Notes
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[1]
Dans cet article, en accord avec l’usage, nous utiliserons les expressions « Fonction RH », pour désigner la fonction Ressources Humaines, « RRH », pour les cadres responsables des services Ressources Humaines, « DRH », pour les numéros 1 de la fonction.
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[2]
D’après l’enquête CEGOS de 2006 qui inclut dans ce domaine le contrôle budgétaire, en moyenne 23 % des effectifs de la fonction RH (16 % en 2000). Dans une étude de l’APEC (« DRH et stratégie d’entreprise – Perception par les directeurs des ressources humaines de leurs missions et de leur implication dans la stratégie générale de l’entreprise », APEC, 2004), le management stratégique (stratégie/politique RH, politique de l’entreprise, stratégie globale, politique sociale) est une mission citée par… 11 % des répondants.
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[3]
Association Nationale des Directeurs de Ressources Humaines (ex ANDCP).
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[4]
Institut International de l’Audit Social.
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[5]
L’Association Francophone de Gestion des Ressources Humaines regroupe essentiellement des enseignants chercheurs.
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[6]
Association Européenne pour la Direction du Personnel, fédérant des associations nationales.
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[7]
Society for Human Resource Management regroupant plus de 225000 adhérents dans 25 pays, essentiellement en Amérique du Nord.
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[8]
European Human Resource Forum.
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[9]
Au Canada, le Code de déontologie national du CCHRA (Canadian Council of Human Resources Associations) détermine et expose les normes de comportement relatives à l’équité, à la justice, à la véracité et à la responsabilité sociale.
1 « Il faut professionnaliser la fonction RH [1] ». Depuis quelque temps déjà, cet impératif catégorique résonne comme un leitmotiv dans les entreprises. Le thème de la professionnalisation s’est inscrit dans un discours conquérant où il apparaissait très lié à l’affirmation de la fonction RH comme une fonction « de plus en plus stratégique ». Ainsi, à une époque qui avait vu le fort développement des services RH, Charles-Henri Besseyre des Horts (1988) écrit-il : « la fonction [RH] elle-même devient majeure et acquiert le statut de grande fonction stratégique ». Il y aurait beaucoup à dire sur la juxtaposition du professionnel et du stratégique : ne serait-ce pas de l’ordre de la confusion des genres ? D’autres fonctions, comme les Achats ou la Comptabilité, disposent désormais d’une forte crédibilité quant à leur caractère professionnel, sans avoir eu à revendiquer pour autant un quelconque statut stratégique. Les directions de Ressources humaines peuvent-elles prétendre avoir gagné à la fois en professionnalisme et en importance stratégique ? Aujourd’hui, le domaine de la politique RH (détermination des grandes orientations de la gestion, planification et pilotage) ne mobilise encore qu’une part, certes croissante mais somme toute modeste, des effectifs de la fonction [2]. On peut d’ailleurs, à l’instar de Jean-Yves Duyck (1998), s’interroger sur le sens à donner à cette « exaltation de la stratégie » en GRH.
2 Après une période d’expansion, surtout marquée dans les années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt dix, la situation paraît moins favorable pour les spécialistes de la GRH. L’appel aux notions de profession et de professionnalisation ne résonne plus tout à fait de la même manière, dans le courant des années deux mille, que ce soit en France ou à l’étranger. Ce ne serait donc pas un mal spécifiquement français. Parfois le doute s’installe : « Is HR a profession ? » se demande Nicholas Higgins (2007).
3 D’autres vont même jusqu’à s’interroger sur la pérennité de la fonction : « Should HR survive ? » (Anthony Rucci, 1997). Ainsi, la notion de professionnalisation apparaît aujourd’hui, non plus comme le couronnement des efforts de spécialistes, se hissant sur le podium des fonctions stratégiques, mais comme un mot d’ordre, un impératif gestionnaire.
