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Article de revue

La construction de soi dans le portage salarial

Pages 117 à 123

1 Les choses étaient claires, et les repères plus faciles à trouver. Il y avait une grande majorité de salariés, un nombre limité d’entrepreneurs que l’aura de la figure semblait réserver à une élite, et puis quelques statuts indépendants, bien spécifiques, tels les intermittents et les professions libérales. Mais aujourd’hui la frontière bien dessinée entre travailleurs salariés et travailleurs indépendants/entrepreneurs tend à s’atténuer (E. Hernandez, L. Marco, 2008). De plus en plus de travailleurs hautement qualifiés, insatisfaits des contraintes et subordinations de la grande organisation, entrent dans un “bricolage institutionnel” : pour changer les conditions, le contenu et la reconnaissance de leur travail, ils recherchent et composent avec de nouveaux statuts (E. Reynaud, 2007). C’est par exemple la situation des membres d’une société de portage salarial, qui trouvent eux-mêmes leurs missions, prennent en charge leur formation, bénéficient de tous les avantages du statut salarié sans réelle subordination, mais quittent l’entreprise dès qu’ils n’ont plus de mission. Position hybride et paradoxale qui pose certainement des défis difficiles en termes de construction de soi et d’identité professionnelle.

2 Alors comment ces travailleurs hautement qualifiés, à la fois indépendants et salariés, entrepreneurs au moins d’eux-mêmes, vivent-ils ces situations ? Comment cette situation, à la fois risquée et protégée, autonome et assistée, est-elle traversée et représentée ? Quel effet a-t-elle sur la construction de soi des portés, quel travail identitaire (identity work) font-ils ? Quelle identité professionnelle fabriquent-ils ? Quels aspects ont-ils mis en avant et quels autres cachés ou refoulés ? Quelles stratégies de présentation de soi mobilisent-ils ?

3 Nous présenterons d’abord le portage salarial comme apparaissant dans un paysage de délitement des frontières autrefois bien claires entre salariat, indépendance et entrepreneuriat. Puis nous présenterons notre méthode de recherche combinant une analyse thématique des discours et une prise en compte des affects, interrogeant les motivations, les parcours, l’identité professionnelle et la construction de soi de dix cadres portés. Nous présenterons ensuite les résultats en soulignant les paradoxes, ambiguïtés et risques du portage salarial. Enfin, nous conclurons que par-delà les questions de statut, ce sont des “capabilités”, des modes de vie et des subjectivités qui sont en jeu. De nouvelles identités sont en construction, nous appelons à d’autres recherches visant à en mieux cerner la condition individuelle et collective.

1. Le délitement des frontières

4 Pour T. Pillon et F. Vatin (2007) le salariat a perdu sa conception marxiste d’exploitation du travailleur contraint d’abdiquer sa liberté, pour être réinvesti aujourd’hui en tant que synonyme de garanties collectives. De même pour Robert Castel (1995), le salariat est devenu une identité sociale à mesure qu’il s’est également enrichi de nombreuses protections. Mais ces protections s’effritent laissant la place à de multiples formes d’incertitudes et de précarités (R. Castel, 2009). Toutefois, Manuel Castells (1998) montre que la révolution technologique a surtout engendré la diversification des relations de travail. Se développent un ensemble de nouvelles formes d’emploi, hybrides entre salariat et travailleurs indépendants ou entrepreneurs. Par exemple, C. Beaucourt et P. Louart (2003) montrent les différentes formes d’entrepreneuriat salarial, plus ou moins risquées, plus ou moins choisies, des plus autonomisantes aux plus inacceptables. E. Reynaud (2007) décrit le parcours de travailleurs autonomes, rejetant la bureaucratie et circulant d’un statut à un autre au gré des opportunités.

