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Article de revue

L’Internet des objets et l’engagement des Forces : conséquences technologiques et industrielles pour l’armement ?

Pages 35 à 40

Notes

  • [1]
    Rapport d’information parlementaire n° 4392 sur les objets connectés des députées C. Erhel et L. de La Raudière, 10 janvier 2017.
  • [2]
    Alexander Kott, Ananthram Swami et Bruce J. West de l’US Army Research Laboratory : « The Internet of Battle Things », Computer, décembre 2016.
  • [3]
    DSI, février-mars 2017.
  • [4]
    L’objet connecté n’est qu’un maillon d’une chaîne, délivrant un service parmi un écosystème composé de producteurs d’objets connectés, de concepteurs de réseaux de connectivité, de plate-formistes, de fournisseurs de services et de spécialistes du big data et de l’intelligence artificielle.
  • [5]
    Cf. rapport C. Erhel et L. de La Raudière.
  • [6]
    Instruction générale n° 1516 DGA/n° 125 EMA.
  • [7]
    Livre blanc, « Préparer la révolution de l’Internet des objets » – document n° 1, la cartographie des enjeux – 7 novembre 2016 – Arcep, CNIL, France Stratégie, ANSSI, DGE, ANFR, MEDAD.

1 La présente étude s’attache à faire un état des lieux des objets connectés aujourd’hui, de leur emploi potentiel dans les forces et du positionnement de l’industrie, et à identifier les freins à leur déploiement.

L’avènement des objets connectés

2 Plusieurs définitions existent pour l’Internet des objets (Internet of Things – IoT) ou objets connectés. Simples capteurs ou objets embarquant déjà un certain niveau de traitement de données (in board), ils apportent à l’utilisateur un service additionnel et valorisable. Un fort engouement pour l’Internet des objets irrigue notre société : 6,4 milliards d’objets connectés aujourd’hui, et des prévisions oscillant entre 30 et 80 milliards d’ici 2020 [1].

3 Technologiquement avancé, l’objet connecté interagit avec son environnement et dispose d’une interface simple et intuitive pour son utilisateur. Des technologies « cognitives » peuvent s’y ajouter, lui conférant une autonomie de décision, d’action ou de réaction. Il repose sur plusieurs technologies civiles clés (communication, énergie, détection, intégration…) qui bénéficient d’une très forte dynamique d’innovation.

L’emploi des objets connectés dans les forces

4 Si le terme d’objet connecté est récent, des applications proches existent depuis longtemps dans les armées avec la notion de numérisation de l’espace de bataille. En effet, dans les années 2000, le programme Félin (fantassin à équipements et liaisons intégrés) a donné de nouvelles capacités au soldat grâce à des capteurs embarqués. Il est devenu un maillon de l’espace numérisé et s’interconnecte au groupement tactique interarmes pour enrichir une situation tactique.

5 À l’avenir, le Système d’information et de combat de Scorpion (SICS), véritable « système de systèmes », permettra l’interconnexion de l’ensemble des capteurs de la bulle aéroterrestre via les différents systèmes du combat. Ces équipements ne correspondent pas à la définition d’objet connecté, mais s’en rapprochent par les notions de capteur et de réseau. La durée de leur cycle de vie diffère de celle des objets connectés civils. Pour Félin et SICS, les développements sont de la classe cinq à dix ans, alors que, dans ce laps de temps, plusieurs générations d’objets connectés civils voient le jour.

6 Réfléchir à l’introduction massive et à l’utilisation des objets connectés dans les forces nécessite de repenser en profondeur l’approche du champ de bataille. Ils viendront en appui aux capacités militaires existantes. Leur intégration dans un contexte opérationnel impose une réflexion sur leur concept d’emploi et la doctrine afférente, via la rédaction d’un concept exploratoire par le Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE) du ministère des Armées. Les objets connectés ne seront viables pour les forces que s’ils répondent à au moins l’un des trois critères suivants : l’apport d’une nouvelle capacité opérationnelle, l’amélioration significative d’une capacité existante, la simplification dans la mise en œuvre d’une capacité existante.

