Couverture de RSG_272

Article de revue

L’impact de la détresse financière de l’entreprise et de son risque de faillite sur l’opinion d’audit avec réserve :

une analyse empirique en Tunisie

Pages 77 à 83

1 L’audit externe est l’un des mécanismes de gouvernance qui permet de garantir la qualité de l’information financière. « Le rôle essentiel de l’audit, à travers la certification des comptes qui permet de « fiabiliser » certaines informations, est de réduire l’asymétrie d’information entre les détenteurs de l’information, qui sont en fait les décideurs, et les actionnaires ou les tiers contractants qui dépendent de cette information pour prendre leurs décisions propres », ainsi s’exprimait le financier français B. Pigé (2003).

2 C. Spathis (2003) considère que l’émission d’une réserve dans le rapport d’audit est une alerte à l’échec de la firme et entraîne la demande de plus de transparence et de cohérence dans le contenu informationnel des états financiers. La faillite de certaines sociétés dans plusieurs pays du monde, notamment, aux États-Unis, en Australie et en Europe et la crise financière de 2008 remettent en cause la fiabilité des états financiers, certifiés sans réserve, par les auditeurs externes. On se pose donc la question sur l’importance de la détresse financière de l’entreprise et de ses difficultés financières dans la formulation d’une réserve. Cette controverse motive notre recherche sur les déterminants de l’opinion d’audit avec réserve. Les réserves peuvent être des réserves concernant la continuité d’exploitation ou des réserves se rattachant à d’autres facteurs.

3 Les études portant sur l’opinion d’audit avec réserve ont été classées par E. Laitinen et T. Laitinen (1998) en trois catégories : les études portant sur la pertinence du rapport d’audit dans la prévision de faillite (K. Keasey et R. Watson, 1987 ; W. Hopwood et al., 1989), les études analysant la relation entre l’hypothèse de continuité d’exploitation et la faillite de la firme (H.C. Koh et L.N. Killough, 1990 ; W. Hopwood et al., 1994) et les études qui expliquent et prédisent l’opinion d’audit avec réserve (N. Dopuch et al., 1987 ; E. Laitinen et T. Laitinen, 1998). La présente recherche s’insère dans le cadre de la troisième catégorie d’études.

4 Pour expliquer et prédire l’opinion d’audit avec réserve, certains chercheurs ont analysé l’effet de variables financières et non financières sur l’opinion de l’auditeur (e.g. E. Laitinen et T. Laitinen, 1998 ; C. Spathis, 2003 ; C. Caramanis et C. Spathis, 2006). Parmi les facteurs non financiers étudiés, on cite les facteurs liés à l’auditeur, tels que son jugement, sa dépendante économique et la taille du cabinet d’audit (S.E. Kaplan et D.D. Williams, 2012 ; K-W Lai, 2013), les facteurs liés à l’entreprise (E. Laitinen et T. Laitinen, 1998 ; M. Doumpos et al., 2007 ; M. Tsipouridou et C. Spathis, 2012), etc.

5 Malgré la multitude des facteurs pouvant expliquer l’opinion d’audit avec réserve, les facteurs financiers sont d’une importance capitale. Nous nous intéressons dans le cadre de notre recherche aux variables financières mesurant la détresse financière de l’entreprise et son risque de faillite et nous essayons de répondre à la question suivante : « Quel est l’impact de la détresse financière de l’entreprise et de son risque de faillite sur l’opinion d’audit avec réserve ? ».

6 L’opinion d’audit avec réserve a fait l’objet d’études dans les pays développés comme les États-Unis, l’Allemagne et la Grèce qui a connu une crise financière et économique sans précédent, mais pas dans les pays en développement. Nous essayons d’analyser et de comprendre l’impact de la détresse financière de l’entreprise et de son risque de faillite dans un contexte non encore exploré qui est le contexte tunisien et ce, par l’analyse, non seulement du cas des grandes entreprises (sociétés anonymes) mais aussi d’entreprises de taille moyenne, formées de sociétés à responsabilité limitée soumises à l’obligation de l’audit légal. L’objectif de cette étude est donc d’expliquer et de prédire l’opinion d’audit avec réserve à travers l’analyse de la santé financière de l’entreprise.

