Notes
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[1]
Søren Kierkegaard, Correspondance, traduit, présenté et annoté par Anne-Christine Habbard, Paris, Éditions des Syrtes, 2003, p. 246-249.
-
[2]
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Éd. du Seuil, 1973, p. 35.
-
[3]
S. Kierkegaard, Correspondance, op. cit., p. 200.
-
[4]
Par référence à l’agalma, que Lacan prélève dans le Banquet de Platon pour y voir la figure de l’objet cause du désir.
-
[5]
Ibid., p. 256.
-
[6]
Ibid., p. 354.
-
[7]
S. Kierkegaard, Papirer XI, A 442, Journal, t. III, traduction par Knud Ferlov et Jean-J. Gateau, Paris, NRF Gallimard, 1955, p. 129.
-
[8]
Tout ça « pour une coquette », dit-il…
-
[9]
Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray, Paris, Le livre de poche, n° 3134, 1996, p. 40.
-
[10]
S. Kierkegaard, projet de lettre à Frederik Schlegel (1849), dans Correspondance, op. cit., p. 366.
-
[11]
S. Kierkegaard, In vino véritas, Climats, Castelnau-le-Lez, 1999, p. 65.
-
[12]
« La diffame », selon le jeu de mot de Lacan dans Le séminaire XX, Encore (1972-1973), Paris, Éd. du Seuil, 1975, p. 79.
-
[13]
S. Kierkegaard, In vino veritas, op. cit. p. 105.
-
[14]
J. Lacan, Le Séminaire XX, Encore (1972-73), op. cit., p. 34.
-
[15]
Ibid.
-
[16]
S. Kierkegaard, In vino veritas, op. cit., p. 80.
-
[17]
S. Kierkegaard, Pap. XI A 531, Journal, t. III, op. cit., p. 160.
1Lettre de Søren Kierkegaard à Julie Thomsen, février 1847 :
Ma chère cousine ! […] Hélas, il n’est que trop vrai que tu ne me rencontres jamais en ville ; pire encore, il n’est que trop vrai, comme tu me le reproches, que je ne tiens pas mes promesses de venir te rendre visite. Eh ! bien alors, accepte cette petite épître, considère là comme une rencontre en ville ou comme une visite chez toi. […] Ma chère Julie, tu dois penser que c’est là une étrange démarche et que « ce temps qu’il passe à écrire une lettre, il ferait mieux d’en profiter pour une visite » […] Le fait est que je suis amoureux de ma plume. On dira que c’est un piètre objet sur lequel jeter son dévolu amoureux… Peut être. Cela ne signifie d’ailleurs pas que je sois toujours comblé dans mes relations avec elle – il m’arrive parfois de la jeter au loin dans la plus grande exaspération. Hélas, cette exaspération elle-même me rappelle alors combien j’en suis amoureux, car c’est un conflit qui finit comme les conflits amoureux. […] Je ne peux me libérer de ce commerce avec ma plume – oui, il va jusqu’à m’empêcher d’entamer des relations avec qui que ce soit d’autre. Lorsque chez moi, je pense à quelqu’un qui m’est cher, je me dis : « Tiens, tu devrais aller le voir sur-le-champ. » Mais qu’arrive-t-il alors ? J’examine cette idée pendant si longtemps que finalement la plume se glisse insidieusement dans ma main. Et au lieu d’une visite en ville, cela se transforme en une lettre de plus à la maison. Je m’entretiens à l’aide de ma plume avec cette personne, mais lorsque j’en ai fini, la plume me rit au nez : car effectivement, elle s’est bien jouée de moi ! […] La plume me fait croire qu’elle peut sans aucun problème m’informer de l’effet qu’aura ma lettre sur son destinataire : ce qu’il dira, ce que je dirai alors, ce qu’il répondra ensuite, etc. Bref, au lieu d’être envoyée, la missive que je brûle est encore l’occasion d’une petite étude d’après nature. Cette étude ne peut évidemment être envoyée, elle est donc elle aussi vouée à la disparition. Et voilà que la plume m’a à nouveau dupé ! Elle me prive de beaucoup de plaisirs de la vie… La seule consolation qui me reste est de parvenir, grâce à elle, à décrire plus ou moins bien la facilité avec laquelle elle m’a trompé [1].
