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Article de revue

Le mythe du porte-avions

Pages 167 à 177

« Lorsque nous croyons tenir la vérité par un endroit, elle nous échappe par mille autres »
Vauvenargues
« Crois-tu donc que le devoir ait peur de parler, quand la puissance cède à la flatterie »
Le Roi Lear, Shakespeare

1 Aucun homme politique, a fortiori s’il est président de la République ou Premier ministre, aucun journaliste, ni aucun citoyen, ne peut résister à la beauté du spectacle d’un pont de porte-avions en pleine activité. Un spectacle où, dans le fracas des réacteurs, se succèdent avec une précision d’horloger catapultages et appontages, avec en toile de fond la beauté profonde de la haute mer. Ce spectacle aérien suscite chez le spectateur une impression de force et de puissance renforcée par le sentiment donné par l’incroyable maîtrise professionnelle dont font preuve tous les acteurs. Chaque appareillage du Charles-de-Gaulle constitue une sorte de rituel politico-médiatique salué par de grandes envolées lyriques qui célèbrent la dimension unique que cet événement donne à l’engagement de la France non seulement en termes de projection de puissance, mais aussi parce que le porte-avions est une plate-forme stratégique qui nous distingue en marquant notre appartenance au « premier cercle » des puissances militaires.

2 Néanmoins, au moment où le Charles-de-Gaulle entre en arrêt technique majeur (ATM) pour dix-huit mois, ce qui coûtera au budget de la Défense 1,3 milliard d’euros et où fleurissent, à la veille d’une élection présidentielle, les articles soulignant le rôle majeur du porte-avions non seulement pour notre stratégie navale, mais aussi pour le rayonnement de notre pays sur la scène internationale, il est temps de mesurer ce qui va manquer réellement à la France durant cet ATM. En effet, personne ne se pose la question de savoir si derrière cette mise en scène du capital ship de la Marine française, il reste encore quelque chose qui atteste d’une réelle capacité à influencer des choix politiques, à modeler un environnement stratégique ou à peser sur une réalité opérationnelle. Personne ne se demande si, dans le contexte stratégique du XXIe siècle, le porte-avions par sa vulnérabilité, son coût ne serait plus qu’un symbole de puissance ou plutôt une fiction de puissance. En fait, le porte-avions est un peu comme le roi Lear, abandonné de tous, ayant perdu sa couronne, il est terriblement vulnérable. On sait comment finit le personnage de Shakespeare. Devenu fou, il erre dans la lande avant de mourir misérablement sur le corps de sa fille. Souhaitons que le porte-avions, qui est aussi vulnérable aujourd’hui que le roi Lear, n’emporte pas avec lui ce qu’il reste de puissance militaire à la France.

3 On dit souvent que l’histoire ne repasse jamais les mêmes plats et pourtant on sait que l’histoire bégaie.

4 L’histoire de la Marine, mais pas seulement, devrait nous rappeler la valeur que l’on doit accorder aux symboles quand ils ne recouvrent pas une réalité opérationnelle. L’histoire des cuirassés, des battleships, est à cet égard riche de leçons. Elle conte le récit d’une perception erronée, d’un mauvais jugement et d’une faute qui, à la fin, ont conduit à la ruine des plus grandes puissances de l’époque. C’est une histoire qui démontre que s’investir dans la nature symbolique d’une arme et oublier la réalité sous-jacente peut à la fois saper les chances d’un pays dans la guerre et menacer à long terme sa sécurité.

5 L’histoire des battleships est très ancienne, mais c’est véritablement au milieu du XIXe siècle que commence l’histoire des cuirassés. Cette période voit la création du concept des « pre-dreadnought » et conduira à l’un de leurs premiers affrontements, à la bataille de Tsushima le 27 mai 1905 entre les flottes japonaise et russe, qui occasionnera la perte de la quasi-totalité de la flotte de la Baltique Nord. Mais c’est surtout au XXe siècle que le mythe du cuirassé, le capital ship de l’époque deviendra prédominant.