5 De son côté, la figure de l’entrepreneur se brouille également. Entre l’entrepreneuriat comme statut (créateur d’une nouvelle entreprise, (T.M. Begley et D.P. Boyd, 1987, p. 100)) et l’entrepreneuriat comme attitude, il peut y avoir un fossé et différentes combinaisons (E. Hernandez et L. Marco, 2008). Par exemple, N. Levratto et E. Serverin (2009) notent que de nombreux auto-entrepreneurs n’ont pas la mentalité associée à l’entrepreneur, ne cherchant pas à faire croître leur activité et M.-F. Mouriaux (1994) rappelle que le choix pour l’entrepreneuriat peut être volontaire ou forcé. L’entrepreneur reste cependant une figure majeure de l’économie libérale. Les injonctions en faveur de l’autonomie, la responsabilité et la créativité modèlent les subjectivités et voient en l’entrepreneur une réalisation accomplie. Dans leur travail identitaire (identity work) et leurs stratégies d’adaptation (coping strategies), les salariés doivent composer avec le modèle de l’autonomie et de l’entrepreneuriat (J. Storey, G. Salaman, K. Platman, 2005).

6 Le travail indépendant, traditionnellement considéré comme le moins protégé, le moins mal rémunéré et associé aux représentations positives d’indépendance, de liberté, de contrôle (M. D’Amours, 2006) s’hybride de plus en plus avec le salariat et l’entrepreneuriat. Y. Dupuy et F. Larré (1998) mettent en évidence neuf formes de mobilisation du travail, offrant un dégradé de situations entre le travail indépendant et le travail salarié. On peut noter aussi les micro-associations (E. Le Dantec, 1998) et plus récemment les coopératives d’activité et d’emploi et le portage salarial. Ceux-ci peuvent notamment constituer des formes d’accompagnement entrepreneurial (K. Messeghem et al. 2013 ; D. Chabaud, K. Messeghem, S. Sammut, 2010).

7 Ici nous nous intéresserons plus précisément à l’une de ces situations hybrides, celle du portage salarial avec lequel un professionnel libéral ou indépendant, qui a une mission dans une entreprise tierce, devient salarié de la société de portage le temps de cette mission. La société de portage signe avec l’entreprise tierce un contrat de prestation et au même moment un contrat de travail avec le professionnel. Ce dernier bénéficie des protections sociales du salariat, notamment l’assurance chômage, et jouit en général d’une rémunération supérieure à celle qu’il aurait eue au sein d’une société de services. De cette façon, le porté peut intervenir dans un mode autonome sans avoir à s’enregistrer comme indépendant ou à monter sa propre structure juridique (FNPS, 2014). Pour Ch. Parez-Cloarec (2008), les acteurs de la logique de portage salarial incarnent la figure du « salarié-entrepreneur » et nouent des contrats psychologiques renouvelés et complexes avec les autres acteurs. Ce serait une nouvelle logique d’échange et de partage qui se nouerait entre le travailleur et l’organisation (I. Galois et Ch. Parez-Cloarec, 2008).

2. Méthode

8 Cette recherche est de nature exploratoire. Nous avons choisi d’enquêter auprès d’ex-salariés ayant fait le choix du portage salarial afin de mieux comprendre un tel parcours. Tous les portés œuvraient dans le secteur de l’informatique et des télécommunications et étaient cadres (le portage est réservé aux cadres). Notre méthode a comporté deux volets.

9 Dix entretiens semi-directifs, en profondeur, ont été réalisés, au cours desquels nos interlocuteurs étaient invités à s’exprimer, notamment à propos de quatre questions très ouvertes sur les motivations de leur choix, leur parcours, leur récit de soi et leur identité professionnelle. Le codage a consisté à répartir les discours selon ces quatre axes et à identifier pour chacun quels étaient les thèmes qui émergeaient, tout en tentant de conserver comment ces thèmes s’articulaient dans un paysage d’ensemble pour chaque interlocuteur. Pour cela, nous avons cherché à retracer le récit de soi et de l’expérience de chacun, en mettant en évidence tant le mode de construction du récit qu’en cherchant les lignes de fuites et failles dans cette construction. Trois premiers entretiens nous ont amenés à vouloir ajouter un second volet à ce premier dispositif. L’impression ressentie lors de ces premiers entretiens nous a amenés à développer une méthode originale. En effet, nous étions surpris de constater à quel point les salariés portés interrogés avaient souvent un discours très proche de celui affiché par la société de portage. Alors qu’il était difficile de les faire parler en dehors de ce discours pré-formaté, nous sortions des entretiens avec l’impression que des choses non dites-nous affectaient. Nous avons alors décidé, au sortir de chaque entretien, de rédiger quelques lignes sur nos affects et nos impressions et de prendre comme source d’analyse et de réflexion tout autant les paroles exprimées que les affects qui s’imprimaient en nous. L’affect nous signalait que quelque chose se disait en dehors du discours convenu. Il témoignait d’une atmosphère, d’une tonalité propre à chaque récit. Nous sentions que dans l’écart entre le discours affiché et cette tonalité s’exprimaient des éléments liés à la perte de repères et à la difficulté de se maintenir et de se représenter dans un statut hybride, thème central de notre recherche.