3Celui que Lacan appelait « le plus aigu des questionneurs de l’âme avant Freud » [2], ce si subtil clinicien et poète de la rencontre, Kierkegaard, restait pourtant dans son existence concrète dans cette position de retrait vis-à-vis de la rencontre, à l’abri de ce réel. À Emil Boesen, il écrivait : « Je t’ai rendu visite spirituellement, corporellement, je ne rends visite à personne » [3]. Isolé mais pas sans lien, le Danois interposait dans sa relation avec ses contemporains, avec le monde, cet objet agalmatique [4] de l’écriture, cette plume qui a consommé ses nuits, brûlé son héritage, répandu son cri dans un siècle devenu sourd, et consigné l’étendue phénoménale de son fameux journal.
4Cette formidable graphomanie que la psychiatrie moderne réduirait au squelette desséché d’une « conduite addictive », supposait d’avoir fait de l’écritoire un véritable « partenaire-symptôme », soit d’une plume l’équivalent d’une femme. Et on constatera avec Kierkegaard au vu de cette lettre, qu’avec une plume aussi le rapport sexuel n’existe pas. Rapport en tant que tentative de faire Un avec du deux. Kierkegaard a voué sa vie à l’écriture et a aimé une femme, une seule. Par ce geste-là, il découvrit la question, renouvelée, de l’existence. Je soutiens la thèse selon laquelle la logique du nouage de cette vie à son œuvre constitue une vérité inaudible pour notre xxie siècle et, en même temps, une réponse au malaise dans la civilisation. Je voudrais tenter de montrer en quoi certaines des conditions de l’écriture selon Kierkegaard sont comme un pharmakon – pour reprendre le mot de Platon –, c’est à dire un poison et un remède pour notre époque. Cette époque qui interroge un psychanalyste par les souffrances et les impasses auxquelles les sujets qui viennent lui parler, ont à faire.
I – L’effet Kierkegaard
5Pourquoi Kierkegaard, au jour d’aujourd’hui, nous fascine-t-il encore ? Une réponse clinique m’en a été donnée. Un adolescent de dix-sept ans, déjà affairé à la question de l’existence, empêtré par son inhibition à l’aube de sa vie amoureuse, témoignait au début de son analyse de cette expérience de perplexité éprouvée devant le rayonnage d’une librairie où s’étalait l’énigme de certains titres de livres : Coupable ? – Non coupable ? … de quoi ? Crainte et tremblement … devant quoi ? Ou bien… ou bien… quoi ? Le Journal du séducteur… N’en parlons même pas. Ces titres, ce jeune lecteur nous en révèle la puissance, celle d’être des questions, mieux encore, d’être l’écho des siennes. Ce jeune homme persistant ne tardera pas à reconnaître dans le mot même de Kierkegaard l’accroche d’un pur nom propre où joue le pouvoir de la lettre. Ce grand K, ce petit a, répété. Il apprit plus tard qu’il avait une signification comme nom commun : Kierkegaard, soit le cimetière en danois. Ainsi d’une manière remarquable, ce sujet s’attela à décrypter le nœud de sa névrose via le philosophe-écrivain qui l’introduisit à la question du Nom-du-père et à la puissance active, lourde de destinée du patronyme comme signifiant-maître.
6Ce que je nommerais « l’effet Kierkegaard », comme il y a un effet Nietzsche bien sûr, mais ce n’est pas le même, c’est que son écriture convoque chez son lecteur le sujet lui-même tel que nous l’entendons en psychanalyse, à savoir son caractère divisé. Cette œuvre est bien une correspondance, à une voix, comme l’a écrit Vincent Delecroix. La « pensée de l’existence » parle du sujet, donc au sujet, et touche de ce fait cette dimension de la singularité qui est une condition universelle de l’existant. L’éthique freudienne en a fait son principe clinique : chaque patient est unique. Cet effet-miroir de l’œuvre fabrique des transferts à Kierkegaard qui ne sont pas ceux à Kant. En cela, s’attaquer à cet auteur, comme pour Freud, ne laisse pas indemne subjectivement, bien loin d’une lecture confortable. Cela ne doit pas l’être.
