Notes
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[1]
Le contenu de cet article n’engage que ses auteurs.
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Article L113-1-3 du Code de l’action sociale et des familles : « Est considéré comme proche aidant d’une personne âgée son conjoint, le partenaire avec qui elle a conclu un pacte civil de solidarité ou son concubin, un parent ou un allié, définis comme aidants familiaux, ou une personne résidant avec elle ou entretenant avec elle des liens étroits et stables, qui lui vient en aide, de manière régulière et fréquente, à titre non professionnel, pour accomplir tout ou partie des actes ou des activités de la vie quotidienne. »
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[3]
Cette priorité se compose de deux mesures : la sensibilisation des personnels de l’Éducation nationale, pour repérer et orienter les jeunes aidants, grâce à des outils efficaces et coconstruits avec le monde associatif, dont Jade (Association nationale jeunes aidants ensemble) ; l’aménagement des rythmes d’étude (condition d’assiduité et examen) pour les étudiants aidants.
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[4]
Handéo est un groupe de l’économie sociale et solidaire dirigé par et au service des personnes en situation de handicap, des personnes en situation de fragilité et en perte d’autonomie du fait de leur âge ou de leur situation sociale (personnes âgées, personnes exclues socialement et en situation de réinsertion) : www.handeo.fr (consulté le 13 décembre 2022).
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[5]
Les entretiens ont été réalisés en 2020 sur une période de six mois (de juillet à décembre 2020).
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[6]
www.youngadultcarers.eu (consulté le 17 septembre 2022).
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[7]
Les prénoms ont été modifiés afin de respecter l’anonymat des enquêtés.
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[8]
L’intelligence émotionnelle peut être définie comme « l’habileté à percevoir précisément, évaluer et exprimer les émotions ; l’habileté à accéder et/ou ressentir les sensations quand elles facilitent la pensée ; l’habileté à comprendre les émotions et la connaissance émotionnelle ; et l’habileté à réguler les émotions pour favoriser le développement émotionnel et intellectuel » (Salovey et Mayer, 1990, p. 186).
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[9]
Son travail concerne des enfants de moins de 12 ans. Lors de la conférence Alter (8 et 9 avril 2021), sa communication s’intitulait « Les normes de la parentalité interrogées par le handicap ? ».
1 Le handicap, la maladie ou la perte d’autonomie sont des situations où les normes de relations entre les membres de la famille peuvent être troublées et peuvent donner lieu à une reconfiguration des liens entre parents et enfants ou entre les membres de la fratrie. Aujourd’hui, les valeurs qui accordent une importance particulière aux libertés individuelles produisent des systèmes de relations familiales davantage centrées sur la mise à distance des identités statutaires (position d’une personne dans la famille), le bien-être, le plaisir d’être ensemble et le développement individuel de chacun. Dans cette conception, l’enjeu est ainsi de pouvoir être « libre ensemble » (Singly, 2000). Dans les familles où sont présents le handicap, la maladie ou la perte d’autonomie, il n’est pas rare qu’apparaissent des catégories « d’aidants ». Dans cette logique où les libertés individuelles occupent une place de plus en plus importante au sein des familles, l’activité du care, ou du prendre soin, ne peut être uniquement liée aux statuts de chacun dans la famille (frère/sœur, parents, grands-parents, etc.), elle répond aussi à un besoin sociétal.
2 Les catégories d’aidants recouvrent un ensemble très large de situations. Elles peuvent désigner l’aide à un frère, à une sœur, à une mère, à un père, à un grand-parent, à une tante, à un oncle, à un cousin, à une cousine, à un demi-frère, à une demi-sœur, à un beau-parent, etc. Dans ce contexte, ces systèmes peuvent être entendus comme le produit des échanges de services entre les membres de la famille. Ils participent de son organisation et, plus globalement, ils soutiennent le fonctionnement économique de la société par des activités qui compensent un manque de solidarité nationale (Déchaux, 1995). En d’autres termes, la société subsiste aussi par l’intermédiaire des membres de la famille qui sont pourvoyeurs de care et qui fournissent un travail caché, discret et perçu comme inné (Molinier, 2005).
3 Ici, le care se comprend comme l’ensemble des pratiques, des postures, des affects et des émotions qui participent à réparer notre monde afin de pouvoir y vivre tous ensemble dans la meilleure des vies possibles (Tronto, 2009). Cette définition permet d’intégrer l’ensemble des relations d’aide, quelles que soient leur intensité, leur régularité ou leur forme. Elle est moins limitative que la définition inscrite dans la loi d’adaptation de la société au vieillissement (ASV) promulguée en 2016 [2].
4 Les travaux sur la famille et l’approche par le care rapprochent les activités « profanes » d’actes de soins techniques réalisés par l’un des membres de la famille (Cresson, 2006). Ils mettent en avant le rôle prépondérant des femmes, notamment de la « génération pivot », avec des répercussions sur différents espaces sociaux, dont l’emploi (Gilligan, 2008 [1982] ; Le Bihan-Youinou et Martin, 2006 ; Damamme et al., 2015). Ils insistent sur l’interdépendance des individus et la perméabilité des rôles entre les personnes qui donnent et qui reçoivent de l’aide (Béliard et Billaud, 2015). Ils permettent également d’appréhender les aidants dans leur réseau de relations, composé des membres de la famille, des professionnels et des personnes accompagnées (Molinier, 2013). Enfin, ils ancrent cette relation dans l’enchevêtrement de temporalités qui existe entre la personne aidée et les autres temps sociaux, en rappelant la texture de ces temporalités qui sont à la fois composées de contraintes (Damamme et Paperman, 2009), vécues différemment par les personnes et demandant de pouvoir s’adapter à la situation (Bessin, 2016 ; Damamme, 2020).
