Couverture de RSG_269

Article de revue

Repenser le travail à l’intersection des ordres institutionnels

Le cas des coopératives d’activités et d’emploi

Pages 101 à 110

Notes

  • [1]
    « Set of meaningful activities that are informed by wider cultural beliefs » Thornton P.H., Ocasio W., Lounsbury M., 2012, p. 128.
  • [2]
    Pratique d’hébergement temporaire et gratuit via internet.
  • [3]
    Nous ne faisons pas ici référence au travail public, qui est une forme particulière de travail salarié, mais à l’approche du travail diffusé par les pouvoirs publics au sein de la société via sa politique sociale.
  • [4]
    Revenu Minimum d’Insertion, dont l’attribution pour les trois premiers mois ne repose que sur des critères d’âge et de ressources, puis nécessite au-delà la validation d’un projet d’insertion.
  • [5]
    Entre autres références : Delvolvé N., Veyer S. La quête du droit social approche de l’instauration d’une représentation du personnel dans une CAE. RECMA, 2011, n° 319, p. 80-95.
    Bodet C., de Grenier N. Coopératives d’activité et d’emploi : des éléments de réponse de l’économie sociale au délitement du rapport salarial fordien. XIème rencontres du RIUESS, 2011.

1 Prenant à contre-pied le courant de la littérature portant sur les organisations de l’économie sociale et solidaire (OESS) postulant une influence grandissante de la sphère marchande sur la sphère publique et sur l’ESS, nous partons ici du constat que l’environnement institutionnel est plus complexe et ne se résume pas à la marchandisation et managérialisation de l’économie (J.-L. Laville et Ph. Chanial, 2001). Les trois ordres institutionnels régissant la circulation des biens et services (la réciprocité, reposant sur les liens sociaux ; le marché, reposant sur les lois de l’offre et de la demande et la redistribution, reposant sur la centralisation des ressources) se trouvent en effet de plus en plus en interrelations.

2 L’intersection de ces trois ordres donne ainsi naissance à de nouvelles organisations, de nouveaux modes de gestion et de régulation méritant étude.

3 C’est notamment le cas des coopératives d’activités et d’emploi (CAE), nouvelles formes organisationnelles de l’économie sociale et solidaire œuvrant dans le champ pluriel de la gestion du travail composé d’organismes publics tel le Pôle emploi et privés telles les boutiques de gestion, les couveuses, les entreprises d’insertion, etc. travaillant de façon plus ou moins coordonnée. Nées il y a bientôt vingt ans, les CAE à travers leur proposition d’un entrepreneuriat-salarié -coopératif, questionnent nos rapports au travail et nous offrent un terrain propice pour comprendre comment émerge et se développe une nouvelle logique de champ à l’intersection de différents ordres institutionnels. Pour ce faire, nous proposons ici une étude de cas longitudinale réalisée par abduction.

4 La première partie positionnera notre étude tout d’abord sur le plan théorique via l’exposé de notre approche par les logiques institutionnelles, puis empirique, via une présentation du champ de la gestion du travail et des CAE. La seconde partie sera dédiée à la restitution de l’étude de cas longitudinale. De la création de la première CAE aux récentes évolutions de la CAE francilienne Coopaname nous identifierons les tensions qui ont jalonné le parcours de ces coopératives et la manière dont elles y ont répondu. Ce qui nous permet en dernier lieu une relecture du concept de travail institutionnel.

1. Environnement institutionnel pluraliste et gestion du travail

1.1. Des ordres institutionnels de plus en plus imbriqués

5 La grille de lecture offerte par le courant des logiques institutionnelles facilite grandement l’analyse de l’environnement dans lequel évoluent les organisations et permet d’appréhender les interactions entre institutions, organisations et individus. L’environnement est ainsi considéré comme un système interinstitutionnel (R.R. Alford, 1991, cité par P.H. Thornton, W. Ocasio W., M. Lounsbury, 2012) où cohabitent et interagissent divers ordres institutionnels ou « ensembles de pratiques et de représentations symboliques constituant les principes d’organisation sur lesquels s’appuient les acteurs » (traduction de R. Friedland & R.R. Alford, 1991, p. 248 cités par W.R. Scott, 2008, p. 186). Nous appuyant sur les travaux de J.-L. Laville (1999) s’inspirant de K. Polanyi (1983) nous retenons ici trois principaux ordres institutionnels régissant la circulation des biens et services :

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  • l’ordre marchand, reposant sur l’idée d’un équilibrage naturel des marchés où chacun, selon ses préférences, satisfait ses besoins par l’achat et la vente.
  • l’ordre redistributif, aussi appelé ordre étatique dans la littérature institutionnaliste, repose sur la centralisation des ressources qui seront ensuite réparties entre les membres de la société,
  • et l’ordre réciprocitaire, aussi appelé ordre communautaire, il repose sur la volonté des individus de nouer des liens sociaux via des relations de don-contre-don (N. Alter, 2009 ; A. Caillé, 2008, à partir des travaux de M. Mauss).

7 À partir de la définition des ordres institutionnels proposée par P.H. Thornton, W. Ocasio, M. Lounsbury (2012), nous proposons ci-dessous un tableau synthétisant ces trois ordres caractérisés par leurs éléments matériels ou tangibles : pratiques, structures et instruments, et leurs éléments symboliques ou intangibles : mythe et sens. Cette distinction du tangible et de l’intangible ne sert qu’à faciliter la lecture de ces logiques car symbolique et matériel sont, comme nous le verrons, largement imbriqués. D’autre part, loin d’être exhaustifs, ces ordres institutionnels représentent seulement des idéaux-types facilitant l’analyse empirique.

8 L’idéal, que nous qualifions à la suite de F. Rousseau (2007) s’inspirant lui-même des travaux de C. Riveline (1993), de « mythe », est l’objectif inatteignable qui met les individus en action.