II – Du corps
7Kierkegaard nous capte car il engage son corps dans la partie. Cette « guenille » de son corps, vidé par l’entaille, l’hémorragie de « l’écharde dans la chair », l’empêcha de jouir de la vie, et même de se présenter devant le roi du Danemark qui l’invitait à lui exposer son œuvre. Pour cela, disait-il « mon âme est assez ferme, mais il me manque l’assiette du corps » [5]. Sublime expression que cette « assiette du corps ». À ce manque, il suppléa par une invention dont il donne la clé. La question de l’existence est impossible à forger dans un corps sain. « Pour avoir affaire à ce genre de pensée, il faut depuis son plus jeune âge avoir un rapport aussi éloigné que possible au corporel, avoir les os et la structure cassés et brisés – être un fantôme, un spectre… » [6]. Ce corps lui enseigna quelque chose d’une précarité ontologique fondamentale. Par la douleur, le sujet parlant découvre le rapport topologique spécifiquement humain à son corps, à savoir qu’il n’est pas son corps, il a un corps tout en étant dedans. Autre définition de l’ek-sistence dont tout sujet fait l’expérience avec l’épreuve de la maladie.
C’est un autre corps qui va venir « corporéiser » le premier corps, celui de l’écriture. « Oh ! dureté de ma vie, que de fois ne l’ai-je dit de moi-même : comme cette princesse des Milles et une nuits, j’ai sauvé ma vie en racontant, c’est-à-dire en écrivant. Écrire a été ma vie. » [7] Un texte, pensait Lacan, peut prendre la valeur d’un textile qui vient draper l’être du sujet, l’habiller, lui donner une tenue. Or, ce corps souffrant n’est plus celui que les images du monde matraquent sans cesse davantage, où l’homme moderne reçoit l’ordre d’être beau et s’épuise à être en bonne santé. Le poids de ce surmoi féroce du bien-être a une conséquence palpable dans nos sociétés : une terreur constante, une phobie comique de la mort que nous passons pourtant notre vie à ignorer, à fuir. Et ceci étant plutôt dramatique comme disait le grand historien Philippe Ariès. Kierkegaard, lui, consume sa livre de chair sur son pupitre, et forge une œuvre parce qu’il sait qu’il va mourir, qu’il ne franchira pas ses trente-trois ans.
III – D’une mort annoncée et le temps logique
8Quand se met-on à écrire ? Quand un élément de certitude vient au sujet sur sa condition d’être-pour-la-mort, quand surgit un savoir sur la finitude du temps à vivre. Ce que Sénèque appelait la brièveté de la vie et qu’incarne au mieux cette comète fulgurante de vingt et un ans qu’était Évariste Galois, mathématicien de génie qui couche sur le papier (la légende aidant un peu ce tableau) la théorie des groupes en une nuit, la veille de son duel mortel au pistolet [8]. Kierkegaard lui aussi savait son temps compté. Quand Hegel rédige à trente-six ans sa Phénoménologie de l’esprit qui doit achever l’histoire de la philosophie tout entière, Kierkegaard lui, au même âge, a terminé son œuvre et rédige son testament ! Il nous enseigne que l’écriture relève d’un temps logique, celui d’une hâte que la mort, la sienne, celle du père, précipite dans un geste créateur. L’écriture est bien cette tâche écrasante qui pourtant vient travailler l’expérience de la perte et restaurer le vide laissé par ce trou dans le réel qu’est la mort d’un proche.
