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Article de revue

Le bon juge Magnaud et l’imaginaire de la magistrature à l’aube du XXe siècle

Pages 38 à 42

Notes

  • [1]
    Jacques Foucart-Borville, Le mythe du bon juge de Château-Thierry : le président Magnaud, Amiens, Bibliothèque municipale, 2000 ; André Rossel, Le bon juge, Thomery, À l’enseigne de l’arbre verdoyant, 1983 ; Mohamed Sadoun, Paul Magnaud, le bon juge, Paris, Riveneuve, 2011.
  • [2]
    Henri Leyret, Les jugements du président Magnaud, Paris, Stock, 1900 ; Les nouveaux jugements du président Magnaud, Paris, Schleicher, 1903. Toutes les références des jugements proviennent de ces anthologies.
  • [3]
    L’état de nécessité est un « fait justificatif » exonérant l’auteur d’une infraction de sa responsabilité pénale. Il figure aujourd’hui à l’article 122-7 du Code pénal : « N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». [N.D.L.R.]
  • [4]
    Archives nationales (AN), BB6 II 1039, lettre de Paul Magnaud au ministre de la Justice, 30 mai 1900.
  • [5]
    Georges Clemenceau, « Un bon juge », L’Aurore, 14 mars 1898 ; Anatole France, « Le bon juge », Le Figaro, 14 novembre 1900.
  • [6]
    AN, BB6 II 1039, lettre de Paul Magnaud au ministre de la Justice, 9 mai 1906.
  • [7]
    Publicité insérée dans Le Journal, janvier 1902.
  • [8]
    Jules Cauvière, Le « bon juge ». Étude de mœurs contemporaines, Paris, Lethielleux, 1907.
  • [9]
    Discours de rentrée, cité dans « Le bon juge et le méchant procureur », Revue judiciaire, 25 janvier 1909.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Paul Magnaud, « Le juge contemporain », Le Journal, 16 juillet 1905.
  • [12]
    Alexandre Millerand, « Nos magistrats », L’Avenir de l’Aisne, 8 février 1891.
  • [13]
    Paul Magnaud, op. cit.
  • [14]
    Chambre des députés, débats du 28 décembre 1906, intervention de Paul Magnaud.
  • [15]
    Vincent Bernaudeau, La justice en question. Histoire de la magistrature angevine au XIXe siècle, Rennes, PUR, 2007, p. 241-269.
  • [16]
    Cf. par exemple « Les magistrats des nouvelles couches », L’Autorité, 22 novembre 1891.
  • [17]
    Chambre des députés, débats du 26 février 1907, intervention de Paul Magnaud.
  • [18]
    Dominique Kalifa, « Magistrature et crise de la répression à la veille de la Grande Guerre (1911-1912) », Vingtième Siècle, 2000, n° 67, p. 43-59 ; Arnaud-Dominique Houte, Le triomphe de la République (1871-1914), Paris, Seuil, 2014, chapitres VII et X.
  • [19]
    AN, BB6 II 1039, rapport de notation du procureur général de Paris pour 1912.
  • [20]
    Cité par Jacques Foucart-Borville, op. cit., p. XII.
  • [21]
    Notamment à la suite d’une relaxe prononcée à Poitiers, cf. « Face aux vols liés à la pauvreté », Le Monde, 2 mars 1997.

Qu’est-ce qu’un « bon juge » ? Si la figure neutre d’un serviteur de la loi aux convictions impénétrables semble aujourd’hui largement promue, tel n’a pas toujours été le cas. À la fin du XIXe siècle, un magistrat fut ainsi célébré pour des décisions explicitement placées sous le signe de l’équité, incarnant une conception plus critique de l’office et de l’impartialité du juge qui, si elle ne fit jamais l’unanimité, passa à la postérité.

1Parmi les célébrités de la magistrature française, « le bon juge » Magnaud tient une place particulière dont témoigne l’abondante bibliographie qui lui a été consacrée [1]. Ses jugements forment la chronique d’une Belle Époque d’injustices que la démocratie fraîchement installée permet de dénoncer avec davantage d’écho. Franc-tireur au sein d’une institution judiciaire conservatrice, Paul Magnaud est sans doute le premier magistrat à jouer la carte de l’opinion publique pour opposer, selon ses mots, « justice humaine » et « justice juridique ». S’il ouvre ainsi un chemin étroit, si sulfureux qu’il est rarement arpenté, il cristallise surtout un débat passionné sur les mutations de la justice à l’heure de la démocratisation.