9 C’est l’idée d’une communauté nationale solidaire pour l’ordre redistributif, celui d’un équilibrage naturel des marchés pour l’ordre marchand et enfin, celui de l’épanouissement des personnes pour l’ordre réciprocitaire.

10 Ces mythes infusent dans les pratiques via le « sens », la signification ou légitimation donnée à ces dernières. Les pratiques, ou activités porteuses de sens [1], sont médiatisées par des structures et des instruments, dont nombre de recherches ont prouvé leur importance sur les plans aussi bien pratique que symbolique (M. Berry, 1983 ; F. Rousseau, 2007) en particulier pour les organisations traversées par diverses logiques (P. Château Terrisse, 2012 ; C. Chemin-Bouzir et C. Vercher, 2011.). Comme nous le soulignions précédemment, symbolique et matériel vont donc de pair. Ainsi, la centralisation des ressources dans l’ordre redistributif est justifiée par le besoin de protection des individus. Assurant son rôle de protecteur, il est ainsi reconnu à l’État le droit de capter puis de redistribuer les ressources, via l’instrument législatif. L’ordre marchand repose, lui, sur la vente et l’achat, médiatisés par le contrat qui incarne l’autonomie, la possibilité pour les personnes de disposer librement de leurs propriétés. Enfin, l’ordre réciprocitaire repose sur la construction de liens sociaux via l’association (au sens large du terme), répondant au besoin d’« être sujet » au sens d’A. Caillé (2008) c’est-à-dire de faire partie d’un collectif et d’en être un acteur reconnu.

11 Ces différents ordres institutionnels exercent des pressions isomorphiques sur les organisations, les poussant à aligner leurs pratiques et structures sur leurs idéaux-types.

12 Les organisations ont en effet besoin pour survivre et se développer d’acceptabilité sociale et de crédibilité (W.R. Scott, 2008) autrement dit de légitimité. Non absolue, la légitimité s’acquiert de façon relative en fonction du degré de conformité au système social de normes, valeurs et croyances que génère chaque ordre institutionnel. Un large pan de la littérature sur la légitimité démontre que les processus de légitimation de chaque ordre reposent sur des éléments de nature réglementaire, normative et cognitive (W.R. Scott, 1995 ; R. Stryker, 2000). Nous ne traiterons pas ici de ce découpage, ce qui pourrait toutefois faire à l’avenir l’objet d’une nouvelle étude, mais considérerons la légitimité, dans sa globalité et son ambivalence, comme ressource à la portée des acteurs et cadre contraignant leurs actions. Cet aspect contraignant est largement étudié dans la littérature sur les OESS, afin de comprendre notamment comment ces dernières se banalisent, c’est-à-dire adoptent les mêmes pratiques et instruments que les organisations marchandes à but lucratif (J.-F. Draperi, 2007 ; J.-L. Laville, P. Chanial, 2001 ; C. Marival, 2011). Cet isomorphisme peut agir sur les OESS de façon directe et être dicté par la nécessité de faire face à la concurrence des entreprises lucratives ou, de façon plus indirecte, en s’insinuant dans l’organisation par le biais du « New public management » qui fait adopter les pratiques et instruments marchands aux organismes publics. Mécanismes que Jean-Louis Laville (2009) regroupe sous le terme de « managérialisme ».

Tableau 1

Système interinstitutionnel tripolaire

Ordre redistributif Ordre marchand Ordre réciprocitaire
Éléments symboliques Mythe Solidarité nationale Équilibre naturel des marchés Émancipation
Sens Besoin de protection Besoin d’autonomie Besoin d’« être sujet » (A. Caillé, 2003)
Éléments matériels Pratiques Centralisation des ressources et redistribution Ventes et achats Construction de liens sociaux
Structures-Instruments Droit Contrat Association
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Système interinstitutionnel tripolaire

Schéma 1

Processus de managérialisation

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Processus de managérialisation

13 Au-delà des phénomènes de marchandisation et managérialisation, ces trois ordres institutionnels s’influencent mutuellement de façon importante. L’ordre marchand, n’est en effet pas le seul à influer sur l’ensemble du système interinstitutionnel. Historiquement, l’ordre marchand n’aurait pu connaître l’expansion qu’on lui connaît sans un soutien important des pouvoirs publics. D’autre part, les entreprises privées à but lucratif, sous la pression réciprocitaire de la société civile organisée et encouragée par les pouvoirs publics, adoptent de plus en plus des pratiques dites socialement et environnementalement responsables, notamment en développant des partenariats avec des OESS. Se multiplient également ces dernières années, notamment grâce à l’outil Internet, des pratiques et organisations qui émergent au sein de l’ordre réciprocitaire et bousculent les ordres marchand et redistributif (cf. fléchage rayé du schéma n° 1 : couchsurfing[2], encyclopédie collaborative et en accès libre, etc.).

14 Ce premier schéma nous paraît donc insuffisamment résumer le système interinstitutionnel tripolaire. Postulant de plus fortes interrelations entre les différents ordres institutionnels, nous parlerons, à la suite notamment de M.S. Kraatz et E.S. Block (2008) d’environnement institutionnel pluraliste où les ordres institutionnels se croisent, s’opposent et se conjuguent.

15 Le schéma n° 2 nous permet ainsi d’identifier les différentes confrontations, combinaisons et enrichissements possibles entre ces trois ordres. À leurs intersections, dans un environnement caractérisé par la complexité et l’ambiguïté, œuvrent des organisations confrontées à ce que M.S. Kraatz et E.S. Block (2008) nomment le « dilemme politique » qui les tiraille entre conformité aux ordres institutionnels et intégrité organisationnelle.

Schéma 2

Système interinstitutionnel.

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Système interinstitutionnel.