6 C’est en effet en 1906 qu’est lancé le HMS Dreadnought. Celui-ci par les améliorations technologiques qu’il apporte, notamment une turbine à vapeur plus puissante et des canons de calibre de 305 mm, donne au cuirassé son statut de capital ship. La réaction que l’apparition de ce navire provoque alors est hors de proportion, comparée à l’amélioration des capacités opérationnelles. Au cours de son voyage de baptême, remontant la Tamise, plus d’un million de personnes le long des rives l’ont applaudi et ont manifesté un enthousiasme frôlant l’hystérie. Ce navire devenait le symbole de la puissance navale britannique. Un symbole de pouvoir, de fierté nationale et de domination navale.

7 Cette manifestation de joie a suscité dans le monde une appréhension et une envie qui ont renforcé l’idée que ces vaisseaux étaient indispensables pour maintenir la puissance militaire, le prestige diplomatique et l’orgueil national. Cet engouement a déclenché une vaste course aux armements, car toutes les grandes puissances navales se sont lancées dans la construction de cuirassés. À la veille de la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne possédait plus de trente de ces géants. L’Allemagne, pourtant puissance continentale, ne pouvait résister de participer à cette course et s’est lancée à la poursuite de la Grande-Bretagne sous l’influence de Guillaume II.

8 Pourtant, dès ce moment-là, les cuirassés étaient déjà dépassés comme l’ont proclamé à l’époque les théoriciens de la Jeune École sous la houlette de l’amiral Aube ou plus tard, l’ingénieur du génie maritime Camille Rougeron. L’apparition des torpilleurs à la fin du XIXe siècle, puis des sous-marins et enfin des avions rendaient obsolètes ces monstres de fer.

9 Effectivement, pendant la Première Guerre mondiale les cuirassés n’ont joué aucun rôle déterminant. Il n’y eut aucune bataille importante, à l’exception de celle du Jutland, et aucun des événements dans lesquels ils ont été engagés n’a affecté l’issue militaire de la guerre. Rares sont ceux qui ont participé à des combats et ceux qui le firent, terminèrent piteusement, immobilisés, coulés par des mines ou des sous-marins, ou même par des vedettes comme le cuirassé austro-hongrois Sven Istvan détruit le 10 juin 1918 par des vedettes italiennes.

10 Malgré cela, entre les deux guerres, les gouvernements continuèrent de dépenser des sommes énormes pour construire encore plus de cuirassés. Il faut rappeler que c’est la Marine qui, au cours des années 1920 et 1930, a raflé la plus grande part du budget militaire français au détriment de l’Armée de terre et plus encore de l’Armée de l’air. L’intense diplomatie internationale déployée pour limiter le nombre de cuirassés n’eut aucun impact sur l’aggravation de la situation internationale. Seule l’apparition de nouvelles armes a limité l’intérêt pour les cuirassés, beaucoup plus efficacement que n’importe lequel de ces traités et ceux-ci n’empêcheront pas le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

11 Pendant la Seconde Guerre mondiale, les cuirassés, là aussi, ne seront que peu mis à l’épreuve du feu et n’auront aucun impact sur l’issue de la guerre. Ils sont immobilisés, inutiles ou coulés par des avions, comme les dix cuirassés coulés à Pearl Harbor, les Prince of Wales et Repulse coulés par l’aviation japonaise ou bien l’Amiral Graf Spee sabordé au cours de la bataille du Rio de la Plata.

12 Ils sont alors détrônés par le nouveau capital ship, le porte-avions, qui manifeste sa suprématie lors de la bataille de Midway (5-7 juin 1942). Les fleurons de notre flotte, les cuirassés Richelieu ou Jean Bart finiront aussi tristement leur vie après la guerre, affectés à la division d’instruction navale.

13 Les cuirassés restent en service néanmoins jusque dans les années 1990 avec ceux de la classe Iowa, mais détrônés de leur statut de capital ship, ils restent cantonnés à des tâches de soutien.

