Notes
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Ce texte est la transcription de la conférence sur les relations transatlantiques donnée le 18 mars 2019.
1 Les spécialistes de géopolitique, qui s’intéressent à l’Europe, sont confrontés à un casse-tête. Pourquoi un continent riche et capable de se défendre, qui compte en outre 500 millions d’individus, dépend, pour sa sécurité, d’une puissance lointaine qui n’en compte que 300 millions ? Le rôle assumé par les États-Unis dans la défense de l’Europe est devenu si naturel, que souvent nous ne remarquons pas combien il est historiquement anormal. Alors que l’Europe est confrontée à la question de son autonomie stratégique, le rôle des États-Unis en Europe dépasse l’enjeu que représente le nombre des troupes américaines en territoire européen. La garantie de sécurité américaine joue un rôle central dans la défense, la politique et même la conscience des sociétés européennes. Soixante-dix ans après, l’alliance avec les États-Unis est bien plus qu’une politique étrangère : elle est devenue une idéologie et même un mode de vie dans de nombreux pays européens.
2 Afin de mesurer pleinement cette dépendance, nous devons revenir en arrière pour nous interroger sur le Sommet de l’Otan de mai 2017. Donald Trump n’avait pas hésité à faire sa promotion personnelle, il en est coutumier. Donc, personne ne s’est étonné quand il a écarté Dusko Marcovic, le Premier ministre du petit Monténégro, afin de se placer en premier rang de la photo officielle. Ce qui était, peut-être, plus significatif, fut que Marcovic profita de l’attention suscitée par ce comportement pour remercier personnellement le président Trump de son soutien à l’entrée du Monténégro dans l’Otan, insistant sur le fait qu’il est naturel que le Président des États-Unis occupe le premier rang.
3 Cette attitude déplacée de Trump à l’égard de Marcovic et la réaction de ce dernier constituent un exemple particulièrement cru, qui, néanmoins, résume la nature de la relation transatlantique. L’un pousse et l’autre affirme que, depuis le début, il souhaitait être bousculé. Pour ceux qui étudient les relations transatlantiques, ce paradoxe n’est pas difficile à expliquer, bien qu’il semble désagréable de le mentionner. Les nations européennes comptent sur les États-Unis pour leur sécurité, alors que les États-Unis ne comptent pas sur l’Europe.
4 Même s’ils y sont contraints, les Européens, qu’ils s’en plaignent ou qu’ils protestent, ne peuvent pas remettre en question leur relation avec les États-Unis. Cette dépendance asymétrique est la caractéristique fondamentale et, apparemment, permanente de la relation transatlantique. Une réalité qui peut être gênante mais qui est à la base de décennies de rhétorique sur des valeurs partagées et une histoire commune. Cela signifie que la plupart des chefs européens croient devoir trouver à tout prix le moyen de s’entendre avec le président Trump, en dépit de la menace qu’il représente pour les valeurs européennes, qu’il est en train d’ébranler.
5 Malgré le fait que nous soyons tous désormais habitués à cette situation, il n’est pas sûr qu’elle puisse durer. Trump est le premier Président d’après-guerre qui ne croit ni en l’Alliance atlantique ni en l’unité européenne. Cependant, au-delà de ses positions politiques, en raison des tendances géopolitiques qui s’expriment en Amérique et en Europe, il devient en effet de plus en plus difficile pour les Européens de s’en remettre totalement aux États-Unis, en matière de sécurité.
L’attaque de Trump contre l’Alliance
6 Les prises de position volontaires ou involontaires de Trump n’auraient pas pu être mieux conçues si leur but était de saper l’Alliance. Trump a commencé sa présidence en abandonnant le pacte de Paris sur le climat, indiquant ainsi que les États-Unis refusaient de coopérer sur un sujet que la majorité des Européens considèrent comme une menace existentielle. Ensuite, il a pris l’habitude de remettre en cause l’article 5 de l’Otan, sur la garantie d’une défense mutuelle, qui avait été le pilier central de la défense européenne pendant les soixante-dix dernières années. Les États-Unis, déclarait-il, pourraient ne pas défendre les alliés européens qui refuseraient de « payer leurs factures ».