16 Menaçantes par leur complexité, ces intersections peuvent aussi être source d’innovation. Ainsi, à la suite des propositions de J.-L. Laville (2009) et G. Cavalho de França Filho (2006) nous considérons que pour « gérer les demandes et nécessités du social » émergent, de la conjugaison de ces différents ordres, de nouvelles organisations, de nouveaux modes de gestion et de régulation. C’est pourquoi nous avons placé, sur le schéma n° 2, à l’intersection des trois ordres, une zone que nous qualifions « Gestion sociale et régulation conjointe ». Cependant, à la nuance de G. Cavalho de França Filho (2006) qui place la gestion sociale à l’intersection des ordres réciprocitaire et redistributif, nous émettons l’hypothèse que celle-ci s’enrichit également de l’ordre marchand qui, comme nous l’avons vu, infuse à l’intérieur des deux autres ordres.

17 Cette gestion sociale est le fruit d’une régulation conjointe au sens de J.-D. Reynaud (1989) c’est-à-dire qu’elle est construite par la négociation des acteurs. Elle est ainsi une alternative à la régulation autonome émanant de l’organisation elle-même et souvent assez informelle, et à la régulation de contrôle construite par des autorités extérieures à l’organisation et s’imposant à elle (J.-D. Reynaud, 1989 ; J.-L. Laville, 2009).

18 Cette proposition théorique présente un potentiel enrichissement de l’approche par les logiques institutionnelles mais manque toutefois d’investigation empirique. Nous nous employons donc ici à comprendre comment émergent ces nouveaux modes d’organisation et comment ils répondent à la complexité de l’environnement qui les a vus naître.

19 Pour ce faire, nous nous intéressons au champ de la gestion du travail. Le travail représente, en effet, une porte d’entrée analytique propice, car il a pris depuis maintenant près de deux siècles une place centrale dans nos vies, si bien qu’il influence l’ensemble de nos rapports sociaux.

1.2. Le champ pluriel de la gestion du travail

20 Nous proposons, avec le tableau n° 2, une lecture schématique du travail à travers les trois grands ordres institutionnels retenus. Tout comme le tableau n° 1 schématisant les trois ordres institutionnels, ce deuxième tableau nous permet une lecture analytique simplifiée des idéaux-types du travail véhiculés par les trois ordres institutionnels. Les éléments symboliques, mythe et sens, restent identiques mais sont actionnés par des pratiques et des instruments plus spécifiques au champ de la gestion du travail.

21 L’idéal émancipateur de l’ordre réciprocitaire s’incarne par la constitution d’organisations formelles ou informelles de l’ESS (associations, mutuelles, coopératives, pour les plus formelles ; collectifs, communautés numériques, etc., pour les plus informelles) donnant naissance à de multiples formes de coopération. La pratique idéale ici diffusée est le travail associé et émancipé de toute forme de subordination.

22 L’idéal marchand en matière de travail trouve son incarnation dans l’entrepreneuriat. Chacun, entrepreneur de sa vie (de son temps, de sa force de travail et de son capital), est considéré comme libre de contractualiser sur les marchés tantôt pour créer une entreprise, tantôt pour mettre sa force de travail et/ou son capital au service d’une entreprise déjà existante. La pratique idéale véhiculée est celle d’un travail fluide reposant sur la contractualisation selon les règles de l’offre et de la demande.

23 Enfin, l’idéal redistributif en matière de travail s’incarne par le salariat [3] qui arrime au contrat de travail un certain nombre de droits et devoirs réciproques afin d’assurer aux travailleurs la sécurité dont l’État est le garant. La pratique idéale est ici le travail encadré par des règles assurant le respect de la personne et l’équité.

24 Les mutations qu’a connues le travail ces dernières décennies ont poussé à la conjugaison de ces idéaux-types et à l’émergence de nouvelles pratiques et organisations, constituant le champ organisationnel de la gestion du travail. Nous en rappelons ici l’histoire et les caractéristiques :

Un travail en mutation et des réponses hétérogènes : une lecture institutionnaliste

25 Nos rapports au travail se trouvent, ces dernières décennies, profondément bouleversés. La fin du compromis fordiste dans les années 1970, précipitée par les mutations économiques et idéologiques (mécanisation, informatisation, tertiarisation), mises en exergue avec minutie par J. Rifkin (1997), nous oblige aujourd’hui à repenser en profondeur nos rapports au travail dans un contexte de chômage de masse et de montée de la précarité. En France, face à cette situation et en fonction des alternances politiques, les acteurs ont déployé leurs efforts dans diverses directions.

Le mythe du « tous entrepreneurs » ou l’ordre redistributif au service de l’ordre marchand

26 Durant la fin des années 1970, les pouvoirs publics ont couplé une politique de formation et d’augmentation des indemnisations chômage, à une politique de formation et d’incitation à la création d’entreprises (avec notamment la création de l’Aide aux Chômeurs Créateurs et Repreneurs d’Entreprises (ACCRE) : dispositif d’exonération de charges sociales). Les personnes sans emploi étaient tout simplement invitées à le créer ! L’ordre redistributif se mettant ainsi au service de l’ordre marchand. Les résultats de ces dispositifs semblent cependant mitigés et l’espérance de vie des entreprises reste bien limitée.

Tableau n° 2

Le travail : une lecture à partir des trois ordres institutionnels

Redistribution Marché Réciprocité
Élémentssymboliques Mythe Solidarité nationale Équilibre naturel du marché du travail Émancipation par le travail
Sens Besoin de protection Besoin d’autonomie Besoin d’« être sujet » (A. Caillé, 2003)
Éléments matériels Pratiques Salariat Entrepreneuriat Coopération
Structures-Instruments Droit du travail - Sécurité sociale Contrat OESS
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Le travail : une lecture à partir des trois ordres institutionnels

Si le marché ne peut rien, l’État s’en chargera !

