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Article de revue

Le comportement de Pilate au cours du procès de Jésus témoigne-t-il d'un dilemme moral ?

Une analyse neuropsychologique

Pages 719 à 742

Notes

  • [1]
    Professeur de neurologie-praticien hospitalier. Université et Centre hospitalier et universitaire de Poitiers ; coresponsable de l’Espace éthique du CHU de Poitiers. Service de neurologie ; Unité de neuropsychologie et de rééducation du langage.
  • [2]
    J. P. Lémonon, Ponce Pilate, Ivry-sur-Seine (Val de Marne), les éditions de l’Atelier, 2007.
  • [3]
    R. E. Brown, La mort du messie. Encyclopédie de la passion du Christ. De Gethsémani au tombeau, Paris, Bayard, 2005.
  • [4]
    R. E. Brown, op. cit.
  • [5]
    J. P. Lémonon, Ponce Pilate, op. cit.
  • [6]
    E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs. Traduction Delbos, 10e édition, Paris, Delagrave, 1943.
  • [7]
    J. S. Mill, L’utilitarisme, Paris, P.U.F., 1998.
  • [8]
    S. Arzy, M. Idel, T. Landis, O. Blanke, “Why revelations have occurred on mountains ? Linking mystical experience and cognitive neuroscience”, Med Hypotheses 65/5 (2005), p. 841-845.
  • [9]
    N. P. Azari, J. Nikel, G. Wunderlich, M. Niedeggen, H. Hefter, L. Tellmann, H. Herzog, P. Stoerig, D. Birnbacher, R. J. Seitz, “Neural correlates of religion experience”, Eur J Neurosci 13/8 (2001), p. 1649-1652.
  • [10]
    M. Beauregard, V. Paquette, “Neural correlates of a mystical experience in Carmelite nuns”, Neurosci Lett 405/3 (2006), p. 186-190.
  • [11]
    J. P. Changeux, P. Ricœur, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, Paris, éditions Odile Jacob, 1998.
  • [12]
    J. J. Thomson, Rights, restitution and risk : Essays in moral theory, Cambridge, Mass., USA, Harvard University Press, 1986.
  • [13]
    M. D. Hauser, Moral Minds : How Nature designed our universal sense of right and wrong, New-York, Ecco/Harper Collins, 2006.
  • [14]
    J. D. Greene, I. E. Nystrom, A. D. Engell, J. M. Darley, J. D. Cohen, “The neural basis of cognitive conflict and control in moral judgment”, Neuron 44 (2004), p. 389-400.
  • [15]
    Ibidem.
  • [16]
    Ibidem.
  • [17]
    J. D. Greene, The Secret Joke of Kant’s Soul, dans W. Sinnot-Amstrong (ed.), Moral Psychology, volume 3, Cambridge, Massachusetts, USA, London, England, The MIT Press, 2008, p. 35-91.
  • [18]
    Ibidem.
  • [19]
    J. J. Thomson, op. cit.
  • [20]
    J. D. Greene, op. cit.
  • [21]
    M. Koenigs, L. Young, R. Adolphs, D. Tranel, F. Cushman, M. Hauser, A. Damasio, “Damage to the prefrontal cortex increases utilitarian moral judgments”, Nature 446 (2008), p. 908-911.
  • [22]
    J. D. Greene, op. cit.
  • [23]
    A. R. Damasio, “The somatic marker hypothesis and the possible functions of the prefrontal cortex”, Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci 351 (1996), p. 1413-1420.
  • [24]
    M. Koenigs, op. cit.
  • [25]
    E. Ciaramelli, M. Muccioli, E. Ladavas, G. di Pellegrino, “Selective deficit in personal judgment following damage to ventromedial prefrontal cortex”, Soc Cogn Affect Neurosci 2 (2007), p. 84-92.
  • [26]
    M. F. Mendez, E. B. A. Anderson, J. R. N. Shapira, “An investigation of moral judgment in fronto-temporal dementia”, Cognitive and Behavioral Neurology 18/4 (2005), p. 193-197.
  • [27]
    J. D. Greene, op. cit.
  • [28]
    Ibidem.
  • [29]
    J. Haidt, J. Craig, « De l’unité des intuitions morales à la diversité des vertus », Terrain 48 (2000), p. 89-100.
  • [30]
    R. Theis, L. K. Sosoe, Les sources de la philosophie kantienne aux xviie et xviiie siècles, Paris, Vrin, 2005.
  • [31]
    J. Domenech, L’éthique des Lumières, Paris, Vrin, 1989.
  • [32]
    J. D. Greene, op. cit.
  • [33]
    R. E. Brown, op. cit.
  • [34]
    A. Bailly, Dictionnaire Grec-Français, Paris, Hachette.
  • [35]
    A. Jaubert, « Les séances du sanhédrin et les récits de la passion », Revue de l’Histoire des religions 167/1 (1965), p. 1-33, ici p. 11.
  • [36]
    G. Haroutounian, L’épisode de l’arrestation du Christ selon l’Évangile de Saint Jean (Jn 18, 1-12) et les synoptiques. http://www.eglise-armenienne.com/Articles/Exegese/Exegese_Jean.htm.
  • [37]
    M. J. Lagrange, R. P. C. Lavergne, Synopse des quatre évangiles, Paris, Librairie Lecoffre, J. Gabalda et Cie, 1946.
  • [38]
    F. Blass, A. Debrunner, A greek grammar of the new testament and other early christian literature, Cambridge, University Press, 1961.
  • [39]
    Op. cit.
  • [40]
    P. Rozin, J. Haidt, C. R. Mc Cauley, “Disgust”, dans M. Lewis et J. M. Haviland (eds), Handbook of emotions, 2e édition, New-York, Guilford, 2000, p. 637-653.
  • [41]
    J. Haidt, P. Rozin, C. R. Mc Cauley, S. Imada, “Body, Psyche, and Culture. The relationship between disgust and morality”, Psychology and Developping Societies 9 (1997), p. 107-131.
  • [42]
    S. Schnall, J. Benton, S. Harvey, “With a clean conscience. Cleanliness reduces the severity of moral judgments”, Psychological Science 19/12 (2008), p. 1219-1222.
  • [43]
    Y. Simoens, Selon Jean. 3. Une interprétation, Bruxelles, Institut d’études théologiques, 1997.
  • [44]
    R. Robert, « Pilate a-t-il fait de Jésus un juge ? », Revue Thomiste, 1983, p. 275-287, cité par Y. Simoens, op. cit.
  • [45]
    R. E. Brown, The Gospel according to John (XIII-XXI). Garden City, New York, Doubleday & Company Inc., 1986.
  • [46]
    T. C. Schelling, “The life you save may be your own”, dans S. B. Chase (ed.), Problems in public expenditure analysis, Washington, Brookings Institution, 1968, p. 127-176.
  • [47]
    D. A. Small, G. Lowenstein, “Helping a victim or helping the victim”, Journal of Risk and Uncertainty 18 (2003), p. 311-318.
  • [48]
    Commission biblique pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Église, Libreria Editrice Vaticana, 1993.
  • [49]
    R. Gil, Neuropsychologie, Paris, Masson, 2006.
  • [50]
    H. Bergson, L’énergie spirituelle, Paris, P.U F., 1919.
  • [51]
    J. P. Changeux, P. Ricœur, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, op. cit.

1Ponce-Pilate, qui gouverna la Judée de 26 à 37, céda aux exigences des notables juifs qui demandaient la condamnation à mort de Jésus. Mais porte-t-il toute la responsabilité de la crucifixion, lui qui, seul, avait, au nom de Rome, pouvoir de vie et pouvoir de mort sur Jésus ? Pour s’en tenir aux sources canoniques, Lemonon [2] note que dans la tradition Matthieu-Marc, Pilate après avoir reconnu l’innocence de Jésus, cède à la pression populaire et livre Jésus aux soldats. Dans la tradition Luc-Jean, il apparaît, selon ce même auteur, que Pilate ne voulait pas se laisser manœuvrer par les Juifs et qu’il ne cède à la foule que parce que le motif d’accusation invoqué le place dans une situation impossible, lui qui ne pouvait laisser se dresser des opposants à César. Pour Brown aussi [3], il n’y a pas de disculpation de Pilate chez Marc alors que les trois autres évangélistes « dépeignent un Pilate plus noble, cherchant à délivrer Jésus de charges manifestement exagérées et même fausses ». Cependant, Luc signale que « des gens » rapportèrent à Jésus, « ce qui était arrivé aux Galiléens, dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs victimes », ce qui permet à Jésus d’écarter toute conception « rétributive » de ce malheur : non, ces Galiléens ne furent pas de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens, et Jésus réitéra le même enseignement en évoquant la chute de la tour de Siloé (Lc 13, 1-5) et en appelant à la conversion. Ces deux épisodes ne sont rapportés ni par Josèphe ni par Philon. Mais le rapprochement de ces deux drames sous le même enseignement du Christ, suggère un rapprochement entre deux causes de mort implacables : la cruauté répressive et la cruauté du sort. Et même si Pilate n’est qu’un prétexte à l’enseignement, on ne peut pas dire qu’il soit présenté sous un jour favorable. Paul en Timothée 6, 13 exalte comme un modèle, « le Christ Jésus qui, sous Ponce-Pilate, a rendu son beau témoignage ». En dehors de la tradition chrétienne, Philon et Josèphe rapportent un certain nombre de faits qui dépeignent Pilate comme un gouverneur sans doute avisé mais impitoyable et peu respectueux de la sensibilité religieuse juive (Brown [4], Lemonon [5]).