5 Les personnes aidantes sont étudiées depuis relativement peu de temps en France. La catégorie « d’aidants » a progressivement pris corps en France dans les années 1980 dans différents rapports nationaux, comme les rapports Benoist (1985), Braun (1988), Boulard (1991) et Schopflin (1991) [Capuano et Blanc, 2012]. Cette nouvelle catégorisation désigne d’abord la cellule familiale et décrit l’aide qu’elle apporte aux personnes âgées en perte d’autonomie. Progressivement, cette catégorie va s’élargir aux besoins de personnes malades ou en situation de handicap. Dans les années 2010, les rapports nationaux de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) et de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (Anesm) prônent une approche plus extensive de la notion de « proche aidant », qui ne se limite pas à la famille mais peut aussi inclure un ami, un voisin ou, plus largement, une personne de l’entourage (CNSA, 2012 ; Anesm, 2014). Du point de vue des acteurs de terrain (aidants eux-mêmes, professionnels du soin et du médico-social, institutionnels), le rôle d’aidant consiste en une situation d’aide réalisée par un proche, qui tend aujourd’hui à être de plus en plus mise en lumière, comme le montrent la création du collectif Je t’aide, du Collectif inter-associatif des aidants familiaux (CIAAF) ou de la Confédération des organisations familiales de l’Union européenne (Coface)… Pour autant, l’aidance procurée par les enfants des personnes aidées, ou par des jeunes en général, n’est pas encore tellement référencée. Alors que la catégorie de « jeune aidant » existe depuis une vingtaine d’années dans certains pays, comme l’Angleterre ou l’Australie, elle n’émerge en France que depuis 2015 (Jarrige et al., 2020). Il faut d’ailleurs attendre 2019 pour que les jeunes aidants soient explicitement nommés dans un rapport officiel : ils font partie de la sixième priorité, « Épauler les jeunes aidants », de la stratégie de mobilisation et de soutien 2020-2022 « Agir pour les aidants » (ministère des Solidarités et de la Santé et secrétariat d’État chargé des personnes handicapées, 2019) [3].
6 Cet article aborde spécifiquement les formes d’aide mises en place par des jeunes, leurs impacts sur ces derniers et leurs effets sur les relations familiales, lorsqu’au moins l’un des membres de la famille est en situation de handicap, malade ou en perte d’autonomie. Il cherche ainsi à répondre à plusieurs questions : à partir de quand un jeune devient-il aidant de son frère, de sa sœur ou de son parent ? quelles sont les formes d’aide apportées ? quels sont les effets de cette aide et sont-ils spécifiques aux jeunes aidants ? comment transforment-ils les relations familiales ?
7 Pour cela, l’article, fondé sur une analyse qualitative est organisé en quatre parties. La première partie présente la méthodologie de l’enquête. La seconde partie montre la pluralité et la porosité de la catégorie de « jeune aidant ». La troisième partie décrit les effets de cette aide sur les aidants, en insistant plus particulièrement sur les effets positifs. La quatrième partie détaille la manière dont cette catégorie transforme les modalités relationnelles qui fondent les liens de parenté.
Une méthodologie participative
8 Cet article repose sur une recherche participative réalisée entre mars et décembre 2020. Elle a été réalisée par Handéo [4], en partenariat avec l’Association française des aidants, l’Association nationale jeunes aidants ensemble (Jade) et l’Association des paralysés de France (APF) France handicap, avec l’aide du bureau d’études émiCité. Cette méthodologie participative amène à associer, sous différentes formes (entretiens, comité de pilotage, échanges sur les résultats de l’enquête, etc.), un ensemble d’acteurs : jeunes aidants, leurs parents, professionnels pouvant les accompagner ou être en relation avec eux (professionnels du domicile, de l’Éducation nationale ou de la protection de l’enfance), association de familles et d’aidants, fédérations du domicile, représentants des pouvoirs publics (CNSA, Observatoire national de la protection de l’enfance en danger [Oned], Éducation nationale, conseil départemental, maison départementale pour les personnes handicapées [MDPH]) ou chercheurs. L’enjeu a été de croiser des savoirs issus d’expériences diversement situées pour produire une connaissance qui confronte, transforme et agrège ces différents savoirs. Il s’agissait aussi de pouvoir faire coexister des savoirs en tension en faisant apparaître plusieurs alternatives et interprétations possibles. Le point commun entre ces acteurs est leur intérêt partagé pour le sujet. Cependant, pour matérialiser cette diversité de positions dans ce comité, tous les participants n’avaient pas le même degré de conceptualisation et d’action auprès des aidants : certains organismes proposaient des actions spécifiquement pour les jeunes aidants ; d’autres se positionnaient sur les proches aidants en général ou sur une population spécifique ; d’autres encore ne proposaient aucune action directe pour les proches aidants, mais agissaient dans un environnement au sein duquel des jeunes aidants pouvaient évoluer.
9 En plus de construire une connaissance à partir d’une approche participative, l’objectif de cette recherche a également été de trouver des leviers d’action pour œuvrer sur le social et participer à des dynamiques qui renforcent le pouvoir d’agir des personnes. Dans ce sens, les acteurs associés à la recherche ont permis un recueil d’information qui a servi à élaborer un guide de sensibilisation pour aider les professionnels intervenant à domicile à identifier les situations d’aidance et à repérer les jeunes aidants. Ce guide comprend des informations sur la définition d’un jeune aidant, l’aide qu’il peut apporter, les effets de cette aide, la manière de repérer ces situations et les solutions qui peuvent exister. L’ensemble de ce projet a été rendu possible grâce au soutien du groupe Apicil, du Crédit agricole Assurances, de la CNSA et de la région Île-de-France.