7 En mai 2018, Trump a retiré les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, alors que tous les pays européens auraient souhaité le préserver. Ceux qui avaient négocié cet accord – la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Union européenne (UE) – se sont pliés en quatre pour satisfaire les exigences de Trump, en espérant préserver cet accord, et en l’aménageant. Néanmoins, des mois de négociations plus tard, Trump a « débranché la machine », avec d’éventuelles sanctions pour les plus proches partenaires des États-Unis. Plus tard, en mai, Trump a annoncé les nouveaux tarifs de l’acier et de l’aluminium européens, menaçant d’imposer des taxes similaires sur l’importation d’automobiles, sous le prétexte absurde, qu’il fallait défendre « la sécurité nationale ».
8 En décembre, Trump a envoyé le Secrétaire d’État, Mike Pompeo, à Bruxelles, afin qu’il attaque violemment le concept même du multilatéralisme. Dans son discours au sein de la capitale de l’UE, Pompeo a exclu l’Union de la courte liste des organisations multilatérales que les États-Unis considéraient comme efficaces ; il a évoqué le Brexit, comme « un avertissement » à l’ensemble des États et il a suggéré que « les bureaucrates de Bruxelles » placent en réalité leurs propres intérêts avant ceux de leurs pays et de leurs concitoyens. Dans un effort théorique pour structurer idéologiquement le nationalisme agressif de Trump, Pompeo a invoqué le « rôle central de l’État-nation » et il a décrit la mission des États-Unis comme le devoir de « réaffirmer le principe de souveraineté », en commençant par celle des États-Unis. Rappeler à ses auditeurs des principes dont la mise en œuvre abusive causa l’embrasement du continent, était une façon peu orthodoxe d’obtenir le support européen au « rôle central de leadership » que l’Administration de Trump voulait retrouver.
L’absence de réaction européenne
9 Avant son élection, certains dirigeants européens n’ont pas hésité à déclarer que la candidature de Trump était dangereuse, utilisant des termes peu diplomatiques. Le Premier ministre britannique, par exemple, a jugé la proposition du candidat Trump, de bannir les musulmans des États-Unis, comme « stupide, erronée et pouvant causer la division ». Même ceux qui ne se prononçaient pas, regardaient, dans leur grande majorité, avec un mélange d’incrédulité et d’horreur si Trump accédait à la présidence. Des études conduites par l’European Council on Foreign Relations (ECFR) durant cette période concluaient que dans neuf pays, les élites politiques considéraient que, si Trump obtenait la présidence, les États-Unis deviendraient l’élément le plus déstabilisant du système international.
10 Mais aussitôt après son élection, ces prédictions apocalyptiques se sont évaporées et ont été remplacées par une attitude d’attente, modérément optimiste. L’avis de la plupart des gouvernements occidentaux fut (et souvent il le demeure) que Trump, personnellement, n’était pas le maître esprit qui comprendrait la politique étrangère des États-Unis placée sous sa direction. Ce qui comptait, c’était les responsables qu’il nommerait à des postes-clés et l’équilibre des forces entre eux.
11 Pendant les deux premières années de la présidence de Trump, les Européens voulaient désespérément préserver les bonnes relations, presque à n’importe quel prix. Confrontés à l’évidence accablante que Trump ne croyait pas au concept des alliances et considérait l’Europe plus comme un rival que comme un partenaire, ils se sont accrochés à l’espoir trompeur que « les adultes en charge » – les conseillers diplomatiques chevronnés qui encadraient Trump – sauraient corriger ses pires instincts.
