discussion – qui apparaît jointe à une réhabilitation de la Phénoménologie de l’Esprit par rapport à la philosophie de l’esprit de l’Encyclopédie – aboutit notamment à l’affirmation de la supériorité de la théorie husserlienne de l’intersubjectivité à l’égard de la doctrine hégélienne de l’esprit objectif.

78Néanmoins, au-delà de ce glissement et des doutes croissants que Ricœur murit sur la philosophie politique hégélienne, l’identification du domaine de l’action sensée comme domaine intelligible seulement à travers un discours dialectique – ou mieux l’idée que « l’actualisation de la liberté […] n’est pensable que dans un discours qui surmonte l’antinomie par la médiation » – apparaît comme un acquis que Ricœur n’abandonnera plus à partir du Cours de Montréal. De façon significative, dans les notes manuscrites d’un cours sur les Principes de Philosophie du droit professé à Chicago en 1986, lorsqu’il s’agit d’expliquer la signification de la thèse hégélienne de l’identité et de la non identité à ses étudiants nord-américains – formés à l’école d’un Russel ou d’un Quine et donc enclins à considérer une telle affirmation comme un simple non-sens – Ricœur s’appuie encore sur la notion d’« action sensée » et sur la définition du politique comme espace de manifestation des actions sensées, offerte par H. Arendt. Partant du présupposé que les actions sensées sont ces actions dans lesquelles sont en même temps « produites et surmontées » de multiples oppositions – comme l’opposition entre autonomie morale et unité expressive, ou entre individu et société – il poursuit en remarquant :

79

Comment la politique pourrait être l’espace de manifestation de toutes les actions sensées si elle n’offrait pas quelque sorte de médiation […] entre ces prétentions opposées ? En d’autres termes, est-ce que la philosophie politique serait possible, si elle ne connaissait qu’antinomies, […] guerres ? Mais ne serait-elle encore plus détruite si elle ne connaissait qu’identité, mêmeté, aux dépens de la différence, de l’altérité ? En d’autres termes, est-ce que la philosophie politique est possible si elle n’exhibe pas la logique de l’identité et de la différence ?  [120]


Mots-clés éditeurs : langage, action, affirmation originaire, négation, médiation, herméneutique, expérience, phénoménologie, Dialectique, conscience malheureuse

Date de mise en ligne : 31/05/2016

https://doi.org/10.3917/rspt.994.0599

Notes

  • [*]
    Cet essai est le fruit d’une recherche soutenue par la Commission européenne dans le cadre d’une Marie Curie IEF.
  • [1]
    Paul Ricœur, « Le lieu de la dialectique », dans Dialectics. Dialectiques, édité par Charles Perelman, The Hague, Nijhoff, 1975, p. 92-108.
  • [2]
    Voir par exemple Pierre Bühler, « Ricœur et Kierkegaard », Revue de Théologie et de Philosophie 138/4 (2006), p. 319-327.
  • [3]
    L’histoire de l’hégélianisme français dans cette période a fait l’objet de nombreuses études, parmi lesquelles on signale en particulier l’ouvrage récent d’A. Bellantone, Hegel en France. De Vera à Hyppolite, Hermann, Paris, 2011, vol. II, p. 142-177.
  • [4]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté 2. Finitude et culpabilité, tome I, L’Homme faillible, Paris, Éd. du Seuil (coll. « Points Essais »), 2009, p. 189.
  • [5]
    P. Ricœur, « La négation », Archives Ricœur, Dossier 96.03, « Négation. IIe Partie », f. 8850.
  • [6]
    P. Ricœur, « Hegel et la “négativité” », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12586.
  • [7]
    Voir par exemple P. Ricœur, « Hegel et la négativité », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12589-12590.
  • [8]
    Jean Hyppolite, Logique et existence. Essai sur la logique de Hegel, Paris, PUF, 1953.
  • [9]
    Ricœur ne manque pas de mentionner l’âpre critique à laquelle Sartre soumet la première triade de la Science de la Logique dans le première chapitre de L’être et le néant, bien qu’il ne s’engage pas dans une discussion spéculative de son contenu (P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », Histoire et vérité, op. cit., p. 394).
  • [10]
    P. Ricœur, « Vraie et fausse angoisse », Histoire et vérité, op. cit., p. 369. Voir aussi le début de la conférence inédite « The origin of negation and the human experience » : « Hegel has given a new start to this search (sc : on the origin of negation) by his famous analysis of the “unhappy consciousness” in the Phenomenology of Spirit […] : all the existential approaches of the problem finally rely on this hegelian analysis ; the ultimate step of this posthegelian philosophy has been reached by Sartre who identifies negation and human existence as such » (Archives Ricœur, Boîte 17, Dossier 96.03 « Négation. IIe Partie », f. 8809).
  • [11]
    Sur la place de Logique et existence dans l’itinéraire intellectuel de Hyppolite et sur l’influence exercée par ce texte sur la pensée de Foucault et sur les autres auteurs de sa génération, on peut consulter les essais recueillis dans le volume Jean Hyppolite, entre structure et existence, sous la direction de Giuseppe Bianco, Paris, Éditions de la rue d’Ulm (coll. « Figures normaliennes »), 2013.