2On sait que si, initialement, la tradition chrétienne a jugé Pilate plutôt favorablement, globalement les chrétiens orientaux ont été et sont restés plus indulgents avec Pilate que l’Occident latin (il est rangé parmi les saints des Églises éthiopienne et copte). Aujourd’hui encore le souvenir de Pilate est plutôt attaché au manque de courage et au refus de prendre ses responsabilités en acceptant la mort d’un juste et en s’en déclarant innocent par l’épisode du lavement des mains : ainsi sur Google, les vingt premières références associent dix-sept références historiques et trois références qui pourfendent « les Ponce-Pilate qui se lavent les mains » ; car le lavement de Pilate a pu être présenté comme l’exemple-même de la lâcheté et de l’hypocrisie et aucune des références non historiques repérées par le moteur de recherches « Google » ne fait de Pilate un exemple à suivre ni même un homme crédité de quelque sincérité.
De nombreux travaux ont été effectués en neurosciences et plus précisément en neuropsychologie et en neurologie comportementale sur la cognition sociale et notamment sur le déploiement de la décision morale. Quelle contribution à l’interprétation du comportement de Ponce-Pilate peut être fournie par une démarche exégétique « neuropsychologique » du procès de Jésus, tel qu’il est relaté dans les quatre évangiles ? Permettrait-t-elle d’éclairer les questions suivantes : Pilate s’est-il comporté de manière amorale ou comme un utilitariste sans état d’âme ? Peut-on, au contraire, argumenter qu’il a été en proie à un authentique dilemme moral ? Et si c’est le cas, comment a-t-il abouti au choix qui a été le sien ?

Les neurosciences et l’analyse de la décision morale

3Avant d’aborder une proposition d’exégèse des textes évangéliques relatant le comportement de Pilate, il importe donc de préciser d’abord comment les neurosciences ont procédé à l’analyse de la décision morale, après avoir revisité les données classiques de la philosophie morale. En effet, dans une morale de mise en situation, que l’on pourrait dénommer aussi éthique performative, la décision peut procéder soit d’arguments déontologiques soit d’arguments téléologiques. Ces deux groupes d’arguments ne procèdent-ils que d’un déploiement de la raison, comme les philosophies qui les inspirent ?

4La déontologie est ainsi un ensemble de devoirs et de règles inspirées et régies, selon Kant [6], par les représentations des lois, c’est-à-dire les principes, exprimant ainsi la volonté du sujet comme un commandement de la raison qui s’exprime sous forme d’un impératif. L’impératif catégorique est le principe qui détermine les actions « bonnes en soi », c’est à dire celles qui peuvent être érigées par la volonté en loi universelle de la nature : telle est la condition de la « moralité ». Et ainsi l’être humain étant une fin en soi (ce qui le distingue de la chose), l’impératif pratique sera donc d’agir « de telle sorte que tu traites l’humanité… comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ».

5La téléologie privilégie la « visée » de la décision morale et cette visée, si elle peut se décliner avec de nombreuses nuances, trouve son expression la plus opérationnelle dans la projection que le sujet opère à propos des conséquences de son choix décisionnel : quel est le choix apte à produire du bien ? Ainsi le conséquentialisme ne tend à juger l’acceptabilité morale des actions qu’en fonction des conséquences (bonnes ou mauvaises) qu’elles entraînent. À la question de savoir s’il vaut mieux tuer une personne qu’en laisser mourir cinq autres, une réponse négative donne la priorité à la posture déontologique ; par contre une réponse positive donne la priorité à la posture conséquentialiste et tout particulièrement à cette forme de conséquentialisme qu’est l’utilitarisme [7] qui fonde sa philosophie morale sur la recherche du « plus grand bien pour le plus grand nombre ». L’éthique désigne ainsi souvent une démarche délibérative tendue par l’affrontement, en termes de conflits de valeurs, d’arguments déontologiques et d’arguments téléologiques. Il s’ensuit nécessairement que cette délibération génère un arbitrage qui privilégiera soit la posture déontologique soit la posture téléologique.
Dès lors, l’analyse de la prise de décision avec les méthodes utilisées par les neurosciences et notamment par la neurologie du comportement peut-elle permettre de formuler des hypothèses sur le fait de savoir si les choix déontologiques et les choix utilitaristes reposent sur des processus neuropsychologiques identiques ou différents ? Les méthodes utilisées sont de trois ordres :

6

  • Les premières visent à étudier les réponses de populations normales à des dilemmes moraux.
  • Les secondes visent à étudier les réponses de sujets porteurs de lésions cérébrales topographiquement documentées.
  • Les troisièmes visent à étudier l’activation cérébrale régionale en fonction des options décisionnelles face à des dilemmes moraux.
On sait la réticence que peuvent inspirer aux sciences humaines les recherches tendant à « localiser » anatomiquement les régions cérébrales impliquées dans tel ou tel processus psychologique, comme parler, se souvenir, calculer pour ne citer que des exemples courants. Il faut dire que ces études, dépassant le cadre strict de l’interprétation scientifique, ont pu favoriser des conceptions matérialistes du fonctionnement mental tendant à faire de la pensée la production d’une activité cérébrale. Et il existe aussi un courant dit neuro-théologique visant à faire des analogies entre les expériences mystiques et les expériences hallucinatoires [8], voire à étudier les zones cérébrales activées par la prière [9][10]. Ces études sont recevables à condition que les hypothèses qui en sont tirées soient bien présentées comme des débats et non comme les conséquences quasi-certaines des études scientifiques. Or le temps est venu de montrer que l’inventaire que les neurosciences tentent de dresser au sujet du fonctionnement du cerveau humain peut être aussi un outil au service de la théologie et notamment de l’interprétation des textes et de la Tradition. En effet, il ne faudrait pas qu’un mépris implicite du corps donc du cerveau puisse continuer de faire oublier cette résurrection promise à la chair et qui, quand elle fut annoncée à Athènes par Paul fit rire les Aréopagites (Ac 17, 33) convaincus de la seule immortalité de l’âme qui devait, pour se faire, s’évader du tombeau que constituait le corps. On peut d’abord rappeler que toutes nos sensations, nos émotions, nos réflexions ne se peuvent concevoir dans une immatérialité et sans le support du cerveau. Et à ce titre comment imaginer que le cerveau reste impavide quand l’être humain pense, parle, agit ? Certains peuvent certes en inférer hypothétiquement que c’est le cerveau qui pense, parle, agit. Mais on peut aussi tenir l’autre hypothèse qui est de référer à la personne humaine pensées, paroles, actions, et non à un organe en énonçant avec Paul Ricœur [11] que ce n’est pas le cerveau qui pense mais « qu’il se passe quelque chose dans le cerveau » quand nous pensons.

De l’étude des dilemmes moraux

7Les dilemmes moraux [12][13] décrivent une situation concrète qui impose au sujet un choix qui le contraint à opter entre deux valeurs conflictuelles. La première exprime l’option du sujet pour une solution « déontologique » donnant la priorité aux principes car « la fin ne justifie pas toujours les moyens ». La seconde exprime l’option du sujet pour une solution « conséquentialiste » priorisant le but à atteindre. Or il s’avère que les populations normales étudiées expriment, en fonction du problème posé, un choix majoritairement déontologique ou un choix majoritairement utilitariste. En outre, en mesurant le temps de réaction des sujets, on constate que les décisions « utilitaristes » sont exprimées en un temps plus long que les décisions « déontologiques » [14].

8Ainsi, plusieurs dilemmes étudiés en neurosciences conduisent à choisir entre la vie d’un être humain et celle de plusieurs êtres humains. Le dilemme de « la passerelle » [15] peut être exposé de la manière suivante :

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un tramway lancé sur la voie va écraser cinq personnes qui travaillent un peu plus loin sur les rails. Vous êtes sur une passerelle qui domine la voie et vous voyez la scène. Près de vous se trouve un homme, un étranger, qui est de forte corpulence. La seule manière de sauver les cinq hommes est que vous poussiez cet homme corpulent pour qu’ainsi il chute sur la voie et son corps arrêtera le tramway. Bien sûr cet homme mourra mais les cinq autres seront sauvés.
Pousseriez-vous cet étranger sur les rails afin de sauver les cinq travailleurs ?