10 Pour comprendre la façon dont l’aide est vécue par les jeunes, des entretiens ont été réalisés auprès de personnes encore en situation d’aide à un proche et de personnes ayant vécu cette situation dans leur enfance, leur adolescence ou au début de leur vie d’adulte. Ces entretiens de type semi-directifs ont été conduits à partir d’une trame de questions validée par le comité de pilotage. La grille d’entretiens comprenait les thématiques suivantes : relations au sein de la famille et de la fratrie ; le contexte du lieu de vie, les conditions de vie, dont les aspects matériels ; les relations avec les professionnels (et plus particulièrement médecin, enseignant et travailleurs sociaux) ; l’environnement, dont les voisins ; la scolarité ; les relations avec les amis ; les activités de loisir ; leur rapport à la catégorie « jeunes aidants » ; leurs recommandations pour soutenir les jeunes aidants.
11 Vingt et une personnes ayant un membre de leur famille en situation de handicap, malade ou en perte d’autonomie ont été interrogées [5] :
- 6 adolescents (âgés de 12 à 17 ans) ;
- 2 jeunes adultes (âgées de 21 et 22 ans) ;
- 5 personnes ayant été en situation d’aidance au cours de leur enfance, de leur adolescence ou au début de leur vie d’adulte ;
- 8 parents d’enfant en situation d’aidance.
12 Ces situations d’aide relèvent de lien de « parentèle » avec un lien biologique et juridique entre l’aidant et l’aidé (Weber, 2005). Avec l’aide du comité de pilotage qui avait identifié des personnes potentielles à interroger, elles ont été sélectionnées à partir de deux critères d’entrée : être enfant, adolescent, jeune adulte et avoir un membre de sa famille en situation de handicap, malade ou en perte d’autonomie. Afin d’avoir une variabilité d’expériences, la sélection de ces situations a également été affinée par des critères de diversification à partir d’une grille, définie avec le comité de pilotage, qui comprenait : la situation du proche aidé (handicap moteur, visuel, auditif, psychique, mental, cognitif, maladie chronique, maladie neurodégénérative, polyhandicapée, autiste, etc.) ; la relation avec le proche aidé (frère, sœur, père, mère, oncle, tante, grand-mère, grand-père, etc.) ; l’âge de la personne aidée ; l’âge de l’aidant ; le genre de la personne aidante ; le milieu social de la personne aidante ; la situation géographique ; l’existence ou non d’une mesure de protection de l’enfance ; le fait d’être socialisé (familier) ou non à la notion d’aidant et au secteur du handicap ; les acteurs pouvant être rencontrés en complément (parent, frère ou sœur, professionnel à domicile, enseignant, professionnel de la protection de l’enfance, etc.).
13 Ce dernier item a contribué à la réalisation de 16 entretiens supplémentaires avec des professionnels : directeur de service à domicile, auxiliaire de vie sociale, accompagnant éducatif et social, technicienne de l’intervention sociale et familiale, assistante sociale scolaire, infirmière en collège et en protection maternelle infantile, conseiller principal d’éducation, professeur de lycée, professionnel de service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés (Samsah) et 11 personnes ressources (centre ressources autisme [CRA], Direction générale de l’enseignement scolaire [Dgesco], associations menant des actions en faveur des jeunes aidants, conseils départementaux, MDPH).
14 Ces différentes données croisées ont permis de décrire 46 situations d’enfants, d’adolescents ou de jeunes adultes ayant fait l’expérience d’aide à un proche en situation de handicap, malade ou en perte d’autonomie.
Des formes d’aide discrètes, directes, indirectes ou intermédiaires
15 L’accompagnement des aidants s’inscrit en France dans une offre de répit, d’accès à des droits, de formation et d’entraide entre pairs (Giraud, 2019). Cette offre manque pourtant de lisibilité et reste peu mobilisée par le public qu’elle vise (Gand et al., 2014). Elle s’est constituée au fur et à mesure, à l’initiative des différentes structures (établissements et services à domicile), de façon cloisonnée en fonction du type de personnes aidées (en situation de handicap, malades ou bien âgées en perte d’autonomie) et très variablement répartis sur le territoire, en fonction du soutien obtenu de la part d’un département ou d’une agence régionale de santé (ARS) [Gand et al., 2014]. Peu de politiques d’ensemble définissent la composition de l’offre d’accompagnement des proches aidants sur tout le territoire mais il existe en revanche une accumulation de lois (loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, loi ASV de décembre 2015, etc.) et de plans de santé publique (plans Alzheimer et maladies neurodégénératives, plans et stratégie autisme, plan AVC [accident vasculaire cérébral], schéma handicap rare, programme soin palliatif, stratégie médico-sociale handicap psychique et polyhandicap, stratégies nationales de santé, stratégie nationale de mobilisation et de soutien des proches aidants).
16 Au moins 7,9 millions de personnes âgées de 16 ans ou plus aident de façon régulière et à domicile une ou plusieurs personnes âgées en perte d’autonomie de leur entourage (3,9 millions) [Besnard et al., 2019] ou en situation de handicap (4 millions) [Soullier 2012 ; Espagnacq, 2013]. Certaines enquêtes estiment jusqu’à 11 millions le nombre de proches aidants (BVA Group, 2016). Le groupe d’âge qui a la plus grande proportion d’aidants est celui des 45 à 64 ans, dit « génération pivot » parce que ces aidants, en plus d’un conjoint en situation de handicap ou d’un parent âgé en perte d’autonomie, ont aussi des enfants à charge, voire des petits-enfants dont ils s’occupent (Gand et al., 2014). Toutes ces études tendent à montrer qu’une majorité des aidants est féminine. La Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) estime à plus de 500 000 le nombre de jeunes aidants mineurs de plus de 5 ans (Blavet, 2023). Une thèse de doctorat, soutenue en 2021 (Jarrige, 2021), va jusqu’à considérer que 17 % des lycéens seraient jeunes aidants, soit environ quatre élèves par classe. Au Royaume-Uni, 8 % des aidants auraient entre 11 et 18 ans ; en Suède, 7 % auraient entre 14 et 16 ans ; en Italie, 7 % auraient entre 15 et 24 ans ; en Suisse, presque 8 % auraient entre 10 et 15 ans ; aux Pays-Bas, 6 % auraient entre 13 et 17 ans [6].