  • [12]
    Voir P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.08, f. 12699. Ce présupposé de l’interprétation ricœurienne de Logique et existence n’est pas explicité dans son compte rendu critique – publié dans la revue « Esprit » en 1955 – mais est exprimé à plusieurs reprises dans ses notes de lectures.
  • [13]
    Voir P. Ricœur, « Retour à Hegel (Jean Hyppolite) », Lectures 2, op. cit., p. 181 ; « Négativité et affirmation originaire », Histoire et vérité, op. cit., p. 391.
  • [14]
    P. Ricœur, « Le Traité de Métaphysique de Jean Wahl (1957) », Lectures 2, op. cit., p. 82 et p. 84-85. La divergence latente entre Ricœur et Wahl ressort déjà si on considère avec attention leurs comptes rendus de l’ouvrage d’Hyppolite, nonobstant les plusieurs points de contacts qu’ils présentent. Contre l’idéalisme moniste de Hegel et contre Hyppolite, Wahl défend le droits de l’empirisme et la supériorité du « discours poétique », en plaidant pour une « philosophie antithétique de celle de Hegel » qui, dans le sillage de Jacobi, aie comme point de départ et comme point d’arrivée un « contact immédiat avec l’être » « au-dessus du langage » et donc correspondant à l’ineffable, à un « silence premier » (voir Jean Wahl, « Une interprétation de la Logique de Hegel », Critique (1953), p. 1050-1071, en particulier p. 1069-1071). En revanche, l’ineffable que Ricœur défend – contre la prétention d’une coïncidence parfaite entre être et langage dans la philosophie – n’est pas le « sentiment », mais la « limite inférieure» du sens et du discours, à la racine de l’approximation de tous nos discours aussi bien que de la pluralité des langages.
  • [15]
    P. Ricœur, Histoire et vérité, op. cit., Préface à la première édition (1955), p. 21.
  • [16]
    Alexander Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit, professées de 1933 à 1939 à l’École des Hautes-Études réunies et publiées par Raymond Queneau, Gallimard, IVe édition, Paris, 1947, p. 22-34 (il s’agit de la copie conservée au Fonds Ricœur, dont les pages citées sont soulignées et annotées par Ricœur).
  • [17]
    P. Ricœur, « Phénoménologie de l’esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Boîte 24, Dossier 90.08, f.12665. C’est à cette vision que – dans plusieurs essais recueillis dans Histoire et vérité Ricœur oppose la lucide conscience de l’ambiguïté du procès de civilisation et une « timide espérance » indissociable de l’«angoisse du non-sens » (P. Ricœur, « Vraie et fausse angoisse », Histoire et vérité, op. cit., p. 366 et p. 376-377 ; mais sur l’ambiguïté de l’histoire et sur l’espérance, voir aussi « Le christianisme et le sens de l’histoire », ibid., p. 93-112).
  • [18]
    P. Ricœur, « Tâches d’une phénoménologie de la négation », Archives Ricœur, Dossier 96.03, « Négation. IIe Partie », f. 8856.
  • [19]
    P. Ricœur, « Sympathie et respect », dans À l’école de la Phénoménologie, Paris, J. Vrin, 1986, p. 281.
  • [20]
    P. Ricœur, « Retour à Hegel (Jean Hyppolite) », Lectures 2, op. cit., p. 185.
  • [21]
    P. Ricœur, « Vrai et fausse angoisse », Histoire et vérité, op. cit., p. 371. Ricœur cite et reprend cette formule de Kierkegaard à plusieurs occasions, à la fois dans ses notes manuscrites de cette période (voir par exemple « Hegel et la négativité », Dossier 90.06, f. 12590 et f. 12593) et dans ses écrits postérieurs (voir en particulier P. Ricœur, « Hegel et Husserl sur l’intersubjectivité », dans Du Texte à l’Action. Essais d’herméneutique, II, Paris, Éd. du Seuil [coll. « Esprit »], p. 301).
  • [22]
    Jean Wahl, Études Kierkegaardiennes, p. 147, n. 3.
  • [23]
    Pour « mener à bien » cette mission, la question du mal doit plutôt être « tenue en suspens », en prolongeant et en étendant à l’exploration du thème de la négation l’abstraction de la faute qui caractérise le premier tome de la Philosophie de la volonté ; et cela car le mal – en tant que forme de négation dont « l’enracinement dans l’affirmation ne peut pas être compris » – risque d’infecter « toute la philosophie de la négation » et de faire paraître celle-ci comme « originaire » (P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », Histoire et vérité, op. cit., p. 378).
  • [24]
    P. Ricœur, « Hegel et la négativité », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12591.
  • [25]
    P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.08, f. 12652.
  • [26]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté 1. Le Volontaire et l’involontaire, op. cit., p. 33. Sous ce respect le choix d’éviter la contamination entre phénoménologie et dialectique s’appuie sur des raisons qui apparaissent très proches de celles qui conduisent Ricœur à prendre une distance à l’égard de cette « école des phénoménologues » qui ont sous-estimé la fécondité de l’analyse noético-noématiques de la période des Ideen et ont cherché plutôt dans la théorie du Lebenswelt la source d’inspiration d’« une description » que Ricœur juge trop vite synthétique. Le risque que, dans les deux cas, Ricœur dénonce et cherche à éviter est le risque d’un « monisme existentiel indistinct » (P. Ricœur, « Méthode et tâche d’une phénoménologie de la volonté » (1951), dans À l’école de la phénoménologie, op. cit., p. 61).