14 L’histoire des cuirassés est celle d’une confusion entre le symbole et la réalité. Les chefs militaires, les ministres de la Marine de l’époque et les leaders nationaux ont vu seulement dans le cuirassé un symbole magnifique. Mais la troublante et problématique réalité, c’est-à-dire l’énorme coût d’une telle arme combiné à sa vulnérabilité croissante n’ont pas été pris en compte dans l’équation stratégique et ont échappé entièrement à leur réflexion. Ce n’était pas une erreur faite par un petit nombre d’experts, mais par l’ensemble de la communauté militaire et politique, et cela montre qu’il est possible pour des personnes sérieuses et intelligentes de faire des choix fondamentalement erronés. Prendre un symbole pour la réalité constitue une forme d’erreur relativement courante qui peut se révéler contagieuse et franchir les frontières nationales en dépassant les différences de culture, des doctrines et les habitudes. Et malheureusement, c’est une erreur que l’expérience ne peut pas facilement guérir. Les décades ont passé, mais cependant la foi dans les cuirassés a persisté. C’est seulement la plus dure des réalités, c’est-à-dire la perte de ces vaisseaux dispendieux encore et encore, par le fait de plus petites et de peu coûteuses armes, qui ont pu dessiller les yeux des décideurs. La tragédie des cuirassés nous apprend l’énorme pouvoir des symboles et de leur naufrage lorsque le symbole n’est plus corrélé à la réalité.

15 Ce long rappel, malheureusement réducteur, d’un chapitre très riche en événements de l’histoire de la Marine, nous conduit à nous interroger pour savoir si, avec le symbole du porte-avions, nous ne renouvelons pas l’erreur du battleship. Bien sûr, l’histoire n’est jamais la même et bien sûr les conditions à la fois stratégiques, politiques et militaires ne sont jamais identiques, c’est l’essence même de la stratégie. Mais il est des situations où l’on doit se demander si nous ne refaisons pas les mêmes erreurs du passé et s’il n’est pas nécessaire, indispensable même, de remettre en question les évidences et les courants qui entraînent la réflexion et les actions. Cette remise en question est aussi l’essence de la stratégie.

16 Malheureusement l’histoire du porte-avions jusqu’à nos jours, illustre une fois encore le vieux proverbe chinois selon lequel l’expérience est une lampe que l’on porte dans le dos.

17 En effet, l’emploi du porte-avions, tel qu’il est actuellement théorisé dans la stratégie navale, présente toutes les caractéristiques du mythe du cuirassé que ce soit comme outil stratégique ou comme instrument diplomatique. Le mythe est si fort qu’il interdit toute réflexion qui puisse simplement interroger son ancrage dans la réalité.

18 La première question concerne la mission de dissuasion nucléaire confiée au Charles-de-Gaulle et porte sur la valeur de sa contribution à notre doctrine de dissuasion nucléaire nationale. Cette mission que l’on a qualifiée de « dissuasion existentielle » reprend l’ancienne théorie de la flotte en vie « fleet in being », théorie évoquée par l’amiral Herbert en 1690 et systématisée à la fin du XIXe siècle par l’amiral Philip Colomb. La question de la contribution à la dissuasion nucléaire prend tout son sens au moment où le porte-avions est arrêté pour dix-huit mois. Cela signifie-t-il que notre dissuasion sera moins crédible pendant dix-huit mois ? On pourrait imaginer que les Rafale Marine participent pendant cette période à la posture de dissuasion sans être embarqués, depuis le territoire national. Or, ce n’est pas le cas. La conclusion logique de cette participation intermittente à la posture nucléaire est que la capacité nucléaire du porte-avions n’est pas réellement justifiée d’autant plus que son coût est faramineux.

19 La deuxième question concerne la vulnérabilité du porte-avions dans la stratégie navale et en premier lieu dans sa mission de dissuasion.