17 Les entretiens réalisés ont fait apparaître une multitude de situations ayant toute un impact différent sur les normes de relations familiales qui peuvent se mettre en place, allant d’une solidarité familiale jusqu’à une relation qui peut être qualifiée « d’aide ».
18 L’implication des jeunes dans l’aide apportée au membre de la famille vivant avec un handicap, malade ou en perte d’autonomie est de nature différente selon la situation de la personne aidée.
Une aide discrète
19 Plusieurs professionnels enquêtés ont constaté qu’une première forme d’aidance apportée par les jeunes est rendue par leur comportement au quotidien, en adoptant une posture d’« enfants modèles ». Cette forme d’aide apportée aux parents peut être initiée très jeune par des enfants qui adaptent leur attitude, leur façon d’être au sein de la famille en fonction de ce qu’ils perçoivent de l’atmosphère familiale : inquiétudes, stress, anxiété, peine, peur autour d’un membre de la famille en particulier. Pour M. Ringler (2004), les membres de la fratrie avec un enfant en situation de handicap ressentent la détresse psychique du parent avant même de conscientiser la différence chez ce frère ou cette sœur. L’enfant comprend ainsi intuitivement la conduite attendue de lui : ne pas faire de bruit, s’occuper tout seul, être autonome, passer sous silence certains problèmes (notamment à l’école), etc. Certains, comme Jeanne [7], adoptent une posture volontairement enjouée, dynamique, joyeuse, comme pour divertir leurs parents, être une respiration ou une consolation aux yeux des membres de la famille qu’ils sentent attristés ou préoccupés.
« Depuis qu’elle est née, c’est l’enfant rêvée, elle fait tout pour ne pas poser de problème. À un an, elle mangeait toute seule au bout de la table, elle est toujours souriante, calme. L’enfant modèle. On est super tranquille avec Jeanne. Elle nous renvoie toujours beaucoup de rassurance, je pense que c’est lié à la situation de notre famille. J’attendais la crise d’ado, mais rien. Elle est toujours de bonne humeur, elle est constante, donc hyper agréable à vivre. »
21 La réussite scolaire peut également être interprétée comme une forme d’adaptation des jeunes au contexte familial. L’échec scolaire représentant une source de préoccupation supplémentaire pour les parents, ces enfants travaillent assidûment pour être de bons élèves. La réussite scolaire leur permet également de coller à l’image d’enfant « facile à vivre » qu’ils assument souvent depuis leur prime enfance, comme en témoigne Emmanuel, le père de Marilou.
« Ma fille est merveilleuse, je ne suis pas objectif, c’est ma fille, c’est normal. En plus, elle travaille bien à l’école et ça nous aide beaucoup qu’elle soit autonome et qu’elle travaille bien. »
Une aide directe
23 À la maison, l’aide peut néanmoins se manifester plus directement en compensant, à des degrés et des fréquences plus ou moins importants, ce que la personne en situation de handicap ne peut pas faire, voir ou entendre par elle-même. Tel est le cas de Paul, le frère d’Alexis.
« Alexis a perdu la marche progressivement. J’avais 26 ans quand il a arrêté de marcher totalement. J’avais surtout entre 18 et 25 ans quand j’étais aidant. Pendant les années 2000, j’ai accueilli mon frère chez moi. Il marchait encore, mais il fatiguait vite. J’habitais au cinquième sans ascenseur et je devais le porter des fois. Je l’ai beaucoup porté aussi dans le métro pour franchir les escaliers. »
Une aide indirecte
25 L’aide peut également être « indirecte » quand elle n’est pas à destination immédiate de la personne en situation de handicap, mais qu’elle facilite le quotidien de l’ensemble de la famille en prenant en charge une partie des tâches domestiques. Caroline, dont le père, décédé aujourd’hui, était atteint d’une maladie dégénérative a, par exemple, davantage le sentiment d’avoir soutenu sa mère que d’être venue en aide à son père malade.
« Ma mère a essayé au maximum de nous préserver de l’obligation d’aide à apporter à notre père. Elle était l’aidante principale en tant qu’épouse. Elle a fini par arrêter de travailler et elle a fait appel à des aides extérieures lorsque j’étais encore à la maison. Je n’ai pas le sentiment d’avoir aidé mon père, je cherchais surtout à soulager ma maman en passant du temps avec mon père. Et ces temps-là n’étaient pas une contrainte car l’issue de son état de santé était connue, donc tout moment passé ensemble était bon à prendre. J’ai plus le sentiment d’être devenue aidante à partir du moment où j’ai senti que ma mère était en difficulté. C’est elle que j’ai aidée quand elle n’arrivait plus à gérer les papiers, ou pour qu’elle puisse se reposer quand papa devenait de plus en plus ingérable à courir dans la maison toute la nuit. »
Une aide intermédiaire
27 Lorsqu’il s’agit d’un handicap lié à un trouble du développement intellectuel, à l’autisme, à des troubles des apprentissages (pour lire, écrire, calculer, résoudre des problèmes, réaliser certains gestes, etc.), à du polyhandicap, à une maladie dégénérative ou chronique, l’implication du jeune, comme Benjamin, peut être un rôle d’intermédiaire, en particulier pour faciliter les interactions sociales et la communication.