Un vaste champ d’applications possibles pour les objets connectés

7 Un des principaux champs d’application est indubitablement le renseignement. Avec la miniaturisation, le développement de l’intelligence embarquée et l’hétérogénéité des informations capturées, les objets connectés permettront d’avoir une supériorité informationnelle significative sur l’adversaire. Certains d’entre eux peuvent être « abandonnés » ou « oubliés », actifs ou en sommeil et réactivables sur événement externe prédéterminé pour fournir des alertes et du renseignement. Il faudra en parallèle développer une capacité de reconnaissance et de neutralisation des objets connectés adverses. En effet, l’espace de bataille se complexifiera davantage avec l’utilisation des objets connectés – nouvelle capacité nivelante – que ce soit par des acteurs hybrides ou par des États-puissance.

8 Dans le domaine de la planification, grâce à de nouvelles informations hier inaccessibles, lacunaires ou insuffisamment corrélées entre elles, l’approche militaire du règlement d’une crise sera modifiée tant dans sa conception que dans son exécution. « The [Internet of Battle Things] will have to assist humans in making useful sense of this massive, complex, and perplexing ocean of information while taking into account the ever changing missions » [2]. La manœuvre globale sera facilitée (meilleure anticipation, modes d’action adaptés).

9 Des capteurs déposés, par exemple équipés d’un système de désignation laser, pourront « [contribuer] à l’établissement de la situation ennemie et […] effectuer du ciblage sur des objectifs ennemis à haute valeur ajoutée » [3]. Les objets connectés pourront par ailleurs venir en appui d’opérations dans lesquelles un système de géolocalisation serait inexploitable (réseaux souterrains…).

10 Pour la protection des forces, la multitude de capteurs dotés de senseurs en réseau apportera une couche sécuritaire et d’alerte, libérant des effectifs pour d’autres usages. En matière d’entraînement, leur emploi permettrait la restitution au plus près de l’environnement opérationnel rencontré, le « rejeu » et la préparation des opérations avec un fort niveau de réalisme. De nombreux développements du monde civil sont transposables dans le domaine de la santé, comme par exemple les « vêtements connectés » (équipant et récupérant les données des sportifs) ; ils assureraient le suivi du soldat à l’entraînement ou au combat.

11 Le soutien logistique est aujourd’hui probablement le champ d’application le plus avancé en termes de réflexion sur les usages possibles.

  • L’utilisation des objets connectés représente un enjeu en matière de réduction des charges administratives, de suivi logistique, de gestion… ; le suivi des matériels par puce RFID, objet d’expérimentations au sein des services de soutien des armées, permet d’obtenir un gain important sur les ressources humaines.
  • L’exploitation de la dématérialisation de la vie de l’équipement (enregistrement par des objets connectés des informations de suivi technique des matériels), au travers d’un Health and Usage Monitoring System (HUMS), apporte une aide complémentaire à la planification de la maintenance et constitue une valeur ajoutée majeure par la génération de disponibilité.
  • L’étape suivante est l’utilisation massive des données pour de la maintenance prédictive ; grâce aux nombreux capteurs embarqués couplés à des algorithmes d’intelligence artificielle, le suivi de l’état de « santé » des matériels permettra – en tenant compte du comportement habituel des plateformes selon les conditions opérationnelles – de détecter les signaux faibles et d’anticiper les opérations de maintenance.

12 Pour tous ces champs d’application, un retour d’expérience, s’appuyant au préalable sur une expérimentation/utilisation dans des unités spécialisées, sera utile avant d’engager de manière progressive l’exploitation d’objets connectés dans l’engagement des forces.

Réponses industrielles et facteurs clés

13 Le développement de l’Internet des objets est de nature à modifier profondément le modèle économique des entreprises. Sont concernées par ce bouleversement autant les sociétés qui produisent des objets connectés que celles qui véhiculent, stockent ou analysent les données et restituent les résultats à leurs clients [4]. De nouveaux acteurs émergent, des marchés sont à conquérir.