27 Au début des années 1980, la nouvelle majorité au pouvoir choisit de mener une politique de relance keynésienne par l’augmentation des bas salaires et des prestations sociales. Elle nationalisera également un certain nombre d’entreprises et reconnaîtra officiellement le rôle des OESS avec la création d’une délégation interministérielle à l’économie sociale (D. Demoustier, 2004). Peinant à pourvoir l’ensemble de la population en travail, l’ordre marchand se voit supplanter par l’ordre redistributif et centralisateur en s’adossant notamment sur l’ordre réciprocitaire et ses acteurs.

De la notion d’insertion

28 Un changement de braquet va s’opérer dans le milieu des années 1980, où la priorité devient la lutte contre l’inflation. En parallèle d’une dérégulation du marché du travail, la lutte contre le chômage est traitée conjointement par l’État et les associations via la création de contrats aidés. La création du revenu minimum d’insertion (RMI), à la fin des années 1980, va faire naître deux débats : celui de l’inconditionnalité d’un droit au revenu, et celui de l’insertion. L’inconditionnalité partielle de ce revenu [4] crée le débat et fait entrer les politiques sociales dans une logique du « donnant-donnant » actant ainsi une certaine marchandisation de la solidarité publique (on parle alors d’« activation des dépenses passives ») (G. Demuijnck, D. Greiner, 1997). La personne sans emploi, considérée comme « exclue » nécessite une réinsertion professionnelle et sociale. Vont donc voir le jour de nouvelles formes d’associations dont l’objet est de prendre en charge cette insertion (entreprise intermédiaire, chantiers d’insertion, etc.). En parallèle, l’État, soutiendra l’idée d’un partage du travail avec le passage à la semaine de 35 heures et le soutien à la création d’activités nouvelles notamment dans les services à la personne.

Le retour de l’entrepreneur

29 Ces dernières années, le mythe du « tous entrepreneurs » semble reprendre le pas, via notamment la création de statuts facilitant l’entrepreneuriat de très petite échelle tel le statut de micro-entreprise, puis d’auto-entrepreneur, appuyé par le développement du microcrédit et des structures d’accompagnement telles les boutiques de gestion.

30 S’est ainsi constitué au fil des ans un véritable champ organisationnel ou groupe d’organisations en interrelations autour d’un même sujet (Hoffman, 1999, cité par W.R. Scott, 2008) ici la gestion du travail. Constitué d’une superposition d’organisations et de dispositifs qui ont émergé en fonction des alternances politiques, ce champ œuvre au sein et aux intersections des différents ordres institutionnels et présente donc une grande hétérogénéité de pratiques et logiques, c’est pourquoi nous parlons ici de champ pluriel.

31 Le schéma n° 3 présente le champ de la gestion du travail traversé par les trois ordres institutionnels. Nous y retrouvons les trois idéaux-types des ordres institutionnels ainsi que les dispositifs que leurs intersections a fait naître.

32 Ainsi, au sein du champ de la gestion du travail, à l’intersection des ordres institutionnels, ont émergé de nombreux dispositifs et organisations, tantôt s’opposant, tantôt se complétant. Une de ces nouvelles formes organisationnelles attire ici plus particulièrement notre attention ; il s’agit des coopératives d’activités et d’emploi qui, à travers leur proposition d’un entrepreneuriat-salarié-coopératif, semblent faire émerger une nouvelle logique de champ, c’est pourquoi nous avons choisi de les positionner à l’intersection des trois ordres, comme potentiel modèle de « gestion sociale » du travail (J.-L. Laville, 2009 ; G. Cavalho de França Filho, 2006).

Schéma 3

Le champ pluriel de la gestion du travail

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Le champ pluriel de la gestion du travail

1.3. Les Coopératives d’Activités et d’Emploi

33 Les coopératives d’activités et d’emploi, ont vu le jour au tournant des années 1990 en réaction aux insuffisances des dispositifs de gestion du travail déjà existants.

34 Elles proposent aux porteurs de projet désirant entreprendre d’être accompagnés dans leur démarche afin d’éviter les écueils de l’entrepreneuriat individuel (solitude, manque de compétences gestionnaires, manque de réseau). Les porteurs de projet se voient ainsi dans un premier temps proposer la signature d’une convention d’accompagnement, celle-ci leur permet de prendre part aux réunions et ateliers collectifs destinés à élaborer une démarche entrepreneuriale. Sans véritable reconnaissance juridique ces conventions sont toutefois tolérées au nom du droit à l’expérimentation dont bénéficient les CAE.

35 Ces conventions permettent aux porteurs de projets de conserver leurs statuts et droits antérieurs tout en construisant leur projet entrepreneurial.

36 Par la suite, les premières ventes ou prestations de services réalisées donnent lieu à la signature d’un contrat de travail sur la base d’une estimation du chiffre d’affaires à venir. Ce chiffre d’affaires sera ainsi transformé en salaire via les fonctions mutualisées de la coopérative (comptabilité, contrôle de gestion, direction générale) assurées par des salariés dits permanents. Dans un troisième temps, les entrepreneurs-salariés (tout comme les salariés permanents) ont la possibilité de devenir associés de la coopérative et prendre ainsi une part plus active, au-delà de leurs projets individuels, à l’élaboration du projet collectif de la CAE.

37 La CAE réunit ainsi des entrepreneurs aux savoir-faire divers qui travaillent de façon autonome mais au sein d’une entreprise où ils mutualisent, avec d’autres, les fonctions fiscales, administratives et comptables, où ils peuvent développer des groupes de travail et où ils ont la possibilité de devenir décideurs via le sociétariat. Il faut toutefois souligner, qu’il ne s’agit là que des grandes lignes de fonctionnement des CAE, à partir desquelles chacune construit son propre modèle en fonction de son environnement et des personnes qui la composent.