« Mon père est aphasique suite à un accident. Il a des troubles du langage. Il comprend parfaitement ce que l’on dit, mais lui a du mal à formuler ce qu’il veut. Du coup, je joue un peu les traducteurs pour l’aider. On doit tout le temps être là pour l’aider. C’est surtout ma mère. Les jours où je suis au lycée, je ne peux pas l’aider. On s’est toujours un peu organisés comme ça. Je l’aide de moins en moins car il guérit et il a moins besoin que je l’aide. Moi j’interviens plus sur l’aide physique et colérique. Le calmer. Ça arrive toujours ça. Il peut devenir colérique et faut éviter que ça dérape. Je lui dis de se calmer, je lui explique pourquoi c’est comme ça. Il va aller bouder dans sa chambre. On peut faire exprès de le laisser s’énerver pour éviter qu’il fasse des choses interdites, comme par exemple boire de l’alcool. »
29 Enfin, l’aide apportée n’est pas toujours qualifiable, comme l’explique Delphine, travailleuse sociale dans un service d’accompagnement de personnes en situation de handicap.
« J’ai un monsieur qui a deux enfants, un de 6 ans et un autre de 2 ans. Je dirais que le fils de 2 ans est aussi aidant. Le papa ne peut pas manipuler la télécommande et c’est l’enfant de 2 ans qui le fait. Ou c’est lui qui va monter sur le fauteuil pour manipuler le joystick. C’est des enfants qui baignent dans le handicap. Le handicap vit dans la famille. Cela fait des adultes qui seront sensibles aux handicaps. Il s’agit de situations sur lesquelles il faut être vigilant : ils seront peut-être plus sollicités ou il pourrait y avoir un risque de glissement de rôle suite à un évènement particulier. L’enfant peut entrer dans ce rôle d’aidant progressivement sans que personne ne s’en rende compte et souffrir. Ce n’est pas le cas dans la situation que je décris. On est vigilant sur les situations banales et qui semblent bien fonctionner car on sait que cela peut basculer. À partir du moment où on vit sous le même toit qu’une personne en situation de handicap, de fait, on devient aidant. La question est de savoir quelle est la place donnée à chacun. Ramasser des lunettes parce qu’elles sont tombées par terre est différent de faire la toilette de son parent. »
31 Le discours de Delphine souligne que la banalité de l’acte montre la difficulté à établir une frontière entre ce qui relève d’une solidarité familiale et d’une relation d’aide. Le critère d’âge peut également rendre plus difficile l’identification des jeunes en situation d’aidance, en particulier en dessous de 5 ans. Un autre exemple est celui de Gabriel qui, vivant seul avec sa maman malvoyante et malentendante, doit dès l’âge de 2,5 ans ranger ses jouets pour éviter qu’elle ne tombe en marchant dessus. C’est un critère qui ne fait d’ailleurs pas consensus. Dans la littérature internationale (Jarrige et al., 2020), certains considèrent comme jeunes aidants tous les enfants de moins de 18 ans (Thomas et al., 2003), tandis que d’autres optent pour une définition plus large sans critère d’âge, principalement centrée sur l’aide apportée (Newman, 2002). Dans les travaux français non académiques, il est indiqué que la situation d’aidance concerne les jeunes à partir de 5 ans (CCAH, 2019). Ces travaux font néanmoins le constat que la proportion de jeunes aidants progresse avec l’avancée en âge.
32 Cette frontière est d’autant plus poreuse que l’aide apportée par un jeune n’est pas forcément limitée aux questions de santé, qu’elles soient liées au handicap, à la maladie ou à la perte d’autonomie, comme le rappelle Ève, conseillère principale d’éducation qui a mis en place des actions de repérage dans son établissement scolaire.
« Au départ, pour moi un jeune aidant, c’était quelqu’un qui, de par sa situation familiale, devait venir en aide à un parent (père, mère, frère, etc.) peu autonome, malade ou handicapé : suivre le traitement, faire les courses, se lever la nuit… C’est un problème car il peut ne plus avoir de temps pour lui et sa scolarité. J’ai fini par inclure dans ce terme les élèves qui sont dans des familles où il y a énormément d’enfants et qui doivent aussi s’occuper des frères et sœurs pour aider le parent qui est sur deux ou trois situations professionnelles différentes. Il y a aussi un cas d’une jeune fille de parents réfugiés. Elle est la seule à parler la langue du français et c’est elle qui fait la traductrice. Pour moi, l’ensemble de ces jeunes n’ont pas le temps de se consacrer à leur scolarité et ils sont souvent très fatigués parce qu’ils doivent soutenir leur parent. »
34 Cette recherche met la focale sur les jeunes ayant un proche avec des problèmes de santé, mais elle révèle également, en périphérie, d’autres situations de jeunes qui souffrent de l’aide qu’ils apportent à des proches ayant d’autres problèmes (accès à la langue française, à l’écriture, au numérique, etc.).
Les effets de l’aide
35 Les professionnels et personnes ressources interrogés expliquent que, quel que soit le type d’aide, le manque d’attention ou une aide trop intensive peuvent exposer les jeunes à différents types de risques spécifiques à leur âge, en particulier concernant leur scolarité, leur sociabilité et leur insertion professionnelle. Ils sont également confrontés à des risques de rupture familiale et de troubles du développement psychoaffectif. Les effets peuvent mener à des situations de mises en danger (par exemple, au niveau de sa santé, notamment psychique, ou de son développement). Les professionnels qui interagissent avec ces jeunes se doivent donc de leur porter une attention exigeante et de se positionner de telle manière qu’ils puissent agir avec précaution en prenant en compte les réalités de chaque situation. Delphine explique ainsi :
« J’arrive dans une famille très précaire […]. L’aîné était déscolarisé suite à l’AVC de son papa qui s’est retrouvé tétraplégique. Le fils n’arrive pas à reprendre une activité scolaire. Il est tombé dans une dépression. Je n’ai pas réussi à le raccrocher. Le temps de créer le lien de confiance, il est devenu majeur. Ce qui est dommage est qu’il s’agissait d’un très bon élève. Sa sœur s’est progressivement déscolarisée, elle dormait à côté de son papa qui dormait dans le salon. Elle avait 10 ans. J’en ai parlé au papa et à la maman. Je leur ai expliqué que c’était difficile ce qui leur arrivait. Qu’il y avait une grande culpabilité portée par la famille, mais que je pouvais les aider à trouver des professionnels. Progressivement, ils ont accepté la mesure de protection et la fille a été rescolarisée. Malgré la présence d’aide humaine, le rôle de petite fille a été retravaillé par les éducateurs. La petite fille avait vraiment le rôle d’un adulte : “maman fais-toi à manger”, “maman pense à donner le médicament à papa”. Elle mettait le réveil [le matin pour réveiller ses parents]. »
37 L’aidance peut donc être un rôle que les enfants assument depuis qu’ils sont très petits. Néanmoins, certaines formes d’aidance ne sont pas facilement identifiables et, si elles agissent parfois négativement sur la qualité de vie de l’enfant (par exemple épuisement, douleurs physiques, troubles du sommeil, etc.), elles peuvent également être un moyen d’attirer sur soi une image positive et valorisante également essentielle à la construction de l’enfant.