20 Si la bataille de Midway a vu la consécration du porte-avions comme véritable vecteur de puissance, dans le même temps de la guerre du Pacifique le porte-avions a montré son extrême vulnérabilité. Pendant cette période, dix-sept porte-avions ont été coulés, en majorité par des sous-marins. Les évolutions technologiques n’ont fait qu’accentuer cette vulnérabilité au fil des années.

21 Dans le domaine de la localisation tout d’abord, un navire comme le porte-avions ne peut plus espérer maintenant rester discret. Il est à tout instant repérable. Sa position est connue, il devient donc vulnérable à tous les systèmes d’armes qui se sont développés et qui se perfectionnent toujours plus.

22 Missiles anti-navires de toutes sortes, qu’ils soient balistiques ou hyper véloces, développés maintenant par tous les pays possédant une marine de guerre et qui, lancés à partir de plateformes terrestres, aériennes, maritimes en surface ou sous-marines peuvent frapper des cibles à grande distance et avec une précision inférieure au mètre. Sans faire un inventaire qui n’a pas sa place ici, on peut citer le missile balistique, hypersonique chinois DF-21D en cours de développement d’une portée de 1 500 à 2 000 kilomètres contre lequel il n’existe à l’heure actuelle aucun moyen de défense.

23 Mais l’ennemi le plus redoutable du porte-avions est le sous-marin d’attaque équipé de torpilles ou de missiles de croisière. Au début de l’année 2015, un communiqué de presse du ministère de la Défense française annonçait ainsi que le SNA français Saphir au cours d’un exercice l’opposant au groupement tactique du porte-avions Théodore Roosevelt avait coulé « la moitié du groupement tactique » dont évidemment le porte-avions. Le sous-marin est devenu la Némésis du porte-avions.

24 La protection est certes assurée par son escorte qui mobilise pour le groupe aéronaval français sept bâtiments de surface et un sous-marin. Mais cette protection, quel que soit l’environnement stratégique, reste largement illusoire particulièrement dans un environnement dense et hostile. Surtout si ces nouveaux systèmes d’armes sont conjugués à des manœuvres tactiques appropriées que pourraient être par exemple des attaques de saturation.

25 Surtout préoccupé par sa propre défense, le groupe aéronaval, très onéreux, représente un investissement coûteux pour un rendement discutable. Sur un plan opérationnel, les sous-marins et les avions basés à terre peuvent remplir les mêmes missions à moindre frais.

26 À cette vulnérabilité accrue due aux nouveaux systèmes d’armes viennent s’ajouter les limites intrinsèques à ce type de bâtiment : fragilité des catapultes ou bien contrainte du rythme des pontées ou de l’appontage de nuit.

27 La troisième interrogation concerne le coût. Bien sûr cette question ne se pose pas en valeur absolue, mais en termes de ratio coût/efficacité.

28 Le coût d’acquisition du Charles-de-Gaulle, sans l’armement, s’établit entre 3 et 4 Md€. Le coût de possession qui est de 105 M€ par an serait environ de 4 Md€ à répartir sur la durée de vie du porte-avions, soit environ quarante ans. En intervention, il est de 50 000 €/heure ce qui donne environ 4,5 M€/semaine. À noter le coût élevé de l’indisponibilité périodique pour entretien et réparation (IPER) : 1,3 Md€.

29 Si l’on envisageait la construction d’un deuxième porte-avions, un PA2, le coût d’acquisition serait de 3,5 à 4 Md€ auxquels il faudrait rajouter principalement 2,42 Md€ pour deux flottilles de Rafale, 600 M€ pour 3 Hawkeye et 105 M€ pour 3 NH90. Au total ce programme représenterait environ 10 Md€, à répartir il est vrai sur quinze ans, sans oublier 5 Md€ pour le coût de possession pendant la durée de sa vie.