1.4. Problématique, terrain, méthodologie

38 Cherchant à comprendre le processus d’émergence d’une nouvelle logique dans le champ pluraliste de la gestion du travail, nous avons choisi de mener une analyse longitudinale menant de l’émergence des CAE aux dernières évolutions de la CAE Coopaname. Créée en 2003, cette CAE est aujourd’hui l’une des plus importantes de par sa taille (près de 600 membres, 119 associés et un chiffre d’affaires dépassant les 6 millions d’euros pour l’exercice 2012). Elle jouit par ailleurs, notamment de par sa localisation géographique, d’une certaine couverture médiatique, ce qui en fait en quelque sorte un porte-voix notamment auprès des responsables politiques.

39 Adoptant une approche interactionniste et procédant par abduction (A.L. Strauss, 1992 ; J.M. Corbin, A.L. Strauss, 2008), en multipliant les allers-retours entre terrain/données et théories, nous avons ici cherché à tirer de l’intersubjectivité chercheur-acteurs une grille de lecture des mécanismes à l’œuvre dans le développement des CAE. Nos données, toutes qualitatives, proviennent d’entretiens semi-directifs, de focus-groupe, d’observations non participantes mais également de documents à visée interne (statuts, compte rendu de réunion, etc.) et externe (plaquette de communication, vidéo, etc.) recueillis via une veille internet régulière et un accès à l’intranet de Coopaname.

40 Notre corpus théorique, s’étoffant au fur et à mesure des allers-retours terrain-théorie, croise la littérature sur les logiques institutionnelles et celle de l’économie sociale et solidaire.

2. Le cas Coopaname

41 Nous avons pu constater précédemment la complexité des liens qui se nouent entre les ordres institutionnels, au sein du champ de la gestion du travail. Nous étudierons à présent, l’émergence et le positionnement des CAE au sein de ce champ et leur stratégie face aux tensions caractérisant leur environnement pluriel.

42 À partir d’une analyse de contenu des données recueillies, nous avons pu identifier trois débats cristallisant les tensions propres aux espaces interinstitutionnels. Il s’agit tout d’abord de la période d’émergence de la première CAE et des négociations qui l’ont accompagnée ; de la création du contrat d’appui au projet d’entreprise qui a vu naître deux approches distinctes au sein des CAE ; et du débat autour de l’approche « insertion » qui accompagne les CAE depuis leur émergence et est encore aujourd’hui parfois source de tensions dans leurs relations avec leurs partenaires.

43 Revenant une par une sur ces trois tensions, nous identifions comment se confrontent et se combinent les différents ordres institutionnels en jeu, les pratiques et instruments choisis par les CAE face à ces tensions et le sens, qu’elles donnent à ces choix pour les légitimer.

2.1. L’émergence des CAE ou le choix du métissage des ordres institutionnels

44 C’est dans le contexte salarial et entrepreneurial morose décrit précédemment qu’un groupe de réflexion va voir le jour à Lyon au tournant des années 1990. Animé par la Caisse des dépôts et consignations et réunissant la direction départementale du travail, les organisations d’accompagnement à la création d’entreprises (l’association Créons à Lyon, SMTS à Grenoble), l’URSCOP (Union Régionale des Sociétés Coopératives Ouvrières de Production) et le président régional des boutiques de gestion, ce groupe de travail tente de répondre aux insuffisances des dispositifs d’accompagnement à l’entrepreneuriat existants.

45 De ces travaux finira par naître en 1995, Cap Services, nom donné à la première CAE, qui se veut la « coopérative des entrepreneurs », selon les mots de sa fondatrice, Élisabeth Bost, qui a alors déjà une expérience dans la création d’entreprises et dans l’insertion.

46 À partir de son ouvrage, « Aux entreprenants associés » (2011), relatant l’histoire de la création des CAE, nous comprenons que sa démarche entre en contradiction avec les approches de certains de ses partenaires, qui lui proposent notamment la création de deux structures distinctes : une pour l’accompagnement des projets perçus comme prometteurs sur le plan financier et une autre pour l’accompagnement des projets moins aboutis et a priori moins prometteurs. Cette proposition correspond à ce que M.S. Kraatz et E.S. Block (2008) nomment la compartimentation des logiques, soit ici l’ordre marchand qui s’incarnerait dans une structure d’accompagnement pour des projets sélectionnés en fonction de leur potentiel rendement, et l’ordre redistributif qui au sein d’une seconde structure permettrait un large accueil sous couvert de financements publics. Cependant, cette proposition de compartimentation des logiques (M.S. Kraatz et E.S. Block, 2008) ne correspond pas à la démarche souhaitée par la fondatrice qui veut co-construire avec les entrepreneurs un nouveau type d’entreprise (E. Bost, 2011). Le choix sera donc fait de conjuguer au sein d’une seule et même structure, ordre redistributif de service d’intérêt général (l’accueil inconditionnel des personnes) et ordre réciprocitaire d’intérêt des membres (mutualisation des moyens et des risques). Faisant ainsi le pari de créer, à partir de la diversité, des solidarités via des pratiques de compagnonnage (entraide et apprentissage mutuels) favorisant le développement à la fois des projets individuels et du projet collectif.

47 L’ordre marchand n’est cependant pas totalement écarté par les CAE. Celles-ci donnent bien entendu sens à leurs pratiques en s’arrimant aux idéaux d’intérêt général et d’émancipation, mais justifient également leur modèle économique mixte, reposant à la fois sur l’autofinancement, via la cotisation coopérative des entrepreneurs, et sur les financements publics, en affichant volontiers aux regards extérieurs leurs taux de retour sur investissement public (de l’ordre, pour Coopaname, de 5 31 de cotisations sociales et impôts pour 1 investi). Ainsi, les CAE, conscientes des critères du New Public Management, mixant ordre redistributif et ordre marchand, s’évertuent à employer un vocabulaire entrant en résonance avec ceux-ci, pour se garantir notamment un accès à d’indispensables ressources.