10 Il nous semblait en effet important de saisir d’un côté le discours affiché, de façade, ce que notre interlocuteur jugeait bon de mettre en avant, mais aussi d’un autre côté d’autres aspects qu’il exprimait sans le formuler explicitement. Tout autant l’analyse des entretiens en profondeur que celle de ces moments d’affects étaient discutés entre nous afin de faire surgir des réflexions, certes plus subjectives, mais qui s’approchaient des points de vulnérabilité, de paradoxe ou de souffrance que le discours, souvent musclé et viril, ne pouvait dire. Nous tentons ainsi de transposer à l’étude de cas la méthode ethnographique inspirée du « tournant vers les affects » de K. Stewart (1996). Ces affects n’ont pas de prétention à l’objectivité, mais signalent des points de tension et des lignes de fracture sur lesquels devait porter la réflexivité.

3. Récits de la construction de soi

11 Sur ces quatre points soulevés lors des entretiens, nous découvrons des tensions, des hésitations, des paradoxes qui montrent un difficile équilibre à trouver entre désirs et contraintes, entre opportunités et menaces et qui demandent un difficile travail identitaire.

3.1. Le choix pour le portage salarial

12 Sur les motivations du choix pour le portage salarial, bien souvent l’argumentation commence par un calcul coût/bénéfice. Ce qui est mis en avant est un avantage financier, ou une possibilité de choisir ses missions ou son rythme, qui dépasse le risque économique, la possibilité de se retrouver sans activité, du fait des protections sociales maintenues. Mais la suite de la discussion montre toujours des motivations plus complexes, engageant les attentes par rapport au travail, le mode de vie, l’image sociale, des désirs et des peurs solidement ancrés dans chaque personnalité.

13 Il y a d’abord ce qui a déclenché le passage vers le portage. Cela peut être une insatisfaction dans la situation précédente : un fonctionnement trop bureaucratique, des contrats inintéressants, l’absence de formation, le manque d’attention ou de reconnaissance. Cela peut aussi être une obligation pour remplir la mission : le client proposant la mission veut avoir affaire à des indépendants ; en ce cas le portage apparaît comme le statut limitant les risques. Il peut y avoir enfin l’imitation, quand un proche est lui-même porté.

14 Mais il y a surtout une double aspiration, qui à première vue pourrait sembler contradictoire. D’un côté, il y a un très fort désir d’autonomie : pouvoir choisir ses missions, organiser son temps, pouvoir maîtriser sa formation, ne pas dépendre de processus bureaucratiques, mieux gérer son temps ; voire dans un cas, accorder plus de temps à soi-même et à sa famille. Il y a une envie de pouvoir exercer son métier comme on sent qu’il devrait l’être, on veut être reconnu pour son travail et ses compétences sans devoir se subordonner à une hiérarchie et, si possible, débarrassé de contraintes administratives qui empoisonnent et emprisonnent l’activité. De l’autre, il y a une forte demande de protection, d’attention, de reconnaissance, de proximité, qui surnage sur un fond de peur de l’avenir, d’être déclassé ou de s’ennuyer. C’est très probablement dans l’équilibre entre cette double tension, entre ce désir viril de maîtrise et cette demande plus féminine de care (G. Guérillot, I. Paes, J.-L. Moriceau, 2013), que se joue le développement des situations hybrides entre salariat, indépendance et entrepreneuriat.

15 Toutefois, l’un des deux aspects est systématiquement mis en avant (l’autonomie), qui correspond, lorsqu’il s’agit d’un choix, au principal avantage vis-à-vis du salariat. L’indépendance, voire l’entrepreneuriat, sont soulignés sur les curriculum vitæ ou les réseaux sociaux, non le fait d’être en portage. L’autre aspect, le besoin de care, se découvre au fil de la conversation, ou transparaît dans des gestes, des expressions, ou quand l’échange se fait plus intime, et motive le choix du portage plutôt que celui de l’entrepreneuriat.