30 De son côté, l’industriel Thalès pour son projet de PA2-CVF revendique un coût d’acquisition « à moins de 2 Md€ » et un coût de possession « inférieur à celui du Charles-de-Gaulle ». À titre de comparaison, pour le nouveau porte-avions américain le Gerald Ford, d’un tonnage toutefois très supérieur, le coût d’acquisition serait de près de 13 Md $ et le coût de possession de l’ensemble du groupe aéronaval serait de 6,5 M$ par jour. À ce calcul, qui reste simpliste, il faut ajouter des considérations plus complexes. En effet, dans l’hypothèse où la France souhaiterait se doter de deux porte-avions, à l’instar des Britanniques, il serait nécessaire de les construire simultanément, ce qui signifierait d’attendre la fin du Charles-de-Gaulle et le temps suffisant pour réunir le financement. Les Britanniques ont attendu ainsi une dizaine d’années.

31 S’agissant de la coopération franco-britannique, un temps envisagée, et selon un rapport de la Cour des comptes datant de 2014, il avait été engagé à cette époque 287,5 M€ au titre du programme du second porte-avions. Ces sommes ont été payées en pure perte. Plus encore, 103 M€ ont été versés au Royaume-Uni comme ticket d’entrée, ils constituaient une pure contribution française au financement des porte-avions britanniques.

32 Mais comme il a été dit plus haut la problématique du coût ne doit s’envisager qu’au travers du ratio coût/efficacité. Or, si l’on envisage l’efficacité militaire du porte-avions dans l’éventail des missions qui lui incombent, une étude attentive et objective montre que, compte tenu de sa vulnérabilité au regard des systèmes d’armes actuels, le porte-avions dans les missions du « haut du spectre », dans le prisme du « war at sea », c’est-à-dire dans l’optique « mahanienne » de la recherche de la bataille décisive, devient une cible de choix d’autant plus qu’il est le capital ship des marines de premier et second rang.

33 Interdit dans les mers fermées comme la Méditerranée ou a fortiori le golfe Arabo-Persique, car les grands bâtiments sont trop exposés pour pouvoir agir efficacement, il se voit maintenu loin des côtes et donc verrait l’emploi de ses aéronefs, empêchés d’atteindre leurs objectifs, perdre son intérêt.

34 Selon l’amiral Rickover, pourtant apôtre des bâtiments très coûteux, les porte-avions seraient mis hors de combat en quelques jours en cas de conflit.

35 Si l’on considère maintenant la projection de forces dans les conflits limités, les guerres hybrides ou asymétriques qui constituent l’essentiel des missions actuelles, l’utilité du porte-avions est fortement sujette à caution. Les missions effectuées par le groupe aéronaval ces dernières années, aussi bien en appui des opérations en Afghanistan, en Libye, en appui des opérations en Irak et en Syrie dans le cadre de Chammal, montrent que par rapport à la force aérienne basée à terre, la force aéronavale n’a pas de valeur ajoutée en termes de coût-efficacité opérationnelle. Ce que fait le groupe aéronaval et ses 3 000 membres d’équipage avec huit missions aériennes par jour équivaut aux missions qui pourraient être effectuées par quatre appareils supplémentaires de la base aérienne projetée en Jordanie et ses 400 hommes, mais avec un coût infiniment moins élevé. À titre d’exemple, et pour une période similaire en 2016, quatre F16 danois ont effectué 276 missions à comparer aux 414 missions effectuées par les 24 Rafale du Charles-de-Gaulle. Pour en revenir à l’opération Chammal, le groupe aéronaval et ses 2 600 à 3 000 membres a réalisé globalement 20 % des missions, alors que l’Armée de l’air avec les 400 personnes de la base terrestre a réalisé 80 % des missions. Contrairement à ce qui a été dit, le porte-avions n’a jamais permis de tripler l’activité aérienne française dans le cadre de Chammal.

36 En terme de coût, celui du déploiement du groupe aéronaval est particulièrement élevé. Ainsi, pour une activité aérienne identique, les effectifs nécessaires à l’activité des avions de combat du PA sont au moins sept fois supérieurs à ceux nécessaires à la même activité depuis les bases aériennes projetées (BAE). Les surcoûts salariaux du personnel déployé dans un groupe aéronaval sont ainsi sept fois supérieurs à ceux du personnel déployé sur une BAP.