12 Mais maintenant, ces « adultes en charge » sont partis. Rex Tillerson, l’ex-secrétaire d’État, H. R. McMaster, l’ex-conseiller de la sécurité nationale, Mattis et James Kelly, l’ancien chef de cabinet, partageaient tous une vision traditionnelle des alliances et ont essayé de faire preuve d’une certaine indépendance, par rapport au Président ; ils ont tous été forcés de quitter l’Administration ! Dorénavant, Trump est entouré de collaborateurs – comme le conseiller de la sécurité nationale, John Bolton – qui, soit partagent sa préférence pour l’unilatéralisme, soit sont prêts à taire leurs opinions, afin de plaire à leur patron. Il semble maintenant que l’Administration Trump projette de faire payer aux alliés européens le privilège d’accueillir, sur leur territoire, les forces américaines.
13 Désormais, en Europe, la réalité frappe à la porte. Après avoir vu Trump agir, seuls 27 % des Britanniques, 10 % des Allemands, 9 % des Français et 7 % des Espagnols font confiance aux choix du Président des États-Unis. La majorité des Français et des Allemands font plus confiance à la Chine et à la Russie qu’aux États-Unis. Même les dirigeants les plus « atlantistes », comme Angela Merkel, aboutirent à la conclusion que l’Europe devait « prendre sa destinée en mains », bien que, ni elle, ni personne d’autre n’imagine ce que cela implique concrètement.
14 Il ait été naturel de penser que la présidence de Trump allait offrir à ses opposants un espace politique pour proposer et faire adopter des solutions novatrices. Pour citer Martin Luther : « Je me sens bien plus libre maintenant que je suis sûr que le Pape est l’Antéchrist ». Mais, à ce jour, les Européens ont fait peu d’effort pour profiter de l’effet Trump. La France constitue une sorte d’exception à cette règle ; la plupart des autres pays, en particulier les pays de l’Est se sentent toujours aussi dépendants, voire souhaitent renforcer cette dépendance. La Pologne cherche ainsi à inciter les États-Unis à s’engager de façon plus importante en Europe, n’hésitant pas à leur proposer d’ouvrir une nouvelle base militaire.
15 Le choc causé par Trump, ainsi que l’aggravation de la situation géopolitique mondiale, ont provoqué une certaine agitation autour de l’idée d’une défense européenne. Grâce à la reprise économique et à l’augmentation des budgets militaires, de nouvelles initiatives sur la défense ont vu le jour, comme la Coopération structurée permanente (CSP ou PESCO), le Fonds européen de la défense (FED) et l’Initiative européenne d’intervention (IEI), du président Macron. Mais, comme l’expérience nous l’enseigne, en matière de défense européenne les nouveaux processus et les déclarations politiques comptent moins que la façon dont les États décident, au fil du temps, de dépenser leurs budgets militaires, de définir des objectifs, de préparer et de déployer leurs forces. Après ce train d’annonces, les progrès restent évidemment inégaux ; il y a une augmentation progressive des crédits pour la défense. Mais, en dépit des critiques de Merkel, le plus grand pays européen, l’Allemagne, est à la traîne et a reconnu récemment qu’il comptait freiner l’augmentation de son budget pour la défense. Plus important encore, en dépit des déclarations en faveur d’une défense européenne plus affirmée, les projets en cours ne cherchent toujours pas à établir une quelconque forme d’autonomie. Ainsi, un rapport récent d’un groupe de réflexion concluait : « L’autonomie stratégique européenne se limite à l’échelon inférieur de l’éventail opérationnel. Les perspectives d’un changement significatif sont minces, pour la prochaine décennie. »
16 Le rôle des États-Unis reste donc perçu comme central pour la défense européenne, malgré Trump et tout ce qu’il peut en dire. La tendance actuelle semble d’ailleurs privilégier le repli sur soi, en espérant que Trump ne soit pas réélu, encline à vivre d’espoir plutôt que de construire un vrai projet. Il convient dès lors de se demander pourquoi les Européens persistent à croire en la nécessité d’une garantie américaine pour assurer leur défense ?
Le pouvoir du désintérêt : l’importance de l’Amérique en Europe
17 Pour beaucoup de personnes, l’absence de réaction européenne n’est pas un casse-tête, car au fond d’eux-mêmes, elles sont convaincues que les nations européennes dépendent des États-Unis pour leur sécurité. Elles doivent maintenir un partenariat efficace avec l’Amérique et avec celui, quel qu’il soit, qui aura été choisi par les électeurs américains, dans leur infinie sagesse, pour entrer à la Maison-Blanche. Les études de l’ECFR démontrent que cette assertion est toujours valable. Les États situés dans l’Est de l’Europe se retournent vers l’Amérique, pour être protégés de la Russie ; ceux qui se situent à l’Ouest cherchent la protection américaine contre le terrorisme islamiste. Et, ce qui est nouveau, la Grèce – traditionnellement l’État le moins pro-américain en Europe – se retourne vers l’Amérique, pour être protégée de l’Allemagne.
18 Si nous voulons saisir la raison de ce phénomène, nous devons comprendre l’autorité détenue et conservée, malgré les vicissitudes, par l’Amérique et son Président en Europe. Les Européens, à tour de rôle et à un degré varié, aiment l’Amérique, haïssent l’Amérique, envient l’Amérique, voire la méprisent. L’élément constant de tous ces sentiments reste le fait que l’Amérique est indispensable à l’Europe, qu’elle fait en réalité partie de sa politique intérieure et que tout le monde se prononce à son sujet.
19 Par conséquent, le Président américain intéresse beaucoup les Européens. L’obsession européenne au sujet de la présidence américaine est tellement une routine qu’elle finit par faire partie du mobilier. En janvier 2016, une enquête démontrait qu’approximativement 85 à 90 % des Européens pouvaient identifier les deux principaux candidats aux élections présidentielles américaines. Lors d’élections similaires en France et en Allemagne, en revanche, seuls 38 % des Américains sont capables de désigner le vainqueur de la présidentielle en France et seulement 25 % peuvent indiquer le nom de la chancelière allemande. Comme s’ils cherchaient l’approbation d’un père distant qu’ils condamnent, tout en comptant sur lui, les Européens, depuis des décennies, sont obsédés par ses moindres actions. Ils sollicitent son soutien quand ils se disputent entre eux, ils désirent ses visites, et ils se réjouissent de la mention occasionnelle de leur importance.
20 En 2010, l’Espagne assurait la présidence tournante de l’UE et les Espagnols souhaitaient désespérément qu’Obama assiste au Sommet UE-EU qui devait avoir lieu dans leur pays et se donnaient tous les moyens pour y parvenir. Mais ce qu’ils pressentaient déjà, « Obama ne viendrait probablement pas », se réalisa quand le gouvernement américain proposa un remplaçant. Ce fut une profonde déception car sans le Président américain, ce Sommet n’avait plus aucun sens. Malgré tous les sujets importants et innovants, et concernant les relations avec les États-Unis inscrits au programme, les Espagnols ont fini par annuler le Sommet.
21 Le manque d’égard américain pour l’Europe n’est pas accidentel – il est un élément important de la relation transatlantique. Les Européens ont besoin d’un protecteur, dont les intérêts sont dissociés des luttes internes de l’Europe. Ils cherchent un partenaire qui apportera la stabilité et la sécurité sans représenter une menace ou prendre position par rapport aux questions qui divisent l’Europe, telles que l’immigration ou la politique fiscale. L’attitude de la Grèce face à l’Allemagne en est l’exemple. La Grèce a besoin d’aide. Mais, à cause de l’euro, l’Allemagne est trop impliquée dans la politique intérieure grecque, pour inspirer confiance en tant que pourvoyeur de sécurité.