7 Cette santé financière est étudiée à travers les variables rentabilité, liquidité, solvabilité et risque de faillite.

8 Nous avons organisé cet article comme suit : dans le premier paragraphe, nous exposons la revue de la littérature se rattachant au sujet traité et nous énonçons les hypothèses de notre recherche pour décrire, dans le deuxième paragraphe, nos choix méthodologiques. Nous présentons et analysons les résultats obtenus dans le troisième paragraphe avant de conclure dans le dernier paragraphe.

1. Revue de la littérature et formulation des hypothèses

9 La relation entre la santé financière de l’entreprise et l’opinion d’audit avec réserve n’a pas attiré l’attention de plusieurs chercheurs. Après la crise financière de 2008, les chercheurs intéressés par l’opinion d’audit, ont mis l’accent sur l’opinion d’audit liée à l’incertitude de la continuité d’exploitation. Les études sur ce sujet peuvent être regroupées en études traitant de la relation entre la détresse financière et la probabilité de réserve et études s’intéressant à la relation entre le risque de faillite et la réserve.

1.1. Impact de la détresse financière sur la probabilité de réserve

10 Afin de montrer la forte association entre les difficultés financières et le rapport d’audit assorti de réserve, nous rejoignons Y-K. Chan et T.S. Walter (1996) pour appréhender la détresse financière de l’entreprise à travers la rentabilité, la liquidité et le niveau d’endettement.

1.1.1. La rentabilité

11 Des recherches antérieures (J.K. Loebbecke et al., 1989 et E. Laitinen et T. Laitinen, 1998) ont montré que les firmes les moins rentables reçoivent plus l’opinion d’audit avec réserve. La perte de l’année précédente peut même permettre la prédiction de l’opinion avec réserve (N. Dopuch et al., 1987). Dans ce cadre, C. Spathis et al., (2003) ont montré que le ratio profit net/actif total est l’un des ratios permettant de prédire l’opinion d’audit avec réserve. Le lien négatif entre la rentabilité et l’opinion avec réserve est expliqué par l’augmentation de la probabilité du risque de litige suite au déclin de la rentabilité : les auditeurs émettent des rapports d’audit avec réserve pour éviter les coûts de litige (Y-K. Chan et T.S. Walter, 1996).

12 Une étude récente menée par K.-W. Lai (2013) a affirmé aussi que les entreprises les plus profitables et celles qui ont un rendement boursier élevé, sont moins probables de recevoir une opinion d’audit se rattachant à la continuité d’exploitation. Par contre, les entreprises qui ont enregistré une perte l’année précédente sont plus probables de recevoir une opinion sur la continuité d’exploitation. Ce dernier résultat confirme celui de C. Caramanis et C. Spathis (2006).

1.1.2. La liquidité

13 La liquidité est une mesure directe et un indicateur clé de la santé financière de l’entreprise, ce qui justifie son impact sur la nature de l’opinion d’audit (T.B. Bell et R. H. Tabor, 1991 ; C. Spathis, 2003 ; C. Caramanis et C. Spathis, 2006). La probabilité de recevoir une opinion avec réserve est plus importante lorsque la santé financière de l’entreprise est détériorée.

14 Les recherches antérieures (e.g. Y-K. Chan et T.S. Walter, 1996 ; C. Spathis, 2003 ; C. Caramanis et C. Spathis, 2006 ; F. Pasiouras et al., 2006 ; K-W Lai, 2013) ont montré une relation négative entre la liquidité et la probabilité de réserve et que les sociétés qui ont des problèmes de liquidité sont les plus probables de recevoir une opinion avec réserve. Cependant, les dirigeants de ces entreprises cherchent à donner une bonne image sur le marché (C. Caramanis et C. Spathis, 2006). Ceci peut expliquer le résultat d’Y.-K. Chan et T.S. Walter (1996) qui ont montré que la probabilité de litige à l’encontre des auditeurs décroît avec la liquidité de l’entreprise.