14 À ce jour, le développement des objets connectés est entraîné par les applications civiles et le dynamisme du marché. L’Internet des objets transforme les chaînes de valeurs, imposant une adaptation des organisations et la création de nouveaux métiers. Certaines entreprises l’ont compris comme La Poste et la SNCF avec la mise en place d’organisations dédiées, dans lesquelles les nouvelles « directions de la transformation digitale » ont un rôle à jouer. Signe des temps, Thales a récemment racheté la société californienne Guavus, spécialiste du big data, afin de devenir un leader du domaine.

15 Plus que jamais, le travail en réseau, en équipes intégrées, doit permettre aux start-up, PME et grandes entreprises de fournir des solutions innovantes et évolutives d’objets connectés, tout en garantissant une indépendance stratégique de la nation. Cela nécessite une adaptation des organisations industrielles et la création de partenariats. Dans la perspective de « l’industrie 4.0 » [5], de nombreux acteurs français ont intégré la nécessité de soutenir le développement d’une telle filière. Une réelle dynamique existe en France avec des structures d’accueil pour les start-up (IoT Valley à Toulouse, Cité des objets connectés à Angers, Smart Base d’Évreux). Avec l’Internet des objets, la Direction générale de l’armement (DGA) et les armées seront confrontées à de nouveaux acteurs, de taille plus modeste, mais plus agiles et plus réactifs, qui ne sont pas forcément enclins à s’orienter vers la défense. La création d’une structure dédiée de type « Fablab » à la DGA offrirait un cadre pour évaluer la pertinence de solutions IoT plus favorable que le processus d’acquisition actuel.

Freins à l’essor des objets connectés au sein des armées

16 Distinguer les objets connectés déployés dans un environnement permissif de ceux évoluant dans un environnement hostile est nécessaire. Les premiers pourraient déjà bénéficier de l’offre civile. Au contraire, l’environnement hostile ne peut se satisfaire d’équipements insuffisamment robustes ou autonomes. Des solutions fondées sur des objets connectés « militarisés » sont donc à évaluer en regard de systèmes développés spécifiquement pour un cadre opérationnel.

17 Il est difficilement envisageable d’avoir recours à des objets connectés militarisés pour des fonctions opérationnelles critiques. Ils pourraient plus facilement s’envisager comme solution de secours non critique, rapidement mise en œuvre et à un coût modéré. Leur introduction pourrait également induire une compression, voire un écrasement des niveaux de commandement et la remise en cause potentielle du principe de subsidiarité.

18 L’instruction générale relative à la conduite des opérations d’armement [6] n’est pas adaptée à la réactivité recherchée pour l’intégration de technologies très évolutives et aux cycles de développement très courts des objets connectés. Elle devra obligatoirement évoluer si l’on souhaite voir les sociétés du monde de l’IoT s’intéresser au marché militaire.

19 Les objets connectés du monde civil sont peu, voire pas protégés contre la menace cyber.

  • Leur nombre croissant est en soi un facteur de risque.
  • Leur caractère anodin, à l’informatique généralement enfouie, n’incite pas à la prise de conscience qu’ils sont souvent porteurs de données sensibles. Au-delà du risque d’impact négatif sur les performances, il est coûteux et peu efficient d’introduire des mesures de sécurité sur des objets qui n’ont pas été intrinsèquement conçus pour cela.
  • L’attaque de type déni de service utilisant des caméras connectées, en octobre 2016 aux États-Unis, illustre les risques liés à cette technologie.
  • Il faut donc bien circonscrire le rôle envisageable aux objets connectés militarisés par rapport aux enjeux requis de sécurité.

20 Enfin, parmi les facteurs possibles limitant leur emploi figurent aussi les aspects humains (vie privée, liberté individuelle…). Pour atteindre leur plein potentiel, les objets connectés doivent disposer de la confiance des utilisateurs [7]. La réticence potentielle liée à l’emploi des objets connectés devrait néanmoins être amoindrie au sein des armées, déjà sensibilisées à la maîtrise de données confidentielles.