16 Ainsi le choix pour le portage salarial repose sur un complexe de motivations, composé de traits de personnalité, d’opportunités institutionnelles, de préférence pour un statut et pour un mode de vie ainsi que pour la figure de l’entrepreneur. Il repose aussi sur la confiance en leur savoir-faire propre, leur capacité à en tirer des affaires et à se reconvertir si besoin est. Il repose sur un équilibre estimé plus satisfaisant entre autonomie et care pour ceux qui ont choisi le portage, et sur un supplément de protection pour ceux à qui un statut non salarié était demandé par le client.

3.2. Retour sur le parcours

17 Concernant leur parcours, nous nous attendions à ce que le portage salarial soit une rupture dans leur carrière. Il faut avoir en mémoire que la majorité de la recherche sur l’entrepreneuriat repose sur la métaphore du plongeon (plunge decision) (S. Venkataraman, S. Sarasvathy et al. 2012). L’entrepreneur est celui qui a décidé de plonger et l’entrepreneuriat se dessine comme un grand saut, un acte de foi (a leap of faith). Nous nous attendions à un saut semblable dans le cas du portage, le saut consistant notamment dans l’aventure de devoir trouver soi-même ses missions, au risque sinon de se retrouver au chômage. Pourtant, tout d’abord, il est à souligner que nos répondants parlaient beaucoup plus des garanties offertes en contrepartie par le portage et qu’ils parlaient beaucoup moins de prendre des risques que de leur besoin de sécurité – un saut avec filet en quelque sorte. Mais en continuant à analyser les entretiens, c’est l’idée même de saut, avec sa connotation de changement radical et irréversible, qui devait être relativisée. Les évolutions relatées étaient bien plus progressives. En effet, la plupart des interviewés provenaient soit d’entreprises de service, de type SSII, soit d’une séquence de contrats en CDD. Ils travaillaient déjà par missions, souvent auprès d’entreprises tierces. Le portage était ainsi une continuité de leur activité. Seul a évolué le statut qui leur apporte plus d’autonomie, de contrôle, une meilleure rémunération qu’avant, sans prendre, pour le moment du moins, tous les risques de l’aventure entrepreneuriale.

18 Concernant l’avenir, les projections sont bien diverses. Elles se partagent entre la volonté de créer sa propre entreprise, celle de continuer à développer son activité toujours en tant que portés et celle de retrouver plutôt un emploi de type CDI. Il y a pourtant une chose bien partagée : la relative difficulté de se projeter dans le futur : « L’avenir, je ne connais pas » répète l’un des interrogés. Ce qui est partagé est l’idée selon laquelle, ce seront les conditions des offres futures, plutôt que le statut proprement dit, qui vont être déterminantes pour le choix. Nous avons ainsi des résultats assez proches de E. Reynaud (2007 : p. 304), quand elle étudie plus généralement les professionnels autonomes : « il est très rare d’observer une décision unique et irrévocable, un changement abrupt ; le processus est long, fait d’essais et d’erreurs et sujet à fréquents réajustements à l’intérieur d’un même projet professionnel ; il est aussi réversible, le retour vers le salariat représentant une étape comme une autre. » Cette incertitude pour l’avenir nous semble moins témoigner d’un pragmatisme entrepreneurial, à l’affût d’opportunités, que d’une certaine perte de repères. Elle provient parfois d’une grande confiance en soi, comme pour le consultant qui trouve facilement des missions, qui se bâtit ainsi un portefeuille d’expériences, sûr qu’il est de trouver une autre situation lorsque les missions seront plus rares. Elle provient parfois de la précarité : le portage offre en ce cas une solution pour le moment, et on verra bien pour l’avenir. Mais dans bien des cas, le statut ne semblait finalement être que secondaire. L’important, pour nombre de portés interrogés, est de suivre sa passion, le chemin se construira en marchant, le portage étant bien moins une fin qu’un moyen. Le portage salarial se présente comme une étape dans un parcours ouvert. Un parcours au cours duquel la relation au travail se transforme. Par exemple : un répondant nous confie qu’une fois devenu porté, il se rend compte que la sécurité de l’emploi ne lui manque pas, qu’il n’a pas besoin de cela pour vivre ; Un autre dit s’être « affranchi » du CDI. C’est un parcours guidé par le désir de réaliser l’activité qui les intéresse avec davantage de contrôle sur celle-ci. Plus que l’emploi, c’est le travail qui les guide.

