Notes
-
[1]
Blaise Pascal, Les Pensées, classées selon les indications manuscrites de Pascal, Préfacées et annotées par Francis Kaplan, Paris, Éd. du Cerf, 2005.
-
[2]
B. Pascal, Les Pensées…, op. cit., p. 10.
-
[3]
Francis Kaplan, « L’agnosticisme philosophique de Pascal » dans Jean-Louis Vieillard-Baron et Francis Kaplan, Introduction à la philosophie de la religion, Paris, Éd. du Cerf, 1989, p. 423-435.
-
[4]
F. Kaplan, « L’agnosticisme… », loc. cit., p. 424.
-
[5]
Ibid., p. 425.
-
[6]
Ibid., p. 429.
-
[7]
Ibid., p. 434.
-
[8]
Ibid., p. 435.
-
[9]
Sur la portée de ces œuvres dans la pensée de Hume et pour que le Traité sur la nature humaine ne soit plus la seule source à laquelle s’abreuve la critique, voir Bernardo Pérez Andreo, « David Hume y la religión crítica a las pruebas de la existencia de Dios », Cauriensia 1 (2006), p. 119-151 ; « David Hume y la religión. La falsa creencia », Verdad y Vida, 247/LXIV (2006), p. 423-455.
-
[10]
David Hume, Enquête sur l’entendement humain, trad. André Leroy (1947), revue par Michelle Beyssade, Paris, Garnier-Flammarion, 1983, p. 216-217.
-
[11]
David Hume, Dialogues sur la religion naturelle, trad. Michel Malherbe, Paris, Vrin (« Bibliothèque des textes philosophiques – Poche »), 2005, p. 351.
-
[12]
Ibid., p. 113.
Introduction
1On a systématiquement voulu faire des Pensées de Pascal une œuvre par excellence anticartésienne. Le travail de Francis Kaplan a cependant révélé une autre lecture plus en adéquation avec l’idée originelle de leur auteur et qui dévoile certains mystères de sa pensée. La présente contribution se veut centrée sur trois points que nous espérons pouvoir développer ultérieurement afin de mieux manifester à ce grand professeur notre reconnaissance.
2Le premier point visera à montrer comment Pascal lui-même a organisé son œuvre en vue d’une apologétique chrétienne s’appuyant sur les faits eux-mêmes et non sur la démonstration philosophique.
3Le deuxième examinera ce processus dans un travail de Kaplan de 1989 qui porte sur l’agnosticisme philosophique de Pascal. Il y montre que Pascal a utilisé l’agnosticisme comme une arme contre le déisme et comme la possibilité pour les hommes d’accepter la vraie religion. Il s’agit d’un article programmatique qui aboutit à une nouvelle interprétation de la pensée pascalienne en tant que véritable apologie de la foi chrétienne, déplaçant les considérations anthropologiques pour mettre l’accent sur l’apologie existentielle fondée sur les faits eux-mêmes.
4Le troisième point portera sur la relation entre foi véritable et agnosticisme philosophique chez Pascal et dans les Dialogues sur la religion naturelle de David Hume. Bien que le penseur écossais semble avoir ignoré l’œuvre pascalienne et parte de présupposés philosophiques opposés, il parvient à des conclusions similaires. Une lecture conjointe ne serait pas inutile pour qui envisagerait de renouveler la théologie d’aujourd’hui.
I – Une nouvelle lecture des Pensées
5Les éditions des Pensées péchaient jusqu’à présent par leur accablante incohérence. La tradition voulait qu’on l’impute au caractère fragmentaire d’une œuvre que Pascal aurait laissée sans la mettre en forme. Mais après avoir lu la magnifique édition qu’en donne Francis Kaplan [1], force est de modifier notre perspective et de revenir posément sur ce que l’auteur lui-même définit dans ses notes comme une Apologie de la religion chrétienne. Les éditions de Lafuma, Brunschvicg ou Chevalier donnent l’impression d’un amalgame de réflexions variées sans autre lien que leur voisinage dans la matérialité de l’imprimé. Il n’est pas étonnant qu’au moment de citer telle ou telle pensée de Pascal, on ait eu recours à la numérotation et non à la pagination, ce qui renforçait encore l’impression de fragmentation de la pensée d’un auteur pourtant absolument cohérent. Ces circonstances ont contribué à faire de Pascal un anti-Descartes – raison du cœur face à la raison logique –, lecture qui est pour le moins insuffisante.