1. Professionnalisation : le mot et la chose
4 Si tout le monde s’accorde sur la nécessité de professionnaliser, les propos sont moins clairs dès lors qu’il s’agit de définir ce que recouvre cette notion. Une difficulté essentielle tient à l’usage ordinaire des termes « professionnalisation » et « profession », dont les sens, selon les interlocuteurs, peuvent être très différents. Pour mieux cerner ces termes, il n’est pas inutile de revenir sur la référence offerte par la sociologie anglo-saxonne des professions (Harold Wilensky, 1964 ; Andrew Abbott, 1988).
1.1 La référence habituelle au modèle anglo-saxon des professions
5 Les dictionnaires en usage définissent la profession comme « un métier qui a un certain prestige » et la « professionnalisation » comme le processus qui aboutit à l’état de profession, autrement dit, comme la tendance que présente un secteur d’activité à être exercé uniquement par des gens de métier, des spécialistes, experts de ce domaine.
6 La professionnalisation, renvoie classiquement à l’approche normative, correspondant à l’accession à l’idéal-type des professions (une situation prédéfinie, correspondant à un certain nombre de critères). À travers cette approche, on entend par professionnalisation la constitution d’un groupe professionnel, c’est-à-dire la stratégie du groupe pour obtenir une reconnaissance, un statut et contrôler l’accès à la profession.
7 Cependant, si l’on compare l’activité des salariés qui se consacrent à la GRH, à l’idéal-type anglo-saxon d’une profession, on voit bien que la fonction RH est loin de présenter toutes les caractéristiques requises par ce modèle, même si son histoire l’a progressivement crédité de certaines d’entre elles. Une profession, au sens donné par la sociologie des professions (Harold Wilensky, 1964), présente simultanément un ensemble de caractéristiques, supposées suivre une progression chronologique :
8 Un exercice à plein temps. Appliqué à la GRH, ce principe signifie que le professionnel RH devrait se consacrer entièrement à cette occupation. Depuis longtemps déjà, c’est le cas dans les grandes entreprises. Le seuil de 200 personnes est souvent évoqué, mais tout dépend en fait des caractéristiques du secteur d’activité (certaines grosses sociétés de services informatiques n’ont pas de DRH) et de l’entreprise (le seuil peut être beaucoup plus bas quand il s’agit de la filiale d’une grande entreprise ou/ et quand le personnel est hautement qualifié).
9 Des règles de l’art. C’est-à-dire des règles fondamentales, des prescriptions reconnues dans la conduite des activités professionnelles. Elles correspondent à l’état de la technique. Les matériaux de base de la GRH sont tirés d’un savoir-faire formalisé et puisent aussi parfois dans le savoir théorique. Mais – à la différence d’autres domaines fonctionnels, plus formalisés – il y a peu de référentiels communs, si ce n’est pour le juridique et la paie. Et, lorsqu’ils existent, ils n’ont pas de force impérative. Une formation et des écoles spécialisées. L’accès à la profession suppose la maîtrise d’un savoir théorique spécialisé, attestée par l’acquisition préalable de titres ou diplômes reconnus par les pairs. Il y a donc création de marchés du travail fermés. Les savoirs et règles d’activité en GRH sont transmissibles par un enseignement formalisé. Il existe, depuis les années soixante-dix, des formations supérieures spécifiques (masters d’universités et mastères d’écoles de commerce). Cependant, elles ne constituent pas un passage obligé pour l’exercice de la GRH.
10 Une ou plusieurs organisations professionnelles. La profession naît par un mouvement d’auto-organisation. Quelques organisations (ANDRH [3], IAS [4], AGRH [5], AEDP [6], SHRM [7], EHERF [8]…) participent à la représentation et à la promotion de la GRH. Mais elles ne regroupent pas tous ceux qui exercent cette activité. Dans le monde anglo-saxon, la présence des organisations professionnelles est plus forte qu’en France et plus structurante, à l’exemple de la puissante Society for Human Resource Management (SHRM), dont le siège est situé à Alexandria en Virginie. La SHRM compte 220 permanents et anime un réseau de plus de 225000 membres dans une centaine de pays. Elle prépare, à travers le Human Resource Institute qui lui est rattaché, à des examens débouchant sur des certifications très prisées dans le monde professionnel.