2.2. La discorde autour du contrat d’appui au projet d’entreprise

48 En 2005, après dix ans d’expérimentation, les pouvoirs publics estiment nécessaire de régulariser la période d’accompagnement, seulement encadrée jusqu’alors par une convention d’accompagnement qui ne représente ni un contrat de travail, ni un contrat commercial. Est alors créé le contrat d’appui au projet d’entreprise (CAPE), cet outil permet la contractualisation entre un porteur de projet et une société ou une association qui « s’engage à fournir aide et assistance pendant la phase préparatoire et éventuellement le début de l’activité, à un porteur de projet, non salarié à temps complet, désireux de créer ou reprendre une entreprise » (loi de 2003 sur l’initiative économique). Ce contrat propose un cadre assez précis d’accompagnement d’une durée de douze mois renouvelable deux fois avec pour objectif l’immatriculation au régime des indépendants du porteur de projet.

49 Le débat autour de ce nouveau contrat représente selon l’un des cogérants de Coopaname un « vrai tournant dans l’histoire des coopératives d’activités et d’emploi […] Il y a eu un vrai débat au sein des coopératives d’activités et d’emploi […] pour savoir si on allait utiliser ce contrat-là, ou ne pas l’utiliser. […] Le raisonnement, le débat et les argumentations qu’il y a pu y avoir à l’époque sont finalement ceux et celles qui ont permis de structurer la pensée autour des coopératives d’activités et d’emploi. »

50 En effet, au sein des coopératives, deux approches vont voir le jour, avec d’une part, les tenants d’une stratégie de légitimation via l’adoption de la norme proposée c’est-à-dire les organisations percevant dans ce contrat une opportunité d’encadrer la période dite de test des activités ; et d’autre part, les tenants d’une stratégie, plus risquée, de travail institutionnel (K. Ben Slimane & B. Leca, 2010), les organisations qui vont refuser d’adopter ce nouveau contrat de peur de se voir enfermer dans un dispositif et de perdre la fluidité du service qu’elles sont en train d’inventer. Ces dernières, dont fait partie, Coopaname, considèrent, en effet, que ce contrat commercial ne correspond pas aux relations de coopération qu’elles tentent de nouer avec et entre les entrepreneurs.

51 Coopaname, comme la majorité des CAE du réseau « Coopérer pour entreprendre », va ainsi refuser d’appliquer le CAPE faisant simplement signer à l’entrée dans la coopérative une convention d’accompagnement, puis un CDI au démarrage effectif de l’activité. Autour de la création et de l’application du CAPE a donc émergé une confrontation entre d’une part, un ordre redistributif de standardisation, mis au service d’un ordre marchand de création d’entreprises individuelles et d’autre part, un ordre réciprocitaire, tentant d’innover via de simples conventions d’accompagnement entrouvrant la porte à la coopération. Face à cette tension, Coopaname a répondu par un refus d’application du CAPE et par l’inscription rapide des entrepreneurs dans le salariat. La CAE privilégie ainsi sa capacité d’innovation tout en permettant à ses membres d’accéder, via le salariat, à une reconnaissance institutionnelle de leur statut. Ici la coopérative tente de légitimer ses choix en affichant son caractère innovant, tout en mettant un point d’orgue à intégrer au plus vite les entrepreneurs dans le salariat, ou plutôt le « co-salariat » comme l’indique le cogérant de Coopaname. Ainsi, tout en s’appuyant sur l’instrument « salariat » pour la légitimité qu’il confère mais également pour la solidarité nationale qui le compose, la CAE reste arrimée à l’idéal-type de l’ordre réciprocitaire de construction de liens sociaux émancipateurs. La coopérative actionne ainsi un instrument émanant de l’ordre redistributif, le salariat, mais en vue, à terme, que les salariés deviennent coopérateurs.

2.3. Le débat sur l’insertion

52 Est apparue dans les années 1980, une nouvelle logique dans le champ de la gestion du travail : la logique d’insertion. Les personnes sans emploi, considérées comme exclues professionnellement et socialement, vont être prises en charge par les pouvoirs publics, de concert avec les OESS en vue de réintégrer le marché du travail et donc la société. Les ordres redistributif et réciprocitaire vont ainsi se mettre d’une certaine façon au service de l’ordre marchand.

53 Élisabeth Bost, refusant catégoriquement d’inscrire sa démarche dans cette logique d’insertion qui, selon elle, stigmatise les rapports aux entrepreneurs, tient à ne prendre en considération « QUE le projet économique » de ses « entreprenants » (E. Bost, 2011). Son approche entrepreneuriale va toutefois se distinguer de l’approche orthodoxe louant les vertus d’un entrepreneur volontariste, qui avance vite et sans peur du risque. Elle va ainsi réussir à adopter une approche plus souple de l’accompagnement qui peut nécessiter d’un projet à l’autre un temps très variable. Cette souplesse est soulignée à la fois par les accompagnateurs : « l’avantage qu’il y a, je pense, au sein de Coopaname, c’est qu’on peut avoir différents types d’objectifs et du coup être performant en faisant des choses totalement différentes » et les entrepreneurs : « ça prend en compte l’individualité. ».

54 Élisabeth Bost, tout comme Coopaname aujourd’hui, refusent ainsi de voir les CAE résumées à des structures d’insertion. Les « entreprenants » sont entrepreneurs, salariés, mais aussi et surtout destinés à devenir coopérateurs. C’est justement sur cette dimension coopérative que Coopaname met l’accent dans son évolution. Elle met ainsi un point d’orgue à faire respecter le principe de double qualité (J.-F. Draperi, 2007) qui fait des associés de SCOP non seulement des employés mais aussi des employeurs. Ce sont donc ici les principes d’ESS (logique de réciprocité) qui sont mis en avant pour légitimer les choix effectués.