3.3. Leur identité professionnelle

19 Le portage salarial, encore peu connu, n’est pas porteur en soi d’une forte identité professionnelle. Selon C. Dubar (2002), l’identité professionnelle se construit par une double transaction, d’une part avec les autres, l’identité attribuée, et d’autre part avec soi-même, en regard d’un soi idéal. Vis-à-vis des autres, rares sont nos interlocuteurs qui se définissent comme portés, ou se revendiquent comme tels, comme pourraient le faire certains entrepreneurs. Et pourtant, on pourra noter une certaine fierté, un motif de distinction. Les portés se présentent comme ceux qui ont osé opter pour une certaine indépendance, qui ont le privilège d’un supplément d’autonomie dans leur activité, qui ont eu l’intelligence et l’audace de découvrir ce nouveau dispositif. Vis-à-vis d’eux-mêmes, ils se définissent avant tout comme des experts. Il y a toutefois la conscience de faire partie d’un « tout autre monde », d’un autre « paradigme intellectuel » que celui du salariat. Dans ce monde-ci, il faut travailler beaucoup, organiser à l’avance ses futures missions. C’est « marche ou crève », et « tu as intérêt à être en bonne santé ». Mais plutôt que d’être subi comme une subordination plus dure encore que leur ancienne hiérarchie, cela est vu comme le prix à payer pour leur autonomie. Car ce qui est le plus valorisant est la possibilité de définir eux-mêmes leur façon de faire leur métier. Même, si dans certains cas les missions pouvaient être trouvées à leur place, cela valoriserait encore plus leur expertise de leur métier. Pour un répondant, le portage c’est la liberté et l’indépendance. D’autres précisent qu’ils ne se sentent pas vraiment libres, car il y a les exigences des clients, mais ceux-ci vivent la maîtrise de l’ensemble du processus comme un supplément de dignité et de professionnalisme. Il n’est pas impossible qu’il y ait également une certaine distinction à s’en sortir bien dans un monde plus rude que celui du salariat.

20 Mais le plus marquant est la façon selon laquelle le rapport au temps est chamboulé. Le salarié, dans leurs paroles, est caricaturé comme celui qui ne pense qu’à ses vacances et ses RTT et dont l’horizon de temps est sa carrière. Ici l’horizon est celui de la mission, de l’urgence des livrables, et chaque journée est une journée facturable. Les vacances (ou même répondre à un entretien) signifient une perte de facturation. Pour la plupart, nos interlocuteurs se définissent comme n’ayant pas de temps. Ils se sentent producteurs, leur valeur ajoutée se mesure, et de cela ils tirent une certaine fierté. D’ailleurs, sur le site de la société de portage, on peut lire le chiffre d’affaires juste à côté du nom. Cependant, ils ne se sentent appartenir ni à la société de portage ni à la société du client. Le porté se vit comme un indépendant. En contrepartie, il y a une certaine solidarité entre portés qui se connaissant : on va venir en aide, indiquer des missions, conseiller. Ce non-sentiment d’appartenance à un collectif explique probablement d’une part, ce besoin de reconnaissance et d’attention que nous signalions et d’autre part, un sentiment de vulnérabilité. Comme l’exprime un porté : « Le portage, c’est de la précarité, ça c’est clair. J’ai peur. » ; Un autre : « on est jetable. ». Précarité et vulnérabilité sont inhérentes à leur identité. Elles sont parfois motif de fierté, d’autre fois de contrepartie acceptée, d’autres fois encore de grande inquiétude pour l’avenir.

