Couverture de DELIB_016

Article de revue

Livres, films, etc.

Pages 91 à 94

La valeur du service public, par Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, Paris, La Découverte, 2021, 476 p.

figure im1

1 * recommandé par Étienne Kubica, magistrat, membre du comité de rédaction

2 En écho aux récentes et retentissantes mobilisations pour la modernisation des services publics, dans la justice notamment, l’auteur et les autrices du volumineux ouvrage collectif La valeur du service public se livrent à une démonstration implacable.

3 Construit sur le modèle d’une enquête policière criminelle, le livre dénonce la dégradation des services publics à l’œuvre dans notre pays, à l’heure où la crise sanitaire a brutalement rappelé à chacun, si besoin en était, leur caractère essentiel.

4 Un « massacre » est en cours selon les auteurs. De fait, la brutalité et la violence des conséquences des lois dites « de transformation de la fonction publique » ont engendré une compression sans précédent du périmètre du champ d’action de l’État. Au travers d’exemples issus, pour ne citer qu’eux, des tribunaux, des hôpitaux, des universités, des agences de pôle emploi, ils donnent à voir l’angle mort de ces politiques et décrivent les conséquences concrètes et précises de cette modernisation, tant pour les agents du service public que pour leurs usager·es. Ils rapportent, ainsi, les angoisses des futurs parents d’Indre du sud à la suite de la fermeture de la maternité de Blanc, qui les contraint désormais, pour voir naître leur enfant dans un cadre médical sécure et adapté, à parcourir dans l’urgence de nombreux kilomètres à bord de leur véhicule personnel sur des routes départementales mal entretenues. Ils rendent encore visibles les douze mille femmes et hommes morts dans la rue en raison du fonctionnement insuffisant du service public de l’hébergement d’urgence. Ils décrivent également la souffrance, souvent tue, des fonctionnaires qui font face à la confiscation de la raison d’être de leur travail, progressivement réduit à une mesure purement comptable des tâches à effectuer, et à l’impossibilité structurelle de remplir les missions qui leur sont assignées du fait de la réduction des moyens alloués. Ils saisissent sur le vif la longue déréliction des périphéries de la République confrontées à la fermeture successive des services publics, comparable à un « effet domino ». Ils nous rappellent, ainsi, que, du fait de choix politiques, la santé, l’école, le social et d’autres sont, à l’instar de la justice, en voie de « clochardisation », mais aussi que pour certains d’entre nous le rôle assigné aux services publics par le politique constitue une question de vie ou de mort.

5 Pour les auteur·trices de l’ouvrage, ce crime a des bénéficiaires. En l’espèce, la noblesse managériale publique/privée qui se forme dans les grandes écoles de la République. Contrairement à la « noblesse d’État » décrite en son temps par Bourdieu, ces haut·es fonctionnaires désormais imprégné·es de culture managériale alternent entre le privé et le public et oublient le sens de l’intérêt général, au bénéfice d’intérêts privés et de logiques de profits individuels. Le sens de l’État cède ici la place au sens du commerce. Le service public est dès lors perçu comme un secteur pouvant être privatisé et constitue un vivier de futures parts de marchés, sources de bénéfices potentiels pour celles et ceux qui parviennent à s’en saisir. Cité dans l’ouvrage, Michel Pébereau, ancien grand commis de l’État devenu banquier, résume bien ce nouvel état d’esprit lorsqu’il déclare : « Je suis passé du service public au service du public. »