IV – Un renoncement
9Mais ce vide qui est un « pousse-à-l’écriture », Kierkegaard le creusa grâce à une autre absence, inventée celle-ci sur la base d’un renoncement. Et c’est l’affaire Régine. Avec l’inouï de ce geste, Kierkegaard incarne pour nous une direction, peut-être impossible, certes, mais qui fait exister une figure de l’exception. Via une femme rendue unique, qui n’est pas prise du côté du plaisir et de la satisfaction, impératifs du monde contemporain. Cette auto-castration, comme le pensait Lacan, et dont Kierkegaard a toujours revendiqué le statut transcendantal, ce refus du mariage qui a ses raisons propres, n’avaient en tout cas rien à voir avec ce bon mot d’Oscar Wilde dans le Portrait de Dorian Gray : « Les femmes nous inspirent des chefs-d’œuvre qu’elles nous empêchent toujours de réaliser. » [9] Kierkegaard n’y renonce pas pour écrire « dans le confort de sa solitude », pour ne pas s’embarrasser d’une femme comme le sont tous les hommes. Les hommes sont avec les femmes aussi embarrassés qu’un poisson avec une pomme, disait Lacan. Kierkegaard écrit parce qu’il la perd : « Car le sens de toute mon activité d’écrivain doit lui revenir, et lui revenir absolument : je suis devenu écrivain par chagrin d’avoir eu à la rendre malheureuse. » [10]
10Or, de cette opération, Kierkegaard a théorisé le produit en montrant ce qu’il advient d’une femme lorsqu’elle est mise à la place de ce que Freud appelle Das Ding, la Chose. In vino veritas est un texte remarquable à cet égard, sur lequel Lacan avait attiré l’attention dès 1960. Certes, y est lisible une ironie caustique à l’endroit du féminin. Paradigme esthétique de l’éphémère, identifiée à l’illusion, la non-vérité, la femme est cette « matière aussi inflammable faite pour rendre perplexe un assureur » [11], une ruse des dieux pour tromper l’homme. Bref, un convive la dit-femme [12]. Certes, mais le texte ne dit pas que cela.
11Remarquons juste l’étonnante insistance, voire l’obsession de Victor Eremita à se demander non pas ce qu’est une femme, mais ce qu’est d’être une femme. Kierkegaard prête une première explication quant à l’étrangeté féminine dont le contenu n’est pas mince : l’être féminin ne permet aucune saisie adéquate par un quelconque attribut. La femme achoppe à se laisser définir. Mettant en défaut les pouvoirs de la représentation, la femme semble bien être ce réel qui réactualise la problématique ontologique en ses fondements même, puisqu’elle relance l’interrogation quant à un être qui reste excédentaire à ce qui peut lui être attribué.
12Mais plus subtilement encore, cette objection à se laisser définir est due à une détermination logique, à un positionnement spécifique de la femme par rapport au logos. En effet, Johannes, l’auteur du Journal du séducteur, dit ceci : « Le concept de l’homme correspond pleinement à son idée. Pour cette raison, on ne peut imaginer dans l’existence qu’un seul type d’homme, et rien qu’un. L’idée de la femme, au contraire, est une généralité qu’aucune d’entre elles ne parvient à épuiser. » [13] La femme à la différence de l’homme ne s’épuise pas dans son idée. Si l’homme relève d’un type et un seul, tous les hommes se subsument sous le concept, sa catégorie est du côté de l’Un. L’idée de la femme en revanche repose sur le multiple.
13Là, pour un lacanien, l’idée est sublime parce que devient évidente la convergence de cette théorisation avec certaines élaborations de Lacan dans son fameux séminaire Encore sur les mathèmes de la sexuation, c’est-à-dire cette écriture logique sous forme de formules issues de la théorie des quantificateurs qui définissent la position masculine et féminine dans leur rapport à la fonction phallique. Là où le texte de Kierkegaard définit l’homme comme correspondant pleinement à son concept, Lacan le pose comme rien d’autre qu’un symbole [14]. En cela, on peut écrire l’Homme avec un grand H, car entièrement soumis au symbole phallique. Et là où Kierkegaard définit la femme comme ne pouvant être exprimée adéquatement par nul attribut, Lacan la définit comme « pas-toute » soumise à cette fonction, car « il y a toujours quelque chose qui chez elle échappe au discours » [15].
14Kierkegaard ne regreffe pas la problématique de la répétition dans In vino veritas, mais les conséquences s’y font pourtant entendre. Le séducteur fait l’expérience de la rencontre amoureuse sur le mode perpétuel du multiple précisément parce que chacune des femmes n’est pas-toute dans son idée, donc pas unifiable dans une essence. Kierkegaard n’ira pas jusqu’à écrire comme Lacan en guise de déduction finale que « La femme n’existe pas », mais le texte s’en approche fortement.