Portrait du magistrat dans ses jugements

2Avec le temps, Paul Magnaud disparaît derrière ses jugements dont de premières anthologies commentées sont publiées dès l’aube du XXe siècle [2]. On retient surtout la célèbre relaxe, le 4 mars 1898, de la petite voleuse de pain, Louise Ménard : « Attendu qu’il est regrettable que, dans une société bien organisée, un des membres de cette société, surtout une mère de famille, puisse manquer de pain autrement que par sa faute. » Si la cour d’appel valide la relaxe, elle censure cette motivation hétérodoxe : l’état de nécessité n’est pas fondé en droit [3].

3Ragaillardi par le soutien d’une grande partie de la presse, Magnaud ne s’arrête pas en si bon chemin. Il prononce la relaxe d’un jeune mendiant, Chiabrando, en estimant que « celui qui, poussé par les inéluctables nécessités de l’existence, demande et obtient un morceau de pain dans le but de s’alimenter, ne commet pas le délit de mendicité ». « Il est bien évident que ce qui ne peut être évité ne saurait être puni », ajoute-t-il deux mois plus tard, en relaxant un multirécidiviste du vagabondage.

4Magnaud n’est pas seulement le praticien de l’état de nécessité. Il s’engage également dans la défense des filles-mères abandonnées par leurs séducteurs. Ainsi condamne-t-il au minimum Eulalie Michaud, qui s’était livrée à des « violences légères » contre le père indélicat de son enfant illégitime. Là encore, les motivations du jugement dénoncent « notre organisation sociale qui laisse à une fille-mère toute la charge de l’enfant qu’elle a conçu, alors que celui qui, sans aucun doute, le lui a fait concevoir, peut se dégager allègrement de toute responsabilité matérielle ». Pour Magnaud, le juge doit en effet tenir compte du contexte social, quitte à prendre position publiquement.

5Pour faire bon compte, ajoutons des jugements controversés sur les accidents du travail, dont il fait porter la responsabilité aux patrons négligents (« Attendu que C. ne paraît jusqu’ici avoir eu d’autre règle de conduite que d’exploiter ses carrières par des procédés rapides et lucratifs sans se soucier de la vie de ses ouvriers »). N’oublions pas, dans un registre comparable, l’active campagne qu’il mène contre l’institution des « gardes particuliers », agents privés de l’ordre social des grands propriétaires.

6À s’en tenir aux jugements passés à la postérité, on ne comprendrait pas l’ambivalence ni les contradictions du personnage, anticlérical convaincu, petit notable ambitieux, dont la carrière s’enlise précocement. Ce sont aussi ces frustrations accumulées qui expliquent le choix de tourner le dos, une fois pour toutes, aux usages de la corporation. En versant cet élément d’analyse au dossier, il ne s’agit évidemment pas de mettre en cause la sincérité des convictions de Magnaud, mais de mieux comprendre les conditions de possibilité d’une expression dissidente.

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La célébrité du « bon juge »

7

« On ne me pardonne pas la saine et quasi unanime popularité que je me suis acquise par une interprétation de la loi plus humaine et plus conforme aux idées d’amélioration sociale qui gagnent les cœurs. Je m’en console facilement en relisant de temps à autre quelques-uns des cinq ou dix mille articles de journaux presque tous élogieux, voire même dithyrambiques, qui, de toutes les parties du globe, me sont parvenus et me parviennent encore tous les jours depuis plus de deux ans, en même temps que plus de mille lettres personnelles émanant de tous les pays et de toutes les catégories de citoyens, depuis les plus humbles jusqu’aux plus illustres (magistrats exceptés). »[4]

8Magnaud n’exagère sans doute pas en invoquant ce soutien populaire. Tout commence par un éditorial de Georges Clemenceau, sobrement intitulé « Un bon juge », publié au lendemain de l’affaire Louise Ménard. La machine médiatique monte en puissance, culmine avec les éloges appuyés d’Anatole France : « Tous ceux qui ont apporté un peu de bonté nouvelle au monde essuyèrent le mépris des honnêtes gens ; c’est bien ce qui est arrivé au président Magnaud », dont il salue les jugements « empreints d’une philosophie profonde et d’une bonté délicate »[5].