11 La protection légale d’un monopole. Ce principe ne s’applique pas à la fonction RH car son marché du travail est ouvert. Il n’existe pas de monopole et encore moins de protection légale de l’exercice de la GRH.
12 Un code de déontologie. La nature des prestations fournies par une profession suppose l’établissement d’une relation de confiance avec le client. À cette fin, la profession formule des règles déontologiques dont elle garantit le respect par ses membres. En France, il n’en existe pas qui s’imposerait à l’ensemble d’une profession. Dans certains pays, comme le Canada [9], de tels codes peuvent exister. Ils portent sur des sujets comme les exigences de compétences, l’application de normes, le règlement des conflits d’intérêts, etc.
1.2 Les limites du modèle
13 L’application à la fonction RH de l’idéal-type anglo-saxon d’une profession n’est pas entièrement théorique. Cependant, cette entrée à travers la sociologie des professions est-elle totalement satisfaisante pour la manière dont s’inscrivent les RH en France ? Comme l’ont souligné certains chercheurs (Sylvain Bureau et Jean-Baptiste Suquet, 2007), l’idéal-type de la profession n’est pas sans poser quelques problèmes, notamment dans la représentation du travail qu’il véhicule. Il oblige à se positionner par référence implicite à des professions libérales traditionnelles, bénéficiant de monopoles spécialisés (médecins, avocats, experts-comptables…). Les problématiques anglo-saxonnes des professions peuvent être transposées sans difficulté à la catégorie française de profession libérale. Les réalités organisationnelles ne nécessitent-elles pas des interrogations plus pertinentes pour la gestion ?
14 L’intensité comme la nature de la professionnalisation sont variables selon les domaines et selon les époques (Jean Fombonne, 2001). Le recrutement, qui dans le courant des années soixante et soixante-dix était l’apanage des seuls psychologues, est aujourd’hui volontiers confié à de jeunes recrues quelle que soit leur formation d’origine. À l’inverse, les spécialistes de la rémunération, domaine considéré pendant longtemps, en France, comme périphérique (entre relations sociales et administration du personnel), appartiennent désormais à un domaine très spécialisé dans lequel les « Comp & Ben » tiennent le haut du pavé.
15 La taille, le secteur d’activité et le statut juridique de l’organisation sont également déterminants. Dans les organisations de petite taille, les cadres RH sont rarement spécialisés. Il existe aussi des traditions variables selon les secteurs d’activité pouvant conduire à mettre l’accent sur telle ou telle sous-fonction RH. Le statut juridique de l’entreprise se combine avec l’activité dominante pour structurer la fonction RH : le professionnalisme d’un DRH d’un grand institut de recherche public n’est pas vraiment comparable à celui de son homologue travaillant dans une entreprise de BTP. Les transformations des organisations viennent régulièrement bousculer les conceptions dominantes de la professionnalisation. Par exemple, les choix actuels en matière d’externalisation du calcul de la paie et de certaines tâches d’administration du personnel ont évidemment des conséquences sur la professionnalisation des acteurs RH auxquels il est désormais demandé d’être capable de piloter une sous-traitance.
16 Il existe une contingence forte dont les dimensions (historique, structurelle, juridique, sectorielle…) sont encore à explorer. Peut-on dès lors parler de « la » professionnalisation de la fonction RH, comme s’il s’agissait d’une référence universelle ? (Francis Guérin et Frédérique Pigeyre, 2007). La professionnalisation existe en lien avec un champ de pratiques. Ce sont donc elles qu’il nous fallait examiner. À cette fin, une vingtaine d’entretiens centrés sur les représentations de la professionnalisation et les pratiques correspondantes ont été conduits dans 14 grandes entreprises relevant de secteurs variés (AGF, Altadis, Brake France, Coface, EDF, France Télécom, Freudenberg, L’Oréal, La Mondiale, Legrand, MAIF, RATP, SNCF, et Thalès). De ces entretiens se sont dégagés trois grandes manières de penser et pratiquer la professionnalisation, trois grandes « logiques ».