37 En terme qualitatif, le faible nombre d’équipages qualifiés pour l’appontage de nuit constitue un handicap supplémentaire alors que de nombreuses missions nécessitent la protection de l’obscurité notamment les plus rentables, celles qui permettent d’aller détruire un objectif dans la profondeur du territoire ennemi. Un second frein limite l’efficacité des missions aériennes conduites à bord du porte-avions. Les Rafale ne peuvent en effet décoller qu’avec un seul Système de croisière conventionnel autonome à longue portée (Scalp), au lieu de deux pour les appareils basés à terre ce qui diminue d’autant le nombre d’objectifs traités. Les raids aériens menés depuis le porte-avions souvent à longue distance comme en Afghanistan, ou comme aujourd’hui en Syrie ou en Irak sont également dépendants des avions de ravitaillement en vol qui sont basés à terre. Enfin, la capacité d’un porte-avions à durer sur un théâtre d’opérations est moins importante qu’une base terrestre. Depuis le début de Chammal en juin 2014, le porte-avions a été présent en trois campagnes de deux à quatre mois chacune soit huit mois sur plus de trente mois de participation des avions basés à terre.

38 Tout cela sans parler des missions en Afrique qui mobilisent l’essentiel de nos forces et pour lesquelles l’emploi du porte-avions n’a pas de sens.

39 Ainsi comme outil de projection de puissance, le porte-avions a une efficacité discutable eu égard à son coût et à sa vulnérabilité. Comme les cuirassés en leur temps, il n’est cantonné qu’à des tâches secondaires ; on se rappellera son utilisation, comme transport de troupes et de matériels, pendant la première guerre du Golfe. En réalité, l’emploi actuel du porte-avions pour des missions qui pourraient être exécutées par des moyens beaucoup moins onéreux et tout aussi efficaces, n’est justifié que par l’idée un peu courte « on l’a, il faut bien s’en servir ».

40 Il reste ce qui constitue l’argument essentiel en faveur du porte-avions, celui de son autonomie en matière de projection de puissance, de sa capacité à s’affranchir des frontières et en définitive à être un symbole de puissance non seulement navale, mais aussi le symbole de la puissance d’un État auquel un pays comme la France ne peut être indifférent. Cet argument qui ressort davantage de l’irrationnel que du rationnel et qui, de ce fait, empêche toute réflexion stratégique mérite néanmoins que l’on s’y arrête.

41 Un des atouts essentiels du porte-avions réside dans sa capacité à naviguer en haute mer, espace de liberté, qui permet de s’affranchir des frontières et des contraintes politiques et diplomatiques d’autorisation de survol, et de stationnement des aéronefs. Cependant, contrairement à des idées reçues, le PA ne s’affranchit en rien des contraintes diplomatiques, car, la plupart du temps, les avions qui décollent de la plateforme doivent survoler différents pays pour opérer sur le théâtre d’opérations (c’était le cas en Afghanistan où les appareils de l’aéronaval devaient survoler le Pakistan à l’aller et au retour, c’était également le cas pour Chammal lors du déploiement du PA en Méditerranée orientale, où les appareils devaient survoler Israël pour opérer en Syrie ou en Irak). De plus, après la Seconde Guerre mondiale la technologie a quelque peu évolué, ce que ne semblent pas avoir compris ni les politiciens ni les experts autoproclamés. Le ravitaillement en vol permet maintenant à l’aviation d’atteindre n’importe quel objectif dans le monde sans nécessité d’atterrir. Certes, tous les types d’appareil n’ont pas les mêmes capacités d’autonomie, malgré le ravitaillement en vol, mais pour ce qui concerne notre pays et en l’occurrence les Rafale, ceux-ci sont capables de traiter directement de notre territoire l’ensemble des objectifs actuels et potentiels dans le cadre de notre politique de défense. L’examen des opérations conduites depuis trente années aussi bien par notre pays que par les autres nations le montre aisément. Le ravitaillement en vol associé à la précision nouvelle des armes ont bouleversé les affaires militaires.