15 Malgré ce consensus sur la relation négative entre la liquidité et la probabilité de réserve, nous prenons en considération les résultats de J.C. Ireland (2003) qui a montré que la forte liquidité de l’entreprise peut accroître la probabilité de réserve et ce lorsque l’entreprise en question est fortement équipée.

1.1.3. L’endettement

16 N. Dopuch et al. (1987) ont montré que l’opinion d’audit avec réserve est une fonction du ratio de solvabilité générale (Dettes totales/Actif total). L’endettement accroît le risque de la firme, et par conséquent, plus le niveau d’endettement est élevé, plus l’auditeur est vigilant et plus il est probable d’émettre un rapport d’audit avec réserve (Y-K. Chan et T.S. Walter, 1996). T.B. Bell et R.H. Tabor (1991) et M. Doumpos et al. (2007) ont confirmé à leur tour la forte association entre le rapport d’audit avec réserve et sa défaillance avec ses engagements. Dans ce cadre, E. Laitinen et T. Laitinen (1998) ont trouvé que la faible autonomie financière (capitaux propres/actif total) est l’un des facteurs expliquant la réserve accordée aux grandes entreprises finlandaises.

17 À l’instar de Y.-K Chan et T.S. Walter (1996) et comme nous l’avons déjà précisé, nous avons appréhendé la détresse financière de l’entreprise à travers la rentabilité, l’endettement et la liquidité. Les études antérieures ont montré qu’il est plus probable que les auditeurs émettent une opinion avec réserve lorsque les entreprises sont moins profitables, plus endettées et ont une liquidité faible, c’est-à-dire dans une situation de détresse financière. Nous formulons donc l’hypothèse suivante :

18 H1. La détresse financière de l’entreprise est positivement associée à la probabilité de recevoir un rapport d’audit assorti de réserve.

19 La première hypothèse sera divisée en sous-hypothèses au nombre des indicateurs choisis comme suit :

20 H1a. La rentabilité est négativement associée à la probabilité de recevoir un rapport d’audit assorti de réserve.

21 H1b. L’endettement est positivement associé à la probabilité de recevoir un rapport d’audit assorti de réserve.

22 H1c. La liquidité est négativement associée à la probabilité de recevoir un rapport d’audit assorti de réserve.

1.2. Le risque de faillite

23 Les résultats des recherches antérieures concernant la relation entre le risque de faillite et l’opinion d’audit avec réserve ont connu une évolution au cours du temps et surtout après la crise financière de 2008.

24 J.C. McKeown et al. (1991) ont montré que plus de 50 % des entreprises américaines déclarées en faillite n’ont pas reçu une opinion d’audit avec réserve avant leur faillite. Ceci peut être expliqué par le fait que ces entreprises se trouvent à la frontière entre la faillite et la survie au moment de la décision de l’auditeur qui peut hésiter de certifier leurs états financiers avec réserve et par la résistance des auditeurs à mentionner des réserves lors de l’audit des états financiers. Par contre, une étude menée par W.G. Blacconiere et M.L. Defond (1997) auprès de 24 établissements américains de crédit a montré que 19 entreprises (soit 79 %) ont reçu une réserve une année avant leur échec. Ce taux est proche de ceux trouvés dans le cadre d’autres travaux antérieurs (J.F. Mutchler, 1985 et N. Dopuch et al., 1987) et confirme que la prévision de certains facteurs économiques, tels que la probabilité d’échec, influence la nature de l’opinion d’audit. Précisément, les établissements américains de crédit caractérisés par un faible ratio de viabilité financière (valeur nette/actif total) et une baisse des cours boursiers, risquent plus une certification avec réserve de leurs états financiers.