6Kaplan, se guidant sur les indications et notes manuscrites de Pascal, y puisant des titres et des chapitres, a organisé l’œuvre et en a dégagé une cohérence logique très éclairante. Comme il l’explique dans sa riche et exhaustive Préface (p. 7-96), c’est en suivant les indications précises que Pascal avait disséminées dans les diverses pensées que l’on peut faire surgir une œuvre parfaitement structurée, un « plan de l’Apologie tel qu’il résulte des indications formelles de Pascal lui-même » (p. 71). Nul besoin de forcer les textes comme il ressort de l’édition de Port-Royal consécutive au décès de l’auteur. Celle-ci prétendait donner la pensée de Pascal telle qu’elle s’offrait à la veille de sa mort : un ensemble de fragments, sans aucun égard pour ledit texte écrit. En se référant à l’auteur lui-même, Kaplan a reconstitué le fil conducteur. Il est évident que certains fragments apparaissent mieux liés que d’autres, mais cela doit être imputé à l’état où ils se trouvaient à la mort de l’auteur, et non à l’absence de plan dans son esprit.
7À en juger par cette édition de Port-Royal, les Pensées semblent être la critique furibonde de la sottise des athées qui « disent dans leur cœur qu’il n’y a point de Dieu » (Ps 10, 4). Toute l’œuvre paraît orchestrée dans le but de montrer l’injustice de ceux qui ne veulent ou ne savent pas croire. On a là une apologie dans le sens le plus offensif du terme. Apologie contre les athées, contre les croyants d’autres religions, contre l’humanité même. Il s’agirait, au fond, de l’autodéfense d’un homme meurtri, devenu prisonnier de son propre manque de foi et qui souhaite, au terme de son existence, trouver une justification et un soulagement dans ses propres écrits, à défaut de les trouver dans sa vie même. L’édition de Port-Royal s’achève sur la prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. L’homme blessé dans son orgueil cherche la justification devant Dieu et lui demande de faire que la maladie de son âme soit pour son bien, lui soit salutaire. Comme le remarque fort justement Francis Kaplan : « ce principe d’édition aboutit, semble-t-il, à nous mettre en présence, non pas de Pascal, mais de Pascal vu par tel ou tel éditeur » [2].
8Même cas de figure pour l’édition de Brunschvicg. Elle débute par les textes sur la misère humaine et l’insuffisance de la raison, se poursuit avec ceux qui traitent de la religion chrétienne, son fondement, sa préfiguration et ses prophéties, et conclut sur les preuves autour de Jésus-Christ et enfin les miracles, rejetant en appendice les fragments polémiques. Elle se différencie de l’édition de Port-Royal en ce qu’elle s’attaque d’abord à l’humanité dans son ensemble au lieu de commencer par les philosophes et les athées. Mais elle s’en rapproche en situant les miracles à la toute fin, comme preuve que le pari sur la foi est toujours supérieur aux fantaisies de la raison. Ainsi, en réordonnant simplement la matière, on modifie l’intention de Pascal.
9Lafuma contribue à son tour à faire des Pensées une sorte de cassetête. La prétention à plus d’objectivité débouche sur une intelligibilité moindre. Le fait de mettre en ordre les papiers selon leur degré de classement, à moins d’être mené jusqu’au bout, ne peut que nuire. Il maintient la structure de Brunschvicg, terminant par les miracles, et intervertit, au nom de canons textuels, l’organisation de la matière concernant la raison, l’humanité et la religion.