2. Trois grandes logiques de professionnalisation
2.1 La logique d’expertise
17 La logique d’expertise s’inscrit de manière évidente dans le modèle normatif des professions, tel que nous l’avons abordé. Elle se caractérise par un management volontariste de la fonction. Du point de vue instrumental, les entreprises entrant dans cette logique mettent l’accent sur la création d’outils propres à la population RH de l’entreprise : Intranet spécifique, bases de données poussées, forums en ligne… et s’efforcent de créer une communauté RH forte, de développer le sentiment d’appartenance à une profession.
2.1.1 Identité professionnelle
18 La logique d’expertise correspond à une forte identité professionnelle RH partagée par les collaborateurs au sein de la fonction. Ces derniers se vivent comme des professionnels RH avant tout, avant même leur appartenance à tel établissement ou à telle entreprise.
19 La référence au métier prédomine. Au sein même de la fonction RH, chacun s’identifie à un métier spécifique : formateur, recruteur, responsable des relations sociales, « comp & ben »… Par conséquent, le découpage fonctionnel est marqué. C’est la conjugaison des expertises qui fait l’efficacité de la fonction. In fine, cette logique considère la notion de professionnalisation dans un sens restreint : « devenir plus professionnel ».
20 Par suite, le DRH est généralement un homme de métier : on ne s’improvise pas acteur RH, on doit disposer de compétences techniques et spécifiques. L’existence d’une véritable ingénierie RH est affirmée, la conception instrumentale de la fonction est mise en avant : la fonction RH conçoit des outils, des méthodes, des processus… La logique expertise se rencontre notamment dans les multinationales nord-américaines où les services RH sont bien délimités du reste de l’entreprise.
2.1.2 Positionnement du management
21 En termes de positionnement au sein de l’entreprise, la structure RH est bien séparée de la ligne managériale. La fonction RH est peu partagée, mais plutôt réservée aux spécialistes : les managers ne sont pas les premiers RH. Au contraire, la DRH cherche plutôt à « évangéliser » les managers en tentant de démontrer l’intérêt des outils qu’elle a développés à leur intention.
22 Le management, de son côté, consulte les services spécialisés sur les conséquences de la stratégie de l’entreprise, par exemple sur les répercussions ou la faisabilité d’une restructuration. Il en résulte un certain cloisonnement avec les autres départements de l’entreprise. Par conséquent, l’acteur RH est parfois perçu comme un technocrate déconnecté du terrain.
2.1.3 Champ de la professionnalisation
23 Dans cette première logique, la professionnalisation ne relève pas uniquement de l’entreprise : elle s’acquiert aussi en dehors, à travers les échanges entre pairs, la participation à des associations professionnelles, des groupes d’échange… La trajectoire professionnelle dominante pour les acteurs de la fonction consiste alors à être reconnu comme un expert à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise.
2.1.4 Organisation et contenu de la structure RH
24 Cette logique s’appuie sur la spécialisation des postes au sein de la fonction RH grâce notamment à des fiches de poste et des référentiels de compétences précis. De même, les outils et les processus RH sont développés, comme nous l’avons déjà mentionné. En matière d’organisation, la logique d’expertise correspond plutôt à une tendance à la centralisation : la fonction RH au niveau corporate a un poids important en tant qu’élaboratrice de la politique et des instruments diffusés au sein du groupe. En parallèle, se développent des centres d’expertise qui permettent de cadrer les processus de recrutement, de formation, les réponses juridiques… Les RRH sur le terrain sont donc largement encadrés par des processus à suivre, leurs marges de manœuvre sont ainsi limitées. Il est surtout intéressant de noter que les entreprises, suivant la logique expertise, organisent souvent leur fonction RH par pays plutôt que par ligne produits dans la mesure où la politique RH existe en tant que telle, sans être nécessairement directement liée à telle ou telle activité.