42 Par ailleurs, l’expérience a montré que nous avons toujours pu bénéficier de bases terrestres dans tous les types de conflits auxquels nous avons participé. En effet il ne faut pas oublier, ce qui est d’ailleurs confirmé par tous les derniers Livres blancs, que notre action militaire ne s’envisage essentiellement que dans un cadre interallié et exceptionnellement dans un cadre purement national. Ce qui signifie que les systèmes d’alliance qui caractérisent ces coalitions accroissent la possibilité d’utilisation ou de création de bases à terre.

43 Reste l’intervention type Malouines, si l’on devait intervenir pour protéger l’île de Clipperton ou l’archipel des Kerguelen, par exemple. Celle-ci pourrait se concevoir soit dans le cadre d’un conflit de haute intensité, soit dans le cadre d’un conflit de basse intensité. Dans le premier cas, il faut tout d’abord se souvenir que pendant la guerre des Malouines, le porte-aéronefs Hermes britannique n’a dû son salut qu’à la chance et au manque d’Exocet chez les Argentins. C’est une fois de plus la question de la vulnérabilité du porte-avions dans un conflit de ce type qui devient de plus en plus critique.

44 Dans le cas d’un conflit de basse intensité ou plus généralement pour la protection de notre trafic maritime, on peut se poser la question de l’utilité d’un porte-avions, un bâtiment type Mistral serait suffisant et si la nécessité d’une aviation de combat s’avérait nécessaire, un engagement réduit à partir d’une base terrestre serait mieux adaptée.

45 Arrivé à ce stade, débarrassé de ses peaux successives apparaît le noyau du mythe, le point dur, celui du symbole de puissance. Car le porte-avions au-delà de son utilité opérationnelle incarne dans l’imaginaire collectif, le symbole de la puissance nationale, celui de la souveraineté. Il est un outil politique. Comme dans le cas des armes nucléaires, mais cela est une autre histoire, le problème se pose quand le symbole ne répond plus aux défis de la réalité.

46 En effet, la réflexion ne s’exerce pas là où elle devrait s’exercer. C’est-à-dire quels sont au XXIe siècle, les ressorts de la puissance, que signifie la souveraineté dans un monde interconnecté, dans quel cadre doit s’exercer cette souveraineté ? Si les fondements de notre existence restent la liberté et la démocratie, comment les défendre au mieux ? Si pour cela, la force, l’usage légitime de la violence reste un des moyens pour garantir notre sécurité au-delà des lieux communs sur le retour du tragique dans l’Histoire, comme si le tragique avait jamais quitté un jour notre existence collective et individuelle, alors dans quel cadre et avec quels moyens doit-on mettre en œuvre cette force ?

47 Or notre politique de défense, actuellement, est une politique mimétique, en ce sens que privée de réflexion stratégique souveraine, autonome, elle se contente de mimer la politique des autres et particulièrement celle des États-Unis. C’est vrai dans la plupart des domaines militaires et notamment dans le cas du porte-avions. Tout se passe comme si le seul objectif de notre stratégie navale était d’obtenir de quelques amiraux américains un satisfecit, une caresse. Où est la souveraineté quand l’unique préoccupation est de pouvoir s’intégrer dans une task force américaine ? Ou même d’avoir l’illusion de la commander pendant quelques jours sous l’étroite tutelle d’un commandement supérieur américain comme lors de la mission Arromanches en décembre 2015. On peut se rassurer en disant que la plupart des pays qui ont une ambition navale suivent cet exemple. Mais est-ce pour cela que nous répondons avec pertinence et réalisme aux défis de sécurité qui sont et seront les nôtres ? Il y a un déficit de pensée stratégique qui menace directement notre sécurité.