10Kaplan est parti de l’idée que Pascal avait pour projet d’élaborer une œuvre à part entière, achevée, mais qu’il n’a pas eu le temps de lui donner sa forme définitive et en a laissé le matériau dans un état d’incomplétude élevé, mais avec des notes textuelles suffisamment claires pour permettre de trouver la logique sous-jacente de l’œuvre et de la reconstruire selon son intention personnelle. Comme toute œuvre véritable, ce que nous appelons les Pensées a pour titre complet : Pensées en vue d’une apologie de la religion chrétienne (p. 99), précédée d’une introduction : Pour porter à rechercher Dieu. L’inéluctabilité de la mort (p. 101-120). La triade apologie-recherche-mort réunit les termes recouvrant le développement de toute expérience humaine. Toute vie qui se respecte doit mettre au centre de ses préoccupations le problème de la mort. Comme le dirait Camus, la question de savoir si la vie mérite d’être vécue est primordiale. Le caractère mortel de l’homme conduit à une recherche de sens qui peut mener ou non jusqu’à Dieu, c’est pourquoi il est fait une apologie de la religion chrétienne. Seul le Dieu des chrétiens s’est manifesté dans les faits avec une netteté suffisante. Tel est le noyau essentiel de la pensée pascalienne clairement exposé dans l’introduction aux Pensées en tant qu’œuvre cohérente.
11Nous voyons ensuite que cette œuvre possède sept parties convenablement organisées et commençant par l’analyse de La raison (p. 121-144). Il s’agit d’une sorte de critique de la raison impure (factuelle ou des faits). La raison est aujourd’hui utilisée par les philosophes contre la religion, alors que la première n’est nullement opposée à la seconde ; bien au contraire, elle a des limites qui en font la servante de l’homme et la compagne de la religion ; elle est sa sœur et non son esclave. Cette fraternité trouve sa preuve définitive dans le pari, invitation rationnelle à croire.
12La raison humaine analysée, Pascal affronte La condition humaine (p. 145-238) : misère, grandeur et péché originel sont les trois étapes qu’il examine. La condition humaine est ambiguë et doit être décrite en une formule englobant toutes ses dimensions. L’homme est appelé à la gloire divine, mais c’est un pauvre animal qui prétend vider les cieux. La seule façon de comprendre ces contradictions de la condition humaine passe par le péché originel, racine chez elle de tout mal et invitation à tout bien. Pascal nous mène aux portes du Vrai Bien.
13Après cette plongée dans la condition humaine, nous devons nous élever et considérer la relation entre celle-ci et Dieu : la grâce. Dieu, l’homme opposé à Dieu et la réponse de Dieu – la grâce – constituent la troisième partie du traité d’apologie : Le vrai bien (p. 239-264). L’homme est fait par et pour Dieu, et ce n’est qu’en Lui qu’il trouvera le repos. Son orgueil le conduit à oublier cette origine, mais l’aiguillon du péché lui rappelle constamment qu’il doit son bonheur à la grâce ; que c’est par la grâce que Dieu envoie son propre fils ; par la grâce que nous nous unissons à Dieu en son fils ; tout est grâce pour l’homme qui cherche sincèrement son être.
14De cette hauteur de la pensée sur l’homme et Dieu, nous pouvons nous plonger dans la réflexion la plus à même de fonder la foi. Tout d’abord dans L’Écriture (p. 265-388) : elle est l’unique preuve valable pour asseoir la foi dans le Messie envoyé par Dieu. Puis, c’est La valeur des preuves (p. 389-400) ou plutôt la nullité de toute preuve qui ne proviendrait pas de l’Écriture sainte et de la foi en Christ. Après quoi, il reste à démontrer La fausseté des autres religions (p. 401-410), toutes portant vers la religion du Christ comme la seule qui soit vraie. Tout ce parcours a pour conclusion logique non pas les miracles ou la prière, voies par lesquelles la déraison humaine atteint Dieu, mais La conversion (p. 411-418), véritable fruit de la « grâce » en l’homme et non résultat de son propre effort.