2.1.5 GRH de la structure RH
25 Dans la logique d’expertise, le recrutement est nécessairement axé autour de compétences techniques spécifiques. La fonction intègre donc avant tout des collaborateurs ayant une formation initiale spécialisée. La fonction s’ouvre également à d’autres profils à condition qu’ils suivent une formation RH approfondie, cursus diplômant ou équivalent. La formation continue des collaborateurs RH est donc un point clé dans la volonté de se professionnaliser.
26 La culture du développement et de la formation est ancrée dans les départements RH suivant cette logique, notamment à travers des formes de mentoring consistant à apprendre de ses pairs. À travers les dispositifs de formation, il s’agit surtout pour les acteurs de la fonction de se spécialiser. En matière de gestion de carrière, les passerelles vers d’autres fonctions supports et plus généralement la sortie de la fonction RH sont faibles. Au contraire, les collaborateurs sont incités à accroître leurs compétences techniques en GRH.
2.2 La logique « business »
27 La deuxième logique de professionnalisation repérée s’oppose quasiment point par point à la première : au lieu d’être un métier en soi, relativement autonome et reposant sur une identité professionnelle forte, les services de Ressources Humaines sont au service du management, tels des prestataires de services.
2.2.1 Identité professionnelle
28 Dans cette logique, l’identité professionnelle des acteurs RH est faible : ce sont moins les compétences techniques qui sont valorisées que la connaissance des métiers et de l’activité de l’entreprise, la proximité avec le management. La fonction RH est avant tout une fonction support, un prestataire de services. Chacun y est au service de l’efficacité de son organisation avant d’être un acteur RH. Ce modèle se rencontre surtout dans les entreprises publiques, des banques et des assurances. Mais il existe aussi dans le secteur marchand, où il s’est développé avec la vogue du « business partner ».
2.2.2 Positionnement du management
29 Les RH étant au service du management, il n’y a pas de stratégie RH autonome : elle doit coller à celle du groupe et répondre à ses exigences. La fonction est donc conditionnée par le « business » et doit travailler en collaboration avec la ligne managériale. Le manager est, en fait, lui-même le premier RH tandis que le RRH est, quant à lui, un « business partner ». Par suite, même si le DRH fait partie du comité de direction, il a faible voix au chapitre dans la prise de décisions stratégiques.
2.2.3 Champ de la professionnalisation
30 Dans cette perspective, la professionnalisation joue essentiellement à un échelon local, proche du terrain, à travers le rôle des RRH auprès de leur chef d’unité. La trajectoire professionnelle dominante consiste alors à sortir rapidement de la fonction RH plutôt que de chercher à y faire carrière. Pour les individus restant dans la fonction, il s’agit moins de gagner en expertise que de gérer des unités de taille de plus en plus importante.
2.2.4 Organisation et contenu de la structure
31 La fonction RH est souvent décentralisée, organisée au maximum suivant l’activité de l’entreprise pour coller aux business units. Il faut être au plus près du manager. Par ailleurs, la création de centres de services partagés (CSP) s’inscrit dans cette logique : la fonction RH est partagée avec les managers et les salariés.
