Notes
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[1]
Discours de la ministre des Armées à l’École militaire à Paris, le 19 décembre 2018.
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[2]
Discours de la ministre des Armées au Cnes à Toulouse, le 7 septembre 2018.
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[3]
Serge Grouard : La Guerre en orbite ; Paris, Économica, 1994.
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[4]
Position dans l’espace où les champs de gravité permettent à un corps de masse relativement négligeable de rester immobile par rapport aux autres corps. Le point L2 est dit instable et autorise un équilibre dynamique avec une consommation de carburant raisonnable.
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[5]
Serge Grouard, Ibidem.
Les axes d’effort et les voies d’évolution
1 Force est de constater que la revue stratégique spatiale demandée par le président de la République a été appuyée ces derniers mois par des discours volontaires et des annonces ambitieuses. Pour autant, les axes d’effort et les voies d’évolutions ne manquent pas. Cette revue stratégique traite d’une échéance à 2030-2040. Or, les progrès technologiques, la réactualisation de la donne géopolitique et le retard subi depuis des années doivent nous rendre exigeants envers nous-même et nous contraindre à penser à plus long terme, tout en renforçant le maillage de notre réflexion stratégique au sein des plus hautes entités de l’État.
2 L’intégration de l’espace au niveau stratégique doit faire partie des réflexions portant aujourd’hui sur le multidomaine. L’espace n’est pas qu’un multiplicateur de puissance, il est un enabler. Il rend de nouvelles choses possibles et pourrait par exemple peser sur des domaines d’importance vitale : en affaiblissant ou en rendant moins efficace la dissuasion nucléaire de certains États, en leur permettant de créer leur propre force de dissuasion spatiale. Il nous revient maintenant d’envisager les prochaines échéances pour ne pas continuer sur la voie du rattrapage mais plutôt s’inscrire dans une forme d’anticipation. L’espace sera également fondamental dans la conception des systèmes de systèmes que sont les grands programmes actuels et futurs, comme Scorpion et le système de combat aérien du futur (Scaf).
3 Les médias ont très largement réagi et diffusé l’annonce par Donald Trump de la volonté américaine de créer une armée de l’espace. Au-delà de la déclaration essentiellement politique du président des États-Unis quant à la création d’une Space Force, notre nation ne peut s’inscrire dans une logique de moyens qui n’a rien de comparable avec les budgets et les capacités américaines. Il y a donc une phase de transition qu’il nous faut déjà réussir avant de pouvoir envisager un projet plus ambitieux. Pour ce faire, la fonction spatiale doit avant tout être intégrée à tous les échelons de l’État et pas seulement au sein du ministère des Armées. Les diplomates du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) doivent jouer pleinement leur rôle dans les actions juridiques qui ne manqueront pas de survenir pour réguler l’utilisation de l’espace. À l’instar de ce qui a été fait pour le cyberespace, on pourrait imaginer que le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale se dote d’une agence nationale pour l’espace, coordonnatrice étatique de la stratégie spatiale française, puisqu’il s’agit là d’une question d’importance vitale. Le Centre national d’études spatiales (Cnes) a un rôle évident à jouer, qui doit être mieux coordonné avec la Défense et le monde politique. Quant aux Armées, elles doivent prendre en main leur destin spatial et être plus présentes dans tous les segments qui traitent potentiellement des opérations militaires spatiales.
4 De plus, le domaine spatial, par ses coûts, impose un cadre budgétaire à hauteur des ambitions voulues. Il faut s’y tenir et le sanctuariser. Si les coopérations actuelles s’avèrent fructueuses tant qu’elles sont choisies et non forcées, la recherche de nouvelles coopérations, sous toutes les formes possibles, doit être permanente et proactive. L’avenir du spatial français passe par l’avenir du spatial européen. Pas forcément avec tous les membres de l’Union européenne mais avec des partenaires ciblés dont les intérêts convergent avec ceux de la France. L’Allemagne et l’Italie sont des partenaires traditionnels. Cette coopération doit être envisagée de manière plus approfondie, au-delà des simples applications militaires. La définition de fonctions de long terme permettrait d’asseoir les bases d’une coopération européenne. À ce titre, de nouveaux partenaires pourraient être attirés par cette solution supplémentaire sans s’en remettre systématiquement aux États-Unis. La mise en œuvre de la coopération structurée permanente (CSP) peut répondre par exemple aux besoins en programmes et équipements d’une Europe de la défense et offre une option intéressante. L’avènement de la filière spatiale européenne ne peut se faire sans prendre en compte la compétition économique livrée dans les différents secteurs qui alimentent l’espace. L’exemple des lanceurs et de l’arrivée sur un marché traditionnel d’un acteur émergent comme Space X illustre parfaitement la problématique à laquelle doivent s’adapter les modèles spatiaux français et européens. Les États-Unis, la Russie et la Chine mettent en œuvre un protectionnisme si fort qu’il a permis l’essor du New Space américain et la compétitivité de nouvelles entreprises, contrairement à l’Europe qui n’impose aucune obligation dans ce domaine. Loin de l’image romantique d’un Elon Musk visionnaire et rêveur, les États-Unis ont réussi à rendre vulnérable la filière européenne des lanceurs spatiaux pourtant bien installée, en finançant et promouvant ces sociétés qui se sont initialement inscrites dans une relation du « faible au fort » avant de dépasser les acteurs historiques en quelques années. Lors de son discours à l’occasion du lancement du satellite d’observation CSO-1 en décembre 2018, la ministre des Armées (MinArm) a ainsi très clairement appelé de ses vœux l’instauration d’un Buy European Act [1].
5 Les vieilles recettes doivent donc laisser la place à de nouvelles formes de collaboration ou à de nouveaux partenaires. Après avoir longtemps combattu le New Space américain, la MinArm l’a évoqué dans son discours de septembre [2], il est désormais temps de revisiter les relations d’antan et de promouvoir un New Space à la française. Cela passe dans un premier temps par une évolution de l’entrepreneuriat en France avec l’accueil et le soutien par des fonds publics de start-up et petites entreprises. La France est traditionnellement dans le secteur spatial une nation de grands programmes qui s’inscrivent dans une logique incrémentale. Les deux aspects qui viennent d’être cités sont complémentaires et sont les deux faces qui ont rendu possible l’avènement du New Space aux États-Unis notamment. Cela exige de revisiter les liens et les politiques menées par les acteurs historiques. C’est ainsi que le Cnes a lancé en mai 2018 un fonds d’investissement de soutien au secteur spatial dans le domaine des satellites, des lanceurs et des services ; fonds abondé par des institutionnels et des industriels au profit de jeunes entreprises européennes. Cela marque un tournant dans la prise en compte de ce qui est déjà en place aux États-Unis depuis une dizaine d’années. D’un point de vue militaire, c’est le lien entre les Armées, la Direction générale de l’armement (DGA) et le Cnes qui doit être revisité. Les Armées doivent s’affirmer en tant qu’émetteur premier du besoin qui permettra de réaliser les futures opérations spatiales et devenir ainsi le point d’entrée privilégié. La logique de programme pour l’espace qui a été favorisée jusqu’à maintenant doit désormais répondre à une logique de besoins, exprimés avec ce triptyque par une équipe Défense plus intégrée et avec des participants toujours de bon niveau, en réponse à la stratégie qui sera définie.
6 C’est dans ces conditions que la France peut redevenir compétitive dans le secteur du spatial pour maintenir sa souveraineté et son autonomie. Reprenant cette expression tant utilisée dès lors que l’on parle de conflictualité dans l’espace, la « guerre des étoiles » n’est peut-être pas pour demain, elle a déjà lieu aujourd’hui ! Mais enfin, recommençons alors à rêver dès lors que l’on parle d’espace puisque dans certains compartiments, la science-fiction n’est plus si loin.
Perspectives
7 Le sentiment du devoir accompli pourrait facilement s’imposer, sûrement trop simplement d’ailleurs. Comme après toute mission opérationnelle ou réalisation de projet, il convient de capitaliser sur les leçons apprises pour ne pas les oublier, pas trop vite en tout cas.
8 L’analyse faite en première partie a mis en exergue la faiblesse de la pensée stratégique de manière générale avec une implication directe dans le domaine spatial. Depuis une dizaine d’années une remontée en puissance des think tanks est largement perceptible. Cette tendance doit perdurer et s’étoffer pour que la pensée universitaire et le caractère scientifique de la recherche stratégique s’affirment et profitent au spatial, non seulement sur l’aspect technique mais également dans ses applications économiques, sociales et politiques. Les décideurs pourront alors s’appuyer sur ces expertises pour que soient diffusés ces raisonnements, ces normes françaises et européennes dans le monde. Les militaires doivent faire partie de l’équation puisqu’ils auront un rôle très spécifique à jouer pour ce secteur. Cela passe aussi par des initiatives pour qu’infuse, dans l’esprit des futurs dirigeants politiques, des hauts fonctionnaires français et des cadres supérieurs des entreprises concernées par la question, la prédominance stratégique de l’espace. L’existence de la Chaire européenne de sécurité et de défense aérospatiale de l’Institut d’études politiques de Bordeaux l’illustre par exemple très bien.
9 Aussi, la préservation de la filière spatiale et son développement passent par une remise en question du modèle tel qu’il a existé jusqu’à maintenant. Ce changement est en cours dans certains domaines du spatial mais le retard pris nous contraint aujourd’hui à l’exigence de ne plus reculer devant les échéances. Ce changement dans la donne française passe par une coopération forte entre les Armées, les industriels et les politiques. En revisitant les liens encore trop peu constructifs entre tous ces acteurs, en gardant à l’esprit l’innovation et en l’intégrant au cœur de la conception de la stratégie, les modèles français et européens doivent évoluer. Ces modes de coopération doivent s’étendre à l’intégralité du tissu européen. La mise en œuvre de la CSP doit aujourd’hui faire une belle place aux applications militaires spatiales. L’Union européenne ne s’en trouvera que renforcée et chaque nation participante aura accès à des services de Défense qui seront au cœur des futures conflictualités. Alimentant aussi la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE), cela pousserait à la création et à l’entretien des filières nécessaires pour asseoir à la fois la stratégie spatiale française mais aussi européenne.
10 L’introduction de cet article commençait en évoquant l’espace et l’imaginaire qu’il suscite depuis longtemps dans l’inconscient collectif. Loin de penser immédiatement aux applications économiques et militaires de l’espace, nous avons tous en tête des clichés de science-fiction où des vaisseaux spatiaux naviguent entre les planètes et se livrent, la plupart du temps, une guerre économique et démocratique avec force d’effets spéciaux. Et si cela relevait d’un futur probablement proche, bien plus que nous ne l’imaginons aujourd’hui ? Serge Grouard [3] faisait en 1994 la distinction entre différents systèmes et démontrait que seul l’espace circumterrestre méritait que l’on s’y intéresse. Or, aujourd’hui, tout laisse penser qu’oublier le système Terre-Lune serait une erreur. Tout simplement car il ne s’agit plus seulement d’utiliser l’espace mais de l’occuper voire même de l’habiter. Dans cette vision, les gains deviennent structurels et laissent la place probable aux ruptures technologiques. C’est très certainement la vision stratégique de la Chine qui s’implante dans l’espace comme sur Terre. Les exemples ne manquent pas : le robot chinois Lapin de Jade sur la Lune, la stabilisation d’un vecteur spatial au point de Lagrange L2 [4] ou le premier alunissage et le déploiement d’un rover sur la face cachée de la Lune. Elle cible des points stratégiques et son dessein ne peut être ignoré. Ce point n’est pas encore abordé dans la stratégie française et devra faire partie de la prochaine revue stratégique pour ne pas se retrouver, une nouvelle fois, en retard.
11 Un autre aspect mérite d’être évoqué et surtout pris en compte. L’exploitation de ressources naturelles de l’espace restait jusqu’à maintenant interdite, plus précisément l’exploitation des corps célestes. Pourtant, l’entreprise américaine PlanetResources a fait le pari d’une ouverture rapide des droits à l’exploitation. La loi américaine de 2015 portée par Barack Obama, le Space Act a répondu positivement à leurs sollicitations. En développant sa US Commercial Space Launch Competitiveness, les États-Unis ont peut-être ouvert une nouvelle boîte de Pandore vers la guerre économique du futur. Pour donner un exemple, imaginons un futur où la pénurie en terres rares ferait augmenter suffisamment la chaîne de valeur pour qu’il devienne lucratif d’exploiter des corps célestes. Alors il deviendrait tangible de parler d’exploitation d’astéroïdes. Il restera évidemment des problèmes à résoudre tels que l’installation d’une plateforme d’exploitation, le transport des matériaux. En tout cas, la vision qui consistait à refuser de l’envisager doit muter en une veille stratégique capable d’anticiper et de détecter les critères technologiques qui permettront d’accéder à cette capacité.
12 Et puisque nous parlions de transport, le mythe de l’avion spatial mérite de lui accorder quelques lignes. Évoluer dans deux milieux aux propriétés physiques différentes nécessite de disposer de deux modes de propulsions adaptés à chacun de ces milieux. Il y a évidemment une question de fiabilité et de rentabilité avant de concrétiser ce qui restera pour encore longtemps qu’une idée. Mais ce qui n’est pas faisable aujourd’hui le sera demain, il faut en être persuadé. L’éluder ne résoudra rien et empêchera d’élaborer une stratégie adaptée. Serge Grouard [5] l’envisageait pour 2050, mais c’était en 1994.
13 * * *
14 La stratégie spatiale demandée par le président de la République devrait permettre d’être prêt pour 2030. Mais il convient de pousser le raisonnement à plus long terme. Après avoir fait le constat que la stratégie s’était essoufflée sans se renouveler, il ne faudra pas se réjouir trop vite d’avoir enfin une stratégie spatiale militaire. Il faut qu’elle soit le tremplin vers une forme de continuité, celle de la veille et de la réflexion stratégique, à tous les niveaux de l’État. Non parce que l’espace a une dimension mystique et qu’il nous attire, mais bien car il est le milieu d’une conflictualité. Cette dernière pourrait d’ailleurs – à terme – obérer la France en tant que puissance internationale, n’étant alors plus que reléguée au rang d’État soumis, incapable d’asseoir sa souveraineté et donc incapable de protéger ses citoyens sans l’aide d’un potentiel allié.
Notes
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[1]
Discours de la ministre des Armées à l’École militaire à Paris, le 19 décembre 2018.
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[2]
Discours de la ministre des Armées au Cnes à Toulouse, le 7 septembre 2018.
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[3]
Serge Grouard : La Guerre en orbite ; Paris, Économica, 1994.
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[4]
Position dans l’espace où les champs de gravité permettent à un corps de masse relativement négligeable de rester immobile par rapport aux autres corps. Le point L2 est dit instable et autorise un équilibre dynamique avec une consommation de carburant raisonnable.
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[5]
Serge Grouard, Ibidem.