15Cette perspective permet d’embrasser les Pensées comme une œuvre cohérente d’apologie de la religion chrétienne, une apologie face à la pensée moderne. C’est pourquoi on part de la raison et des philosophes, puis on descend jusqu’à la condition humaine, commune à tous, on cherche le bien, à travers l’Écriture, en critiquant les fameuses preuves de l’existence de Dieu et la fausseté des autres religions, pour conclure en toute logique par la conversion. Il ne s’agit plus comme dans les éditions citées plus haut d’une apologie négative mais positive. L’homme est invité à trouver un sens à sa vie par la foi en Christ et la croyance dans le Père. On a affaire à un nouvel Augustin, issu non du manichéisme, mais de la science et de la philosophie sceptique et qui cherche à inciter tous les hommes à la foi qui l’a lui-même sauvé.
Une fois cette apologie, sens principal des Pensées de Pascal, terminée, le reste de l’œuvre se structure en deux parties qui regroupent d’une part toutes les réflexions pascaliennes concernant sa fameuse lutte contre les jésuites (p. 419-518) et d’autre part, les Pensées sur divers sujets (p. 519-586). Ces dernières contiennent les pensées les plus célèbres de Pascal, par exemple l’esprit de géométrie, la nature humaine, l’homme pécheur, Jésus-Christ, la vie spirituelle, etc. Étant les plus connues et ne trouvant nulle part où s’insérer correctement dans l’Apologie, elles ont passé pour le nœud de la réflexion. Kaplan ne s’est pas laissé entraîner par l’opinion commune et les a placées à la fin, en dehors de l’apologie. Il est sûr que si Pascal en avait eu le temps, il aurait parachevé l’édition de son œuvre, mais comme tel n’est pas le cas, l’édition de Kaplan a le mérite de donner une cohérence logique à ce qui dans l’esprit de l’auteur en avait toujours eu.
Elle aide aussi à saisir les différentes lectures des Pensées qui ont eu cours : elle offre, en effet, une Table de concordances qui permet de comparer la numérotation de cette édition avec les six qui l’ont précédée. En outre, cette table met en perspective la façon dont ont a lu les Pensées jusqu’à nos jours, le degré d’incohérence atteint par certaines de ces lectures et la manière dont on peut dorénavant les lire. Ainsi l’énorme valeur critique de cette édition peut clarifier la compréhension d’un auteur qui, au fil des jours, apparaît de plus en plus précieux pour ranimer la pensée dans cette post-modernité exténuée ainsi que l’étude de la théologie apologétique chrétienne ou théologie fondamentale.
II – Agnosticisme philosophique
16Nous sommes persuadés que toute la pensée philosophique de Pascal tourne autour d’un point : celui d’un certain agnosticisme comme base programmatique pour une vraie foi chrétienne. Cette grille de lecture a été proposée par Francis Kaplan en 1989 et est à l’origine de son nouveau classement des Pensées [3]. C’est à cette occasion que Kaplan nous a démontré que le « visage classique » de Pascal devait être dépassé, mais non effacé, car son apport à la littérature française dans la ligne des Montaigne, La Rochefoucauld ou La Bruyère est irréfutable. Il s’agissait d’aller au-delà du Pascal classique, celui que nous dessinaient les anciennes éditions de ses Pensées.
17La mise en valeur de la pensée numérotée 54 dans l’édition de Kaplan affaiblit l’argument anthropologique traditionnel auquel on a associé Pascal et renforce une lecture entièrement apologétique de la religion chrétienne. En effet, ainsi que le dit à cet endroit Pascal : « il faut commencer par montrer que la religion n’est pas contraire à la raison ; vénérable, en donner respect » ; on peut déduire que l’argument anthropologique – montrer la religion comme vénérable pour l’homme – a un caractère secondaire et sert l’aspect apologétique de la pensée pascalienne. Kaplan lui-même l’affirme de façon absolument claire : « l’argument anthropologique n’est donc ni suffisant ni indispensable. […] c’est un argument additionnel […], une confirmation et non une démonstration » [4]. Cette argumentation anthropologique permet à Pascal de préparer le terrain pour l’apologie, c’est-à-dire pour montrer (à point nommé) que la religion est vraie, mais que pour que les hommes l’acceptent comme telle ils doivent la juger aimable, et pour la juger aimable, ils doivent comprendre qu’elle leur concède le vrai bien. Nous avons ainsi le noyau de toute la philosophie des Pensées de Pascal.