2.2.5 GRH de la structure RH
32 Dans cette logique, il n’est pas indispensable d’avoir une formation initiale en RH pour entrer dans la fonction. Celle-ci est ouverte et recrute plus selon des compétences génériques (conduite de projet, animation d’équipe…) que des compétences techniques spécifiques. En outre, la fonction accueille des compétences techniques d’autres fonctions support afin de promouvoir la diversité des profils. Par exemple, une des entreprises rencontrées recrute régulièrement des financiers et des contrôleurs de gestion pour les intégrer dans la fonction RH : cela permet de gagner en compétence et de diffuser une culture du chiffre au sein de ce département de l’entreprise. En termes de gestion de carrière, la logique business privilégie des passages courts au sein de la fonction et des allers-retours afin de renforcer la proximité entre le management et les acteurs RH. Dans certaines entreprises, le poste de RRH ou, plus largement, le passage par la fonction RH est quasiment obligatoire pour accéder à de hautes fonctions de management. Vu qu’il s’agit souvent d’acquérir un « vernis » RH, les formations proposées sont de courte durée. Le management de la filière RH est, quant à lui, extrêmement limité par rapport à la logique d’expertise puisqu’il ne s’agit pas de créer une communauté RH stable avec une forte identité métier. La professionnalisation de la fonction passe alors plutôt par la coopération avec la ligne managériale. Concrètement, les entreprises suivant cette logique mettent en place des Intranets qui sont surtout des bases d’information pour des collaborateurs RH qui sont rarement des spécialistes des sujets qu’ils ont à traiter. Les outils RH sont ainsi des palliatifs visant à compenser la moindre importance portée aux compétences techniques à l’entrée dans la fonction. Les réseaux RH sont souvent plus horizontaux que dans les autres logiques de professionnalisation. En effet, il s’agit essentiellement de partager de bonnes pratiques entre acteurs afin de gagner en efficacité. Ces réseaux sont donc moins structurés et réguliers que ceux visant à créer une véritable communauté. Une des entreprises rencontrées lors de l’enquête a ainsi créé un « réseau apprenant » visant à se faire rencontrer les RRH de l’entreprise sur la base du volontariat afin d’échanger entre eux sur leurs pratiques, les difficultés qu’ils peuvent rencontrer et leurs retours d’expérience.
2.3 La logique d’entreprise
33 Cette troisième logique combine en quelque sorte les deux précédentes : les acteurs RH s’identifient comme exerçant un métier spécifique, mais un métier qui se moule sur les besoins de leur entreprise.
2.3.1 Identité professionnelle
34 Les compétences valorisées au sein de la fonction sont moins leurs compétences techniques ou leur proximité avec le management, comme dans les deux logiques précédentes, que l’expérience acquise au sein de l’entreprise grâce à un parcours varié avant d’entrer dans la fonction RH, leur connaissance et leur dévouement à l’entreprise, le réseau social dont ils disposent au sein de celle-ci…
2.3.2 Positionnement du management dans la fonction RH
35 Les entreprises s’inscrivant dans cette logique affichent davantage que les autres la RH comme une fonction stratégique au service de l’entreprise. La fonction doit répondre aux besoins de celle-ci, ici et maintenant, c’est-à-dire en s’adaptant à la stratégie de l’entreprise, en étant réactive.
36 Les entreprises positionnant ainsi leur fonction RH sont souvent des entreprises communautaires, des entreprises en transition entre les deux premiers modèles ou n’ayant pas totalement opté pour l’un des deux.
2.3.3 Champ de la professionnalisation
37 La professionnalisation s’inscrit alors au niveau de l’entreprise et non pas en dehors ou à un échelon plus local. Les RH collent à l’organisation et à la culture de celle-ci. En termes de trajectoire professionnelle, la dominante consiste à rester dans la fonction en essayant de devenir une référence dans l’entreprise, de gagner en pouvoir et en influence.
2.3.4 Organisation et contenu de la structure RH
38 Dans cette logique, la fonction RH est plutôt centralisée. Une des entreprises rencontrées, correspondant à cette logique, a justement recentralisé ses effectifs RH afin de passer d’une fonction RH relativement cloisonnée à une fonction en phase avec sa culture. Une autre entreprise, en pleine internationalisation, accompagne cette démarche d’une recentralisation de sa fonction RH afin d’élaborer une culture RH groupe et non pas pays par pays. Les RH sont justement un des piliers choisis pour intégrer les salariés et promouvoir une culture d’entreprise homogène dans le monde entier.
2.3.5 GRH de la structure RH
39 Dans cette logique, les recrutements externes sont limités puisque les collaborateurs RH doivent avoir une bonne connaissance de la culture de l’entreprise. L’entrée dans la fonction se fait donc essentiellement par promotion interne, en seconde partie de carrière. Les référentiels de compétences utilisés pour ces recrutements internes mettent l’accent sur la capacité à intégrer la fonction RH dans la durée et non pas seulement pour un poste. Des parcours RH sont plus ou moins explicitement proposés aux nouveaux entrants.