22 Le désintérêt et, par conséquent, la flexibilité de l’Amérique lui permettent de fonctionner comme une carte imprévisible, un joker, dans les débats européens de politique étrangère. Les dirigeants européens ne cherchent pas tellement un arbitre neutre mais plutôt un allié dans leurs conflits internes avec les autres États européens. Pour cette raison, les États européens ont toujours désiré maintenir leur relation bilatérale individuelle, avec les États-Unis, tout en prenant des mesures pour la création d’un appareil européen de politique étrangère, prétendument unifié. Pour les Européens, l’Amérique est synonyme de sécurité et de stabilité. Mieux encore elle signifie une sécurité désintéressée. Les Européens doivent certainement être protégés de la Russie et du terrorisme ; en travaillant ensemble, ils pourraient se protéger eux-mêmes. Le problème est qu’ils ont aussi besoin de protection politique pour leurs relations internes. Et seule l’Amérique peut répondre à ce besoin.
La continuité transatlantique entre Obama et Trump
23 Telle est la nature de la relation transatlantique que les imprécations du président Trump menacent de déstabiliser. Toute particulière qu’elle soit, cette relation concertée a été bien utile des deux côtés de l’Atlantique pendant toutes ces années ; les responsables de la politique étrangère tiennent vraiment à la protéger. Ils y réussiront, si Trump est le seul vrai problème. Car, même si l’idéologie de Trump représente une menace pour l’Alliance, les convergences et les problèmes de fonds sont plus forts que l’instabilité d’un Président. La politique étrangère américaine exprime depuis longtemps le désir d’une répartition plus équitable des charges. Les Présidents américains d’après-guerre ont exprimé explicitement leur désir d’un partenariat plus équilibré avec l’Europe. Ils croyaient aussi que la sécurité et la prospérité européennes étaient d’une importance fondamentale pour les États-Unis. Ils ne pouvaient souffrir d’abandonner l’Europe et la laisser en proie à ses propres faiblesses.
24 En revanche, Trump croit à l’importance des murs et des océans. Selon sa vision des choses, l’Amérique peut et doit se tenir à l’écart des problèmes des autres régions du monde. Trump avait d’ailleurs affirmé, lors de sa campagne électorale, que l’Amérique quitterait tout simplement l’Europe, la laissant faire face à ses propres problèmes. La nouvelle approche de Trump a en fait permis d’augmenter la capacité américaine de négociation dans la relation transatlantique, au détriment de la stabilité de l’Alliance. Le résultat frappant de nos études à travers l’Europe indique que très peu d’Européens souhaitent la fin de cet accord fondamental de sécurité que représente l’Alliance atlantique. La plupart espèrent qu’elle durera plus que Trump.
25 Le problème est que le radicalisme de Trump, son ignorance profonde de la politique et ses bouffonneries occultent ce qui est en réalité la trajectoire de la politique américaine, plus nette mais plus lente dans l’atteinte de ses objectifs. En effet, les Américains sont en train de réduire l’ensemble de leurs engagements et, en particulier, ceux en Europe depuis plusieurs années. Aujourd’hui, l’Amérique conserve moins de troupes stationnées à l’étranger, qu’à tout autre moment depuis que des données relatives à ces déploiements ont commencé à être regroupées, en 1957.
26 Parmi les enseignements apportés par la campagne présidentielle de 2016, figure la révélation brutale du profond fossé qui s’est creusé entre l’électorat américain et les responsables de la politique étrangère des États-Unis. Ces responsables, dans les deux partis politiques, ont longtemps insisté sur le fait que le leadership international des États-Unis, ainsi que le déploiement de troupes américaines dans les régions lointaines étaient nécessaires pour garantir une stabilité mondiale.