18L’originalité de Pascal réside dans le moment où il traite le problème. Si on doit faire une apologie, il semble un peu téméraire de commencer par parler à l’homme de sa propre mort. À l’évocation d’un tel sujet, certains pourraient trouver qu’il ne correspond pas à leur attente. C’est pourtant par là que débute Pascal, là qu’il puise sa force discursive. Car l’apologie n’est pas un problème intellectuel au sens premier. À l’origine, il s’agit d’un problème qui concerne l’être intime de l’homme, un problème existentiel, par conséquent. Problème humain par excellence, la mort est le point de départ obligé de toute apologie. Selon Kaplan, c’est une sorte de captatio benevolentiae [5]: avec le thème de la mort, l’attention des athées peut être captée sans qu’il soit nécessaire de recourir à Dieu. Si Dieu n’est pas accepté par tous, la mort, quant à elle, l’est, et commencer par là est une façon de placer le problème de la religion sur un terrain commun à tous les hommes.
19À ce stade, une fois le problème situé à un niveau existentiel humain, la démonstration de la religion peut se dérouler en deux étapes. La première pourrait consister à démontrer rationnellement l’existence de Dieu, indépendamment de toute religion, afin de poursuivre en montrant la valeur de la religion concrète. Mais Pascal inverse l’argumentation, opérant une sorte de révolution pascalienne, et affirme l’impossibilité de démontrer rationnellement que Dieu existe (115). L’existence de Dieu peut être montrée, et non démontrée, par l’histoire et par les faits, ce sont eux qui doivent plaider en faveur de l’existence d’un être tel que Dieu. Mais la simple raison ne peut accéder à la démonstration de l’existence divine. C’est bien ce que comprend Kaplan en 1989 : « l’argumentation de Pascal est la suivante – et c’est en quoi elle est originale – : il n’y a pas de preuves rationnelles, philosophiques, de la religion, il n’y a que des preuves historiques, des preuves de fait. » [6].
20Il convient de se demander pourquoi Pascal renonce à utiliser la raison à un moment de l’histoire aussi favorable à celle-ci. La réponse que nous donne Kaplan est lumineuse. La raison est l’instrument, quasiment l’arme que philosophes agnostiques et athées emploient pour réfuter la religion. Instrument auquel l’ennemi a tellement recours qu’il ne sert pas en sens inverse, c’est à dire pour démontrer la religion. C’est pourquoi Pascal admettra une position agnostique dans un but tactique. Si on tente de démontrer rationnellement l’existence de Dieu à un philosophe, on obtiendra au mieux de l’amener au déisme et le remède sera pire que le mal. Une fois parvenu au déisme, l’homme est incapable d’aboutir à la vraie religion et se maintient dans une sorte de religion minimaliste.
Le déisme est pire encore que l’agnosticisme : autrement dit, il est plus facile d’atteindre la vraie religion si on en ignore tout plutôt que si l’on part d’un simulacre de religion ou d’une religion pervertie, comme dans le cas du déisme. Et la meilleure façon de s’opposer au déisme est de lui révéler qu’il est impossible de démontrer rationnellement l’existence de Dieu « retournant contre le rationalisme déiste les armes de la raison » [7]. Si les armes des déistes ne peuvent être utilisées, nous devons les retourner contre eux, les leur faire exploser à la figure, c’est ce que Kaplan a si bien compris : l’agnosticisme philosophique est un argument en faveur du christianisme bien plus qu’en sa défaveur. Cet article programmatique de Francis Kaplan de 1989 s’achevait sur une idée concernant l’avenir : « reste l’idée de fonder une philosophie religieuse sur un agnosticisme philosophique » [8]. C’est déjà ce qu’affirmait activement et soutenait le Hume de la maturité, celui des Dialogues sur la religion naturelle.