  • [27]
    Voir par exemple P. Ricœur, Philosophie de la volonté II. Finitude et culpabilité, tome I, L’Homme faillible, op. cit., p. 191-192, nota 3 : « […] il faut sans doute renoncer à unifier l’origine de la négation ». Ce renoncement inspire et structure toute la conférence The Origin of Negation and the Human Experience (Archives Ricœur, Dossier 96. 03, « Négation. IIe Partie », f. 8809-88013).
  • [28]
    P. Ricœur, « Tâches d’une phénoménologie de la négation », Archives Ricœur, Dossier 96.03, « Négation. IIe Partie », f. 8856.
  • [29]
    P. Ricœur, « Sur la Phénoménologie (1953) », À l’école de la phénoménologie, op.cit., p. 160.
  • [30]
    P. Ricœur, « Retour à Hegel (Jean Hyppolite) », op. cit., p. 214. Ricœur attribue à Kant cette reconnaissance de la « limite inférieure » du sens – et du caractère irréductible de la « réceptivité de la perception au discours » – en s’appuyant sur une interprétation de l’Esthétique transcendantale et de la doctrine de l’imagination transcendantale qui est très divergente par rapport à celle de Heidegger, dont il prend ouvertement les distances dans L’Homme faillible (P. RicœurPhilosophie de la volonté 2. Finitude et culpabilité, tome I, L’Homme faillible [1960], Paris, Points, 2009, p. 80-81).
  • [31]
    Dans ses notes de lecture sur les passages de Logique et existence – dans lesquels Hyppolite présente la logique spéculative hégélienne comme achèvement de la logique transcendantale kantienne (J. Hyppolite, Logique et existence, op. cit., p. 70), Ricœur commente de la façon suivante : « Que d’effort pour exorciser le discours sur quelque chose, sur l’être, sur Dieu ! » (P. Ricœur, « Phénoménologie de l’esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.08, f. 12695).
  • [32]
    P. Ricœur, Être, essence et substance chez Platon et Aristote, Cours professé à l’Université de Strasbourg en 1953-1954, Paris, Les Éditions du Seuil, 2011, p. 134. Selon l’interprétation de Ricœur – qui diverge de celle de Wahl – dès le Parménide Platon montre avoir acquis la claire conscience du fait que l’être au sens d’origine radicale et de terme de la « dialectique ascendante » représente la « fin » ou la « limite supérieure » de tout discours et « de toute philosophie du langage ».
  • [33]
    P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », op. cit., p. 404. Sur l’interprétation ricœurienne des notions de négation et de limite dans la philosophie kantienne, voir l’essai très éclairant de Chiara Pavan, « La pensée de l’être comme pensée des limites : le rôle de la critique kantienne chez Paul Ricœur », à paraître dans le volume Ricœur et la philosophie allemande de Kant à Dilthey, éd. par Gilles Marmasse et Roberta Picardi, Paris, Éditions CNRS.
  • [34]
    P. Ricœur « Vraie et fausse angoisse », Histoire et vérité, op. cit., p. 376-377.
  • [35]
    P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », dans Histoire et vérité, op. cit., p. 390-391 : « il n’y a […] de perçu que là où il y a du distinct », qui ne peut pas être dit sans recourir « à la négation : ceci n’est pas cela ».
  • [36]
    Ibid., p. 391.
  • [37]
    P. Ricœur, « Hegel et la négativité », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12591.
  • [38]
    Sur la façon dont les deux premiers chapitres de la Phénoménologie de l’Esprit ont pu inspirer la tentative sartrienne de remplacer toute forme de fixation du rapport entre sujet et objet avec une exploration immanente de l’apparaître comme expérience semi-dialectique – au sein de laquelle la conscience pour soi et le donné seraient co-imbriqués, en se faisant dans leur différenciation même – on renvoie à l’essai de F. Caymaex, « La dialectique entre Sartre et Merleau-Ponty », Études sartriennes (2005), p. 145-183.
  • [39]
    P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », dans Histoire et vérité, op. cit., p. 393.
  • [40]
    Ibid., p. 390.
  • [41]
    P. Ricœur, « Hegel et la négativité », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12591. Il s’agit des passages dans lesquels Ricœur commente la conclusion du mouvement dialectique de la conscience – et en particulier la dialectique de la perception et de l’entendement – en affirmant : « Par tout cela Hegel réalise la dialectique des 5 genres du Sophiste sur le phén. monde (repos – mouvement ; mêmeté et altérité). Mais il l’a pu parce qu’à travers cette dialectique c’est celle du soi qui s’anticipe elle-même. […] Cette présupposition – qui est le postulat idéaliste de la Phénoménologie (au sens fort du mot idéalisme : identité de la pensée et de l’être – contre la chose en soi kantienne comme raison du phénomène) c’est la condition la plus générale d’une extrapolation de la conscience malheureuse dans une philosophie de la nature ou du monde ».
  • [42]
    P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12698.