9Les encouragements pleuvent : une large part de la gauche républicaine, la Ligue des droits de l’homme, des écrivains, des artistes, mais aussi un certain nombre de juristes, à commencer par Cesare Lombroso lui-même, qui porte un toast « au président Magnaud, le juge qui, d’après moi, se rapproche le plus dans ses décisions de l’idéal de justice »[6]. Preuve de cette célébrité, le marchand de spiritueux Mariani n’hésite pas à utiliser la figure du « bon juge » dans ses publicités largement diffusées, en lui attribuant ce slogan : « On dit que le vin rend bon et humain, prière d’envoyer à la magistrature le vin Mariani »[7]

10Cette notoriété aiguise évidemment la plume des contempteurs du « bon juge ». Proche des milieux nationalistes, Jules Cauvière dénonce les « véritables âneries » d’un « charlatan » qui « fait honte à la magistrature »[8]. Plus modéré dans ses propos, le procureur général de Bruxelles, Prelle de la Nieppe, « souhaite ardemment que la jurisprudence de M. Magnaud ne fasse pas école dans notre pays, pas plus d’ailleurs qu’elle ne l’a fait en France »[9].

Quelle justice en République ?

11Au-delà des chicanes, le débat oppose deux conceptions de la magistrature. « Alors qu’il veut la loi féroce, je l’interprète avec équité et miséricorde », réplique Magnaud à Prelle de la Nieppe [10]. À l’en croire, l’état du droit ne correspond plus aux mentalités modernes : « N’est-il pas souverainement déconcertant qu’en 1908, pour trancher un litige, le juge, abdiquant sa personnalité et se cristallisant dans les traditions d’un autre âge, aille copier sa décision dans les recueils poussiéreux de 1810 ? » Aussi revendique-t-il une part d’interprétation. D’un côté, « la justice juridique, cette plaie sociale » ; de l’autre, « la justice équitable » dont il se fait le chantre. « J’estime que le juge n’est pas fait pour appliquer la loi d’une façon mécanique, comme un écolier copiant des pages d’écriture »[11].

12Le magistrat serait donc obligé de pallier les insuffisances et les retards du législateur, dont les grandes ambitions républicaines se heurtent à la pesanteur d’un droit hérité. C’est ce qu’explique, en 1891, Alexandre Millerand, célèbre avocat et figure de proue des socialistes indépendants : « On comprend que les malheureux juges perdent la tête. […] Tantôt ils s’attachent désespérément à la lettre de la loi, au risque d’exaspérer l’opinion toujours tenue en éveil ; tantôt, sous la crainte d’une polémique violente, ils tombent dans l’excès contraire et, pour mériter une approbation qui leur manque, violent ouvertement les textes les plus précis »[12].

13Mais Magnaud défend aussi une profonde réforme du recrutement judiciaire : « La loi restant telle qu’elle est, la justice serait autrement comprise si au lieu d’être administrée par des magistrats nés et grandis dans l’aisance elle l’était par des juges ayant des racines directes dans le prolétariat ou n’ayant pas perdu avec lui tout contact sympathique »[13]. « Tant vaut le juge, tant vaut la loi », écrit-il régulièrement : « Tant que vous aurez un recrutement semblable, vous n’aurez que des juges de classe qui rendront une justice de classe »[14].

14L’idée fait écho aux mutations sociales de la magistrature, qui s’accélèrent au lendemain de l’avènement républicain. Tout un monde de vieux notables et de dynasties judiciaires s’efface petit à petit, cédant la place aux « nouvelles couches » célébrées par Léon Gambetta [15]. Si ce renouvellement inquiète les milieux conservateurs [16], il reste toutefois très insuffisant aux yeux des esprits avancés. D’une part, la magistrature reste recrutée dans la bourgeoisie – quand bien même sa base sociale s’élargit. D’autre part, elle est conditionnée par une hiérarchie qui incite au conformisme. « La magistrature est un baril de vinaigre », s’exclame Magnaud : « Si vous y versez un verre de bon vin, il s’aigrit aussitôt à son contact »[17].