10Face à ce dilemme, la majorité des sujets opte pour un choix déontologique, énonçant qu’il ne leur paraît pas acceptable de précipiter le sujet sur la voie [16]. Par contre le dilemme suivant dit « du tramway » expose une situation apparemment analogue :

11

vous êtes au volant d’un tramway qui approche à grande vitesse d’un aiguillage : sur les rails qui se dirigent vers la gauche se trouve un groupe de cinq travailleurs. Sur les rails qui se dirigent vers la droite, se trouve un seul travailleur. Si vous ne faites rien, le tramway prendra la voie de gauche, et causera la mort de cinq personnes. Le seul moyen d’éviter la mort de ces travailleurs est d’appuyer sur un bouton situé sur le tableau de bord, ce qui permettra au tramway de prendre la voie de droite, et de causer la mort d’un seul travailleur.

12Appuieriez-vous sur le bouton pour éviter la mort des cinq travailleurs ?

13Or la réponse à ce dilemme est majoritairement différente et exprime la légitimité morale du geste de dévier la trajectoire du tramway même si ce geste entraîne la mort d’un homme car ainsi cinq hommes seront sauvés : le choix est donc utilitariste. Les deux scénarios expriment deux types de dilemmes. Le dilemme de la passerelle est un dilemme « personnel » car la décision proposée remplit les trois critères suivants : la gravité du mal, infligé à un autre être humain, dont le sujet est l’agent direct [17]. Le dilemme du tramway est impersonnel car le sujet n’est pas l’agent directement cause de la mort qui est un effet secondaire de la nécessaire déviation de trajectoire de l’engin mais qui n’est pas intentionnellement programmée par le sujet pour arrêter le tramway. Pour un certain nombre d’auteurs [18], ce profil décisionnel distinct tiendrait à ce que les dilemmes dits personnels induisent une intense réaction émotionnelle, peut-être ontogénétiquement fondée, tandis que les dilemmes impersonnels moins déstabilisants sur le plan émotionnel induiraient des réponses plus « cognitives » laissant le temps et le champ à une analyse rationnelle et évaluative, notamment du rapport entre les bénéfices et les risques des choix à opérer. Et d’ailleurs, dans les réponses aux dilemmes personnels, l’approbation de la solution déontologique est beaucoup plus rapide que son refus ce qui peut suggérer le conflit à surmonter avec l’intuition initiale dont la rapidité (« quasi-automatique ? » ) suggère un déclenchement émotionnel « aversif ».

14Mais les distinctions faites ci-dessus doivent être nuancées. Le fait que le sujet soit l’agent direct d’un mal physique sévère est considéré comme l’élément-clé du dilemme personnel déclenchant préférentiellement une aversion émotionnelle conduisant au choix déontologique. Dans le dilemme de la passerelle, la projection volontaire du passant obèse sur les rails est un geste directement malfaisant et on peut aussi ajouter dans une optique kantienne, qu’il transforme le passant en un simple moyen, ce qui selon Kant est contraire à la dignité de la personne humaine. Toutefois, en transformant le dilemme de la passerelle en dilemme de la boucle [19] – le tramway peut être dévié sur une voie accessoire en boucle où se trouve un travailleur qui sera tué mais qui empêchera le tramway de revenir sur la voie principale et de tuer les cinq personnes qui s’y trouvent – une majorité de sujets opte pour le choix utilitariste alors même que le travailleur isolé devient par sa mort un simple moyen : en effet, si le travailleur isolé n’était pas culbuté par le tramway, ce dernier poursuivrait son chemin ; la déviation de la trajectoire deviendrait inutile car le tramway reviendrait sur la voie principale. Ainsi pour Greene [20], et bien que dans les deux cas une personne isolée soit sacrifiée pour sauver la vie de cinq autres, la différence tient à ce que pousser un sujet sur la voie est une manière directe de provoquer la mort d’un être humain, ce qui est émotionnellement plus aversif que la déviation de la trajectoire du tramway.

15Un autre élément important semble être le caractère évitable ou inévitable du drame. Il faut à ce sujet examiner le dilemme du « bébé qui pleure » qui a un fort contenu émotionnel [21] :

16

Des soldats ennemis ont pris possession de votre village. Ils ont reçu l’ordre de n’épargner aucun habitant. Avec quelques villageois, vous avez trouvé refuge dans la cave d’une grande maison Et vous entendez les voix des soldats qui viennent piller dans la maison les objets de valeur. Votre bébé commence à pleurer bruyamment. Vous lui mettez votre main sur la bouche pour qu’il ne soit pas entendu. Si vous enlevez votre main, les pleurs de votre bébé attireront l’attention des soldats qui vous tueront, vous, votre enfant et tous ceux qui se cachent dans la cave. Pour que votre vie et celle des autres soit sauves, vous devrez étouffer votre enfant jusqu’à le faire mourir ?
Bien que le niveau émotionnel de ce dilemme soit encore plus élevé que celui de la passerelle, les réponses sont plus partagées que dans le dilemme de la passerelle. L’une des hypothèses est que la mort du bébé est inévitable : il mourra seul si son père en voulant interrompre ses cris, l’empêche de respirer en mettant la main sur sa bouche, et il mourra en entraînant les autres réfugiés dans sa mort si son père le laisse, en pleurant, alerter les ennemis. Le choix utilitariste apparaît donc recevable à nombre de sujets au terme d’une délibération cognitive « longue » même si l’on comprend que le meurtre du bébé déclenche une réaction émotionnelle induisant un choix déontologique que certains peuvent valider ou remettre en question au terme d’une analyse coût-bénéfice. Quant au coût cognitif du choix utilitariste, il est illustré par le fait que quand on demande au sujet sa position à l’égard d’un dilemme personnel, son temps de réaction est allongé s’il effectue simultanément une autre tâche cognitive en cas de choix utilitariste alors que le temps de réaction ne s’allonge pas en cas de choix non utilitariste [22].

Les réponses aux dilemmes de sujets porteurs de lésions cérébrales topographiquement documentées.

17Certains sujets, adaptés et stables sur les plans professionnel et affectif, développent, après une lésion cérébrale impliquant les lobes frontaux, une instabilité professionnelle et affective, accompagnée d’une incapacité à prendre des décisions qui sont alors suscitées par le hasard, qu’il s’agisse de choix apparemment simples comme la sélection des plats sur la carte d’un restaurant ou de décisions engageant la vie professionnelle et affective. Cet état serait lié au défaut d’activation de marqueurs somatiques [23] qui tout au long de l’existence lient des « situations » (les stimuli) et leur retentissement émotionnel vécu par le corps sous l’impulsion du système nerveux autonome, soit sous une forme positive, attractive, soit sous une forme négative, répulsive (striction pharyngée, malaise général, etc.). En présence d’un choix à opérer, l’activation des marqueurs fonctionne comme un signal émotionnel corporel d’aide à la décision. Le cortex frontal est le centre de convergence des perceptions venues du monde et des signaux émotionnels qu’elles véhiculent. Privé de cette assistance émotionnelle à la décision, le sujet ne peut plus sélectionner les choix positifs même s’il accède à la reconnaissance du sens des situations sociales et imagine les réponses possibles. Tel est l’un des aspects de l’engagement du lobe frontal dans la « cognition sociale ». Ces sujets, privés de « signaux émotionnels », privilégient les choix utilitaristes dans les dilemmes personnels alors que leur choix est superposable à celui des témoins dans les dilemmes impersonnels [24][25]. Ces constatations suggèrent bien l’implication de circuits émotionnels dans les choix déontologiques alors que les choix utilitaristes se satisfont d’une intégrité des processus cognitifs. En outre, en comparant trois groupes : sujets témoins, malades atteints d’Alzheimer et malades atteints de démence frontale (vDFT), il a pu être observé que les trois groupes gardent leurs connaissances du savoir socio-moral et ne diffèrent pas dans les réponses aux dilemmes impersonnels. Par contre, seuls les malades atteints de démence frontale manifestent un comportement de type utilitariste en réponse aux dilemmes personnels [26]. Ces constatations vont dans le même sens : l’émoussement des signaux émotionnels (et la désinhibition) observés dans les démences frontales favorisent les choix utilitaristes aux dépens des choix déontologiques.

Les données de l’imagerie dynamique en réponse à des dilemmes moraux

18L’imagerie dynamique étudie le métabolisme cérébral et sa répartition régionale au cours d’une tâche de quelque nature que ce soit : tâche motrice comme le fait de bouger un doigt, tâche cognitive comme parler, compter ou encore effectuer un choix face à un dilemme moral. Il s’agit de données probabilistes fondées sur la comparaison de l’activité cérébrale « au repos » et « lors d’une tâche ». Peuvent être utilisées à cet effet soit la scintigraphie isotopique (tomographie monophotonique ou à émission de positrons) utilisant des traceurs qui expriment le métabolisme oxydatif du glucose des neurones, soit l’IRM fonctionnelle (IRMf). Ainsi les études en IRMf [27] ont montré que les sujets confrontés aux dilemmes personnels activent préférentiellement trois régions dédiées au traitement des émotions : le cortex cingulaire postérieur, le cortex préfrontal ventromédian et l’amygdale ; cette activation est aussi observée dans le sulcus temporal supérieur, qui intervient dans certains processus cognitifs. À l’inverse, la confrontation à des dilemmes impersonnels active plutôt le cortex préfrontal dorsolatéral et le lobe pariétal inférieur, deux régions dévolues aux fonctions cognitives, le cortex frontal dorsolatéral intervenant notamment dans les capacités d’initiative, de planification, de programmation, de résolution des problèmes, d’anticipation. Ces constatations ne peuvent pas être lues comme l’expression d’un cerveau compartimenté : la sur-activation de certaines zones n’exclut pas l’activation d’autres zones. Mais l’intérêt des données de l’imagerie dynamique est surtout de suggérer que les choix déontologiques et les choix téléologiques comportent des éléments distinctifs « objectifs ». De même est-il difficile d’adhérer à l’opinion de ceux qui feraient des choix déontologiques de simples réponses émotionnelles automatiques, innées, archaïques. Que l’émotion agisse comme un signal d’alarme à l’égard de la transgression de la loi morale ne veut en aucun cas dire qu’elle résume la réponse déontologique. Certains auteurs (Greene, 2008 [28]) ont pensé que la posture déontologique ne trouve pas sa source initiale dans l’entendement, mais s’accompagne secondairement d’une interprétation cognitive de l’émotion morale. Cette hypothèse rejoint l’intuitionnisme moral de Haidt [29] mais elle n’est pas exclusive d’autres interprétations. Le débat est ancien de savoir si le fondement universel du sens moral est d’abord de l’ordre du « sentiment » comme le pensaient avec bien d’autres Hutcheson et Schopenhauer ou s’il était de l’ordre de l’entendement comme l’a défendu, après quelque hésitation, Emmanuel Kant [30][31]. En tout cas, sur le plan neuropsychologique, qu’il existe « un sens moral » n’exclut pas le renforcement éducatif : l’association de transgressions avec des expériences émotionnelles désagréables construit ces signaux émotionnels d’aide à la décision qu’Antonio Damasio avait appelés des « marqueurs somatiques ». Ces marqueurs sont au cœur de réseaux neuronaux et sont situés dans la portion orbitaire du lobe frontal et leur altération privant le sujet de ces signaux émotionnels peuvent le conduire à préférer des choix utilitaristes non pas parce qu’ils sont essentiellement cognitifs mais parce que, dans certaines circonstances (voir le dilemme de la passerelle), ils peuvent d’autant plus facilement s’imposer qu’il existe un émoussement émotionnel à l’évocation de la transgression morale. Et d’ailleurs la punition dans la posture déontologique a bien une fonction « rétributive ». Ce sont d’ailleurs les deux aspects, positif et négatif, de la rétribution qui parcourent le Pentateuque : Dieu offre bénédiction si l’on suit ses commandements et la malédiction si l’on désobéit (Dt 11, 18-26). Et Job s’insurgera contre l’explication simpliste qui cherchait à toujours voir dans le malheur des hommes la conséquence du péché. Ainsi, contrairement à ce que suggère Greene [32] la posture déontologique ne peut être considérée simplement comme une réaction émotionnelle automatisée, secondairement légitimée par la raison. La posture déontologique intrique aux signaux émotionnels un déploiement cognitif qui leur est coextensif alors que la posture utilitariste se tisse dans un déploiement cognitif beaucoup plus indépendant de l’émotion et plus lent à se mettre en œuvre. Le choix de l’une ou l’autre posture dépend de la nature personnelle ou impersonnelle du dilemme, de l’intensité conflictuelle qui le sous-tend mais aussi de la personnalité du sujet.

Quelle analyse neuropsychologique du comportement de Ponce-Pilate ?

19Les constations faites en neurosciences indiquent donc une distinction nette entre l’option déontologique et l’option utilitariste dont les fondements neuropsychologiques et neurophysiologiques apparaissent donc strictement différents. Dans ces conditions, si le comportement de Pilate, loin d’être amoral, a fait l’objet d’une délibération morale, si donc le procès de Jésus a été pour lui un authentique dilemme moral, on devrait alors repérer dans son comportement, tel qu’il est relaté par les évangiles, une oscillation clairement établie entre une posture déontologique et une posture utilitariste. Même si les données neuroscientifiques ont établi les liens entre la posture déontologique et l’aversion émotionnelle à l’égard de sa transgression, les textes évangéliques nous livrent-ils des indices chez Pilate d’une déstabilisation émotionnelle qui témoignerait de l’authenticité de sa posture déontologique dont nous savons qu’elle n’a pas eu le dernier mot puisque Jésus a été condamné ?

20La première constatation est que, si Pilate a été confronté à un dilemme moral, cette confrontation aurait été sans doute moins vive si le gouverneur de Judée avait donné lui-même l’ordre d’arrêter Jésus. S’il l’avait fait, il aurait eu à connaître ce qui était reproché à Jésus. Or, aucun des trois évangiles synoptiques ne signale que les soldats romains ont participé de près comme de loin à la trahison de Judas l’Iscariote et à l’arrestation du Christ : elle est le fait d’une « foule » pour Luc (22, 47), envoyée par les grands prêtres et les anciens du peuple pour Matthieu (26, 47) auxquels Marc (14, 43) ajoute les scribes. Mais Jean introduit un doute en évoquant à la fois des satellites (ou gardes) détachés par les grands prêtres et les pharisiens (18, 3) mais aussi la cohorte. Or, comme le souligne Brown, une cohorte est composée de six cents soldats, ce qui est peu vraisemblable pour arrêter un homme désarmé. En outre (Sallwood, cité par Brown [33]), une seule cohorte tenait garnison à Jérusalem, les quatre autres étant à Césarée. Mais comment admettre la présence de soldats romains sans l’ordre ou l’accord de Pilate ? Pour Bailly [34], speira pourrait aussi se traduire par compagnie (manipulus), soit quand même le tiers d’une cohorte, ce qui reste conséquent. Pour ce même auteur, le mot peut aussi se traduire par « corps de troupe » sans précisions et il peut s’appliquer à des troupes non romaines [35] et en particulier à des troupes juives comme on peut le trouver en Judith 14, 11 ; 2 Maccabés 8, 23 ; 12, 20 ; 12, 22). Il est difficile d’admettre que Pilate ait donné un ordre d’intervention de ses troupes, sans que le reste du récit du procès y fasse allusion ; de plus, on comprendrait mal pourquoi Pilate n’aurait donné à ses troupes que la mission d’assister les gardes juifs qui s’emparèrent de Jésus. Est-ce une modalité d’expression de l’ironie johannique pour souligner la force déployée pour arrêter Jésus qui en fait se livre lui-même à ses ennemis [36] ?

21Il reste peut-être que quelques soldats romains de la cohorte aient été sollicités pour une opération de maintien de l’ordre de « routine » et que dans ce cas l’avis du préfet en personne n’ait pas été nécessaire. Le terme cohorte pourrait relever d’une métonymie ou d’une ellipse pour dire un détachement de la cohorte.

22Reste maintenant à analyser le procès de Jésus avec les outils de lecture précédemment décrits (tableau 1). Ainsi, après son arrestation, Jésus est conduit chez Anne, puis comparaît devant le Grand Prêtre avant qu’au matin le Sanhédrin se réunisse et condamne Jésus à mort dès qu’il eut « blasphémé » en se déclarant Fils de Dieu (Lc 22, 69-71 ; Mc 14, 61-64 ; Mt 27, 63-66). Et c’est alors qu’ils le livrèrent à Pilate.