55 Les CAE semblent pourtant, parfois, rattrapées par cette logique d’insertion. En effet, celle-ci a acquis une telle reconnaissance de la part des acteurs du champ, notamment publics, que les CAE, pour leur accession aux financements, sont parfois évaluées par rapport à ces critères (ex. nombre de personnes accueillies, nombre de personnes sortant de la CAE et s’immatriculant au registre du commerce, etc.). C’est ce que Jepperson (1991) cité par M. Suchman (1995) nomme le paradoxe du leader sectoriel (« sector leader paradox »).

56 Ce tiraillement entre pratiques coopératives et logique de flux vers l’insertion dans l’entrepreneuriat ou le salariat « classique » n’est finalement que la résultante du choix premier des CAE de conjuguer au sein d’une seule et même structure ordre redistributif de mission d’intérêt général qui les lie aux pouvoirs publics et ordre réciprocitaire appelant à un certain degré d’autogestion.

2.4. La CAE : un travail institutionnel en deux temps

Des points d’ancrage multiples

57 Le tableau n° 3 récapitule les trois tensions identifiées, les choix de pratiques et instruments mobilisés par la CAE, le sens donné à ses choix afin de les légitimer en interne et en externe, ainsi que les différents types de ressources auxquelles elle a accès via cette légitimité.

58 Ainsi, comme illustré avec le schéma n° 2, la CAE montre une certaine imperméabilité aux pressions émanant des intersections entre les différents ordres (flèches), comme avec le refus d’application du CAPE, et trouve au sein des trois ordres institutionnels les points d’ancrage nécessaires à son développement (pointes du triangle), tel le salariat. À la jonction des trois ordres institutionnels, nous assistons bien avec les CAE à la mise en œuvre d’une gestion sociale du travail, au sens de G. Carvalho de França Filho (2006), répondant aux besoins sociaux de sécurité, d’autonomie et d’« être sujet » (A. Caillé, 2003) via une régulation conjointe, ou négociée, à partir des trois ordres institutionnels. Au-delà du « dilemme politique » (M.S. Kraatz M.S. & E.S. Block E.S., 2008) opposant conformité, aux ordres institutionnels, et intégrité organisationnelle, Coopaname parvient à combiner les deux exigences, en s’appuyant sur chaque ordre et en affirmant une identité forte. Aucun ordre n’est, en effet, totalement négligé, chacun est à l’œuvre via un dispositif particulier (salariat pour l’ordre redistributif, entrepreneuriat pour l’ordre marchand, coopération pour l’ordre réciprocitaire) et chacun sert à un moment de tension ou à un autre à légitimer les choix de la CAE, ce qui permet aux réseaux de se tisser et aux ressources d’abonder. Les confrontations entre ordres sont également l’occasion pour la CAE d’affirmer son identité, de se construire une sorte de « charisme organisationnel » ou « self » (Mead, 1934, cité par M.S. Kraatz et E.M. Block, 2008) et de développer ainsi ses propres pratiques.

Tableau 3

Conjugaison des ordres institutionnels au sein des CAE

Émergence des CAE Création du CAPE Logique d’insertion
Confrontations des ordres institutionnels Ordre marchand (profitabilité) vs. ordre redistributif (intérêt général) et réciprocitaire (solidarité) Ordre redistributif (standardisation) et marchand vs. ordre réciprocitaire Ordre redistributif et marchand vs. ordre réciprocitaire
Pratiques et instruments Choix de conjuguer ordre redistributif et ordre réciprocitaire dans une seule structure coopérative Refus du CAPE et inscription rapide dans le salariat puis le sociétariat Mise en pratique du principe de double qualité
Sensemaking et légitimation Retour sur investissement public en termes de recettes fiscales et sociales = > New Public Management (ordre redistributif et marchand) Accueil inconditionnel et rattachement au système de solidarité nationale = > ordre redistributif et ordre réciprocitaire Constitution d’une démocratie économique = > ordre réciprocitaire
Ressources Subventions publiques Chiffres d’affaires des entrepreneurs- salariés Implication bénévole
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Conjugaison des ordres institutionnels au sein des CAE

Schéma 2

CAE et diversité du champ de la gestion du travail

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CAE et diversité du champ de la gestion du travail

CAE : la coopération et le travail autrement

59 Au-delà de ces ancrages au sein des trois ordres institutionnels, l’horizon de la CAE semble se prolonger plus avant vers la coopération, qu’elle met volontiers en avant pour distinguer ses pratiques de la logique d’insertion ou encore pour justifier son refus d’utiliser le CAPE. Ce qui fera notamment écrire à J.-F. Draperi en préface de l’ouvrage d’E. Bost (2011) que les CAE sont des « coopératives de formation coopérative au double sens de l’expression : formation à la coopération, formation par la coopération ».

60 Plus encore, la CAE propose, selon nous, une nouvelle logique dans le champ de la gestion du travail en expérimentant et promouvant une nouvelle forme organisationnelle de coopération et une nouvelle approche institutionnelle du travail.

Tableau 4

Les CAE : une nouvelle logique de champ ?

Éléments symboliques Mythe Repenser les liens sociaux
Sens Construire une démocratie économique
Éléments matériels Pratiques Coopération
Structures Sociétariat
Instruments
figure im8

Les CAE : une nouvelle logique de champ ?

61 Construisant son identité sur le mythe de la construction de liens sociaux renouvelés, dont le slogan de Coopaname « faire société » est le parfait reflet, la CAE propose d’instaurer une démocratie économique.

62 Elle se saisit ainsi des problématiques du travail et tente de dépasser l’insoutenable dilemme qui le sous-tend. Le travail est, en effet, tantôt perçu comme source d’émancipation via ses capacités idéalisées permettant de « se révéler à soi, de révéler sa sociabilité et de transformer le monde » (D. Méda, 2010), tantôt perçu comme source d’aliénation, de par sa soumission au capital et aux lois du marché.

63 Au-delà du mythe du travail émancipateur, qui, avec la diminution des besoins de travail marchand, se referme comme un piège, et de l’aliénation du travail subordonné au capital et aux lois du marché, la CAE propose d’ouvrir des espaces de démocratie économique, propice à la réflexion sur le travail et sa place dans nos vies.