15Aussi préconise-t-il une réforme d’ensemble fondée sur l’élection des juges. Élu député en 1906, il n’obtient pas gain de cause. « Plutôt que de vouloir tout reconstruire de fond en comble, il faut nous efforcer d’améliorer ce que nous avons », tranche le garde des Sceaux Guyot-Dessaigne. De toute façon, l’esprit du temps change brusquement, et les « idées 1900 » passent de mode. On parle désormais de durcir la répression, on ridiculise les « niaiseries humanitaires »[18]. Revenu dans la magistrature, Magnaud ne fait plus parler de lui. « Je me rappelle avoir vu au Salon des Artistes Français des gerbes de fleurs déposées devant son portrait », se souvient le procureur général de Paris : « Aujourd’hui, il semble tombé au dernier rang, et c’est à qui lui donnera les épithètes les moins flatteuses »[19].

16« Des Magnaud, il n’en fut jamais beaucoup dans nos rangs : la race en est définitivement éteinte », conclut le premier président de la cour d’appel d’Amiens [20] en 1968. Ceux que l’on qualifie bientôt de « juges rouges » ne semblent guère revendiquer son exemple, qui renvoie à une époque révolue. C’est à peine si le « bon juge » revient dans l’actualité à l’occasion des débats sur l’état de nécessité [21]. Ce n’est pourtant qu’une modeste part de son legs, qui repose davantage sur une conception critique de la République et de ses institutions et sur l’affirmation d’une justice capable de dénoncer l’ordre social, à défaut de pouvoir le transformer.

Notes

  • [1]
    Jacques Foucart-Borville, Le mythe du bon juge de Château-Thierry : le président Magnaud, Amiens, Bibliothèque municipale, 2000 ; André Rossel, Le bon juge, Thomery, À l’enseigne de l’arbre verdoyant, 1983 ; Mohamed Sadoun, Paul Magnaud, le bon juge, Paris, Riveneuve, 2011.
  • [2]
    Henri Leyret, Les jugements du président Magnaud, Paris, Stock, 1900 ; Les nouveaux jugements du président Magnaud, Paris, Schleicher, 1903. Toutes les références des jugements proviennent de ces anthologies.
  • [3]
    L’état de nécessité est un « fait justificatif » exonérant l’auteur d’une infraction de sa responsabilité pénale. Il figure aujourd’hui à l’article 122-7 du Code pénal : « N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». [N.D.L.R.]
  • [4]
    Archives nationales (AN), BB6 II 1039, lettre de Paul Magnaud au ministre de la Justice, 30 mai 1900.
  • [5]
    Georges Clemenceau, « Un bon juge », L’Aurore, 14 mars 1898 ; Anatole France, « Le bon juge », Le Figaro, 14 novembre 1900.
  • [6]
    AN, BB6 II 1039, lettre de Paul Magnaud au ministre de la Justice, 9 mai 1906.
  • [7]
    Publicité insérée dans Le Journal, janvier 1902.
  • [8]
    Jules Cauvière, Le « bon juge ». Étude de mœurs contemporaines, Paris, Lethielleux, 1907.
  • [9]
    Discours de rentrée, cité dans « Le bon juge et le méchant procureur », Revue judiciaire, 25 janvier 1909.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Paul Magnaud, « Le juge contemporain », Le Journal, 16 juillet 1905.
  • [12]
    Alexandre Millerand, « Nos magistrats », L’Avenir de l’Aisne, 8 février 1891.
  • [13]
    Paul Magnaud, op. cit.
  • [14]
    Chambre des députés, débats du 28 décembre 1906, intervention de Paul Magnaud.
  • [15]
    Vincent Bernaudeau, La justice en question. Histoire de la magistrature angevine au XIXe siècle, Rennes, PUR, 2007, p. 241-269.
  • [16]
    Cf. par exemple « Les magistrats des nouvelles couches », L’Autorité, 22 novembre 1891.
  • [17]
    Chambre des députés, débats du 26 février 1907, intervention de Paul Magnaud.
  • [18]
    Dominique Kalifa, « Magistrature et crise de la répression à la veille de la Grande Guerre (1911-1912) », Vingtième Siècle, 2000, n° 67, p. 43-59 ; Arnaud-Dominique Houte, Le triomphe de la République (1871-1914), Paris, Seuil, 2014, chapitres VII et X.
  • [19]
    AN, BB6 II 1039, rapport de notation du procureur général de Paris pour 1912.
  • [20]
    Cité par Jacques Foucart-Borville, op. cit., p. XII.
  • [21]
    Notamment à la suite d’une relaxe prononcée à Poitiers, cf. « Face aux vols liés à la pauvreté », Le Monde, 2 mars 1997.
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