25 Une analyse des rapports d’audit d’établissements financiers en difficulté, aux États-Unis et dans certains pays de l’Europe, menée par P. Sikka (2009) pendant la crise financière de 2008, a montré que ces établissements ont reçu une opinion pure et simple sur leurs états financiers publiés et certifiés par l’un des Big 4, juste avant qu’elles ne soient déclarées en difficulté. Ceci montre que l’auditeur n’est pas indépendant et la crise financière a prouvé que le marché et les parties prenantes ne peuvent plus se baser sur l’opinion sans réserve formulée par les grands cabinets d’audit. Par contre, après 2008, les résultats d’études récentes ont montré que les auditeurs deviennent plus prudents et cherchent à désengager leur responsabilité par une opinion avec réserve pour les entreprises en difficulté. Dans ce cadre, M. Tsipouridou et C. Spathis (2012) ont prouvé que le ralentissement économique a affecté la santé financière de l’entreprise et a impacté le type d’opinion d’audit reçue avec l’augmentation du nombre de réserves liées à l’incertitude de la continuité d’exploitation en 2010 et en 2011.

26 L’étude d’E. Carson et al. (2013) menée auprès d’un échantillon de 396 entreprises déclarées en faillite a montré à son tour que 60,10 % des entreprises ont reçu une opinion sur la continuité d’exploitation avant d’être déclarées en faillite et que 15,71 % survivent après l’opinion sur la continuité d’exploitation. Aussi, la plupart des entreprises qui ont reçu une opinion d’audit avec réserve n’ont pas été déclarées en faillite dans les 12 mois qui suivent la date de l’opinion d’audit, ce qui montre que les entreprises survivent au moins 12 mois avant leur déclaration en faillite. Dans notre étude, nous nous attendons à trouver un lien positif entre la probabilité de faillite et l’opinion d’audit assortie de réserve. Cette hypothèse confirmée par W.G. Blacconiere et M.L. Defond (1997), J.K. Reynolds et J.R. Francis (2000), C. Spathis (2003) et C. Spathis et al. (2003) et M. Tsipouridou et C. Spathis (2012) montre que l’accroissement du risque de la faillite accroît le litige avec l’auditeur, mais l’émission d’un avis avec réserve représente un outil adéquat de défense pour l’auditeur. Les litiges contre l’auditeur se justifient par le fait que ce professionnel, supposé indépendant, certifie sans réserve les états financiers d’une firme pendant l’année qui précède sa faillite (W.G. Blacconiere et M.L. Defond, 1997). De ce fait, il est plus probable que l’auditeur émette une opinion avec réserve face à cette situation. Nous formulons donc l’hypothèse suivante :

27 H2. Il y a une association positive entre le risque de faillite et l’opinion d’audit avec réserve.

2. Méthodologie de recherche

2.1. Échantillon

28 Compte tenu du tissu économique tunisien formé essentiellement de PME, nous ne nous sommes pas limités aux grandes entreprises comme c’est le cas pour les recherches antérieures, mais nous avons étendu notre recherche aux entreprises de taille moyenne, ce qui justifie le choix de notre échantillon formé de sociétés à responsabilité limitée (SARL) ne pouvant pas être cotées en bourse (42 sociétés) et de sociétés anonymes (24 sociétés). À l’instar de C. Spathis (2003), nous avons décidé d’exclure les firmes exerçant dans le secteur financier, étant donné les particularités structurelles du secteur financier par rapport aux autres secteurs. Notre échantillon final est donc composé de 64 entreprises soumises à l’obligation de désigner un commissaire aux comptes, dont 32 ont reçu une opinion d’audit avec réserve et 32 ont reçu une certification pure et simple.

2.2. Identification et mesure des variables

2.2.1. La variable dépendante : l’opinion d’audit

29 Notre variable dépendante (OPINION) est une variable dichotomique qui prend la valeur 1 si l’entreprise reçoit une opinion avec réserve et la valeur 0 si l’opinion reçue est une certification pure et simple.