64 « Je ne suis pas moins seule et je ne gagne pas mieux ni moins bien ma vie. Ce n’est pas le problème. En revanche, mon regard sur mon métier a changé. » C’est par ces mots que l’un des cogérants de la CAE résume les propos tenus par une Coopanamienne lors d’une réunion publique. Des propos qui semblent aux yeux du cogérant parfaitement refléter le projet de réflexion collective sur le travail porté par la CAE.

65 Sur le plan organisationnel, les SCOP (sociétés coopératives et participatives) étaient jusqu’alors centrées sur un métier, une entreprise unique, les CAE font, elles, majoritairement le pari de la diversité, ouvrant leurs portes à un large éventail de métiers, à condition que ceux-ci ne fassent pas l’objet d’une réglementation particulière. D’autre part, en ouvrant leurs portes de façon quasi-inconditionnelle, elles proposent une coopération qui sert au-delà de l’intérêt collectif de ses membres, l’intérêt général. Dépassant leurs frontières organisationnelles en se mettant au service du territoire elles s’inscrivent dans une économie collective ou, selon les termes de M.C. Malo et M. Vézina (2004), une « supra-configuration missionnaire », où la frontière entre économie publique (ordre redistributif) et économie privée (ordres réciprocitaire et marchand) n’a finalement plus beaucoup de sens et où les entreprises, œuvrent « par la démocratie économique pour l’intérêt général » (J.-F. Draperi, 2012).

66 Bien que les chevauchements de plus en plus importants entre les différents ordres institutionnels, appellent à cette nouvelle approche que nous résumons sous le terme de « gestion sociale » (J.-L. Laville, 2009 ; G. Carvalho de França Filho, 2006), celle-ci reste encore peu (re) connue. La CAE s’engage donc dans un véritable travail institutionnel (K. Ben Slimane, B. Leca, 2010 ; E. Lanciano, S. Saleilles, 2011) afin de faire reconnaître cette nouvelle logique dans le champ de la gestion du travail. Nous retrouvons en effet avec Coopaname les deux processus de travail institutionnel identifiés notamment par C. Marival (2008) au sein des associations. À savoir, un travail de théorisation des pratiques, les Coopanamiens ont en effet mis en place une commission d’associés dédiée à l’écriture d’articles et communications à caractère académique [5] ; et la construction de coalitions, il a, par exemple, été établi en 2011, un accord cadre national entre Pôle Emploi et le réseau de CAE Coopérer pour entreprendre.

67 Nous appuyant sur la typologie des changements de logique institutionnelle de champ proposée par Thornton P.H., Ocasio W. et Lounsbury M. (2012), nous identifions avec l’étude des CAE qu’il peut exister une évolution de ces stratégies de travail institutionnel dans le temps.

68 En effet, après une première phase de changement institutionnel transformationnel par la combinaison (« blending ») des divers ordres institutionnels, la CAE s’est, dans un deuxième temps, engagée dans une phase de changement développemental de nature plus endogène en se centrant sur l’ordre réciprocitaire et en proposant une forme renouvelée de coopération appelant un questionnement du travail.

Conclusion

69 L’étude de l’émergence des CAE et du développement de Coopaname nous a ici permis d’appréhender la façon dont pouvait naître, à l’intérieur d’un champ organisationnel pluraliste, la proposition d’une nouvelle logique institutionnelle.

70 En observant le processus de travail institutionnel, nous avons pu identifier qu’il comportait une première phase transformationnelle, où la CAE puise dans l’ensemble des ordres institutionnels pratiques, instruments et légitimité, puis une seconde de nature développementale, où elle recentre ses appuis sur l’ordre réciprocitaire tout en proposant une nouvelle forme organisationnelle. Cette étude de nature exploratoire identifie une dynamique stratégique qu’il s’agira à l’avenir d’analyser de manière plus approfondie en s’intéressant notamment à l’échelle individuelle, non évoquée ici.

71 Nous avons, d’autre part, mobilisé une grille d’analyse très synthétique, inspirée de la définition des logiques institutionnelles proposée par P.H. Thornton, W. Ocasio et M. Lounsbury (2012) qui a facilité l’analyse de nos données en limitant les biais. Sa mobilisation aux échelles interinstitutionnelle et du champ reflète la diffusion en cascade des ordres institutionnels mais réduit selon nous la précision de l’analyse aux échelles organisationnelle et individuelle. Il nous faudra donc établir une nouvelle grille en nous inspirant notamment des travaux développés en sociologie du travail.

72 Enfin, il ne s’agit ici que d’une étude de cas unique qui, bien que longitudinale, est loin de refléter la diversité des CAE du territoire. Nos travaux ont donc vocation à l’avenir à s’élargir par la multiplication des monographies.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    « Set of meaningful activities that are informed by wider cultural beliefs » Thornton P.H., Ocasio W., Lounsbury M., 2012, p. 128.
  • [2]
    Pratique d’hébergement temporaire et gratuit via internet.
  • [3]
    Nous ne faisons pas ici référence au travail public, qui est une forme particulière de travail salarié, mais à l’approche du travail diffusé par les pouvoirs publics au sein de la société via sa politique sociale.
  • [4]
    Revenu Minimum d’Insertion, dont l’attribution pour les trois premiers mois ne repose que sur des critères d’âge et de ressources, puis nécessite au-delà la validation d’un projet d’insertion.
  • [5]
    Entre autres références : Delvolvé N., Veyer S. La quête du droit social approche de l’instauration d’une représentation du personnel dans une CAE. RECMA, 2011, n° 319, p. 80-95.
    Bodet C., de Grenier N. Coopératives d’activité et d’emploi : des éléments de réponse de l’économie sociale au délitement du rapport salarial fordien. XIème rencontres du RIUESS, 2011.
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