  • [43]
    P. Ricœur, « Négation. Discours », Archives Ricœur, Dossier 96, f. 8930 et suivants. Selon l’interprétation ricœurienne – qui lit l’analyse de l’autre dans le Sophiste à la lumière de la doctrine de la diairesis formulée dans le Phèdre et dans le Phédon – l’identification entre l’idée d’autre et l’idée d’indéfini (la « quantité infinie de non-être » du 256 e), n’est qu’une étape. Précisément, dans le Sophiste l’autre indéterminé – au sens de « champs indéterminé de significations », exprimé par exemple dans la locution « non-grand » – n’est pour Ricœur que l’« intermédiaire » dans un mouvement d’argumentation qui a son point de départ dans le refus de l’idée de « contraire absolu de l’être » et son point d’arrivée dans « la négation spécifiée, spécifiante ».
  • [44]
    P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12698.
  • [45]
    Dans le renvoi à la nécessité d’une « logique de l’expérience » – qui reconstruit les étapes de l’« échelle du distinct », dès ses modalités primitives jusqu’aux « choses avec leurs propriétés durables et leurs accidents, puis aux forces et à leur relation constante » (P. Ricœur, Philosophie de la volonté 2, tome 1, L’Homme faillible, op. cit., p. 391) – on peut reconnaître l’exigence d’une alternative par rapport à la description phénoménologique à ses yeux fausse des « contradictions de la choséité » et de la dialectique entre la force et ses effets, qui dans le premier chapitre de la Phénoménologie de l’Esprit conduisent à l’inversement dialectique de la conscience dans l’auto-conscience (P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-v », Dossier 90.08, f. 12636).
  • [46]
    Qu’il s’agisse d’une suggestion bergsonnienne est confirmé par les notes sur la Phénoménologie de l’Esprit, dans lesquelles Ricœur prend ses distances par rapport à la conception de l’expérience comme « jeu de l’apparaître et du disparaître », en remarquant – dans le sillage de Bergson – que « la déception seule » nous amène à « souligner la disparition des objets plutôt que l’apparition des objets nouveaux » (P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.06, f. 12698*). L’héritage de Bergson dans la conception ricœurienne de la négation ne doit pas toutefois être surestimé : en s’efforçant d’incorporer la « pression du négatif » au sein d’une philosophie de l’être comme acte et d’une anthropologie centrée sur la reconnaissance du primat de l’être dans l’homme, Ricœur vise plutôt à échapper à l’alternative entre la réduction bergsonnienne du néant à illusion rétrospective – issue de l’intrusion d’un élément extra-intellectuel dans les jugements négatifs – et l’identification sartrienne de l’homme comme cet « être qui est son propre néant », source de toutes les négativités qui font le relief de l’expérience humaine.
  • [47]
    J. Nabert, « La philosophie réflexive » (1957) dans L’Expérience intérieure de la liberté et autres essais de philosophie morale, Paris, PUF, 1994, p. 410.
  • [48]
    P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », dans Histoire et vérité, op. cit., p. 404-405 : « la même réflexion récupératrice qui justifie une philosophie de la négativité en montre aussi la limite : le caractère dissimulé et perdu de la question de l’être fait que je dois m’arracher à l’étant par néantisation, mais aussi que je puis apercevoir cette négativité de l’homme sans son fondement dans l’être ».
  • [49]
    P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.08, f. 12634.
  • [50]
    P. Ricœur, « Langage (Philosophie) », Encyclopaedia Universalis, tome 9, Paris, 1971, p. 771-781 (en particulier, p. 776).
  • [51]
    Sur l’interprétation ricœurienne de la conception husserlienne du langage, voir : Marc-Antoine Vallée, Gadamer et Ricœur. La conception herméneutique du langage, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 36-42.
  • [52]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté 2, tome 1, L’Homme faillible, p. 68, note.
  • [53]
    Ibid., p. 66-67. En s’appuyant sur Hegel et sur Husserl, Ricœur vise en particulier à prendre ses distances par rapport à Merlau-Ponty : précisément, ce qu’il rejette c’est l’effort de comprendre le langage comme geste linguistique, qui à ses yeux aurait conduit Merleau-Ponty – au moins dans la Phénoménologie de la perception – à méconnaitre la dialectique originaire « entre le voir et le dire » ou, en d’autres termes, le recul que tout signe linguistique représente par rapport au vécu, dont il est pourtant indissociable. Cette prise de distance à l’égard de Merleau-Ponty est exprimée dans « Négativité et affirmation originaire » (Histoire et vérité, op. cit., p. 382), dans l’article « Phénoménologie existentielle » (op. cit., 19.10-11) et encore dans l’essai « Hommage à Merleau-Ponty » (1961), où Ricœur écrit : « une simple phénoménologie de la perception peut-elle rendre compte de l’acte philosophique, sans recourir à quelque chose comme la « réduction » de nôtre présence même au monde ? Le langage lui-même n’est il pas témoin de cette distance, de cette réflexion, de cette réduction ? (P. Ricœur, « Hommage à Merleau-Ponty », Lectures 2, op. cit., p. 197). Sur ce sujet, voir T. W. Busch, « Perception Finitude, and Transgression : A note on Merleau-Ponty and Ricœur », dans Merleau-Ponty, Hermeneutics and Postmodernism, éd. T. W. Busch et S. Gallagher, New York, State University of New York Press, 1992, p. 25-36).
  • [54]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté 2, tome 1, L’Homme faillible, p. 68, note.
  • [55]
    Ibid., p. 66. Voir également P. Ricœur, « Négativité et affirmation originaire », Histoire et vérité, op. cit., p. 386.
  • [56]
    Ibid.
  • [57]
    P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Archives Ricœur, Dossier 90.08, f. 12652.
  • [58]
    Ibid.
  • [59]
    Sur ce sujet, on renvoie à : Jean Greisch, L’Itinérance du sens, Grenoble, Millon, 2000, p. 53-86.
  • [60]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité, op. cit., tome 1, p. 39.
  • [61]
    Ibid., p. 69-75. Hegel n’est pas la cible polémique de ces pages. Néanmoins, le développement et la transformation de la dialectique de la certitude sensible – que Ricœur achève en y greffant la dialectique entre nom et verbe – peut être lue en continuité avec les remarques critiques qu’il formule dans ses notes manuscrites, lorsqu’il observe que la « soi-disant négation de l’immédiat » et du « perçu changeant » par l’ « universel demeurant » du nom est une « abréviation de l’altérité perçue et de la contradiction jugée. Observation qui est suivie par le programme d’« approfondir les rapports entre la contradiction au niveau du jugement et la disparition au niveau de la perception elle-même » (P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », Dossier 90.08, f. 12652).
  • [62]
    Comme Ricœur ne manque pas de le relever, « ce n’est pas par hasard que notre anthropologie du fini et de l’infini rencontre Kant à ce stade de son développement. Toute philosophie qui tient à la fois que la réceptivité de la perception est irréductible au discours et au système et que la pensée déterminante l’est à la réceptivité, bref toute philosophie qui refuse l’idéalisme absolu et l’empirisme radicale retrouve pour son compte le problème kantien de la synthèse entre règles de dicibilité, ou “catégories”, et des conditions de l’apparition, ou “intuition pure”, dans “l’imagination transcendantale” » (P. Ricœur, Philosophie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité, op. cit., tome 1, p. 80).
  • [63]
    Il s’agit de la thèse soutenue par Inga Römer, selon laquelle dans le cadre de l’anthropologie de L’Homme faillible la conception ricœurienne de l’objectivité de l’objet et de la personnalité de la personne comme « médiations provisoires, historiquement fragiles et instaurées par l’homme » se « situe […] entre Kant et Hegel » (I. Römer, « La réception ricœurienne de Kant dans L’Homme faillible », à paraître dans Ricœur et la philosophie allemande de Kant à Dilthey, op. cit.).
  • [64]
    Cette distinction est expressément reprise par Ricœur dans la conclusion de L’Homme faillible, où – en traitant la « négation existentielle » – il précise qu’ une « racine aussi primitive de la négation » réside dans l’« altérité » ou mieux dans la « distinction du quelque chose et de l’autre chose », qui sous-tend la « constitution de la chose perçue, de l’individualité vivante, de la psyché singulière » (P. Ricœur, Philosophie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité, op. cit., tome 1, p. 191-192, note). Au centre de son attention dans L’Homme Faillible il n’y a pas la négation comme « distinction objective » – correspondant au « concept de limitation » de quelque chose « en général » –, mais la « limitation de l’homme », qu’il explore dans le but programmatique de montrer qu’elle n’est pas « un cas particulier de la première » : et cela afin de contraster la « longue tradition philosophique » – qui a atteint « son expression la plus parfaite avec Leibniz », mais au sein de laquelle à cette époque il place également Hegel – selon lequel l’occasion du mal moral réside dans la « limitation des créatures » en tant que telle. C’est dans ce but qu’il identifie la « limitation humaine » avec la médiation entre les pôles d’infinitude et de finitude, dont la coalescence et la disproportion représentent le trait distinctif de l’homme, en le rendant un être faillible (ibid., p. 184-185).
  • [65]
    Ibid., p. 153-154 et p. 182-183.
  • [66]
    Ibid., p. 193.
  • [67]
    P. Ricœur, « Philosopher après Kierkegaard » (1963), dans Lectures 2. La contrée des philosophes, op. cit., p. 41. Ces passages concluent un mouvement d’argumentation dont le point de départ réside dans « l’allégation du penseur hégélien » selon laquelle le « discours kierkegaardien est seulement une partie du discours hégélien », à savoir le discours de la « conscience malheureuse » (ibid., p. 39-40).
  • [68]
    Dans l’essai sur Freud Ricœur revendique la limite inférieure du discours – qu’au cours des années cinquante il avait défendu contre le néo-hégélianisme ontologique de Hyppolite – en affirmant l’« impossibilité de reprendre entièrement […] dans le langage » la force par laquelle se pose le désir, qui constitue le sum du cogito (voir par exemple P. Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Éd. du Seuil (coll. « Points Essais »), 1965, p. 79.
  • [69]
    Ibid., p. 408.
  • [70]
    Ibid., p. 480-515.