23Ayant entendu les accusations portées contre Jésus, Pilate procède à son interrogatoire. Chez Jean, les juifs paraissent irrités de ne pas recevoir l’approbation immédiate du gouverneur : si Jésus n’était pas un malfaiteur, « nous ne te l’aurions pas livré (Jn 18, 30) ». Ce qui justifie la réponse cinglante de Pilate : « Prenez-le vous-mêmes et jugez-le selon votre loi » (Jn 18, 31) ; ceci amène les juifs à révéler d’emblée leur dessein : obtenir la condamnation à mort de Jésus, qu’eux-mêmes ne pouvaient exécuter (Jn 18, 31), ce qui, implicitement, indique à Pilate qu’il s’agit du verdict qu’ils ont eux-mêmes prononcé. Et pourtant, il y avait déjà une atteinte à l’ordre public par le fait même que les responsables du peuple juif avaient conduit Jésus au prétoire. Quant à Luc, outre le désordre, il cite deux autres chefs d’accusation ; Jésus empêche de payer le tribut à César et se donne pour le Christ-Roi (Lc 23, 2).

24L’amoralité de Pilate eut été de juger la cause entendue face aux plus hauts responsables juifs et aux certitudes qu’ils affichaient. Il y avait menace à l’ordre public et la calomnie que représentait l’accusation de rébellion de Jésus contre l’impôt. Que pouvait valoir dans l’absolu la vie d’un agitateur dénoncé par ses concitoyens ? Fondée sur une non prise en compte de la morale et sur l’application mécanique du maintien de l’ordre public, Pilate aurait pu acquiescer immédiatement aux vœux des représentants juifs et leur livrer Jésus. Mais des trois accusations formulées contre le Christ, Pilate néglige les deux premières, pourtant les plus simples et il interroge sur l’accusation mi-religieuse mi-politique qu’il veut éclaircir puisque en écho au « Christ-roi » dont on lui dit que cet illuminé se prétend, il pose une seule question, identiquement rapportée dans les quatre évangiles : « Es-tu le roi des juifs ? » (Lc 23, 3 ; Mc 15, 2 ; Mt 27, 11 ; Jn 18, 33). Jésus n’élude pas cette question : dans les trois synoptiques, il transforme la question en constat affirmatif renvoyé à son interlocuteur. Seul Jean détaille un dialogue capital entre Jésus et le préfet : Pilate s’affirme indépendant du débat car il n’est pas juif (Jn 18, 35). Il veut donner la parole à Jésus et entendre sa réponse aux accusations qui sont portées contre lui. Le préfet montre par là le souci qui est le sien de laisser Jésus s’exprimer face à ceux qui l’accusent et que Pilate désigne de manière hyperbolique comme « ta nation et tes grands prêtres ». Comment admettre dès lors que le comportement de Pilate ne soit qu’une mascarade ? La demande de Pilate à Jésus relève au moins d’une préoccupation déontologique : respecter l’équité entre un accusateur puissant et un accusé abandonné de tous. Et l’interrogation de Pilate ne porte pas sur ce qui constituerait pourtant l’essentiel d’une affaire de maintien de l’ordre et de respect du pouvoir (les accusations de désordre et de refus d’acquitter l’impôt), elle concerne l’accusation la plus mystérieuse : comprendre pourquoi cet homme isolé et désarmé peut se dire « roi des juifs ». Car Pilate a bien compris que c’est cette seule prétention de Jésus qui a entraîné sa condamnation à mort par les responsables juifs. Statuer sur le contenu de cette accusation relève bien d’une posture déontologique ciblée qui ne tient pas compte des accusations subsidiaires ajoutées pour légitimer une atteinte à la « pax romana ». La réponse de Jésus est sans équivoque : il est roi mais sa royauté n’est pas de ce monde. Pilate insiste, Jésus maintient et témoigne. Il dit que sa mission est de rendre témoignage à la vérité. La réponse de Pilate a une teinte de joute philosophique puisqu’il s’exclame : « Qu’est-ce que la vérité ? » (Jean 18, 38) ?

25Et Jésus, selon Marc et Matthieu, ne répondra à aucune autre question que celle portant sur sa royauté. Il reste mutique devant les accusations des grands prêtres (Mc 15, 3) et des anciens (Mt 27, 12). Pilate ne s’en irrite pas et selon Marc (15, 3) et Matthieu (27, 14) sa réaction est l’étonnement qui suscite l’indécision [37]. Luc et Jean sont dans la même lignée de pensée mais sont plus explicites : « Je ne trouve rien de criminel en cet homme » dit Pilate aux grands prêtres et aux foules, selon Luc (23, 4), ce que Jean exprimera, telle une conséquence logique : « Je ne trouve en lui aucun motif de condamnation » (Jn 18, 38). Ces deux versets montrent que Pilate est bien entré dans un dilemme moral. Certes il ne tranche pas pour un choix déontologique qui se serait imposé à lui mais il entre dans un débat dont il sera le protagoniste central jusqu’à la condamnation de Jésus. Et le constat d’innocence participe bien du même déclenchement émotionnel que suggère l’étonnement qui l’avait envahi. Le sens du verbe ??????? peut correspondre à « admirer » ou à « étonner », le contexte précisant selon Blass et Debrunner [38] si l’étonnement est compris dans un sens positif ou négatif. Or, ce verbe revient sept fois chez Matthieu et quatre fois chez Marc. Chez Marc, le sens est celui de surprise interrogative (Mc 5, 20 ; 6, 6 ; et 15, 44). Chez Matthieu, le verbe glisse vers l’admiration de Jésus à l’égard de la foi du centurion (Mt 8, 10), de ceux qui entourent Jésus quand il commande aux vents et aux flots (8, 27), de la foule quand Jésus guérit le sourd-muet (Mt 9, 33), mais aussi les estropiés, les boiteux, les aveugles (Mt 15, 31) ; des disciples quand Jésus dessécha le figuier (Mt 21, 20) ; c’est aussi l’étonnement des pharisiens auxquels Jésus répond de rendre à César ce qui est à César (Mt 22, 22). Ainsi le sens du verbe est souvent positif et ne traduit jamais un agacement. En outre Matthieu ajoute que Pilate fut ‘fort’ étonné par Jésus. Certes, le contexte ne permet pas d’affirmer que le mot devrait être pris dans le sens d’un sentiment d’admiration inspiré par Jésus à Pilate. En tout cas, l’indécision de Pilate indique pour le moins, que Pilate fut troublé par le comportement de Jésus à tel point que chez Matthieu, comme chez Marc, l’étonnement est suivi de la proposition de Pilate de libérer Barabbas. L’émoi déontologique induit cette tentative de compromis utilitariste.