2.2.2. Les variables indépendantes

30 Pour définir les variables indépendantes de notre étude, nous nous sommes référés aux travaux des pionniers dans le domaine et en particulier, N. Dopuch et al. (1987), T.B. Bell et R.H. Tabor (1991), J.C. McKeown et al. (1991), J. Krishnan et J. Krishnan (1996), W.G. Blacconiere et M.L. Defond (1997), E. Laitinen et T. Laitinen (1998), J.K. Reynolds et J.R. Francis (2000), C. Spathis (2003), M. Doumpos et al. (2007) et C. Gaganis et F. Pasiouras (2006) qui ont proposé un ensemble d’indicateurs de l’opinion d’audit avec réserve. Les indicateurs que nous avons retenus sont : le risque de faillite, la rentabilité nette des capitaux propres, la liquidité réduite et l’endettement total.

31 Pour mesurer le risque de faillite, nous avons utilisé la formule Z-Score d’Altman qui est une formule multivariable pour la mesure de la santé financière d’une entreprise et un outil puissant pour diagnostiquer la probabilité qu’une entreprise tombera en faillite au cours d’une période de 2 ans. Les études mesurant l’efficacité de Z-Score ont montré que le modèle est souvent précis dans la mesure du risque de faillite (fiabilité entre 72 % et 80 %).

32 La rentabilité nette des capitaux propres mesure la rentabilité des fonds confiés à l’entreprise sous forme de capital à risque. Cet indicateur se calcule comme suit :

33 RENKP = Résultat net de l’exercice/Capitaux propres

34 Avec RENKP = Rentabilité nette des capitaux propres.

35 La liquidité réduite est mesurée comme suit :

36

  • LIQR = (Actif courant – Stocks)/Engagements courants.
  • Avec LIQR = Coefficient de liquidité.

37 En ce qui concerne l’endettement total, le ratio d’endettement total permet d’étudier les relations entre le financement extérieur et le financement intérieur et de tester la solidité et l’autonomie financière de l’entreprise, en mesurant son degré de dépendance vis-à-vis de ses créanciers. Il est présenté ainsi :

38

  • ENDET = Dettes Totales/Actif Total
  • Avec ENDET = Endettement

2.2.3. Les variables de contrôle : la qualité de l’auditeur et la taille de l’entreprise

39 J.R. Casterella et al. (2000) ont montré l’existence d’une dépendance entre l’opinion d’audit avec réserve et la qualité de l’auditeur externe d’une part, et certaines caractéristiques de l’entreprise, notamment sa taille, d’autre part. De ce fait, nous avons choisi d’inclure ces deux variables dans la présente étude en tant que variables de contrôle.

40 Des recherches récentes ont montré que les entreprises auditées par des non-Big 4 sont plus probables de recevoir une réserve sur le risque de non-continuité d’exploitation que celles auditées par des Big 4 (S.E. Kaplan et D.D. Williams, 2012 ; K.-W. Lai, 2013 et E. Carson et al., 2013). Ce résultat est expliqué par le fait que les clients des Big 4 sont plus larges que ceux des non-Big 4 et ont un faible risque de faillite et que les Big 4 peuvent résister plus à la pression des clients.

41 À l’instar de ces travaux, la qualité de l’auditeur sera mesurée moyennant une variable dichotomique prenant la valeur 1 lorsque l’entreprise est auditée par l’un des Big Four (Big 4), 0 sinon. Il faut noter que la distinction entre Big 4 et non-Big 4 a été utilisée aussi bien pour mesurer la qualité d’audit que la taille du cabinet d’audit. On s’attend à trouver que les entreprises auditées par des Big 4 reçoivent moins l’opinion avec réserve que les non-Big 4. En ce qui concerne la taille de l’entreprise, M. Doumpos et al. (2007) ont montré une association négative entre le rapport d’audit avec réserve et la taille de l’entreprise.

42 Ces résultats concordent avec ceux d’E. Carson et al. (2013) qui ont montré que généralement, ce sont les petites entreprises qui reçoivent une opinion sur la continuité d’exploitation. Le logarithme décimal du total actif a été utilisé pour mesurer la taille de l’entreprise.

3. Présentation et analyse des résultats

43 Nous présentons, dans un premier paragraphe, les résultats des corrélations et des analyses bivariées et dans un deuxième paragraphe, les résultats de l’analyse logistique.