III – Pascal et Hume
21En conclusion de cette contribution concernant l’interprétation de Pascal par Kaplan, nous voudrions établir quelques liens entre deux auteurs fort éloignés dans leurs présupposés philosophiques et en même temps très proches par les conséquences que leurs philosophies peuvent avoir pour la religion. Ce qui les réunit, c’est d’une part leur scepticisme à l’égard des capacités de la raison purement rationaliste à guider l’être humain ; et d’autre part, leur volonté de faire de la religion l’instrument d’une vie harmonieuse des hommes en société.
22Deux œuvres de Hume, les Dialogues sur la religion naturelle et l’Enquête sur l’entendement humain, nous ont mis sur la piste de cette analyse [9]. La première, qui n’a pas été publiée de son vivant, recueille l’essentiel de sa pensée religieuse et de la critique à laquelle il soumet la religion, mais surtout, la philosophie qui servait de base à la religion : le déisme. Hume est en cela très proche de Pascal. Tout comme Pascal, ainsi que Kaplan l’a montré, Hume croit que la seule façon de parvenir à être un vrai chrétien croyant est d’être sur le plan philosophique un sceptique.
23L’analyse des preuves rationnelles de l’existence de Dieu, les arguments traditionnels des preuves de son existence font apparaître l’impossibilité de la démonstration. La raison humaine sort de ses limites en voulant parvenir là où elle ne le peut, car Dieu est hors de sa portée puisqu’il n’appartient pas à la sphère des relations des idées, mais à celle des questions de fait qui se règlent par l’expérience. L’expérience est le juge qui détermine les possibilités de parvenir à Dieu, celles-ci ne sont pas théoriques, mais pratiques, de là que ni les arguments a priori de type ontologique, ni ceux qui partent de phénomènes pouvant être expérimentés ne nous conduisent à Dieu ; ils peuvent tout au plus nous mener à la créature de notre cerveau dont nous tombons amoureux et que nous mettons à la place du vrai Dieu, ce qui revient à faire de lui une idole – idée, image – de nos facultés. Ceci nous mène à l’impossibilité de parvenir au Dieu véritable par les propres forces de la raison.
24La vraie réalité des arguments a posteriori sur l’existence de Dieu est qu’ils se ramènent à un argument a priori : nous observons certains effets, à partir d’eux nous essayons de remonter à la Cause absolue, et une fois que nous l’avons trouvée, nous ne nous contentons pas des attributs que nous pouvons inférer des effets observés, mais nous lui faisons endosser tous ceux que nous voulons ou croyons devoir lui être attribués afin de satisfaire notre besoin épistémologique et moral de trouver à tout une explication et un sens déterminé. Donc, ce que nous faisons là ne se distingue pas vraiment de l’idolâtrie. Cette Supercausa à laquelle nous croyons avoir abouti à partir de l’observation de certains effets peut être assimilée à une idole mentale. Hume formule ainsi la chose :
Vous trouvez certains phénomènes dans la nature. Vous cherchez une cause ou un auteur. Vous vous imaginez que vous l’avez trouvé. Puis vous devenez si épris de cette créature de votre cerveau que vous croyez impossible qu’elle ne produise pas nécessairement quelque chose de plus grand et de plus parfait que la présente scène de choses qui est si pleine de mal et de désordre. [10].
26On allie d’une part la présomption de la raison humaine qui croit pouvoir embrasser la totalité du monde, et de l’autre, le besoin de donner un sens à tout le réel, impulsion forte chez l’être humain. Cela a pour résultat une argumentation très faible sur le plan de l’expérience. Pour Hume, le problème réside fondamentalement dans l’illégitimité de l’inférence à partir des effets, c’est-à-dire l’analogie, opérée précisément par manque de point de référence dans l’expérience qui permettrait d’avancer en terrain ferme dans cette question de la Divinité.