26Chez Luc, tout aurait été résolu si les grands prêtres et la foule avaient acquiescé à l’opinion de Pilate mais les accusateurs insistent en excipant de l’atteinte à l’ordre public et en énonçant qu’il était Galiléen. Pilate tente alors de trouver un compromis utilitariste au dilemme, le premier dans le récit de Luc (Lc 23, 7). Puisque l’homme est galiléen, il est donc sujet d’Hérode : le gouverneur ne libère pas Jésus bien qu’il le considère innocent mais il renvoie Jésus, le Galiléen, vers Hérode. Or Hérode ne fit que se gausser de Jésus et ne décida rien. De sorte que Luc place après la visite chez Hérode, la déclaration solennelle de Pilate sur l’innocence de Jésus. Le gouverneur s’appuie sur sa propre instruction et sur l’avis d’Hérode. Pilate revient dans une posture déontologique en refusant la condamnation à mort d’un innocent. Mais simultanément, il fait un pas vers un second compromis utilitariste : il déclare qu’il relâchera Jésus après l’avoir fait châtier (Lc 23, 16). Ainsi Pilate qui ne peut négliger l’ordre public, tente par ce compromis du châtiment corporel, de calmer l’agitation d’une populace attisée par les imprécations des grands prêtres. Marc, Matthieu et Jean ne relatent pas cette première proposition de châtiment et ils évoquent d’emblée la proposition de libération de Jésus à laquelle la foule répond en demandant la libération du brigand Barabbas : trois fois Pilate tente d’infléchir le choix de la foule, et il propose une deuxième fois selon Luc (23, 22) de faire châtier Jésus. Et c’est avant le deuxième appel de Pilate à la foule que Matthieu insère l’intervention de l’épouse lui enjoignant de ne rien entreprendre contre Jésus, « ce juste » (Mt 27, 19). Le deuxième appel à la foule est suivi chez Matthieu de l’épisode du lavement des mains. Cet épisode a été habituellement considéré comme la manifestation de la lâcheté ou de l’hypocrisie de Pilate, incapable de tenir tête aux représentants des juifs et à la foule qu’ils manipulaient et prêt à accepter de condamner en se dégageant de la responsabilité de cette condamnation. Les exégètes ont pu aussi s’étonner de voir un païen réaliser un geste rituel juif, signe d’innocence (Ps 26, 6 et Ps 73, 13) et de purification de souillure, tout particulièrement de la souillure du sang (Dt 21, 1-9). Brown [39] rappelle qu’un tel « geste de purification protectrice » se trouve dans la littérature grecque et romaine. En tout cas le texte matthéen est clair : Pilate se lave les mains en public et il donne lui-même la signification de son geste : il est innocent et par ce geste il se délivre donc de la souillure que constituera le sang de Jésus. Pilate, se sentant acculé à la condamnation recourt donc à ce geste pour ôter de lui cette souillure et proclamer son innocence. Il est dans la phase la plus tendue du dilemme qui a les trois caractéristiques du dilemme qualifié dans la littérature neuroscientifique de « personnel » : il se prépare à faire un acte grave à l’égard d’un autre être humain par une décision qui fait de lui l’agent direct de la mort. La transgression morale qu’il s’apprête à faire déclenche chez lui une aversion émotionnelle, un mal confort qui le conduisent à un lavement de mains, geste certes symbolique mais qui a aussi sa réalité « physique ». Cette aversion émotionnelle est de l’ordre du dégoût qui permet de protéger le corps de ce qui peut attenter à sa pureté, comme des parasites, des germes, des substances avariées mais cette émotion peut aussi concerner le domaine social et moral (Rozin) [40]. Le lavement des mains, outre sa signification symbolique, a, en regard, sa propre consistance physique comme témoin et tentative d’amendement du mal confort émotionnel. Des structures nerveuses similaires étant impliquées dans les expériences de dégoût physique et de dégoût moral, on peut comprendre que les sensations physiques de dégoût puissent retentir sur des jugements moraux ; c’est en tout cas ce que cette expérience suggère. Tout indique aussi comme le pressentait Haidt [41] que les connexions entre la pureté morale et physique influencent les jugements moraux indépendamment d’un processus délibératif patent [42]. Pilate qui se sait par sa fonction de préfet, acculé à un choix utilitariste mais soucieux aussi d’une posture déontologique a tenté par de multiples tentatives témoignant d’un travail cognitif de trouver un compromis, sitôt convaincu de l’innocence de Jésus. Le premier compromis eut été de persuader les juifs de l’innocence du prévenu. Ils refusèrent. Le deuxième eût été d’apaiser leur courroux avec une sanction « réversible » en relâchant Jésus en application du privilège festif. Mais sa première proposition d’indulgence se heurte à l’hostilité de la foule. Pilate pressentant que sa stratégie cognitive est en voie d’échec et « qu’il n’avançait à rien » (Mt 27, 24) ressent cet orage émotionnel du dégoût moral qui appelle de sa part ce geste certes rituel mais physique, car le rite s’exprime bien par le corps qui a besoin de ressentir un vécu de pureté mis à mal par la perspective de la condamnation et son retentissement émotionnel. Ce geste peut aussi lui permettre de retrouver au moins fugitivement le vécu qui était le sien tant qu’il pensait le compromis possible.
Et pourtant, Pilate poursuit et par trois fois propose de libérer Barabbas : la foule, tout aussi inlassablement, crie à la crucifixion de Jésus.
Jean ne relate pas ce triple appel du gouverneur à la libération de Jésus mais il relate un comportement qui reflète la même mise en œuvre d’une stratégie cognitive destinée à obtenir un choix utilitariste (le retour à l’ordre) compatible avec sa conviction déontologique (l’innocence de Jésus) : une fois Jésus interrogé, Pilate sort (une deuxième fois) du prétoire (Jn 18, 38b) pour informer les juifs de son sentiment : « je ne trouve en lui nul motif de condamnation ». Et il propose d’emblée, en application de la coutume, la libération de Barabbas le brigand (Jn 18, 39-40). Pilate ressort une troisième fois accompagné de Jésus « portant la couronne d’épines et le manteau de pourpre » (Jn 19, 5). Pense t-il les apaiser en leur montrant Jésus humilié ? Pense-t-il éveiller leur compassion ? Il ne recueille que les cris d’appel à la crucifixion des grands prêtres et des gardes (Jn 19, 6). Pilate insiste : s’il doit être crucifié, il le sera par les juifs car lui, Pilate, le trouve innocent (Jn 19, 6). Et à Pilate qui invoque la loi morale qui commande de ne pas condamner l’innocent, les Juifs opposent leur Loi, celle qui interdit sous peine de mort de se dire Fils de Dieu. Deux postures déontologiques s’affrontent : celle de Pilate qui vient du plus profond de l’humain donc de l’universel – ne pas tuer un innocent – et celle des grands prêtres qui invoquent une Loi qui fait figure d’alibi. On comprend alors la frayeur de Pilate (Jn 19, 8) qui voit sa posture déontologique mise à mal par l’invocation par les juifs de leur propre posture déontologique, leur Loi. Comment dès lors échapper à la condamnation en préservant l’ordre public ? Mais Pilate n’abandonne pas encore. Il entre une nouvelle fois au prétoire pour demander à Jésus de s’expliquer (Jn 19, 9). La réflexion qu’il fait à Jésus montre combien il est englué dans ce dilemme « personnel ». Car, en disant qu’il a pouvoir de relâcher et pouvoir de crucifier (Jn 19, 10), il montre aussi par là combien il a conscience d’être l’agent principal de la condamnation à mort de Jésus. Et c’est parce qu’il est piégé par l’obligation d’un choix utilitariste qu’il cherche encore des arguments qui permettraient de le relâcher en retrouvant la paix publique. Et la foule crie et en appelle cette fois non pas à la Loi de Dieu mais à celle de César, celle-là même dont Pilate est comptable. L’instruction du procès est terminée. La quatrième sortie de Pilate est celle de la sentence. Il amène Jésus dehors et s’assied comme s’assied le juge. Blass et Debrunner soulignent le caractère très ambigu de l’aoriste « ???????? » du verbe « ?????? » En effet le verbe peut avoir un sens transitif, et comme le souligne de la Potterie, cité par Simoens [43], les deux verbes successifs « ???? » et « ?????? » sont transitifs et incorporent le mouvement de Pilate qui fait sortir Jésus et le fait asseoir « ??? ????? ????????? ??????????? ». Pilate est alors le sujet des deux verbes. Tel est le choix fait par la Bible Osty et par la Traduction officielle pour la liturgie qui écrivent que Pilate « fit asseoir Jésus ». Pour Simoens, le verbe doit être pris dans son sens intransitif qui est habituel dans le Nouveau Testament (comme Actes 12, 21 ; 25, 6) et ce d’autant que ce sens intransitif, faisant asseoir Jésus, le met en posture de juge [44]. C’est aussi l’avis de R. E. Brown [45] qui pense que l’utilisation transitive du verbe aurait nécessité un pronom complément d’objet, que le terme « ???? » désigne la place du juge comme en Mt 27, 19 et il ajoute même que ce geste serait apparu comme « une bouffonnerie » eu égard au sérieux de la loi romaine. Brown rejette aussi l’hypothèse d’un double sens, intransitif sur le plan historique et transitif sur le plan théologique car un double sens ne saurait être fondé sur une ambigüité syntaxique. Il n’empêche que même s’il ne s’agit pas d’un double sens, cette ambigüité sémantique fait pour le moins écho au mal confort du juge dont le vécu fait de lui aussi un accusé. Le choix utilitariste le plus inconfortable est consommé. Pilate demande s’il doit crucifier le roi des Juifs, « votre Roi » (Jn 19, 15). La réponse était attendue mais la sentence engage pleinement la responsabilité de Pilate dans le choix utilitariste auquel, malgré son dilemme, il a été acculé. Les juifs clament leur allégeance à un seul roi, César. Le piège se referme, Pilate livre Jésus à la crucifixion et il disparaît de la scène. Jésus est livré à « la volonté » de ses bourreaux (Lc 23, 25) tandis que Marc et Matthieu relatent qu’ils se jouèrent de lui (Mc 15, 20 ; Mt 27, 21) avant de lui remettre ses vêtements et de l’emmener pour être crucifié.
Son dernier geste fut d’imposer que soit inscrit le titre de Roi des juifs au haut du gibet, ce titre que les juifs avaient considéré comme blasphématoire mais que Pilate maintient malgré les protestations des grands prêtres (Jn 19, 22).
On a vu plus haut que Pilate avait déjà manifesté des tendances répressives et que même Luc relata « ce qui était arrivé aux Galiléens, dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs victimes ». Et pourtant, cet épisode ne peut être considéré comme contradictoire avec le comportement de Pilate lors du procès de Jésus. La répression d’une émeute ne met pas le responsable de la répression dans la même situation que la condamnation d’un homme présent, en face à face. La seconde situation est « personnelle », la relation directe, et la violence est confrontée avec une alarme émotionnelle aversive. La première situation est impersonnelle, émotionnellement moins déstabilisante, mettant en jeu une démarche fondée sur l’évaluation des risques et des bénéfices donc de type utilitariste et faisant des victimes de type « statistique » (Schelling, 1968) [46] et non des victimes « identifiées ». Les victimes « identifiables » génèrent ainsi une réponse émotionnellement plus puissante que les victimes « statistiques » (Small et Lowenstein, 2003) [47].