6 Le livre décrit le mode opératoire de cette privatisation, présentée par ses tenants comme une solution pour rendre à nouveau efficients des services publics affaiblis, placés dans l’incapacité de remplir leur mission, et dès lors discrédités. Pour ce faire, ils imposent une nouvelle grammaire que les auteur·trices décortiquent et analysent. Si ce changement de champ lexical peut parfois sembler anodin, notamment lorsque les auteur·trices nous enseignent qu’il convient désormais de dire « paradigme » pour « modèle » et de préférer « holistique » à « global », il se révèle fondamental. Ces nouveaux mots nous empêchent, en effet, de voir pleinement la déconstruction à l’œuvre et, ainsi, d’agir. En matière judiciaire, la volonté de « bouger, avancer, réformer » consiste souvent en pratique à réduire les droits de justiciables, à limiter leur accès au juge, à restreindre le champ de l’office judiciaire pour favoriser des arbitrages confiés à des acteurs privés et à verrouiller la palette des choix démocratiques envisageables concernant le fonctionnement de la justice. Des défauts d’organisation, des procédures trop complexes, des résistances passéistes et non des manques d’effectifs ou des conditions de travail indigentes seraient en cause. Les choix opérés dans le domaine de la santé obéissent à une logique et à une rhétorique similaires.

7 Loin de nous laisser abattus face à ce sombre constat, les auteur·trices nous fournissent des perspectives et nous rappellent, histoire à l’appui, qu’il importe de ne pas se résigner et de se mobiliser face à la dégradation. Le livre nous décrit ainsi un « âge d’or de la justice de proximité » sous la IIIe République, où il importait que tout un chacun puisse aisément faire valoir ses droits. La procédure était simple d’accès et les juridictions nombreuses. Les palais de justice que nous arpentons encore aujourd’hui datent d’ailleurs souvent de cette période. Il s’agissait alors de véritables choix politiques. Contrairement à ce qu’affirment les tenants de la modernisation, il n’existe pas de fatalité et l’architecture actuelle des services publics résulte de luttes et de conquêtes sociales, lesquelles ont été en premier lieu menées au niveau local et ont rencontré des résistances, parfois violentes. Il a fallu toute la force d’une volonté collective pour édifier ces services publics français qui avaient pour objet de soutenir et de rendre tangible l’idée d’égalité prônée par les institutions républicaines, en limitant le jeu du marché et de la concurrence. Cette vision égalitaire, notamment basée sur la péréquation des tarifs, devait assurer à tous et partout la fourniture de mêmes services.

8 La valeur du service public n’est pas et ne peut pas être la valeur économique, la rentabilité ou la logique de profit. Il s’agit d’un choix de société fondateur, celui de répondre, sur l’ensemble du territoire et de manière égalitaire, aux besoins sociaux collectivement identifiés comme essentiels. Les services publics répondent avant tout à la volonté d’envisager un monde moins soumis aux impératifs totalisants et individualistes de l’économie de marché. Ils constituent un héritage indispensable pour affronter les crises, et notamment l’effondrement écologique annoncé par les rapports successifs du GIEC. Dès lors, ce livre nous incite à participer aux combats menés par les organisations d’agents publics – notamment le Syndicat de la magistrature – qui visent à préserver et renforcer ce bien commun actuellement fragilisé, seul patrimoine que possèdent celles et ceux qui n’en ont pas. Et à rappeler inlassablement la valeur de cet essentiel.

Témoignages d’hier, colères d’aujourd’hui, Mis en scène par Servane Daniel, Anaïs Harté et Laureline Lejeune

9 * pièce de théâtre recommandée par Lara Danguy des Déserts, magistrate, membre du SM et co-coordinatrice de la rédaction.

10 Sur scène, neuf jeunes femmes rejouent la vie d’adolescentes placées dans des institutions religieuses à partir de 1835, dont celles de la congrégation du Bon Pasteur d’Angers. Tour à tour, elles nous donnent à entendre la voix et les émotions de ces « mauvaises filles » à qui toute possibilité de penser et de s’exprimer a été niée. Placées là pour « vagabondage », dénoncées par des voisins qui trouvaient leurs mœurs un peu trop légères, ces très jeunes femmes étaient amenées par un père ou une mère encombré·es par celles qui dérangeaient l’ordre établi ou coûtaient, tout simplement. Et ce, pour leur bien, assurément…

11 Elles avaient 12, 13, 14 ans, étaient placées là par décision d’un juge jusqu’à leurs 21 ans, sans « remise en liberté » possible, sans accès à leur dossier, autorisées à communiquer avec leurs familles selon le bon vouloir du filtrage du courrier par la mère supérieure. Elles subissaient des vérifications gynécologiques douteuses, des humiliations et des brimades pour ne pas s’être lavées suffisamment rapidement sous l’eau pourtant froide ou pour avoir osé dormir les jambes écartées. Pas une minute pour penser dans la journée, pas un livre, hormis ceux de messe, pas une activité divertissante, l’interdiction de se faire des amies.