  • [71]
    Dans l’essai sur Freud, la dialectique de la certitude sensible est néanmoins mentionnée, de façon significative, dans la conclusion du paragraphe intitulé « Qu’est-ce que la négativité », axée sur l’analyse de l’article Die Verneigung. Tout en reconnaissant que le texte n’autorise pas à en donner une « transcription hégélienne immédiate », Ricœur affirme la fécondité d’une lecture hégélienne, « pour nous même, à nos risques et périls » : c’est en lisant Freud à partir de Hegel qu’on peut retrouver dans le freudisme la reconnaissance du rôle fondamentale de la « négation » à la fois dans la « prise de conscience » et dans le procès de symbolisation – qu’il s’agisse de la médiation langagière ou de la symbolisation ludique et artistique – dont la dialectique de la certitude et de la vérité représente à ses yeux une expression paradigmatique (ibid., p. 334-335).
  • [72]
    Ibid., p. 484-491.
  • [73]
    Ibid., p. 491-495 (en particulier, p. 493).
  • [74]
    P. Ricœur, Le Discours philosophique de l’action. Projet d’enseignement au Collège de France, 1969, éd. digitale 2015, www.fondricoeur.fr/uploads/medias/doc/cours-le-discours-philosophique-de-l’action, p. 4.
  • [75]
    Par exemple dans son célèbre essai de 1957 « Le paradoxe politique » – tout en faisant une place importante à la philosophie du droit hégélienne – Ricœur l’aborde uniquement à travers le filtre du livre d’Éric Weil Hegel et l’État, d’où il tire la citation des définitions hégéliennes de l’État (P. Ricœur, « Le paradoxe politique », dans Histoire et vérité, op. cit., p. 302). Ou encore dans l’essai sur Freud, l’évocation de la théorie hégélienne de l’esprit objectif apparaît imprécise, car Ricœur ne se réfère pas au mouvement entier de l’esprit objectif, mais identifie plutôt ceci exclusivement à la sphère du pouvoir. En revanche les trois interventions que Ricœur présente en 1967, 1968 et 1969 aux colloques Castelli – bien que sur des sujets différents – ont en commun le rôle central qu’y joue la référence au mouvement de l’esprit objectif, décrit de façon fidèle dans toute sa triple articulation (voir P. Ricœur, « Interprétation du mythe de la peine », « La liberté selon l’espérance » et « La paternité : du fantasme au symbole », dans Le Conflit des interprétations. Essais d’herméneutique (1969), préface par J. Greisch, Éd. du Seuil, Paris, 2013).
  • [76]
    Les premières notes sur l’Encyclopédie et sur les Principes de la philosophie du droit qu’on trouve dans les archives sont les notes pour la préparation du Cours sur le Concept philosophique de Volonté – professé à Montréal et à Nanterre en 1967 – et pour la préparation du cours sur la philosophie du droit de Hegel, professé à Nanterre en 1967.
  • [77]
    Ce travail de thèse donnera lieu à la publication de l’ouvrage de B. Quelquejeu, La volonté dans la philosophie de Hegel, Éd. du Seuil (coll. « L’Ordre Philosophique »), Paris, 1972. C’est Ricœur lui-même qui – après la soutenance, en 1968 – encourage la publication de la thèse de Quelquejeu dans la collection « L’Ordre Philosophique ».
  • [78]
    Entretien oral avec Bernard Quelquejeu, 16 octobre 2014. Ce témoignage oral apparaît confirmé par la correspondance épistolaire entre Ricœur et Quelquejeu, que je tiens ici à remercier pour son soutien à ma recherche. Dans la lettre que Quelquejeu envoie à Ricœur pour préparer leur rencontre à propos du choix du sujet de la thèse – sur la base de ses propres questionnements de l’époque, centrés autour de la dimension corporelle et de la dimension interpersonnelle de l’homme – Hegel est mentionné, mais loin derrière Husserl, Heidegger et surtout Jean Nabert (Quelquejeu à Ricœur, 4 Juin 1965). C’est donc Ricœur qui – en dépit des doutes d’inspiration sartrienne exprimés par Quelquejeu à propos de la fécondité de la pensée de Hegel pour les « fondements d’une Éthique » – adresse son élève vers la philosophie hégélienne de l’Esprit : et cela dans le but et le souhait d’« avancer » avec Quelquejeu « dans la philosophie de l’action » (Ricœur à Quelquejeu, 26 août 1965).
  • [79]
    L’importance de la médiation de Quelquejeu dans la réception ricœurienne de Hegel – qui a été jusqu’à présent ignorée – est par contre reconnue par Ricœur lui-même qui, dans son échange épistolaire avec Quelquejeu n’hésite pas en plusieurs occasions à exprimer sa dette envers son élève. Dans sa lettre du premier septembre 1966 – rédigé après avoir lu les deux premiers chapitres de la thèse – il écrit : « Je vous remercie pour tout ce que vous m’apportez ». De même, il conclut sa lettre du 27 Juillet 1967 en écrivant : « Je vous dis ma grande satisfaction à vous lire, à travailler avec vous ».
  • [80]
    Le verbe « plonger » est un verbe utilisé par Ricœur lui-même dans sa lettre à Quelquejeu du 27 Juillet 1967, dans laquelle il écrit : « Cher Frère Bernard, Votre lettre m’est arrivée pendant la lecture du par. 345 de l’Encyclopédie. Je suis en effet plongé à la fois dans votre thèse et dans Hegel ».