38 Par exemple, l’organisation est une qualité que Sophie perçoit aujourd’hui d’elle-même :
« Je suis beaucoup plus blindée. Parler devant les autres, ça ne me dérange pas. J’ai la capacité à faire les choses seules. J’ai pas besoin de demander aux autres. Je ne compte que sur moi-même, je suis super organisée, j’ai une grosse méthode de travail. Maintenant, j’ai une certaine rigueur, pour tout ce qui est administratif, je m’y prends à l’avance. Je n’ai jamais eu de privilège en lien avec ma situation, ce que j’ai, je le dois à moi et personne d’autre, j’ai une estime de moi, j’ai une certaine maturité. J’arrive à comprendre les autres, j’évite de juger, je suis compréhensive. J’ai vécu des choses horribles. Je ne lâche rien, j’ai la force ! J’ai la détermination. »
40 Cette compétence comprend notamment, selon nos enquêtés, la capacité à gérer son temps, à être autonome, à anticiper et à respecter des délais tout en répondant à des objectifs. C’est également la capacité à gérer les situations de stress intense, à prendre du recul et à s’adapter à des imprévus. À cela peuvent s’ajouter la persévérance et la détermination, ou encore le développement d’une intelligence émotionnelle [8], comme l’affirment Maëlle et Marie.
« [Cette expérience m’a appris] une manière de ressentir, une capacité à voir des choses qui ne sont pas dites. Je comprends très bien le creux dans les situations personnelles. La compréhension qu’il y a des différences dans le monde, que les compétences peuvent être partout. »
« J’ai de la facilité à analyser les situations, les émotions des autres, sans forcément qu’ils et elles aient besoin de parler. »
43 Ces effets dépendent notamment de la régularité, de l’intensité, mais aussi de la durée de l’aidance (Jung Loriente et Mahut, 2022). Cette dernière est extrêmement variable en fonction de qui, au sein de la famille, a des problèmes de santé, du type de problèmes, de leur évolution, de l’âge du jeune au moment où survient le handicap et de la reconnaissance du rôle d’aidant du jeune. Les recherches menées sur les jeunes aidants estiment que la durée de l’aidance est de six à dix ans (Novartis-Ipsos, 2017). Le comité de pilotage a expliqué que, au cours de cette période, l’aide apportée peut évoluer. Elle peut se développer : plus l’enfant grandit, plus la charge peut devenir importante. Elle change également en fonction de l’évolution de l’état de santé de la personne aidée. S’il se dégrade, voire si le diagnostic vital est engagé, l’aide deviendra plus intense mais sur une durée plus courte. Enfin, les impacts psychologiques et physiques sont d’autant plus prégnants que dure la situation d’aidance (Guichet et al., 2022).
Les transformations familiales induites par la situation d’aidance des jeunes
La redéfinition des places dans la fratrie
44 Les normes issues des approches psychanalytiques du lien fraternel mettent en avant que le rang dans la fratrie constitue l’un des éléments de la construction du sujet et de son devenir (Blin, 2014). Elles tendent à considérer que chaque enfant a une place différente au sein de sa fratrie et que son expérience fraternelle propre est importante pour la construction de sa personnalité. Lorsque l’un des membres de la fratrie est en situation de handicap, cet ordre peut être modifié. Par exemple, le cadet peut prendre la place de l’aîné. Pour que cette inversion ait lieu, L. Blin précise que la rencontre de deux éléments est nécessaire : « Tout d’abord, une situation de handicap relativement importante avec une autonomie moindre et le souhait conscient ou pas des parents que l’enfant “normal” aide son frère ou sa sœur en situation de handicap » (Blin, 2014, p. 174). Or, une approche plus anthropologique permet de considérer que cette généralisation des places est une construction sociale dont la modification peut venir troubler le fonctionnement familial, mais elle peut aussi rendre possibles d’autres manières de faire (Blin, 2014).
45 Les discours de Violette et d’Emmanuel révèlent que ce changement de place intervient dans un souci de protection, d’assistance ou de surveillance de l’aîné en situation de handicap par son cadet.
« Est-ce que vous avez l’impression de protéger votre frère ? Oui, au lieu que ce soit l’inverse. »
« Marilou est très protectrice avec son frère. Quand Damien fait des choses dangereuses, elle fait très attention. Par exemple, quand on est dehors, quand on se promène près de la mer ou sur un port, comme elle sait que son frère est très attiré par l’eau, elle va le chercher, elle lui prend la main et elle le ramène vers nous parce qu’elle a peur qu’il saute à l’eau ou qu’il tombe. »
48 Les cadets, comme Anaëlle ou encore Jeanne, peuvent également prendre un rôle d’éducation de leur frère ou leur sœur aînés.