21 Ainsi l’identité professionnelle est à la fois faible, car peu (re)connue par l’entourage et en même temps valorisante, notamment car assimilée au courage du travailleur indépendant et de l’entrepreneur de courir le risque de devoir trouver lui-même ses missions. Ils se sentent avant tout faire partie de ceux qui peuvent choisir d’exercer leur activité selon leur propre idée du métier (E. Reynaud, 2007). Cependant, cette identité est entourée d’un ensemble d’affects forts : peurs, désir d’assistance, désir de reconnaissance, sentiment de puissance, solitude… Ceci semble caractéristique de la société « liquide » (Z. Bauman, 2006) mais pointe aussi que la situation de « porté », si elle offre des gains financiers et d’image, peut avoir un revers de précarité et d’anciennes protections et garanties liquidées.

3.4. La construction de soi

22 Aux côtés de l’identité professionnelle, il y a la question de l’identité personnelle et de la construction de soi. Nous nous demandions comment les portés parviennent à tracer une unité à partir de leurs parcours parfois fragmentés, dans une situation hybride, dans la perte de repères et frontières, etc. Nous nous sommes attachés dans un premier temps à une approche narrative de l’identité, mais l’étude nous a amenés à ajouter quelques éléments liés à la performativité et à l’individuation. L’identité narrative est le récit qu’une personne fait de soi-même, liant les différents événements vécus dans une intrigue propre. Cette narration peut évoluer mais elle montre comment une personne raconte une unité au milieu des changements et éventuellement de chaos : « l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet se raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées. » (P. Ricœur, 1985 : p. 356).

23 Dans leur façon de se raconter à travers leur parcours, de donner du sens au flux des expériences, il semble qu’il y ait une certaine similitude. Les portés interrogés se racontent comme ayant su faire face à des difficultés, saisir des opportunités et se rendre autonomes. Un porté nous dit : « Le fil rouge de tout ce parcours, c’était de travailler seul, de pouvoir être autonome ». Mais notons que s’ils sont en maîtrise de leur parcours, ils ne l’ont pas créé. Ils ont su faire les bons choix, des choix courageux mais avantageux, et ressentent souvent une certaine supériorité par rapport aux anciens collègues restés dans la situation salariale qu’ils considèrent maintenant comme empêchant leur créativité et leur progression personnelle. Ils revendiquent ainsi une certaine expertise pour savoir faire des choix et c’est de même pour leur expertise vis-à-vis de leur métier qu’ils sont recrutés. Ils sont agents de leur parcours mais non créateurs de celui-ci, l’intrigue et l’agentivité sont plus liées à l’expertise qu’à l’entrepreneuriat. Bien entendu ce récit de soi ne s’écrit pas tout seul. Il est très dépendant des discours ambiants qui lui attribuent une certaine identité. Ou plutôt la construction de soi se fait en accord et en opposition à ces discours, ils sont performatifs (J. Butler, 2004, 2007). Par exemple, un porté recevait auparavant, de la part de son ancienne entreprise, un discours et des pratiques qui lui prescrivaient l’identité d’un être dépendant, remplaçable et de peu d’importance. C’est peut-être contre ce discours qu’il s’est construit une identité soulignant l’expertise et l’autonomie. Le milieu du portage est plutôt environné d’un discours néolibéral, prônant l’autonomie, la prise en charge de soi-même et la réussite individuelle. C’est avec et contre ce discours valorisant, un discours promouvant des « entrepreneurs de soi » (P. Du Gay, G. Salaman et B. Rees, 1996) ainsi que de la figure de l’entrepreneur que les portés ont à construire leur récit de soi. Une difficile construction de soi donc au milieu de normes d’excellence, où l’autonomie signifie parfois moins un choix propre qu’une manière de s’afficher en individu rationnel (alors qu’une oreille attentive parvient facilement à entendre également un ensemble de peurs, de doutes, et de dépendances).

24 On sent cependant une certaine opacité à soi, et une certaine crainte quand la conversation aborde des points plus intimes ou affectifs. On voit poindre un paradoxe supplémentaire. Alors que les portés sont incités à investir dans le développement de leurs capacités par des formations et un travail sur soi, ils affirment ne pas en avoir le temps. Le travail indépendant, affirme B. Stiegler (2015), c’est un travail qui permet un processus d’individuation et d’épanouissement de ses capacités, mais pour cela il faut détourner du temps de mission, et cela a un coût d’opportunité ; et il semble moins s’agir pour les portés d’inventer leurs façons d’apporter une contribution que de répondre à ce que le marché demande.