27 Le peuple américain a toujours été un partenaire assez hostile à cette approche fondée sur la prétention au leadership. En général, cependant, les citoyens américains étaient trop occupés par d’autres sujets ou se sentaient trop en sécurité pour y penser vraiment. Mais, quand les problèmes de la sécurité intérieure, du commerce et de l’immigration sont devenus saillants, alors que les coûts des interventions à l’étranger devenaient plus élevés pour des résultats peu concluants, ils ont commencé à douter de la pertinence de la revendication traditionnelle des États-Unis à jouer le rôle de leader en Europe et dans le monde. 57 % des Américains affirment actuellement, qu’ils souhaitent la réduction des engagements américains à l’étranger et un recentrage sur des besoins, plus strictement américains. Il ne s’agit pas d’isolationnisme, mais plutôt d’une inquiétude quant aux réelles retombées pour l’Amérique, des concepts abstraits de « leadership » et de « stabilité régionale ».
28 Hillary Clinton a essayé de porter cette vision traditionnelle de la politique étrangère américaine, pendant sa campagne de 2016 ; à vrai dire, elle n’a rencontré que peu de succès. Elle a, d’ailleurs, rapidement réduit l’accent sur cette thématique pour insister sur les questions intérieures. À l’opposé, Bernie Sanders, l’adversaire de Clinton aux primaires, ainsi que Trump ont suscité l’enthousiasme par le rejet du « système » et, en partie, par celui de la politique étrangère traditionnelle des États-Unis.
29 Étant donné la résistance inattendue de Sanders pendant les primaires du parti démocrate et la bien plus surprenante victoire de Trump, nous retenons au moins une leçon politique de l’année 2016 : l’establishment de la politique étrangère américaine a perdu face à Trump. Son opposition unanime à ce qu’il représente n’a rien changé. Les candidats de 2020 en ont pris note, et même s’ils sont plus sensés et plus mondialistes que Trump, ils ne présenteront pas au peuple l’option du maintien du leadership mondial américain.
30 Cela ne devrait pas nous surprendre. À un moment où des nouvelles puissances émergent, et où la concurrence géopolitique devient plus forte, il y a de plus en plus de demandes, alors que les ressources des États-Unis sont limitées. La nature désintéressée de la relation sécuritaire entre l’Amérique et l’Europe fait que ses engagements en sa faveur et en Europe seront les premiers qu’il faudra couper dans les dépenses. La raison pour laquelle les États-Unis devraient protéger un continent, plutôt stable, composé de démocraties riches est particulièrement difficile à expliquer à des électeurs qui veulent donner la priorité à l’Amérique.
Vers une politique post-américaine en Europe
31 Les raisons qui pourraient inciter l’Europe à réduire sa dépendance vis-à-vis des États-Unis apparaissent solides. Au moment où Trump et le courant politique qu’il représente mettent en évidence la non-fiabilité américaine, le Moyen-Orient devient de plus en plus instable, la Russie devient de plus en plus menaçante et l’Afrique est de plus en plus peuplée. L’incapacité de l’Europe à faire face à ces problèmes de façon crédible est l’élément-clé qui explique le manque de confiance des Européens dans les institutions de l’UE. Ainsi qu’Ivan Krastev nous le rappelle, « le Vieux Continent a perdu à la fois sa position centrale dans la politique internationale et la confiance des Européens eux-mêmes – la confiance que leurs choix politiques peuvent changer l’avenir du monde ».
32 Ce n’est pas cette logique qui pose problème. C’est plutôt le fait que, quand il s’agit des relations transatlantiques, l’« Europe » n’existe pas. L’UE n’est pas capable de s’entendre sur ses objectifs collectifs et ses choix stratégiques face aux États-Unis. Chaque État-membre est responsable et jaloux de sa relation avec Washington, et, pour la plupart d’entre eux, il n’est pas « douloureux » de dépendre des États-Unis pour sa sécurité. Du moins, pas autant que de dépendre d’autres Européens.