  • [81]
    B. Quelquejeu, La Volonté dans la philosophie de Hegel, op. cit., p. 13.
  • [82]
    P. Ricœur, Le Discours philosophique de l’action. Projet d’enseignement au Collège de France, 1969, op. cit., p. 4-5.
  • [83]
    Il s’agit en particulier de deux textes : 1) la conférence intitulée « Le Problème de la volonté et le Discours philosophique », que Ricœur professe à l’Université de Notre-Dame (Indiana), à Toronto et à Chicago, dans les derniers mois de 1968 (aujourd’hui disponible en français dans le volume Anthropologie philosophique. Écrits et conférences 3, Textes rassemblés, établis, annotés et présentés par Johann Michel et Jérôme Porée, Paris, Éd. du Seuil, 2013, p. 123-145.
  • [84]
    Sur ce point voir dans ce même volume Giuseppe Cambiano, Aristote, point de départ, voir supra.
  • [85]
    G. W. F. Hegel, Enzyklopädie (1830), dans Werke, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1970, vol. VIII, trad. fr. Encyclopédie des sciences philosophiques. III – La Philosophie de l’Esprit, texte intégral présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, J. Vrin, 1994 (IVe éd.).
  • [86]
    P. Ricœur, « Le “lieu” de la dialectique », dans Dialectics. Dialectiques, op. cit., p. 107 et p. 97.
  • [87]
    P. Ricœur, Le Concept philosophique de volonté. Cours professé à Montréal (18 septembre-31 octobre 1967), édité par Olivier Abel et Roberta Picardi, édition digitale, Paris, Fonds Ricœur, 2014 (www.fondsricoeur.fr/uploads/medias/doc/cours-le-concept-philosophique-de-volonté), p. 82.
  • [88]
    P. Ricœur, Le Discours philosophique de l’action. Projet d’enseignement au Collège de France, 1969, op. cit., p. 4-5.
  • [89]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté Finitude et culpabilité, tome I, op. cit., p. 183.
  • [90]
    P. Ricœur, « Le “lieu” de la dialectique », op. cit., p. 96-97.
  • [91]
    Dans le mouvement dialectique de la psychologie, les moments qui attirent de plus l’attention de Ricœur sont – de façon significative – les moments de l’esprit théorique dans lesquels il cerne la reconnaissance de la nécessaire médiation symbolique et langagière du vouloir et de l’action : à savoir, les paragraphes 456, 458 et 461, qui traite de l’« imagination symbolisante », du « signe langagier » et de la « mémoire » (P. Ricœur, Le concept philosophique de volonté, op. cit., p. 85).
  • [92]
    G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, op.cit., III, par. 413-439.
  • [93]
    P. Ricœur, Le Concept philosophique de volonté, op. cit., p. 84 : « La fonction théorique prend l’initiative de la distance ; or cette coupure est la perception qui permettra au vouloir de se distinguer du désir […]. C’est donc dans un horizon de perceptibilité que l’acte volontaire peut apparaître. Et c’est là que l’esprit, lui-même, apparaît sous le régime de la phénoménologie ».
  • [94]
    Ibid.
  • [95]
    P. Ricœur, « Du discours de la décision au discours de l’action sensée », Archives Ricœur, Classeur 12, f. 31578.
  • [96]
    Ibid., f. 31587.
  • [97]
    Ibid.
  • [98]
    Ibid., f. 31756.
  • [99]
    Voir G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques. III, op. cit., par. 479-480, qui préparent la transition de l’esprit pratique à l’esprit libre.
  • [100]
    P. Ricœur, Le Concept philosophique de volonté, op. cit.
  • [101]
    P. Ricœur, Philosophie de la volonté Finitude et culpabilité, tome I, op. cit., p. 138, p. 143, p. 149.
  • [102]
    G. W. F. Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts oder Naturrecht und Staatswissenschaft im Grundrisse, dans Werke, vol. VII, Frankurt am Main, Suhrkamp, 1986, trad. fr. Principes de la philosophie du droit, par Jean-François Kervégan, Paris, PUF, 1998.
  • [103]
    P. Ricœur, Le Concept philosophique de volonté, op. cit. : « si je ne suis pas capable de me placer au niveau de l’universel lorsque je désire, il n’y a pas de volonté. Kant se bat constamment avec ce problème : voilà pourquoi il doit introduire la notion de Willkür (arbitraire) à côté de celle de Wille (volonté). Hegel a bien vu que la volonté réside en cette relation dialectique de l’universel et du particulier posée au sein de l’agir humain ». Voir également P. Ricœur, « Raison pratique », dans Du texte à l’action, op. cit., p. 252.
  • [104]
    P. Ricœur, Le Concept philosophique de volonté, op. cit.
  • [105]
    P. Ricœur, « Raison Pratique », Du texte à l’action, op. cit., p. 253.
  • [106]
    Paul Ricœur, Temps et récit. 3. Le Temps raconté, Paris, Éd. du Seuil (coll. « Points Essais »), 1991, p. 393-397.
  • [107]
    Hans Georg Gadamer, « Hegel und die antike Dialektik » (1961), dans Gesammelte Werke, Tübingen, J. C. B. Mohr, vol. III, 1987, p. 3-28.