25 Ainsi la construction de soi se réalise à partir d’un récit soulignant une intelligence de la situation et la capacité d’oser suivre leur passion. Ils sont dans cette construction très sensible au discours libéral valorisant l’autonomie et la prise en charge de soi-même, ainsi qu’une reconnaissance selon une valeur de marché. Mais il ne s’agit ni d’un récit où ils seraient créateurs de leur propre destinée, comme celui de certains entrepreneurs, ni d’un gain de liberté pour cultiver leurs propres talents créatifs, comme celui de certains artistes. Ce récit est parfois percé de moments d’émotion, où les doutes et la vulnérabilité deviennent palpables. La construction de soi semble mener à un édifice présentant quelques points de faiblesse potentielle.

4. Une identité à construire, une réflexion plus globale à mener

26 Le portrait des portés qui ainsi se dessine est celui d’experts, moins constructeurs d’eux-mêmes ou de leurs destinées que possédant une bonne intelligence de la situation et qui trouvent l’opportunité de se consacrer à leur activité, qui occupe une grande place dans leur vie, de la façon qui leur semble la plus juste. Ils trouvent dans le portage salarial une reconnaissance en résonance avec le discours libéral promouvant l’autonomie, ainsi que pour beaucoup la possibilité d’accroître leurs revenus avec un risque limité. Pourtant, dans ce portrait, quelques lignes de fuite apparaissent, montrant des vulnérabilités enfouies. « Il faut oser ! » répète de nombreuses fois l’un des portés, mais cela semble plus pour se convaincre et se rassurer lui-même. « Je me sens entrepreneur » revendique un autre, mais sa grande timidité ne correspond pas à l’image habituelle de l’entrepreneur. On sent un besoin d’attention, de reconnaissance et de care, un désir que l’on s’occupe pour eux de l’intendance administrative, des moments d’angoisse face à un futur difficile à prévoir.

27 Les parcours restent à s’inventer sans l’aide des oppositions passées, entre salariat, indépendance et entrepreneuriat. La construction de soi au sein du portage salarial est en élaboration sur une aspiration à plus d’autonomie et moins de subordination, mais devra sans doute reconnaître les peurs, les ambiguïtés et les asymétries de pouvoir. Ce qui se joue, pour ces experts hautement qualifiés, c’est un accroissement de leurs “capabilités”, partiellement à l’écart de la subordination du salariat, s’ils acceptent de prendre le temps de réfléchir à leur individuation. Ce qui se joue aussi, c’est une possibilité de choisir leur mode de vie, guidé par leur passion mais aussi par un discours libéral qui leur enjoint toujours plus d’accomplissement et de revenus. Ce qui se joue est la possibilité de nouvelles subjectivités en dehors des modèles connus du salariat, de l’entrepreneuriat ou de l’intermittence, au milieu de nouvelles opportunités mais aussi de nouvelles responsabilités, de nouveaux risques, de nouvelles peurs.

Conclusion

28 Toutefois il ne faudrait pas oublier que l’enjeu de ces inventions de nouveaux statuts et identités n’est pas seulement individuel. Il en va également des nouveaux équilibres entre salariat, travail indépendant et entrepreneuriat, de l’avenir des formes d’emploi et de travail ainsi que des évolutions du droit du travail. La société liquide (Z. Bauman, 2006) est une société multipliant les possibilités de relations et d’inventions des parcours individuels, mais elle s’accompagne de pertes de repères, de solitudes et des risques de précarité. Pour aller plus loin dans la connaissance de cette nouvelle condition de travail, il nous semble que deux directions devront être creusées dans des recherches futures. D’une part continuer à capter et à réfléchir, au-delà des discours affichés, ce monde des affects et des désirs afin de mieux comprendre les ambiguïtés et les dangers de ces situations, tout comme les discours performatifs qui impriment la construction des identités. D’autre part de réfléchir à une échelle plus grande, les effets de ces nouvelles formes d’emploi sur l’existence des individus, sur l’évolution des rapports de pouvoir et sur leurs effets économiques et sociaux.

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Mots-clés éditeurs : travail indépendant, portage salarial, affects, construction de soi

Date de mise en ligne : 25/04/2016

https://doi.org/10.3917/rsg.273.0117

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