« Depuis que j’ai appris à lire au CP, ma sœur veut faire pareil. Mais pour l’instant, elle ne sait pas encore lire. C’est moi qui vais lui apprendre. »
« Jeanne fait la morale à sa sœur ou elle lui explique les consignes à respecter. Pour certaines choses, Jeanne nous dit des fois : “Je m’en occupe.” »
51 Il arrive que le cadet justifie son intervention auprès de son aîné comme normale, évidente, naturelle : « C’est mon frère, c’est normal que je l’aide. » Cette justification peut aussi être interprétée comme une manière de banaliser la particularité de cette situation et son écart envers une norme qui voudrait que l’aîné s’occupe des plus jeunes. Il ne s’agit alors plus de comprendre cette justification comme un état de fait, mais comme révélatrice d’un certain travail de la norme en situation, afin de rendre compatible ce que cette dernière revêt d’ordinaire et d’atypicité, comme nous pouvons le voir transparaître dans le discours d’Élina.
« Mon frère, la plus grande difficulté qu’il a, c’est s’habiller. En comparaison, je suis beaucoup plus autonome que lui, alors que c’est lui qui est plus âgé que moi. »
53 Parfois le changement de place est tellement ancré dans les esprits que certains, comme Yannick, le père de Jeanne, ne se rendent plus compte qu’il existe et il devient la nouvelle normalité familiale :
« Je peux solliciter Jeanne quand le comportement de Lola m’empêche de faire ce que j’étais en train de faire, comme par exemple quand je cuisine ou quand je suis au téléphone. Je n’utilise pas Jeanne comme une aidante familiale, ou je ne le fais pas plus que je le ferai de ma fille aînée par rapport à ma fille cadette. En tout cas, c’est toujours le dernier recours. Et quand ça arrive, ça ne pose pas de problème, Jeanne ne râle pas à intervenir. »
55 Ce mouvement dans l’attribution des places est coconstruit par la famille car l’ensemble des membres y participe :
« Les parents induisent le comportement du frère ou de la sœur plus jeune, ils créent l’injonction, le frère ou la sœur inscrit dans la normalité s’exécute, participe, y trouve une certaine satisfaction puis s’enferme dans ce rôle. L’enfant en situation de handicap accepte, lui, consciemment ou inconsciemment cet inversement dans la hiérarchie de la fratrie ».
La redéfinition des places entre enfants et parents
57 Quand la personne handicapée, malade ou en perte d’autonomie est un parent, mais que son handicap l’empêche d’assumer pleinement ce rôle, le jeune peut être en position soit de s’occuper de son parent comme s’il était un enfant, soit de le remplacer dans sa fonction de parent auprès d’autres membres de la fratrie.
58 D’un point de vue sociologique, ces situations peuvent être interprétées comme un indicateur de préoccupation à l’égard de l’autre, telle que celle qu’aurait un parent envers son enfant au regard des normes familiales et sociales. Elle peut notamment se matérialiser dans des pratiques de protection et se traduire par une manière de faire et une manière d’être d’un mineur avec un adulte qui serait en décalage avec les normes sociales. Certains professionnels enquêtés disent que l’enfant peut prendre le « rôle de parent ».
59 Dans le cadre de son travail de thèse en sociologie, M. Doé explique que les enfants de parents aveugles ou malvoyants sont souvent incités par l’entourage, comme les professionnels scolaires ou les commerçants de proximité, à aider leurs parents [9]. Ils se retrouvent alors dans une forme d’injonction paradoxale car leurs parents ont aussi une forte conscientisation que cette forme d’aide peut être perçue négativement par leur environnement. Aussi, ils construisent une vigilance particulière pour limiter au maximum ce glissement de rôle qui peut venir se heurter à la pression sociale, laquelle porte à la fois cette ambivalence de prévenance à l’égard de personnes vulnérables et de défense des droits de l’enfant et de ses intérêts.
Conclusion
60 La relation d’aidance dépend de la sévérité du handicap ou du problème de santé, d’une part, et de l’incitation, plus ou moins consciente, des parents à solliciter de l’aide, d’autre part. Aussi, elle mêle des effets liés au handicap, à la maladie ou à la perte d’autonomie, d’au moins l’un des membres de la famille, avec des effets liés à la relation d’aide apportée directement ou indirectement par le jeune.
61 Malgré les difficultés à analyser la relation d’aidance, cet article permet un premier enseignement : le rôle d’aidant n’est pas figé. Qualifier une personne de « jeune aidant » revient à caractériser un système de relations entre une personne aidée et des personnes qui aident. Cette caractérisation fait apparaître la densité des liens d’interdépendance au regard des contraintes et des ressources que les jeunes peuvent mobiliser. Elle donne également une autre lecture des normes relationnelles au sein de la famille, tout en montrant que cette réinterprétation ne peut se réduire à cette relation d’aide. Par exemple, la redistribution des places entre les frères et sœurs peut aussi bien dépendre de la sévérité du problème de santé que de l’incitation, plus ou moins consciente, des parents à demander de l’aide à un autre de ses enfants. Cet entrelacement des effets peut venir complexifier la situation, voire changer la place hiérarchique entre les aînés et leur fratrie. Cette différenciation a des conséquences politiques car la catégorie de « jeune aidant » peut venir masquer ce qui relève de la relation à l’autre mais pas forcément de l’aide. Dit autrement, la relation avec le frère ou la sœur n’est pas uniquement une aide qui pourrait se traduire dans le registre professionnel. Il s’agit alors de pratiques de reliance constitutives d’un lien et d’une solidarité familiale. La recherche montre que l’engagement de ces jeunes ne se limite pas à l’aide qu’ils apportent mais qu’il peut être issu d’un souhait ou d’un besoin d’être en relation avec leur frère ou leur sœur.