40 En matière de formation, celle-ci est majoritairement intraentreprise : il s’agit de connaître les principaux processus de l’entreprise, de se constituer un réseau social, de diffuser la culture RH de l’entreprise…
41 En ce qui concerne la gestion des carrières, la rotation des postes se fait à l’intérieur de la structure RH, entre le siège et les filiales, ainsi qu’entre les postes généralistes et les postes spécialisés. Il n’existe pas de passerelles formalisées vers d’autres fonctions de l’entreprise. Les collaborateurs RH restent en général dans la fonction jusqu’à la fin de leur carrière.
Conclusion
42 Si elle si difficile à cerner, c’est sans doute que la professionnalisation n’est pas un concept. Elle relève plutôt, nous rappelle Richard Wittorski (2007), d’une intention sociale qui s’inscrit dans des évolutions organisationnelles et sociétales marquées par les valeurs d’autonomie, d’efficacité et de responsabilité. Concrètement, elle est un processus de négociation entre différents groupes sociaux s’adonnant à des jeux d’acteurs et à des comportements stratégiques en vue de faire reconnaître leur autonomie, certes, mais aussi l’utilité et la spécificité de leurs activités. Ces pratiques, nous l’avons vu, peuvent se lire à travers trois grandes logiques. Chacune a sa cohérence. Chacune appelle à une traduction particulière du modèle de la compétence (Gilles Arnaud, Jacques Lauriol, 2002) pour définir les évolutions de la GRH et l’avenir de ceux qui en exercent les activités.
43 Précisons, s’il en est besoin, qu’il n’y a pas « une bonne logique » qui serait supérieure aux deux autres. D’ailleurs, les trois logiques exposées correspondent à des idéaux-types : les traits caractéristiques de chacune sont forcés et elles ne se rencontrent jamais de façon « pure » dans la réalité. Celle-ci est toujours hybride et en mouvement. Plusieurs logiques différentes peuvent donc cohabiter suivant les métiers RH considérés, l’époque retenue, les échelons de l’organisation… Il arrive aussi fréquemment que co-existent deux logiques différentes suivant les postes RH considérés. La logique d’expertise sera par exemple dominante pour les spécialistes des rémunérations et la logique « business » pour les RRH dans les unités opérationnelles.
44 L’intérêt de cette typologie est d’en finir avec le mythe d’une « professionnalisation canonique » et d’en souligner les limites (Francis Guérin, Frédérique Pigeyre, Patrick Gilbert, 2009). Il est aussi de montrer qu’il n’existe pas une seule voie de professionnalisation de la fonction RH. Chacune de ces logiques, prise individuellement, se tient ; elle a du sens. C’est donc à chaque entreprise de choisir « sa logique » suivant sa culture, son secteur d’activité et sa stratégie.
Synthèse des 3 logiques de professionnalisation.
Logique d’expertise | Logique « business » | Logique d’entreprise | |
Identité professionnelle |
Forte. En référence au métier. Fonction RH, fonction technique |
Faible En référence à l’appui aux activités opérationnelles Fonction RH, fonction support |
Hybride : combine culture de métier et culture d’entreprise Fonction RH, fonction stratégique |
Positionnement du management |
Faible partage de la fonction RH Le manager comme cible de forma tion aux basiques RH |
Collaboration avec la ligne hiérarchique, en réponse à ses problèmes Manager, premier RH |
Partage de la fonction RH avec les managers, dans un cadre stratégique dont le DRH est le garant. |
Champ de la professionnalisation |
À l’échelon de la profession, des groupes de pairs extérieurs à l’entreprise |
À l’échelon local, celui du chef d’unité |
À l’échelon de l’ensemble de l’entre prise |
Organisation et contenu de la structure RH |
Spécialisation fonctionnelle Faible décentralisation verticale |
Organisation RH décalquée sur la structure générale de l’entre prise Décentralisation dans les business units et regroupement des activités administratives en centres de service |
À la fois centralisée et intégrée (faible cloisonnement fonctionnel) |
GRH de la structure RH |
Recrutement essentiellement axé sur la maîtrise technique de la fonction |
Recrutement axé sur les compé tences génériques (conduite de projet, leadership, animation d’équipe…) |
Recrutement essentiellement interne pour être en phase avec la culture de l’entreprise et maîtriser les réseaux d’acteurs |
Synthèse des 3 logiques de professionnalisation.