3.1. Corrélations et analyses bivariées

44 Une analyse des corrélations de Spearman entre les variables indépendantes montre des coefficients de corrélation faibles avec un maximum de 0,542 et des valeurs de tolérance qui tendent vers 1 et impliquent, par conséquent, l’absence de problème de multicolinéarité. Les valeurs de VIF (facteurs d’inflation de la variance) confirment ce constat puisqu’aucune variable ne présente un facteur d’inflation de la variance supérieur à 3 et que la moyenne des facteurs est de 1,67.

45 Le test de Shapiro-Wilk a prouvé que la normalité de la variable endettement (ENDET) n’est pas confirmée et de ce fait, le test t de Student est utilisé pour l’étude de la différence éventuelle entre les entreprises ayant reçu une opinion d’audit avec réserve et le reste des entreprises compte tenu de l’endettement. Pour les autres variables, le test non paramétrique de comparaison des rangs de Mann-Whitney est utilisé.

46 La comparaison des sociétés ayant reçu une certification pure et simple avec celles ayant reçu une opinion d’audit avec réserve montre une différence significative entre les deux groupes, compte tenu du score de prévision de faillite (Z-score) et de la qualité d’audit (QA) (au seuil de 1 %). Cependant, la différence dans la nature de l’opinion d’audit n’est pas liée à la liquidité, à la rentabilité, à l’endettement et à la taille de l’entreprise (seuil de 5 %). L’analyse bi-variée ne nous a pas permis de détecter l’effet de l’interaction entre les différentes variables. L’analyse multivariée permet de surmonter cette lacune.

3.2. Analyse logistique

47 La régression logistique a été adoptée pour la réalisation de l’analyse multivariée. En se basant sur les résultats du test de corrélation, nous avons défini deux modèles : un modèle de base (M) et un modèle (M bis). La différence entre les deux réside dans la variable liquidité. Dans le modèle (M), le ratio de liquidité réduite (LIQR) est traité, alors que dans le modèle (M bis), il est multiplié par le total des actifs non courants afin d’analyser l’effet conjoint de la liquidité et de l’équipement à l’instar de J.C. Ireland (2003). Les deux modèles sont présentés comme suit :

48

  • Modèle (M) : OPINIONi = β0 + β1Z-score + β2RENKP + β3LIQR + β4ENDET + β5TE + β6QA + εi
  • Modèle (M bis) : OPINIONi = β0 + β1Z-score + β2RENKP + β3LIQR*ANC + β4ENDET + β5TE + β6QA +εi

49 Avec :

50

  • OPINIONi : variable dichotomique qui prend la valeur 1 si l’entreprise i reçoit une opinion d’audit avec réserve et 0 si elle reçoit une certification pure et simple.
  • Z-score : score d’Altman qui mesure le risque de faillite.
  • RENKP : rentabilité nette des capitaux propres.
  • LIQR : ratio de liquidité réduite.
  • LIQR*ANC : ratio de liquidité réduite * total des actifs non courants ;
  • ENDET : ratio de l’endettement total.
  • TE : taille de l’entreprise.
  • QA : variable dichotomique qui prend la valeur 1 si l’entreprise i est auditée par l’un des Big4, 0 sinon.
  • β1, β2, β3, β4, β5 et β6 : les coefficients du modèle.
  • εi : le terme d’erreur.

51 Les résultats présentés dans le tableau 1 montrent que les deux modèles présentent une bonne capacité prédictive par un indice du ratio de vraisemblance de 35,59 % pour le premier modèle et de 36,06 % pour le deuxième et un niveau de précision de classement global élevé qui est égal respectivement à 76,56 % et 78,13 %.

52 L’examen des résultats des deux modèles montre que le risque de faillite (Z-score) n’est pas significatif au seuil de 10 %, ce qui prouve que le score de prévision de faillite n’a pas d’effet significatif sur l’opinion d’audit avec réserve. Ce résultat diffère de ceux de W.G. Blacconiere et M.L. Defond (1997), J.K. Reynolds et J.R. Francis (2000), C. Spathis (2003) et C. Spathis et al. (2003) et infirme notre deuxième hypothèse.