12 En 1804, le Code civil permet au père, s’il a des « sujets de mécontentement très graves sur la conduite d’un enfant », de le faire enfermer sur simple demande au juge. Si la loi a évolué au cours des XIXe et XXe siècles, des milliers de filles ont ainsi été placées dans la congrégation du Bon Pasteur jusque dans les années 1970.

13 La puissance de cette pièce ne tient pas seulement à la charge émotionnelle de ces histoires aussi fortes que méconnues, à l’empathie et aux profonds sentiments d’injustice et de colère qui s’emparent de la spectatrice ou du spectateur. Elle est d’abord le fruit d’un travail minutieux d’historien·nes, celui de Véronique Blanchard, et David Niget qui ont décidé de s’emparer des archives du Bon Pasteur, d’aller chercher ces vieux cartons, d’ouvrir et parcourir patiemment ces lettres, rapports médicaux, décisions de justice, de les décortiquer et de les mettre en lien.

14 Elle découle ensuite de la volonté des comédiennes de la compagnie À la tombée des nues de s’en saisir, d’utiliser le théâtre comme medium pour faire connaître ces recherches. Elles ont décidé d’associer à la construction, à l’écriture de l’œuvre et au jeu de scène, des jeunes femmes étudiantes à l’université d’Angers et adolescentes fréquentant un centre social aux parcours de vie parfois cabossés mais aussi de rencontrer celles qui, encore en vie, ont vécu ces placements dans leur chair. Ensemble, elles ont choisi parmi ces archives (un atelier a été consacré au décryptage historique), ces morceaux de papier fragiles et qui comportent tant d’informations, celles qui serviront de trame à la pièce et sont très présentes dans la mise en scène. Ensemble, ces comédiennes et volontaires se sont ensuite raconté leur vécu, leurs révoltes, leur colère d’aujourd’hui et ont écrit à leur tour, s’adressant à celles qu’elles n’ont jamais vues mais dont l’histoire intime, en écho à leur propre vie, les a bouleversées.

15 Ce dialogue sur scène entre hier et aujourd’hui, savamment tissé, construit, parsemé de mélodies murmurées et d’images vidéo qui font parler les corps avec poésie, fait naître une émotion d’une authenticité salutaire. Les débats qui ont suivi la représentation se sont déroulés en présence de Marie-Christine, qui a eu accès à son dossier 50 ans plus tard et découvre encore de nouveaux détails à chaque lecture. Ceux-ci permettent au public de pénétrer un peu plus avant dans ces histoires intimes, insoutenables, pas si anciennes, et de comprendre le combat mené aujourd’hui par ces femmes constituées en association pour faire reconnaître le préjudice qu’elles ont subi.

16 Représentation le 14 juin 2022 à 20h30 à Pol’N – 11 rue des Olivettes à Nantes. Les prochaines représentations ne sont pas encore programmées. Dans la continuité et parallèlement, la même équipe travaille sur un projet intitulé « Mauvaises filles » (titre provisoire) qui sortira en octobre 2023 à l’espace Coeur en scène de Rouans, en Loire Atlantique. Renseignements sur le site Internet de la compagnie: https://con4018.wixsite.com/alatombee-des-nues/accueil-alatombeedesnues-theatre-na et à l’adresse : contact@alatombee-des-nues.fr

17 Avec : Naomie Aubert Bayala, Milouda Kahyi, Lorraine Malherbe, Juliette M’heddebi, Lydia Hanny, Sogony Thea, Solène Sicard, Julie Stien Mazé et Anne-Aurore Zaïdi. Mise en scène : Servane Daniel, Anaïs Harté et Laureline Lejeune. Vidéo : Andrea Wasaff. Lumières : Marie Giraudet.

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions