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Article de revue

La harangue de Baudot, plaidoyer pour une impartialité réelle

Pages 31 à 37

Notes

  • [1]
    Paul Ricœur, Le Juste, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 11-12.
  • [2]
    Ce texte est reproduit intégralement à la suite du présent article, p. 36 et 37.
  • [3]
    Lire Syndicat de la magistrature, Juger sans entraves. 50 ans de lutte pour la justice, les droits et les libertés, Paris, La Découverte, mai 2018, p. 30-32.
  • [4]
  • [5]
    Le 25 juillet 1974, des mutineries avaient éclaté. Pour apaiser les tensions, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing s’était rendu le 10 août dans les prisons de Lyon où, en serrant la main d’un détenu, il avait déclaré : « La prison doit être la privation de liberté et rien d’autre. »
  • [6]
    L’Union fédérale des magistrats (UFM), créée le 30 novembre 1945, s’est transformée en syndicat pour devenir le 21 septembre 1974 l’Union syndicale des magistrats (USM).
  • [7]
    Avis du 28 janvier 1975 qui avait proposé un avertissement avec inscription au dossier : http://www.conseil-superieur-magistrature.fr/missions/discipline/p006
  • [8]
    J’ai passé le concours en 1968 et mon premier poste, rejoint en juillet 1971, fut celui de substitut à Chaumont.
  • [9]
    Cela se passait ainsi à cette époque, où n’existait pas la convocation par officier de police judiciaire (COPJ).
  • [10]
    Pierre Lyon-Caen, « L’expérience du Syndicat de la Magistrature. Témoignage », Pouvoirs, n° 16, janvier 1981, p. 55-68.
  • [11]
    Anne Devillé, « L’entrée du Syndicat de la magistrature dans le champ juridique en 1968 », Droit et Société, n° 22, 1992 : https://www.persee.fr/doc/dreso_0769-3362_1992_num_22_1_1191
  • [12]
    Jean Carbonnier, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 1969.
  • [13]
    Casamayor, Si j’étais juge, Paris, Arthaud, 1970, p. 94.
  • [14]
  • [15]
    J’emprunte ce concept à Paul Martens, dont il faut lire « Sur les loyautés démocratiques du juge », in La loyauté. Mélanges offerts à Étienne Cerexhe, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 1997, p. 249-272.
  • [16]
    Organisation internationale créée en mai 1949 par dix États européens soucieux de promouvoir la réconciliation entre les peuples et de protéger les individus de l’oppression.
  • [17]
    Voir notamment CEDH, 17 octobre 2013, Winterstein c/France, req. n° 27013/07.
  • [18]
    François Ost, « De l’obéissance à la collaboration : une nouvelle déontologie des juges ? », Éthique publique, vol. 3, n° 2, 2001 : https://journals.openedition.org/ethiquepublique/2524

Pour les contempteurs du Syndicat de la magistrature, la fameuse « harangue de Baudot » en prouverait la nocivité en révélant son véritable objectif : l’asservissement de l’institution judiciaire à des fins partisanes. Le pire est que certains y croient. Pour peu qu’on le lise, ce beau texte est en réalité porteur d’une saine exigence d’impartialité effective, rompant avec une approche formaliste de l’éthique du juge.

1« C’est à dessein qu’évoquant des souvenirs d’enfance je nomme l’injuste avant le juste – comme le font d’ailleurs bien souvent, de façon visiblement intentionnelle, Platon et Aristote. Notre première entrée dans la région du droit n’a-t-elle pas été marquée par le cri : C’est injuste ! Ce cri est celui de l’indignation, dont la perspicacité est parfois confondante, mesurée à l’aune de nos hésitations d’adultes sommés de se prononcer sur le juste en termes positifs », a justement écrit Paul Ricœur [1].

2En plein été 1974, Oswald Baudot, alors substitut du procureur de la République à Marseille et membre du Syndicat de la magistrature (SM), a poussé ce même cri dans une « Harangue à des magistrats qui débutent » [2] envoyée à une centaine de nouveaux magistrats, dont l’un, après avoir occulté la dédicace, en a transmis anonymement une copie à la Chancellerie, qui engagea très rapidement des poursuites disciplinaires contre Baudot [3].

Une quête du juste

3Ce texte très personnel, diffusé de sa propre initiative par Oswald Baudot, eut un certain retentissement à la suite d’une campagne de presse orchestrée par les détracteurs du SM. Ceux-ci ne voulurent pas percevoir le sens profond de son propos, pourtant identifié par bien des lecteurs passés ou actuels de cette lettre, dont la postérité témoigne de l’actualité. Ainsi, en 2016, le président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme de Belgique exprimait le souhait de trouver dans les discours de rentrée judiciaire la trace de ce « modèle d’humanisme » pour « rappeler aux magistrats […] leur devoir d’humanité » et le « nécessaire souci du plus faible »[4].

Un dévoilement

4Frappé du sceau de la réalité quotidienne de la justice, ce beau texte, plein d’humour mâtiné de philosophie, ne fut pas un coup de tonnerre anti-déontologique dans un ciel serein mais un arc-en-ciel humaniste dans un ciel trouble. Oswald Baudot dévoilait l’impensable, ou plutôt l’informulé, ce que l’on ne voulait pas dire (ni entendre) : le traitement judiciaire différentiel des riches et des pauvres, l’inégalité dans l’accès aux droits et à la justice, la surreprésentation en prison des catégories sociales les plus démunies [5] et… l’omerta déontologique ambiante.

5« Soyez partiaux » : par cette formule, certes provocatrice et paradoxale, Oswald Baudot exprimait sa volonté d’exercer son métier avec le souci de l’égalité réelle devant la justice, imposant une attention particulière à la partie faible. En isolant cette injonction du reste du texte, ses contempteurs se refusaient (et se refusent toujours) à regarder en face la réalité concrète du fonctionnement de la justice passée au crible d’un idéal du juste. Au fond, à la manière du peintre Magritte, Baudot dit ironiquement l’inverse de ce qu’il fait : son texte est bien un plaidoyer pour l’impartialité – une impartialité qui ne saurait être de pure forme. Les deux syndicats de magistrats, SM et USM [6], se sont d’ailleurs mobilisés pour le défendre. Ils savaient bien que réfléchir à la réalité ordinaire des tribunaux conduisait à l’analyse sous-jacente à la harangue. Le ministre de la Justice Jean Lecanuet a finalement renoncé à le sanctionner, contre l’avis de la commission de discipline du Conseil supérieur de la magistrature [7].

Omerta et hypocrisie déontologiques

6En 1974, j’étais magistrate depuis trois ans [8] et je puis dire que la déontologie, l’impartialité, l’éthique et toutes ces choses-là, on n’en parlait pas. Il régnait alors une belle hypocrisie, car les « interventions » n’étaient pas rares : pressions hiérarchiques pour classer telle ou telle procédure, coups de fil pour apporter – hors débat judiciaire – des informations prétendument utiles à la solution d’un litige, voire ostensiblement pour influencer la décision, etc.

7Ma première morsure hiérarchico-déontologique, je l’ai subie précisément en ce début de carrière contemporain de la harangue, dans les circonstances suivantes : une personne fait l’objet d’un PV pour conduite en état alcoolique, il s’avère que c’est le greffier en chef d’un ressort extérieur, je reçois des coups de fil de ses chefs de juridiction demandant le classement de la procédure, je m’y oppose et décide de citer devant le tribunal correctionnel [9] ce délinquant comme les autres. À la faveur du remplacement de mon procureur de l’époque, parti à la retraite, j’apprends que ce dernier avait, à mon insu, classé la procédure. Le comble fut que le nouveau procureur, ayant appris ce classement par des personnalités extérieures à l’occasion des visites habituelles de courtoisie, m’avait dans un premier temps demandé des comptes sur cette décision qu’il jugeait fort justement inopportune ! Par la suite, je fus confrontée à bien d’autres anomalies déontologiques…

8La commission de discipline n’était sûrement pas dupe de cette hypocrisie, elle qui écrivit dans son avis concernant Baudot : « Il y a lieu enfin de prendre en considération qu’il ne résulte pas de la procédure et du dossier de ce magistrat qu’il ait été mis solennellement en garde par ses supérieurs hiérarchiques contre les excès de ses modes d’expression et leurs inconvénients. » Elle lui reconnut de la générosité, du dévouement pour le service public de la justice, la force de ses convictions, mais elle lui reprocha de les exprimer sans modération et sans « aucun souci des conséquences ». La commission a ainsi, en quelque sorte, fait prévaloir l’éthique de responsabilité sur l’éthique de conviction, hors de toute réflexion de fond sur les « conséquences » invoquées et le sens profond du texte. Le juridique pouvait être différent du juste, c’était admissible et l’on détournait les yeux du quotidien judiciaire.

9À y regarder de plus près, la harangue apparaît pourtant comme une leçon de déontologie : « Ne soyez pas victime de vos préjugés de classe, religieux, politiques ou moraux. Ne croyez pas que la société soit intangible, l’inégalité et l’injustice inévitables, la raison et la volonté humaine incapables d’y rien changer. » La Cour européenne des droits de l’homme insiste sur l’apparence d’impartialité. Mais quid des partialités invisibles présentes au fond de nous-mêmes ? Baudot interpellait les pratiques professionnelles sur leurs présupposés et/ou leurs divers conditionnements, plus ou moins conscients. Il incitait à la lucidité sur ces possibles biais afin d’organiser un délibéré intime ou collectif, conscient et éclairé.

tableau im1

Une critique partagée

La conscience collective du SM

10Ce texte n’a pas été élaboré par le Syndicat de la magistrature, mais celui-ci ne pouvait qu’adhérer à son sens profond. En effet, les premiers magistrats syndiqués, qui venaient de divers horizons et familles de pensée, avaient tous été frappés par l’énorme décalage existant entre la réalité judiciaire qu’ils découvraient comme auditeurs de justice ou jeunes magistrats et l’idée – très haute – qu’ils s’étaient faite de la justice. Peu d’années d’exercice professionnel suffisaient au magistrat débutant des années 1967-1970 pour constater le caractère théorique des proclamations d’« indépendance de la justice » et d’« égalité de tous devant la justice ». Les fondateurs du SM refusèrent de supporter l’insupportable [10].

11Oswald Baudot n’était pas issu de l’École nationale de la magistrature. Né en 1926, attaché au parquet de Dakar en 1952, il y avait été nommé juge suppléant trois ans plus tard. Il appartenait à cette magistrature d’outre-mer dont nombre des membres avaient rejoint le SM [11]. On imagine aisément combien son activité professionnelle au cœur d’une colonie et des soubresauts du processus d’indépendance avait pu marquer l’homme.

La littérature critique sur la justice

12Si la harangue rejoint l’effervescence d’une conscience collective active dans la création du SM, elle fait aussi écho à des considérations qui traversent la littérature critique sur la justice depuis plus de cinquante ans. Pour ne retenir que quelques exemples :

13Jean Carbonnier : « Le droit est trop humain pour prétendre à l’absolu de la ligne droite. Sinueux, capricieux, incertain tel il nous est apparu […]. Flexible droit ! […] Rigueur, raideur. Raide comme la justice, c’était autrefois la comparaison courante dans les milieux populaires […]. Combien de générations de justiciables avaient dû d’abord se rompre les os sur la justice pour en arriver à la juger aussi brièvement. Si ce livre ne peut être une leçon, qu’il lui suffise d’être légèrement une revanche. »[12]

14Casamayor : « Si j’étais juge, comment m’y prendrais-je pour préserver, sans céder à une partialité dangereuse, l’élan qui pousse chacun de nous à s’interposer entre le bien et le mal, à défendre les faibles et les opprimés, à faire droit aux demandes justes, à compenser en définitive les inégalités ? Juger, ce n’est pas appliquer tel ou tel texte, mobile d’ailleurs, au gré de la morale, des intrigues politiques et parfois des intérêts. Juger, c’est avoir une vision de l’univers, se faire une certaine idée de l’existence et fixer à l’homme sa vocation. »[13]

15Ou encore, plus récemment, Paul Martens : « Jadis, les lois étaient claires : les juges “n’avaient besoin que d’yeux pour les lire”. Les législateurs et les magistrats se recrutaient dans la même classe sociale et ils étaient d’accord pour que les bienfaits du droit ne profitent qu’à ceux qui leur ressemblaient. Les juges manifestaient leur impartialité en se soumettant à la loi et en s’interdisant de douter d’elle : le juridique pouvait être différent du juste. On ne reconnaissait aucun droit aux femmes, aux enfants, aux étrangers, aux pauvres, aux déments ; les contrats faisaient souverainement la loi des parties : ni les lois ni les juges ne s’inquiétaient de l’inégalité de ceux qui les avaient signés. Et puis, on s’est aperçu que le travailleur, le locataire, l’assuré, le consommateur n’étaient pas les égaux de leurs co-contractants […]. On est sorti d’une société d’exclusion qui traduisait dans des lois implacables l’idéologie de ceux qui possédaient le pouvoir. On a voulu que le juridique ne soit plus différent du juste ». [14]

16La harangue de Baudot se situe bien dans cette veine-là, celle d’une aspiration tendue vers des principes fondamentaux alors bien peu évoqués au sein de l’institution judiciaire.

Les loyautés démocratiques du juge [15]

17Le texte d’Oswald Baudot invite à repenser la notion de loyauté figurant dans le serment des magistrats. Cette loyauté s’entend alors comme l’engagement au service des principes fondateurs de la démocratie et implique la reconnaissance du rôle social du juge.

La montée en puissance des droits fondamentaux

18L’année 1974 fut celle de la ratification, le 3 mai, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales signée 24 ans plus tôt par les États membres du Conseil de l’Europe [16]. Il s’agissait du premier traité européen imposant à chaque État partie des obligations à l’égard de la personne humaine. Il a fallu plus de trente ans pour que la France adhère, le 2 octobre 1981, à la garantie judiciaire des droits reconnus par la Convention, confiée à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), en reconnaissant le recours individuel devant celle-ci. C’est ainsi qu’a pu notamment se développer le principe de proportionnalité qui rejoint les préoccupations d’Oswald Baudot pour tenir compte de l’asymétrie des parties au procès.

19Avancée majeure dans la prise en compte des droits fondamentaux, ce principe permet notamment de mettre en balance le droit du propriétaire et le droit à la vie privée des personnes menacées d’expulsion d’un lieu « illégalement » occupé [17]. La Cour a ainsi jugé que « la perte d’un logement est une atteinte des plus graves au droit au respect du domicile et que toute personne qui risque d’en être victime doit en principe pouvoir en faire examiner la proportionnalité par un tribunal » ; elle insiste aussi sur la nécessité de prendre en compte « l’appartenance » des personnes en cause « à un groupe socialement défavorisé ». La France a été condamnée à plusieurs reprises pour des expulsions de Roms méconnaissant ces exigences.

20La jurisprudence de la CEDH permet ainsi au juge national, loin d’une application mécanique de la loi, d’apporter des réponses judiciaires qui favorisent un meilleur respect de la personne humaine, comme y aspirait Oswald Baudot.

La reconnaissance du rôle social du juge

21La harangue met en avant le rôle social du juge, indispensable dans une société démocratique. De fait, la justice, généralement après une longue maturation et beaucoup d’hésitations, a historiquement prouvé qu’elle n’était pas indifférente à l’évolution des besoins sociaux – on songe par exemple à la construction élaborée en matière de responsabilité civile à partir d’une ligne de l’article 1384 du Code civil pour permettre l’indemnisation des victimes de la révolution industrielle au tournant des XIXe et XXe siècles.

22Dans une société de plus en plus fracturée et inégalitaire, ce rôle est appelé à se développer. Comme l’écrit François Ost, « il importe, dans ces conditions, que le juge, avant de trancher, soit correctement informé sur les enjeux ainsi élargis du litige dont il a à connaître : qui sont exactement les personnes, les groupes, voire les classes de personnes concernées ? Comment s’articulent leurs intérêts respectifs ? Comment pondérer les prérogatives dont elles se targuent ? »[18]

23Loin d’être une bravade isolée, la harangue de Baudot exprime ainsi ou porte en germe des concepts et des principes qui, même s’ils ne sont pas unanimement respectés, irriguent la culture juridique et judiciaire contemporaine. L’agiter comme un chiffon rouge n’y changera rien.

Harangue à des magistrats qui débutent

Vous voilà installés et chapitrés. Permettez-moi de vous haranguer à mon tour, afin de corriger quelques-unes des choses qui vous ont été dites et de vous en faire entendre d’inédites.
En entrant dans la magistrature, vous êtes devenus des fonctionnaires d’un rang modeste. Gardez-vous de vous griser de l’honneur, feint ou réel, qu’on vous témoigne. Ne vous haussez pas du col. Ne vous gargarisez pas des mots de « troisième pouvoir » de « peuple français », de « gardien des libertés publiques », etc. On vous a dotés d’un pouvoir médiocre : celui de mettre en prison. On ne vous le donne que parce qu’il est généralement inoffensif. Quand vous infligerez cinq ans de prison au voleur de bicyclette, vous ne dérangerez personne. Évitez d’abuser de ce pouvoir.
Ne croyez pas que vous serez d’autant plus considérables que vous serez plus terribles. Ne croyez pas que vous allez, nouveaux saint Georges, vaincre l’hydre de la délinquance par une répression impitoyable. Si la répression était efficace, il y a longtemps qu’elle aurait réussi. Si elle est inutile, comme je crois, n’entreprenez pas de faire carrière en vous payant la tête des autres. Ne comptez pas la prison par années ni par mois, mais par minutes et par secondes, tout comme si vous deviez la subir vous-mêmes.
Il est vrai que vous entrez dans une profession où l’on vous demandera souvent d’avoir du caractère mais où l’on entend seulement par là que vous soyez impitoyables aux misérables. Lâches envers leurs supérieurs, intransigeants envers leurs inférieurs, telle est l’ordinaire conduite des hommes. Tâchez d’éviter cet écueil. On rend la justice impunément : n’en abusez pas.
Dans vos fonctions, ne faites pas un cas exagéré de la loi et méprisez généralement les coutumes, les circulaires, les décrets et la jurisprudence. Il vous appartient d’être plus sages que la Cour de cassation, si l’occasion s’en présente. La justice n’est pas une vérité arrêtée en 1810. C’est une création perpétuelle. Elle sera ce que vous la ferez. N’attendez pas le feu vert du ministre ou du législateur ou des réformes, toujours envisagées. Réformez vous-mêmes. Consultez le bon sens, l’équité, l’amour du prochain plutôt que l’autorité ou la tradition.
La loi s’interprète. Elle dira ce que vous voulez qu’elle dise. Sans y changer un iota, on peut, avec les plus solides « attendus » du monde, donner raison à l’un ou à l’autre, acquitter ou condamner au maximum de la peine. Par conséquent, que la loi ne vous serve pas d’alibi.
D’ailleurs, vous constaterez qu’au rebours des principes qu’elle affiche, la justice applique extensivement les lois répressives et restrictivement les lois libérales. Agissez tout au contraire. Respectez la règle du jeu lorsqu’elle vous bride. Soyez beaux joueurs, soyez généreux : ce sera une nouveauté !
Ne vous contentez pas de faire votre métier. Vous verrez vite que pour être un peu utile, vous devez sortir des sentiers battus. Tout ce que vous ferez de bien, vous le ferez en plus. Qu’on le veuille ou non, vous avez un rôle social à jouer. Vous êtes des assistantes sociales. Vous ne décidez pas que sur le papier. Vous tranchez dans le vif. Ne fermez pas vos cœurs à la souffrance ni vos oreilles aux cris.
Ne soyez pas de ces juges soliveaux qui attendent que viennent à eux les petits procès. Ne soyez pas des arbitres indifférents au-dessus de la mêlée. Que votre porte soit ouverte à tous. Il y a des tâches plus utiles que de chasser ce papillon, la vérité, ou que de cultiver cette orchidée, la science juridique.
Ne soyez pas victime de vos préjugés de classe, religieux, politiques ou moraux. Ne croyez pas que la société soit intangible, l’inégalité et l’injustice inévitable, la raison et la volonté humaine incapables d’y rien changer.
Ne croyez pas qu’un homme soit coupable d’être ce qu’il est ni qu’il ne dépende que de lui d’être autrement. Autrement dit, ne le jugez pas. Ne condamnez pas l’alcoolique. L’alcoolisme, que la médecine ne sait pas guérir, n’est pas une excuse légale mais c’est une circonstance atténuante. Parce que vous êtes instruits, ne méprisez pas l’illettré. Ne jetez pas la pierre à la paresse, vous qui ne travaillez pas de vos mains. Soyez indulgents au reste des hommes. N’ajoutez pas à leurs souffrances. Ne soyez pas de ceux qui augmentent la somme des souffrances.
Soyez partiaux. Pour maintenir la balance entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, qui ne pèsent pas d’un même poids, il faut que vous la fassiez un peu pencher d’un côté. C’est la tradition capétienne. Examinez toujours où sont le fort et le faible, qui ne se confondent pas nécessairement avec le délinquant et sa victime. Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour l’écrasé contre la compagnie d’assurance de l’écraseur, pour le malade contre la sécurité sociale, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice.
Ayez un dernier mérite : pardonnez ce sermon sur la montagne à votre collègue dévoué.
Oswald Baudot (1974)