Discussion et conclusions

27Une analyse neuropsychologique du procès de Pilate est ainsi proposée sur le modèle d’étude en neurosciences des caractères constitutifs des dilemmes moraux tels qu’ils ont été étayés par les données de l’imagerie cérébrale et par le comportement de sujets cérébrolésés. Les études neuroscientifiques des dilemmes moraux ont visé à caractériser le comportement humain en situation de décision morale et en distinguant les prises de décisions du savoir moral théorique. Ces études ont permis d’opposer les dilemmes personnels et les dilemmes impersonnels, distinction d’autant plus efficace que les premiers expriment un choix particulièrement conflictuel et sont chargés d’une forte composante émotionnelle comme le dilemme du pont et le dilemme du bébé qui pleure. Le procès de Jésus offre l’opportunité d’une lecture du comportement d’un « juge » dont les intentions et la sincérité ont fait l’objet d’interprétations diverses que les méthodes exégétiques classiques n’ont pu totalement éclairer. Or l’analyse comportementale de Pilate montre que la manière qu’il a eu d’aboutir au verdict réunit les critères de la confrontation à un dilemme moral personnel et que Pilate n’a pas réagi à la problématique posée par le Christ de manière mécanique ni à fortiori amorale. La décision de Pilate, quelque jugement que l’on puisse porter sur elle, est le fruit d’une délibération morale montrant son embarras. Et cet embarras fut d’autant plus grand que la fonction politique de Pilate lui imposait un choix utilitariste, celui de maintenir la paix civile. Le choix utilitariste procède essentiellement d’une stratégie cognitive visant à établir une analyse aussi précise que possible des risques et des avantages d’une décision. Or le déroulement du procès du Christ montre que Pilate tenta tout au long du procès de prendre en compte une posture déontologique dont les neurosciences suggèrent qu’elle est assistée par une alarme émotionnelle aversive à l’égard du mal (et au maximum de la mort) infligée directement à autrui. Cette déstabilisation émotionnelle survient à au moins trois reprises. Il s’agit d’abord de l’étonnement de Pilate rapporté par Marc et Matthieu (Mc 15, 4 ; Mt 12, 14). Ce dernier relate aussi le lavement des mains. Le lavement des mains de Pilate peut être lu au dioptre de cette tension émotionnelle devenue maximale quand le gouverneur pressentit l’impossibilité de calmer les grands prêtres et la foule par un compromis utilitariste acceptable sur le plan déontologique. Pilate ne pouvant assumer la charge émotionnelle aversive du verdict qu’il allait devoir prononcer éprouva le besoin de faire un geste de purification, apte aussi à atténuer la composante somatique de son vécu émotionnel. Et c’est Jean qui évoquera l’effroi de Pilate (Jn 19, 8). Mais pour autant ces notes émotionnelles s’essaiment tout au long d’un discours qui montre la stratégie cognitive de Pilate, glissant du compromis utilitariste à la solution utilitariste maximale. Tel fut le double échec de Pilate : devoir renoncer à sa posture déontologique, puis devoir renoncer à un compromis utilitariste pour finalement faire et laisser crucifier un innocent, seul moyen d’aller au bout de sa mission incontournable de gouverneur : le maintien de l’ordre public.

28Ainsi les méthodes et approches pour l’interprétation de la Bible dans l’Église avaient fait une place dans le Document de la Commission Biblique Pontificale (1993) [48] aux nouvelles méthodes d’analyse littéraire et aux approches par les sciences humaines. Le texte présenté ici suggère que les neurosciences en général et la neuropsychologie en particulier peuvent aussi apporter leur contribution à l’exégèse biblique. La neuropsychologie a pour objet initial l’étude des perturbations cognitives, émotionnelles et comportementales provoquées par les lésions du cerveau [49]. En dehors de ses objectifs diagnostiques et thérapeutiques, la recherche en neuropsychologie part de la connaissance des désordres provoqués par les lésions du cerveau, pour générer et argumenter des hypothèses sur le fonctionnement du cerveau normal. Or, si certains ont pu assimiler le fonctionnement mental et le fonctionnement neuronal, la démarche scientifique ne s’oppose nullement à la distinction de ces deux niveaux de fonctionnement. Il est en tout cas clairement établi que les lésions cérébrales peuvent perturber gravement les aptitudes cognitives (langage, mémoire par exemple jusqu’aux capacités de jugement et de raisonnement) ; elles peuvent aussi perturber les aptitudes émotionnelles et les comportements humains et ainsi la manière « d’être-au- monde ». Mais la science n’a pas pour mission de dire si le cerveau est à la fois le piano et le pianiste ou si le cerveau n’est que l’instrument au service d’une personne humaine dont il représente l’interface entre la pensée et les émotions d’une part, les émotions et les comportements d’autre part. C’est cette intuition qui animait Bergson [50] quand il écrivait que « l’activité cérébrale est à l’activité mentale ce que les mouvements du bâton du chef d’orchestre sont à la symphonie ». C’est aussi ce qu’exprimait à sa manière Paul Ricœur [51] dans son dialogue avec Pierre Changeux quand il disait : « Le discours du psychique comprend le neuronal et pas l’inverse » ou encore « le cerveau ne pense pas au sens d’une pensée qui se pense » et ce, même si la pensée ne peut se penser sans le cerveau.
Ainsi puisque la neuropsychologie n’a aucun parti-pris métaphysique, elle peut éclairer les comportements humains à partir des mécanismes cérébraux qui les sous-tendent et qui fondent la condition charnelle de notre humanité. Ainsi l’étude de la dualité des choix déontologiques et utilitaristes n’est pas dans cette démarche validée par la seule spéculation mais bien parce que l’imagerie cérébrale et les conséquences des lésions cérébrales montrent que les mécanismes cérébraux qui sous-tendent ces choix sont différents. Ainsi les malades atteints de démence fronto-temporale, privés de signaux émotionnels, s’orientent sans hésitation vers les choix utilitaristes déployant préférentiellement des stratégies cognitives. C’est donc bien sur la base de cette dualité neuropsychologiquement fondée que le comportement de Pilate peut s’éclairer d’arguments issus des neurosciences. Et c’est ainsi que cette approche pourra contribuer à éclairer à sa manière l’exégèse des textes bibliques.

Tableau 1

Le procès de Jésus fait alterner les postures déontologiques et utilitaristes de Pilate. Ces postures alternent trois fois chez Jean et Luc, deux fois chez Marc et Matthieu.

Tableau 1
Posture Jean Luc Marc Matthieu Déontologique 18,29 : « Quelle accusation… ? 23,3 : « Tu es le roi des juifs… » 23,4 : « Je ne trouve en cet homme aucun motif de condamnation… » 15,2 : « Tu es le roi des juifs ? » 15,4 : « Tu ne réponds rien ? » [15,5 : L’étonnement de Pilate] 27,11 : « Tu es le roi des Juifs ? » 27,13 : « N’entends-tu pas… ? » [27,14 : L’étonnement de Pilate] Utilitariste (compromis) 18,31 : « …Jugez-le selon votre Loi » 23,7 : « …Il le renvoya à Hérode… » 15,8 : « Voulez-vous que je vous relâche le roi des juifs ? » 27,17 : « Lequel voulez-vous que je relâche… ? » [27,19 : Le songe de l’épouse…] 27,21 : « Lequel voulez-vous que je relâche… ? » Déontologique 18,33-35 : « Qu’as-tu fait ? » 18,38 : « Je ne trouve en lui aucun motif de condamnation » 23,14 : « …Je n’ai trouvé en cet homme aucun motif de condamnation… Hérode non plus… » 15,12 : « Que ferai-je donc de celui que vous appelez le roi des Juifs ? » 15,14 : « …Qu’a-t-il donc fait de mal ? » 27,22 : « Que ferai-je donc de Jésus… ? » 27,23 : « Quel mal a-t-il donc fait ?… » [27,24 : Le lavement des mains] Utilitariste (compromis : Jean et Luc) 18,39 : « Voulez-vous que je vous relâche le roi des juifs ? » 19,1 : Pilate… le fit flageller. 23,16 : « …je le relâcherai donc après l’avoir châtié. » 15,15 : Barabbas relâché, Jésus flagellé, Jésus livré 27,26 : Barabbas relâché Jésus flagellé Jésus livré Déontologique 19,4 : « …je ne trouve en lui aucun motif de condamnation ». [19,5 : « …Ecce homo … »] 19,6 : « …je ne trouve en lui aucun motif de condamnation. » [19,8 : L’effroi de Pilate] 19,9-10 : « D’où es-tu ? » [19,10 : « …J’ai pouvoir… »] [19,12 : …Pilate cherchait à le relâcher…] 19,15 : « Crucifierai-je votre roi ? » 23,20 : Pilate, [qui voulait relâcher Jésus] leur adressa la parole. 23,22 : « Quel mal a donc fait cet homme ? Je n’ai trouvé en cet homme aucun motif de condamnation… » Utilitariste 19,16 : « Il le leur livra… » 23,22 : « …je le relâcherai donc après l’avoir châtié… » 23,25 : Barabbas relâché Jésus livré

Le procès de Jésus fait alterner les postures déontologiques et utilitaristes de Pilate. Ces postures alternent trois fois chez Jean et Luc, deux fois chez Marc et Matthieu.