15Le plus remarquable est que Kierkegaard tire de sa découverte une éthique de ce rapport manqué d’un homme à une femme. Victor Eremita pose ce rapport comme devant être négatif. Sa théorie est que les hommes qui devinrent des génies, des héros ou des poètes l’ont été grâce à une jeune fille qu’ils n’ont pas possédée. Ceux qui se sont appropriés cette jeune fille ne sont devenus que de vulgaires conseillers d’État car avec elle ils ne devinrent que du général. C’est par « des relations négatives que la femme rend l’homme productif dans l’idéalité » [16]. En fait, cette négation de la rencontre ou plus justement cette rencontre négative, « manquée », est comme une version kierkegaardienne de l’inexistence du rapport sexuel. Si elle doit être mise en acte pour rendre l’homme infini, elle situe bien ce renoncement comme du côté de la cause d’une accession à autre chose, qui n’est plus de l’ordre du fini. Ce que Kierkegaard nommait comme le « saut dans la foi ». Cette infinitisation, elle, met celui qui peut faire cela du côté de la position féminine. Lacan parlait ainsi d’un Kierkegaard-Tirésias, tel l’antique devin de Thèbes qui eut l’extraordinaire mais fatal privilège d’en savoir un bout sur les jouissances de chaque sexe.
Voilà le sens transcendantal de la castration, pour la philosophie même : penser à partir d’une perte et d’un réel qui féminisent en refusant de se laisser totaliser. On mesure avec cette exception de Régine tout l’écart avec l’existentialisme expérimental de Sartre, multipliant les conquêtes féminines sur fond de ce constat qu’il fit à Simone de Beauvoir, soit ce devoir de passer des amours nécessaires aux amours contingentes.
V – Kierkegaard et l’existence aujourd’hui
16La lettre kierkegaardienne adressée à l’individu de la modernité deviendra-t-elle une lettre en souffrance, une bouteille à la mer, porteuse d’une fantaisie d’un autre temps ? La question est permise considérant que certaines craintes du philosophe n’ont fait que s’amplifier. Au jour d’aujourd’hui, deux discours mènent le monde, à marche forcée, le nôtre en tout cas, le discours de la science et le discours du capitalisme. Le premier impose de traiter toute chose objectivement, sous l’angle de l’universel, du « pour tout x ». Le second impose de traiter toute chose comme une marchandise, consommable, ayant une valeur d’échange. Kierkegaard a parfaitement diagnostiqué les conséquences de ceci sous la forme d’une perturbation dans la façon même de parler de soi. Rappelons-nous ce fragment du Journal de 1849 : « Personne, personne n’ose dire “je” ! Mais lorsque la première condition de la vérité est la personnalité, comment la vérité peut-elle trouver son compte à cette ventriloquerie ? […] Ma tâche fut alors d’inventer des personnalités d’écrivain et de les faire surgir en pleine réalité de la vie pour habituer tout de même un peu les hommes à entendre parler à la première personne. » [17] C’est donc le sujet de l’énonciation même qui se retrouve en posture de dire « on » et non plus « je » face à un savoir sans sujet, qui fait mur à la subjectivité, qui la rend forclose. Or, ne pas pouvoir faire reconnaître ce qui est propre à chacun, mais seulement ce qui est commun, par l’utilisation des même mots pour tous, a un prix que Kierkegaard a repéré sous la forme caractéristique de l’anxiété. Lacan validera ce diagnostic social et lui adjoindra l’agressivité. Là où le Je est interdit par le diktat du « pour tout x », fait retour le Moi et sa revendication agressive.
17Ceci n’a malheureusement rien d’abstrait et vise un scientisme (qui n’est pas du tout la même chose que la science) à l’obscurantisme déferlant et qui est une machine de guerre en train de fabriquer, grâce aux ingénieurs de la santé mentale, une version gestionnaire, managériale de l’âme humaine ramenée à un pur désordre pharmacologique. Pour preuve, cette colossale campagne actuelle contre la dépression qui, si on sait la comprendre, témoigne d’un réductionnisme guerrier du mal-vivre contemporain. Je rappellerai juste que la mélancolie a disparu des classifications psychiatriques internationales. Dans Le Concept d’angoisse, Kierkegaard avait pourtant dit que l’angoisse n’est pas une imperfection et démontré pourquoi. Les cliniciens constatent effectivement que l’homme moderne de la civilisation scientifique se définit de plus en plus facilement par ces formules-types où rien ne peut se dire d’une parole pleine : « Je suis un dépressif, un hyperactif… ». Mais qui parle dans ce Je ?