33 Toute stratégie, visant à surmonter ce problème, devra commencer par une mobilisation collective des États-membres et non par l’intégration d’une défense européenne qui en fait n’existe pas. Il faudra répondre aux besoins de sécurité et aux inquiétudes politiques des États. Cela signifie que l’autonomie de la défense européenne n’est pas simplement une question d’augmentation des dépenses militaires. De façon collective, les membres européens de l’Otan investissent déjà 265 milliards de dollars pour leurs forces armées, presque quatre fois ce que dépense la Russie. Même des augmentations financières massives ne changeraient rien, sans un engagement politique des États européens à concrétiser leur interdépendance et leur indépendance militaires.
34 Comme pour de nombreux autres sujets, la solution se trouvera d’abord en Allemagne. Actuellement son problème n’est pas qu’elle manque de puissance, pour remplacer l’Amérique, il lui manque le consentement. Pour des raisons d’histoire et de psychologie nationale, elle ne peut pas assumer un leadership plus important, sans partenaires. Plusieurs pays considèrent que les efforts de l’Allemagne pour diriger l’Europe, pendant les crises économique et migratoire, ne sont pas exempts d’intérêts égoïstes avec une approche intéressée des problèmes européens. L’Amérique, déjà très centrée sur elle-même, est bien plus loin que l’Allemagne. Sa tendance analogue à faire passer ses intérêts avant ceux des autres cause moins de conflits avec ses partenaires européens. Tout cela signifie que l’Allemagne ne peut pas simplement s’appuyer sur les constats de l’agressivité de Poutine et de la non-fiabilité de Trump pour plaider en faveur d’une politique sécuritaire post-américaine en Europe. Elle doit forger une coalition d’États-membres qui comprendront que son leadership leur apportera un bénéfice direct. L’Allemagne devra aussi proposer un mécanisme pour exercer ce leadership, qui l’engagera tout en convainquant ses partenaires européens qu’elle n’abusera pas de sa position.
35 Cet effort commence ici, en France, comme l’a reconnu le président Macron, se servant de cet effet de levier, afin de relancer l’ancienne négociation franco-germanique. En échange de l’indulgence allemande, concernant les questions financières, Macron offre le partenariat étroit de la France qui rendra la puissance allemande légitime au reste de l’Europe ; mais l’Allemagne est réticente, ses instincts transatlantiques sont profonds. Des fonctionnaires français rapportent que les Allemands auraient préféré se servir de cet effort en faveur de la coopération de défense pour dynamiser davantage l’intégration politique européenne plutôt que le renforcement des capacités militaires. De plus, il serait question de mettre en avant le partenariat franco-germanique pour inspirer plus de confiance aux petits États-membres, en particulier ceux situés dans l’Est, ce qui représente un défi important.
36 L’évolution vers une Europe post-américaine est difficile mais possible. C’est un chemin que de nombreux Français, Allemands et autres Européens semblent désormais recommander. Il n’est pourtant guère envisageable que cela arrive spontanément. À cause de tous les bouleversements en Amérique et en Russie ; à cause de toutes les crises qui ont ébranlé l’UE ces dernières années ; et à cause de tous les facteurs de déstabilisation dans le voisinage européen, les États-membres conservent une nette préférence pour les bonnes vieilles recettes transatlantiques qui ont marché si efficacement dans le passé. La plupart des États vont donc s’y accrocher jusqu’à l’effondrement complet de cette relation de coopération. Pendant la campagne présidentielle, Trump se vantait ainsi : « Je pourrais me tenir au milieu de la 5e avenue et tirer sur quelqu’un et je ne perdrais pas d’électeurs. » Peut-être, un jour, pourra-t-il dire la même chose à propos de ses alliés. En tout cas, personne ne l’empêchera de bien se faire photographier au prochain Sommet de l’Otan.
Mots-clés éditeurs : UE, défense européenne, bilatéralisme, Otan
Date de mise en ligne : 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.821.0094Notes
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Ce texte est la transcription de la conférence sur les relations transatlantiques donnée le 18 mars 2019.