29La montée dramatique est maximale chez Jean où la troisième posture déontologique de Pilate s’accompagne de l’effroi suscité par la perspective de condamnation d’un innocent au moment même où Pilate se ressent avec intensité comme l’agent principal du châtiment horrible et injuste qu’il entrevoit pour Jésus avec pour conséquence son vif souhait de le relâcher. L’étonnement de Pilate est dans le sillage émotionnel de la posture déontologique initiale chez Marc et Matthieu. Le lavement des mains lors de la deuxième posture déontologique chez Matthieu exprime aussi le désarroi émotionnel de Pilate.

30CHU Service de Neurologie

312, rue de la Milétrie

3286021 Poitiers

Notes

  • [1]
    Professeur de neurologie-praticien hospitalier. Université et Centre hospitalier et universitaire de Poitiers ; coresponsable de l’Espace éthique du CHU de Poitiers. Service de neurologie ; Unité de neuropsychologie et de rééducation du langage.
  • [2]
    J. P. Lémonon, Ponce Pilate, Ivry-sur-Seine (Val de Marne), les éditions de l’Atelier, 2007.
  • [3]
    R. E. Brown, La mort du messie. Encyclopédie de la passion du Christ. De Gethsémani au tombeau, Paris, Bayard, 2005.
  • [4]
    R. E. Brown, op. cit.
  • [5]
    J. P. Lémonon, Ponce Pilate, op. cit.
  • [6]
    E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs. Traduction Delbos, 10e édition, Paris, Delagrave, 1943.
  • [7]
    J. S. Mill, L’utilitarisme, Paris, P.U.F., 1998.
  • [8]
    S. Arzy, M. Idel, T. Landis, O. Blanke, “Why revelations have occurred on mountains ? Linking mystical experience and cognitive neuroscience”, Med Hypotheses 65/5 (2005), p. 841-845.
  • [9]
    N. P. Azari, J. Nikel, G. Wunderlich, M. Niedeggen, H. Hefter, L. Tellmann, H. Herzog, P. Stoerig, D. Birnbacher, R. J. Seitz, “Neural correlates of religion experience”, Eur J Neurosci 13/8 (2001), p. 1649-1652.
  • [10]
    M. Beauregard, V. Paquette, “Neural correlates of a mystical experience in Carmelite nuns”, Neurosci Lett 405/3 (2006), p. 186-190.
  • [11]
    J. P. Changeux, P. Ricœur, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, Paris, éditions Odile Jacob, 1998.
  • [12]
    J. J. Thomson, Rights, restitution and risk : Essays in moral theory, Cambridge, Mass., USA, Harvard University Press, 1986.
  • [13]
    M. D. Hauser, Moral Minds : How Nature designed our universal sense of right and wrong, New-York, Ecco/Harper Collins, 2006.
  • [14]
    J. D. Greene, I. E. Nystrom, A. D. Engell, J. M. Darley, J. D. Cohen, “The neural basis of cognitive conflict and control in moral judgment”, Neuron 44 (2004), p. 389-400.
  • [15]
    Ibidem.
  • [16]
    Ibidem.
  • [17]
    J. D. Greene, The Secret Joke of Kant’s Soul, dans W. Sinnot-Amstrong (ed.), Moral Psychology, volume 3, Cambridge, Massachusetts, USA, London, England, The MIT Press, 2008, p. 35-91.
  • [18]
    Ibidem.
  • [19]
    J. J. Thomson, op. cit.
  • [20]
    J. D. Greene, op. cit.
  • [21]
    M. Koenigs, L. Young, R. Adolphs, D. Tranel, F. Cushman, M. Hauser, A. Damasio, “Damage to the prefrontal cortex increases utilitarian moral judgments”, Nature 446 (2008), p. 908-911.
  • [22]
    J. D. Greene, op. cit.
  • [23]
    A. R. Damasio, “The somatic marker hypothesis and the possible functions of the prefrontal cortex”, Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci 351 (1996), p. 1413-1420.
  • [24]
    M. Koenigs, op. cit.
  • [25]
    E. Ciaramelli, M. Muccioli, E. Ladavas, G. di Pellegrino, “Selective deficit in personal judgment following damage to ventromedial prefrontal cortex”, Soc Cogn Affect Neurosci 2 (2007), p. 84-92.
  • [26]
    M. F. Mendez, E. B. A. Anderson, J. R. N. Shapira, “An investigation of moral judgment in fronto-temporal dementia”, Cognitive and Behavioral Neurology 18/4 (2005), p. 193-197.
  • [27]
    J. D. Greene, op. cit.
  • [28]
    Ibidem.
  • [29]
    J. Haidt, J. Craig, « De l’unité des intuitions morales à la diversité des vertus », Terrain 48 (2000), p. 89-100.
  • [30]
    R. Theis, L. K. Sosoe, Les sources de la philosophie kantienne aux xviie et xviiie siècles, Paris, Vrin, 2005.
  • [31]
    J. Domenech, L’éthique des Lumières, Paris, Vrin, 1989.
  • [32]
    J. D. Greene, op. cit.
  • [33]
    R. E. Brown, op. cit.
  • [34]
    A. Bailly, Dictionnaire Grec-Français, Paris, Hachette.
  • [35]
    A. Jaubert, « Les séances du sanhédrin et les récits de la passion », Revue de l’Histoire des religions 167/1 (1965), p. 1-33, ici p. 11.
  • [36]
    G. Haroutounian, L’épisode de l’arrestation du Christ selon l’Évangile de Saint Jean (Jn 18, 1-12) et les synoptiques. http://www.eglise-armenienne.com/Articles/Exegese/Exegese_Jean.htm.
  • [37]
    M. J. Lagrange, R. P. C. Lavergne, Synopse des quatre évangiles, Paris, Librairie Lecoffre, J. Gabalda et Cie, 1946.
  • [38]
    F. Blass, A. Debrunner, A greek grammar of the new testament and other early christian literature, Cambridge, University Press, 1961.
  • [39]
    Op. cit.
  • [40]
    P. Rozin, J. Haidt, C. R. Mc Cauley, “Disgust”, dans M. Lewis et J. M. Haviland (eds), Handbook of emotions, 2e édition, New-York, Guilford, 2000, p. 637-653.
  • [41]
    J. Haidt, P. Rozin, C. R. Mc Cauley, S. Imada, “Body, Psyche, and Culture. The relationship between disgust and morality”, Psychology and Developping Societies 9 (1997), p. 107-131.
  • [42]
    S. Schnall, J. Benton, S. Harvey, “With a clean conscience. Cleanliness reduces the severity of moral judgments”, Psychological Science 19/12 (2008), p. 1219-1222.
  • [43]
    Y. Simoens, Selon Jean. 3. Une interprétation, Bruxelles, Institut d’études théologiques, 1997.
  • [44]
    R. Robert, « Pilate a-t-il fait de Jésus un juge ? », Revue Thomiste, 1983, p. 275-287, cité par Y. Simoens, op. cit.
  • [45]
    R. E. Brown, The Gospel according to John (XIII-XXI). Garden City, New York, Doubleday & Company Inc., 1986.
  • [46]
    T. C. Schelling, “The life you save may be your own”, dans S. B. Chase (ed.), Problems in public expenditure analysis, Washington, Brookings Institution, 1968, p. 127-176.
  • [47]
    D. A. Small, G. Lowenstein, “Helping a victim or helping the victim”, Journal of Risk and Uncertainty 18 (2003), p. 311-318.
  • [48]
    Commission biblique pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Église, Libreria Editrice Vaticana, 1993.
  • [49]
    R. Gil, Neuropsychologie, Paris, Masson, 2006.
  • [50]
    H. Bergson, L’énergie spirituelle, Paris, P.U F., 1919.
  • [51]
    J. P. Changeux, P. Ricœur, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, op. cit.
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