27Si nous voulons « respecter » Dieu, nous ne devons pas le rabaisser à un phénomène observable et mesurable de notre monde. La principale conséquence de cette attitude est l’anthropomorphisme : nous nous fabriquons un dieu à la mesure de nos possibilités et besoins. Pour éviter cela, nous devons recourir au scepticisme vis-à-vis des capacités humaines, un scepticisme qui respecte l’altérité de Dieu, la pluralité de l’expérience humaine à Son égard et la diversité des manifestations religieuses. Nous pouvons désormais comprendre et souligner la phrase magnifique et paradoxale de Hume : « être un sceptique philosophe est, chez un homme de lettres, le premier pas et le pas le plus essentiel vers l’état de vrai croyant et de vrai chrétien. » [11].
28Chez Hume, la théologie devient tout autant impossible que la doxologie est nécessaire, ainsi que l’affirme Philon, l’alter ego de l’auteur des Dialogues : « Il est infiniment supérieur à notre vue et à notre compréhension trop limitées ; et il est davantage objet de culte dans le temple qu’objet de dispute dans les écoles. » [12].
29Comme nous le voyons à travers ces textes fondamentaux de Hume, Pascal et lui s’accordent à reconnaître les limites de la raison humaine quand il s’agit de prouver l’existence de Dieu. Elle est au mieux capable de créer son propre dieu à partir de ses pensées rationnelles, mais elle ne peut parvenir jusqu’au Dieu vrai. Celui-ci est objet d’adoration, dira Hume, ou fruit de l’expérience historique ou d’actes de foi, Dieu d’Abraham, et non Dieu des philosophes, selon Pascal. Si les prémisses diffèrent beaucoup, les points de contact abondent. La nouvelle lecture des Pensées de Pascal que nous avons trouvée chez Francis Kaplan nous permet de percevoir la grande œuvre pascalienne comme une apologie chrétienne dans toute son ampleur, avec pour intention la plus intime la tentative d’atteindre l’homme moderne. Appliqué à la situation de la religion actuelle, ceci peut nous éclairer pour atteindre l’homme post-moderne, en nous appuyant sur ce partner qu’est David Hume pour Pascal en matière de religion. Avec l’un et l’autre, nous pourrions tenter une apologie de la foi au XXIe siècle.
(traduction : Maria-Luisa Bonaque)
Mots-clés éditeurs : scepticisme philosophique, critique de la religion, David Hume, agnosticisme, apologie de la foi
Mise en ligne 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rspt.931.0059Notes
-
[1]
Blaise Pascal, Les Pensées, classées selon les indications manuscrites de Pascal, Préfacées et annotées par Francis Kaplan, Paris, Éd. du Cerf, 2005.
-
[2]
B. Pascal, Les Pensées…, op. cit., p. 10.
-
[3]
Francis Kaplan, « L’agnosticisme philosophique de Pascal » dans Jean-Louis Vieillard-Baron et Francis Kaplan, Introduction à la philosophie de la religion, Paris, Éd. du Cerf, 1989, p. 423-435.
-
[4]
F. Kaplan, « L’agnosticisme… », loc. cit., p. 424.
-
[5]
Ibid., p. 425.
-
[6]
Ibid., p. 429.
-
[7]
Ibid., p. 434.
-
[8]
Ibid., p. 435.
-
[9]
Sur la portée de ces œuvres dans la pensée de Hume et pour que le Traité sur la nature humaine ne soit plus la seule source à laquelle s’abreuve la critique, voir Bernardo Pérez Andreo, « David Hume y la religión crítica a las pruebas de la existencia de Dios », Cauriensia 1 (2006), p. 119-151 ; « David Hume y la religión. La falsa creencia », Verdad y Vida, 247/LXIV (2006), p. 423-455.
-
[10]
David Hume, Enquête sur l’entendement humain, trad. André Leroy (1947), revue par Michelle Beyssade, Paris, Garnier-Flammarion, 1983, p. 216-217.
-
[11]
David Hume, Dialogues sur la religion naturelle, trad. Michel Malherbe, Paris, Vrin (« Bibliothèque des textes philosophiques – Poche »), 2005, p. 351.
-
[12]
Ibid., p. 113.