62 La mise en lumière du soutien apporté par les jeunes aidants ouvre des perspectives permettant de consolider les analyses sociologiques sur le rôle des aidants, en particulier celles de « l’ordre de mobilisation » de F. Weber (2010, p. 145). Il peut prendre des formes différentes, plus complexes ou renforcées lorsque la personne aidée est mineure ou lorsque le parent en situation de handicap a des enfants de moins de 25 ans. Selon l’ordre décrit par la chercheuse, le conjoint ou la conjointe est « systématiquement en première ligne pour l’aide. […] Lorsque le conjoint est absent, c’est alors aux enfants que revient la responsabilité morale de l’aide. Lorsqu’il n’y a ni conjoint ni enfant – comme on l’a déjà vu dans le cas des “parents piégés” –, c’est un parent éloigné qui prend cette responsabilité, le plus souvent une femme » (Weber, 2010, p. 145). Cependant le jeune âge des enfants aidants ne les inscrit pas dans le même ordre moral (solidarité familiale, sollicitude et devoir à l’égard du parent) et civil (article 375 à 375-8 du Code civil) qu’un adulte.
63 Ces perspectives d’analyse sociologique interpellent nos politiques publiques sur l’utilisation de la catégorie d’aidants et la manière dont elle se saisit de ces jeunes. Certains jeunes ne se reconnaissent pas dans cette catégorie. De même, certains parents ou professionnels n’ont pas forcément conscience que ce qu’ils observent pourrait relever de cette catégorie.
64 Premièrement, si l’usage de la terminologie de « jeune aidant » fait consensus pour clarifier et s’accorder sur la population ciblée, son usage par les acteurs, et en particulier les pouvoirs publics, souffre d’une tension. D’une part, le terme rend visibles les jeunes aidants et permet une action spécifique à leur égard, favorisant la prise en compte de leurs besoins et de leurs attentes. Cependant, cette action peut produire des effets négatifs si cette prise en compte n’est pas couplée à une connaissance plus large des situations et des problématiques dans lesquelles ils se trouvent. Les effets négatifs peuvent être, par exemple, une surprotection (signalements trop nombreux auprès de la protection de l’enfance, évaluations inadaptées des situations, etc.) ou une protection perçue négativement (lorsqu’il y a situation de danger, mais incompréhension ou rejet de l’accompagnement mis en place en réponse). D’autre part, l’usage de cette catégorie peut participer à légitimer, voire à figer, ce rôle, au risque de justifier l’implication des jeunes aidants comme un palliatif à une offre de soins et d’aide trop limitée ou inadaptée. Ce risque (que l’aidant soit mineur ou non) est d’autant plus fort si les politiques publiques en faveur des aidants sont pensées indépendamment des autres systèmes d’aides sociales et professionnelles.
65 Deuxièmement, ne pas utiliser le terme de « jeunes aidants » aurait des effets ambivalents. Ce non-usage permettrait, certes, de limiter les risques de stigmatisation des jeunes autour de pratiques qui viendraient réduire leur rôle et les enfermer dans une identité, mais il viendrait aussi réduire les possibilités de développer des politiques publiques en faveur de ce public avec pour effet de renforcer leur invisibilisation. À l’inverse, la mise en place de politiques publiques en faveur des aidants, mais toujours sans l’utilisation de la catégorie de « jeune aidant », ne permettrait pas de prendre en compte les besoins spécifiques de ces aidants mineurs dont la situation d’aidant vient en contradiction avec plusieurs points de la convention relative aux droits des enfants.
66 Ainsi, catégoriser l’aidance des enfants comporte des avantages et des inconvénients. Alors que cette question gagne en visibilité dans la société, l’usage ou le non-usage de cette catégorisation révèle des stratégies d’acteurs pour faire reconnaître les besoins et les attentes de ce public. L’analyse de ces stratégies, la retranscription de cette reconnaissance dans les politiques publiques, ainsi que les incidences sur les jeunes aidants nécessiteront, dans les années à venir, le développement d’études et de recherches complémentaires.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes
-
[1]
Le contenu de cet article n’engage que ses auteurs.
-
[2]
Article L113-1-3 du Code de l’action sociale et des familles : « Est considéré comme proche aidant d’une personne âgée son conjoint, le partenaire avec qui elle a conclu un pacte civil de solidarité ou son concubin, un parent ou un allié, définis comme aidants familiaux, ou une personne résidant avec elle ou entretenant avec elle des liens étroits et stables, qui lui vient en aide, de manière régulière et fréquente, à titre non professionnel, pour accomplir tout ou partie des actes ou des activités de la vie quotidienne. »
-
[3]
Cette priorité se compose de deux mesures : la sensibilisation des personnels de l’Éducation nationale, pour repérer et orienter les jeunes aidants, grâce à des outils efficaces et coconstruits avec le monde associatif, dont Jade (Association nationale jeunes aidants ensemble) ; l’aménagement des rythmes d’étude (condition d’assiduité et examen) pour les étudiants aidants.
-
[4]
Handéo est un groupe de l’économie sociale et solidaire dirigé par et au service des personnes en situation de handicap, des personnes en situation de fragilité et en perte d’autonomie du fait de leur âge ou de leur situation sociale (personnes âgées, personnes exclues socialement et en situation de réinsertion) : www.handeo.fr (consulté le 13 décembre 2022).
-
[5]
Les entretiens ont été réalisés en 2020 sur une période de six mois (de juillet à décembre 2020).
-
[6]
www.youngadultcarers.eu (consulté le 17 septembre 2022).
-
[7]
Les prénoms ont été modifiés afin de respecter l’anonymat des enquêtés.
-
[8]
L’intelligence émotionnelle peut être définie comme « l’habileté à percevoir précisément, évaluer et exprimer les émotions ; l’habileté à accéder et/ou ressentir les sensations quand elles facilitent la pensée ; l’habileté à comprendre les émotions et la connaissance émotionnelle ; et l’habileté à réguler les émotions pour favoriser le développement émotionnel et intellectuel » (Salovey et Mayer, 1990, p. 186).
-
[9]
Son travail concerne des enfants de moins de 12 ans. Lors de la conférence Alter (8 et 9 avril 2021), sa communication s’intitulait « Les normes de la parentalité interrogées par le handicap ? ».