Conclusion

21 Le sujet de l’Internet des objets apparaît comme essentiel. Poussé par une société à la numérisation croissante, le potentiel de l’IoT repose principalement sur l’agrégation et la convergence de nouvelles technologies permettant des services nouveaux ou facilités. Représentant une forme de révolution, les perspectives d’évolution semblent exponentielles au profit des usages dont il est difficile d’imaginer l’ampleur et les impacts.

22 Les innovations apportées par les objets connectés sont aujourd’hui portées par des start-up et des PME, avec des cycles de développement très courts. La France dispose d’un écosystème et d’une filière particulièrement dynamiques, des pôles de compétences dédiés, soutenus par des collectivités publiques ou des entreprises ayant perçu leur potentiel. Cette dynamique est contrastée par une réflexion embryonnaire dans les armées.

23 L’émergence de l’IoT bouscule les notions de services et les modèles économiques actuels. L’expérience acquise par le domaine civil doit servir d’inspiration à l’industrie de l’armement pour développer une stratégie robuste pour les objets connectés. Le processus d’acquisition des équipements de défense devra évoluer afin de s’adapter au cycle de vie de l’IoT.

24 Les armées ne pourront faire l’économie d’une appropriation rapide de cette nouvelle mutation numérique. Elles doivent conduire une réflexion doctrinale sur l’usage des objets connectés à leur profit tout en tenant compte de l’emploi par des forces adverses. Ces technologies constitueront un complément aux capacités militaires « classiques », mais surtout un nouveau champ d’affrontement dans les opérations futures.

25 Une simple transposition des objets connectés du monde civil aux besoins militaires ne peut être immédiate en raison du manque de robustesse, de rusticité et de sécurité imposé par leur emploi dans un contexte opérationnel. Certains domaines comme le renseignement, l’entraînement et les fonctions de soutien paraissent plus propices à une adoption rapide et simple des technologies issues du civil. Toute généralisation de l’emploi des objets connectés ne peut s’envisager sans disposer d’un retour d’expérience suffisamment robuste.

26 Au-delà des aspects technico-opérationnels, les objets connectés représentent un enjeu humain pour les forces armées. Avant de pouvoir les adopter, elles devront adapter certains métiers et en créer de nouveaux en raison des spécificités intrinsèques des IoT. S’approprier ces objets comporte également les défis de la confiance, de la sécurité et de la rusticité.

Rédacteurs du Comité 4

Fabrice Albrecht (EMA) ; Cyril Crozes (DGA) ; Xavier Daheron (Airbus Opérations) ; Emmanuel Jolly (Safran Electronics & Defense) ; Torsten Lindner (DGA Conseiller Allemagne) ; Thomas Reydellet (Thales) ; Marie-Astrid Vernier (Dassault Aviation) ; Laurent Vieste (DGA).
Conseillers : Stéphane Bourliataux-Lajoinie et Pascal Favaro.

Notes

  • [1]
    Rapport d’information parlementaire n° 4392 sur les objets connectés des députées C. Erhel et L. de La Raudière, 10 janvier 2017.
  • [2]
    Alexander Kott, Ananthram Swami et Bruce J. West de l’US Army Research Laboratory : « The Internet of Battle Things », Computer, décembre 2016.
  • [3]
    DSI, février-mars 2017.
  • [4]
    L’objet connecté n’est qu’un maillon d’une chaîne, délivrant un service parmi un écosystème composé de producteurs d’objets connectés, de concepteurs de réseaux de connectivité, de plate-formistes, de fournisseurs de services et de spécialistes du big data et de l’intelligence artificielle.
  • [5]
    Cf. rapport C. Erhel et L. de La Raudière.
  • [6]
    Instruction générale n° 1516 DGA/n° 125 EMA.
  • [7]
    Livre blanc, « Préparer la révolution de l’Internet des objets » – document n° 1, la cartographie des enjeux – 7 novembre 2016 – Arcep, CNIL, France Stratégie, ANSSI, DGE, ANFR, MEDAD.
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