18Or, l’époque n’est pas sans confondre l’affirmation existentielle qui est une tâche active de la répétition, avec des revendications narcissiques, moïques, où chacun jouit de son quart d’heure de célébrité. À ce titre, tout le monde écrit, aujourd’hui, blogs par millions, romans par centaines, confessions et mémoires de n’importe quelle gloire naissante du tube cathodique. Cette explosion du multiple montre bien cette aspiration nécessaire à la particularisation, ce désir d’être un sujet porteur d’une différence. Seulement, le couplage de cette masse d’écriture avec les canons de la communication montre toute la proximité de la culture et de l’ordure, la « poubellication » disait Lacan, très attentif à l’aliénation de la culture avec le marché. Il relevait ce jeu de mot de Joyce entre a letter et a litter, soit de la lettre à l’ordure. Ce qui montre qu’il y a un statut de l’écriture aujourd’hui qui, à l’opposé de celui qui a écrit tous ces textes trois fois, apparaît comme le symptôme d’une détresse, d’une errance d’une époque caractérisée par la montée au zénith social de l’objet, le triomphe de l’objet pulsionnel sur l’Idéal. L’objet de la pulsion, de la satisfaction immédiate.
C’est là que Kierkegaard trace une voie subversive pour une époque qui refuse toujours plus la castration, pourtant nécessaire à la constitution du désir : non pas écrire sa vie, sur la vie, vivre de l’écriture, mais une alternative radicale, vivre ou écrire. L’écriture où la vie comme disait quelqu’un qui savait ce que cela veut dire. C’est un pari, bien sûr. Dans son Journal, en 1854, Kierkegaard commentait l’invention d’un nouveau procédé technique : « Avec le daguerréotype, chacun pourra avoir son portrait, chose autrefois réservée aux notables. En même temps, tout est fait pour que nous nous ressemblions tous, si bien que nous n’aurons plus besoin que d’un seul portrait. » À pluraliser l’exception, on la dissout. Redoutable paradoxe des démocraties modernes. Contre cet objet de la jouissance, de la consommation et de la technique, Kierkegaard et Lacan nous invitent à orienter l’existence sur la boussole d’un autre objet, l’objet cause du désir. C’est cet objet uniquement qui peut faire de l’être parlant une singularité, un Unique qui objecte à se ranger sous les fourches caudines de l’universel. Pour Kierkegaard, c’était une plume, rien qu’une plume, mais il lui donna toute sa vie.
Mots-clés éditeurs : écriture, S. Kierkegaard, J. Lacan, existence, femme
Date de mise en ligne : 01/09/2010
https://doi.org/10.3917/rspt.933.0551Notes
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[1]
Søren Kierkegaard, Correspondance, traduit, présenté et annoté par Anne-Christine Habbard, Paris, Éditions des Syrtes, 2003, p. 246-249.
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[2]
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Éd. du Seuil, 1973, p. 35.
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[3]
S. Kierkegaard, Correspondance, op. cit., p. 200.
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[4]
Par référence à l’agalma, que Lacan prélève dans le Banquet de Platon pour y voir la figure de l’objet cause du désir.
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[5]
Ibid., p. 256.
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[6]
Ibid., p. 354.
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[7]
S. Kierkegaard, Papirer XI, A 442, Journal, t. III, traduction par Knud Ferlov et Jean-J. Gateau, Paris, NRF Gallimard, 1955, p. 129.
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[8]
Tout ça « pour une coquette », dit-il…
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[9]
Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray, Paris, Le livre de poche, n° 3134, 1996, p. 40.
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[10]
S. Kierkegaard, projet de lettre à Frederik Schlegel (1849), dans Correspondance, op. cit., p. 366.
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[11]
S. Kierkegaard, In vino véritas, Climats, Castelnau-le-Lez, 1999, p. 65.
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[12]
« La diffame », selon le jeu de mot de Lacan dans Le séminaire XX, Encore (1972-1973), Paris, Éd. du Seuil, 1975, p. 79.
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[13]
S. Kierkegaard, In vino veritas, op. cit. p. 105.
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[14]
J. Lacan, Le Séminaire XX, Encore (1972-73), op. cit., p. 34.
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[15]
Ibid.
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[16]
S. Kierkegaard, In vino veritas, op. cit., p. 80.
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[17]
S. Kierkegaard, Pap. XI A 531, Journal, t. III, op. cit., p. 160.