48 Une observation, qui ne peut être que superficielle dans ce cadre, montre que les besoins de la France pour sa stratégie maritime sont immenses, mais nécessitent une flotte de surface et sous-marine quantitativement plus importante, tout d’abord pour notre capacité à intervenir dans les opérations de projection de puissance, mais aussi plus généralement pour la maîtrise des espaces maritimes et notamment pour la sécurisation de nos approvisionnements, les missions de surveillance, de lutte contre les trafics en tous genres, de préservation de l’environnement et de la souveraineté de l’État sur son espace maritime et sur les ressources de notre immense Zone économique exclusive ou de son plateau continental. La France a besoin de nombreux bâtiments de taille moindre pour le contrôle de ses vastes espaces maritimes autour du globe. La préservation d’un groupe aéronaval coûteux et à l’efficacité douteuse, pour une question de prestige, de standing et comme symbole de puissance n’obère-t-elle pas les capacités de la Marine nationale ?

49 La mission de présence, la diplomatie navale, héritage de la politique de la canonnière, pourrait s’exercer, sous des formes diverses, diplomatie de coopération ou de coercition, avec d’autres bâtiments et mieux encore avec des bâtiments de surface et sous-marins plus nombreux et mieux équipés.

50 ***

51 En conclusion, comme son prédécesseur le cuirassé, le porte-avions apparaît comme un symbole de puissance, mais un symbole vidé de sa substance. Vulnérable, coûteux, il n’est plus réduit qu’à un rôle de composition, certes non dépourvu de qualités esthétiques, mais qui se joue sur un théâtre bien réel où les symboles ne servent plus que de décors surannés.

52 Il ne s’agit pas ici de mettre en cause la qualification du personnel navigant et non navigant de toutes spécialités qui arme les bâtiments du groupe aéronaval. Sa qualification professionnelle, son dévouement et sa motivation dont il a fait et fait preuve quotidiennement sont unanimement reconnus. Mais il s’agit ici de la politique de défense de la France. Celle-ci depuis trop longtemps ne s’appuie que sur des concepts d’une autre époque. Il nous faut maintenant imaginer une politique de défense réellement « disruptive » avec les idées du moment.

Bibliographie

Éléments de bibliographie

  • Alfred Thayer Mahan : The Influence of Sea Power Upon History, 1660-1783 ; Little, Brown and Company, 1890.
  • Marcel Duval : « Nouveaux aspects de la stratégie navale », Objectif Mer, Ifremer, 1984.
  • Amiral Raoul Castex : Théories stratégiques (1929-1935), réédition Économica, 1997.
  • Edward Mead Earle : Les Maîtres de la stratégie ; Champs-Flammarion, 1993.
  • Henry J. Hendrix : « At What Cost a Carrier? », Center for a New American Security, 2013.
  • Hervé Coutau-Bégarie : Traité de stratégie ; Économica-École de guerre-ISC, « Bibliothèque Stratégique », 2011 ; Le problème du porte-avions ; Économica, 1999.
  • Marine nationale : « Le concept d’emploi du groupe aéronaval », PMN 03.110 de 2009.
  • Jean-Michel Fourgous et Bernard Cazeneuve : « Le financement des projets d’équipement naval militaire », rapport d’information n° 717 de l’Assemblé nationale, 13 février 2008.
  • Rapport de la Cour des comptes : « La coopération franco-britannique en matière de porte-avions : une perte nette pour les finances publiques françaises », 11 février 2014.
  • Jean-Jacques Bridey : « Les crédits destinés en 2017 au programme 146 : équipement des forces », rapport d’information n° 4130 de l’Assemblé nationale, 13 octobre 2016.
  • André Boyer : « L’avenir du groupe aéronaval », rapport d’information n° 358 fait au nom de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, 25 mai 2000.
  • Robert L. O’Connell : Of Arms and Men - A History of War, Weapons, and Aggression ; Oxford University Press, 1990 ; Sacred Vessels - The Cult of Battleship and the Rise of the U.S. Navy ; Oxford University Press, 1991.
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