53 L’absence de relation entre le score de prévision de faillite et l’opinion d’audit avec réserve peut être expliqué par le contexte des affaires en Tunisie, caractérisé par l’importance donnée à la viabilité de l’entreprise, surtout après la promulgation en avril 1995, de la loi relative au redressement des entreprises en difficultés économiques qui a pour objectif d’aider ces entreprises à poursuivre leurs activités et après la révolution du 14 janvier 2011 qui a été déclenchée suite au chômage d’un grand nombre de jeunes et de diplômés. L’audit externe en tant que mécanisme de gouvernance veille au sauvetage des entreprises en difficulté et ce par une opinion qui croit à la viabilité de l’entreprise plutôt qu’à sa faillite.

54 Les variables rentabilité nette des capitaux propres (REKP) et endettement (ENDT) sont significatives au seuil de 10 % et les coefficients qui leur sont associés sont conformes aux signes prévus, ce qui confirme les hypothèses H1a et H1b et prouve que la probabilité de recevoir un rapport d’audit assorti d’une réserve augmente avec l’endettement et diminue avec la rentabilité de l’entreprise.

55 Pour la variable liquidité réduite (LIQR), l’estimation du coefficient qui lui est associé (0,452) dans le modèle de base (M) montre une association positive et significative entre la liquidité et la réserve, c’est-à-dire que les entreprises les plus liquides ont plus de risque de recevoir une opinion d’audit avec réserve. Ce résultat se contredit avec notre hypothèse H1c et avec les résultats des recherches antérieures (T.B. Bell et R.H. Tabor, 1991 ; C. Spathis, 2003 et F. Pasiouras et al., 2006).

56 Nous rejoignons J.C. Ireland (2003) qui a montré que la forte liquidité de l’entreprise peut accroître la probabilité de réserve et ce lorsque l’entreprise en question est fortement équipée, c’est-à-dire qu’elle détient un total d’actif non courant élevé. Pour vérifier ce constat nous avons remplacé la variable « liquidité réduite » (LIQR) par la variable « liquidité réduite multipliée par l’actif non courant » (LIQR*ANC) dans le modèle (M bis). Cette dernière variable est supposée donner une meilleure idée sur l’amplitude et le signe de l’effet conjoint de la liquidité et des actifs non courants sur l’opinion d’audit avec réserve.

Tableau 1

Résultats de la régression logistique

Modèle de base (M) Modèle (M bis)
Variables Coefficient estimé Statistique Z significativité Coefficient estimé Statistique Z significativité
Z-score - 0,141 - 1,45 0,147 0,004 0,08 0,938
RENKP - 1,233 - 1,84* 0,066 - 1,073 - 2,280* 0,081
LIQR 0,452 1,95* 0,051
LIQR*ANC 5,82e- 08 1,79* 0,073
ENDET 2,543 1,68* 0,094 1,547 1,14 0,253
TE - 0,988 - 2,15** 0,032 - 1,454 - 2,62** 0,009
QA 4,006 1,24*** 0,000 3,15 3,36*** 0,001
figure im1

Test de la capacité prédictive

Modèle de base (M) Modèle (M bis)
Log vraisemblance (contraint) L0 - 44,361 - 44,361
Log vraisemblance (non contraint) L1 - 28,573 - 28,361
Indice du ratio de vraisemblance1( %) 35,59 36,06
figure im2

Test de la capacité prédictive

(1) L’indice du ratio de vraisemblance (1-L1/L0) est une mesure du pouvoir prédictif du modèle logistique. Plus cet indice est proche de 1, plus la capacité prédictive du modèle est adéquate. L0 est la valeur maximale de la fonction log de vraisemblance du modèle contraint et L1 et la valeur maximale de la même fonction pour le modèle non contraint composé de tous les paramètres en plus de la constante.