  • [108]
    Hans Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, édition intégrale revue et corrigée par Pierre Frouchon, Jan Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Éd. du Seuil, 1996, p. 486 sqq. On peut apprécier encore mieux la portée de cette divergence, si on considère que Gadamer présente la Phénoménologie de l’Esprit et la Science de la logique comme les « livres vraiment authentiques » de Hegel, en minorant par contre de façon délibérée l’importance réelle à la fois de l’Encyclopédie et des Principes de la philosophie du droit, qu’il définit comme simple manuels « pour l’enseignement de Hegel » (voir Hans Georg Gadamer, « Signification de la Logique de Hegel », dans Herméneutique et Philosophie, préface de Jean Greisch, Paris, Beauchesne (coll. « Le grenier à sel » 1), 1999, p. 55-82 (en particulier, p. 56).
  • [109]
    Alors que dans l’essai « Signification de la Logique de Hegel » Gadamer défend le caractère non artificiel du commencement de la logique – à savoir du mouvement dialectique de la triade Être, néant, devenir – et donc du mouvement intérieur des déterminations de l’« élément logique », dans ses notes manuscrites pour un cours sur la négation professé à Nanterre en 1968 Ricœur soutient exactement la thèse opposée : « comment le mouvement va-t-il entrer dans l’identité du penser et de l’être ? […] Il y a là une difficulté spécifique qui commande la Logique. ([…] le savoir-lui-même n’est-il pas mis hors mouvement, hors vie, hors dépassement par son définition même ? D’où la question : comment la négation vient-elle au Logique quand on s’est affranchi du Gegensatz des Bewusstseins ? […] La question est de savoir si la négativité du Logique n’emprunte pas secrètement à la négation qui on a prétendu dépasser, à savoir la contradiction de la conscience » (P. Ricœur, « Phénoménologie de l’Esprit, chap. i-iv », dossier 90/8, f. 12615).
  • [110]
    Voir en particulier H. G. Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 489 : « C’est de l’insuffisance du concept moderne de méthode que sont parties nos analyses. Or, cette insuffisance a trouvé sa justification philosophique la plus importante dans le fait que Hegel se réclame expressément du concept grec de méthode. […] La vraie méthode est à ses yeux l’agir de la chose même. […] Depuis les Grecs cela s’appelle la dialectique ». La thèse de la continuité entre la dialectique de Hegel et la dialectique de Platon est défendue pour la première fois par Gadamer – après une attentive reconstruction des différences entre les deux philosophes et des erreurs philologiques qui permettent à Hegel de considérer Platon comme un précurseur de la dialectique spéculative – dans son essai « Hegel und die antike Dialektik », op. cit. Cette étude de Gadamer a donné l’impulsion à un courant de la Hegel-Forschung, dont l’expression plus significative et le recueil Hegel und die antike Dialektik, éd. par Manfred Riedel Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1990 (voir en particulier l’essai de Klaus Düsing, « Formen der Dialektik bei Platon und Hegel », p. 169-191).
  • [111]
    P. Ricœur, « Le “lieu” de la dialectique », op. cit., p. 94.
  • [112]
    G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit I, p. 101. Ricœur se réfère aux passages de Vérité et méthode dans lesquelles Gadamer se confronte avec le concept hégélien d’expérience, afin d’éclaircir la « structure » de la « conscience du travail de l’histoire » (H. G. Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 368-369 et p. 376-379).
  • [113]
    P. Ricœur, « Le “lieu” de la dialectique », op. cit., p. 105.
  • [114]
    Sur la façon dont Gadamer reprend et articule dialectique ancienne et dialectique hégélienne, on renvoie aux analyses contenues dans le livre de Donatella Di Cesare, Gadamer : A Philosophical Portrait, trad. N. Keane, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 2013, p. 125 sqq.
  • [115]
    Sur ce sujet on renvoie à l’essai très éclairant de Francisco J. Gonzalez, « Dialectic and dialogue in the hermeneutics of Paul Ricœur and H. G. Gadamer », Continental Philosophy Review (2006), p. 313-345. 
  • [116]
    P. Ricœur, Le Discours philosophique de l’action. Projet d’enseignement au Collège de France, 1969, op. cit., p. 6.
  • [117]
    Nicolaj Hartmann, Die Philosophie des deutschen Idealismus, II, Hegel, Berlin 1960, p. 496-498. Hartmann n’est pas cité dans l’essai « Le “lieu” de la dialectique », mais est par contre mentionné dans les notes manuscrites de la même époque.
  • [118]
    Paul Ricœur, « Towards a Poetics of the Will » (1973), Archives Ricœur, Classeur 12, f. 31418.
  • [119]
    Voir par exemple P. Ricœur, « Le problème de la volonté et le discours philosophique », dans Anthropologie philosophique, op. cit., p. 123-145.
  • [120]
    P. Ricœur, « Principles of the philosophy of right », Archives Ricœur, Dossier 90.12, f. 12820 : « How, then, could polity be such a sphere of appereance of all meaningful activities, if it did not provide some kind of mediation, of reconciliation, between so many opposite claims ? In other words, is political philosophy possible if it knows only antinomies, […] war ? But is it not still more surely destroyed if it knew only identity, sameness, at the expense of difference, of otherness ? In other words, is political philosophy possible if it does not exhibit, display, the logic of identity and difference ? »

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