Date de mise en ligne : 10/10/2018.

https://doi.org/10.3917/delib.005.0031

Notes

  • [1]
    Paul Ricœur, Le Juste, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 11-12.
  • [2]
    Ce texte est reproduit intégralement à la suite du présent article, p. 36 et 37.
  • [3]
    Lire Syndicat de la magistrature, Juger sans entraves. 50 ans de lutte pour la justice, les droits et les libertés, Paris, La Découverte, mai 2018, p. 30-32.
  • [4]
  • [5]
    Le 25 juillet 1974, des mutineries avaient éclaté. Pour apaiser les tensions, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing s’était rendu le 10 août dans les prisons de Lyon où, en serrant la main d’un détenu, il avait déclaré : « La prison doit être la privation de liberté et rien d’autre. »
  • [6]
    L’Union fédérale des magistrats (UFM), créée le 30 novembre 1945, s’est transformée en syndicat pour devenir le 21 septembre 1974 l’Union syndicale des magistrats (USM).
  • [7]
    Avis du 28 janvier 1975 qui avait proposé un avertissement avec inscription au dossier : http://www.conseil-superieur-magistrature.fr/missions/discipline/p006
  • [8]
    J’ai passé le concours en 1968 et mon premier poste, rejoint en juillet 1971, fut celui de substitut à Chaumont.
  • [9]
    Cela se passait ainsi à cette époque, où n’existait pas la convocation par officier de police judiciaire (COPJ).
  • [10]
    Pierre Lyon-Caen, « L’expérience du Syndicat de la Magistrature. Témoignage », Pouvoirs, n° 16, janvier 1981, p. 55-68.
  • [11]
    Anne Devillé, « L’entrée du Syndicat de la magistrature dans le champ juridique en 1968 », Droit et Société, n° 22, 1992 : https://www.persee.fr/doc/dreso_0769-3362_1992_num_22_1_1191
  • [12]
    Jean Carbonnier, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 1969.
  • [13]
    Casamayor, Si j’étais juge, Paris, Arthaud, 1970, p. 94.
  • [14]
  • [15]
    J’emprunte ce concept à Paul Martens, dont il faut lire « Sur les loyautés démocratiques du juge », in La loyauté. Mélanges offerts à Étienne Cerexhe, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 1997, p. 249-272.
  • [16]
    Organisation internationale créée en mai 1949 par dix États européens soucieux de promouvoir la réconciliation entre les peuples et de protéger les individus de l’oppression.
  • [17]
    Voir notamment CEDH, 17 octobre 2013, Winterstein c/France, req. n° 27013/07.
  • [18]
    François Ost, « De l’obéissance à la collaboration : une nouvelle déontologie des juges ? », Éthique publique, vol. 3, n° 2, 2001 : https://journals.openedition.org/ethiquepublique/2524
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