Niveau de précision( %)

Modèle de base (M) Modèle (M bis)
Opinion pure et simple 75,00 % 75,00 %
Opinion avec réserve 78,13 % 81,25 %
Total 76,56 % 78,13 %
figure im3

Niveau de précision( %)

Résultats de la régression logistique

***, **, * : Significatif respectivement aux seuils de 1 %, 5 % ou 10 %
RENKP : Résultat net de l’exercice/Capitaux propres ;
LIQR : (Actif courant – Stocks)/ Engagements courants ;
LIQR*ANC : [(Actif courant – Stocks)/ Engagements courants] * total des actifs non courants ;
ENDET : Dettes Totales/Actif Total ;
Z-score : score de la prévision de faillite d’Altman ;
TE : Log total actif ;
QA : Qualité d’audit

57 L’estimation du coefficient associé à la variable LIQR*ANC montre une association positive et significative au seuil de 10 % entre cette variable et la probabilité de réserve. Nous rejetons donc notre hypothèse H1c et nous admettons ainsi la proposition de J.C. Ireland (2003), selon laquelle, les entreprises fortement équipées et ayant un niveau élevé de liquidité subissent plus le risque de l’opinion d’audit avec réserve que le reste des entreprises.

58 Concernant les variables de contrôle, nous remarquons une forte association positive et significative au seuil de 1 % entre la qualité d’audit et l’opinion d’audit avec réserve. Ce résultat peut être expliqué par l’indépendance remarquable des grands cabinets d’audit de leurs clients, surtout que ces derniers, lorsqu’ils sont pris individuellement ne représentent qu’un pourcentage minime du portefeuille d’un grand cabinet d’audit. Aussi, les résultats prouvent qu’au seuil de 5 %, les entreprises de grande taille ont moins de probabilité d’avoir une opinion d’audit avec réserve. Ceci peut être expliqué par la qualité de gestion dans les sociétés de grande taille et par leur force de négociation avec les cabinets d’audit.

Conclusion

59 Dans le cadre de cette recherche, nous avons essayé d’analyser l’effet de la santé financière de l’entreprise, en Tunisie, sur sa probabilité de recevoir une opinion d’audit avec réserve. Les résultats de la régression multiple des deux modèles (M) et (M bis) ont montré clairement que la probabilité de recevoir un rapport d’audit avec réserve augmente avec l’endettement et la qualité d’audit et diminue avec la rentabilité et la taille de l’entreprise. Néanmoins, l’analyse des résultats implique que le score de prévision de faillite n’a pas d’effet significatif sur l’opinion avec réserve.

60 Contrairement aux attentes, la liquidité est positivement associée à l’opinion d’audit avec réserve, d’après le modèle de base (M). L’estimation du modèle (M bis) qui combine l’effet conjoint de la liquidité et des actifs non courants sur l’opinion d’audit avec réserve permet de trouver une explication à ce résultat, en montrant une association positive et significative au seuil de 10 % entre la nouvelle variable créée et la probabilité de réserve. Bien que la taille de notre échantillon soit faible, cette étude nous a permis d’explorer un nouveau contexte qui est le contexte tunisien, caractérisé par son tissu économique formé essentiellement de PME, et de traiter le cas des grandes et moyennes entreprises, par opposition aux recherches antérieures qui ont analysé le cas des grandes entreprises cotées et le cas des banques. Ce type de recherche est pratiquement inexistant dans les pays africains et arabes.

61 Des recherches futures, basées sur des interviews et des études de cas, peuvent être menées afin d’analyser en profondeur la nature de l’opinion d’audit et les déterminants de l’opinion d’audit avec réserve. Aussi des recherches quantitatives menées dans le contexte tunisien et traitant le cas d’autres variables, essentiellement non financières, peuvent nous expliquer davantage les déterminants de l’opinion d’audit avec réserve.

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Mots-clés éditeurs : régression logistique, Détresse financière, opinion d’audit avec réserve, Tunisie, Risque de faillite

Date de mise en ligne : 04/12/2015.

https://doi.org/10.3917/rsg.272.0077

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