Bibliographie
Bibliographie
- Abbott Andrew, The System of Professions, an Essay on the Division of Expert Labor, Chicago and London : The University of Chicago Press, 1988.
- Arnaud Gilles, Lauriol Jacques, « L’avènement du modèle de la compétence : quelles évolutions pour la GRH ? », La Revue des Sciences de Gestion, n° 194, pp. 11 – 20, 2002.
- Besseyre des Horts Charles-Henri, Vers une gestion stratégique des ressources humaines, Paris : Editions d’Organisation, 1988.
- Bureau Sylvain, Suquet Jean-Baptiste, « Pour une approche gestionnaire de la profession », Actes du congrès de l’AGRH, Fribourg, 2007.
- Duyck Jean-Yves, « Ne dites pas à ma mère que je fais de l’administration du personnel, elle me croit DRH », La revue des Sciences de Gestion, n° 171, pp. 33-56, 1998.
- Fombonne Jean, Personnel et DRH. L’affirmation de la fonction Personnel dans les entreprises (France, 1830-1990), Paris : Vuibert, 2001.
- Guérin Francis, Pigeyre Frédérique, « Peut-on encore parler de « la » professionnalisation de la grh ? », Actes Congrès AGRH, Fribourg, Suisse, 2007.
- Guérin Francis, Pigeyre Frédérique, Gilbert Patrick, « La professionnalisation de la fonction RH. Mythe et limites », Revue Française de Gestion, 2009, vol. 35, n° 194, pp.105-121.
- Higgins Nicholas, « The HR profession - to be or not to be ? », Personnel Today, 09595848, 5/22/2007.
- Rucci Anthony, « Should HR survive ? A profession at a crossroads », Human Resource Management, 1997, Spring, Vol. 36, no. 1, pp. 169-173.
- Wilenski Harold, « The professionalization of Everyone ? », American Journal of Sociology, 1964, vol. 70, p. 137-158.
- Wittorski Richard, Professionnalisation et développement professionnel, Paris : L’Harmattan, 2007.
Notes
-
[1]
Dans cet article, en accord avec l’usage, nous utiliserons les expressions « Fonction RH », pour désigner la fonction Ressources Humaines, « RRH », pour les cadres responsables des services Ressources Humaines, « DRH », pour les numéros 1 de la fonction.
-
[2]
D’après l’enquête CEGOS de 2006 qui inclut dans ce domaine le contrôle budgétaire, en moyenne 23 % des effectifs de la fonction RH (16 % en 2000). Dans une étude de l’APEC (« DRH et stratégie d’entreprise – Perception par les directeurs des ressources humaines de leurs missions et de leur implication dans la stratégie générale de l’entreprise », APEC, 2004), le management stratégique (stratégie/politique RH, politique de l’entreprise, stratégie globale, politique sociale) est une mission citée par… 11 % des répondants.
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[3]
Association Nationale des Directeurs de Ressources Humaines (ex ANDCP).
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[4]
Institut International de l’Audit Social.
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[5]
L’Association Francophone de Gestion des Ressources Humaines regroupe essentiellement des enseignants chercheurs.
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[6]
Association Européenne pour la Direction du Personnel, fédérant des associations nationales.
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[7]
Society for Human Resource Management regroupant plus de 225000 adhérents dans 25 pays, essentiellement en Amérique du Nord.
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[8]
European Human Resource Forum.
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[9]
Au Canada, le Code de déontologie national du CCHRA (Canadian Council of Human Resources Associations) détermine et expose les normes de comportement relatives à l’équité, à la justice, à la véracité et à la responsabilité sociale.