Couverture de RPPG_071

Article de revue

L’importance de l’analyse de la pratique pour accueillir l’inquiétante étrangeté

Pages 213 à 224

Notes

  • [1]
    « Les organisateurs psychiques du groupe sont constitués par les principes, les processus et les formes associés de la réalité psychique inconsciente qui opèrent dans l’assemblage, la liaison, l’intégration et la transformation des éléments composant un groupe » (R. Kaës, Le groupe et le sujet du groupe, Paris, Dunod, 1993, p. 190).
  • [2]
    Le terme « dépôt syncrétique » est utilisé par J. Bleger pour considérer comment le cadre lui-même est le « récepteur » de la symbiose, c’est-à-dire qu’il est le dépositaire des parties les plus primitives et indifférenciées de l’institution. Le groupe d’analyse de la pratique est investi inconsciemment comme un réceptacle des processus les plus primitifs qui y sont déposés.

1 Les mouvements de violence auxquels les institutions sont confrontées affectent le fonctionnement institutionnel mais aussi l’activité des professionnels, en écartant ceux-ci de la tâche primaire qui constitue le fondement de leur pratique. Cet article propose d’analyser les enjeux psychiques mobilisés au sein d’une équipe de soignants intervenant auprès de patients psychotiques en institution. Dans un premier temps, je présenterai les problématiques différentes de chaque groupe (institution, groupe de patients, groupe de soignants) afin d’exposer des éléments cliniques qui vont nous guider dans la compréhension des enjeux mobilisés. Dans un deuxième temps, je présenterai les modalités défensives qui se mettent en place afin de survivre aux angoisses psychotiques. Je finirai par une mise en lien de ce qui se joue en écho dans chaque groupe et la nécessité d’un travail d’élaboration afin de sortir de l’impasse et de restaurer les capacités de contenance de thérapeutes.

2 Psychologue intervenant dans une institution d’accueil thérapeutique, je propose des temps de parole avec les patients et les soignants dans le cadre de réunions hebdomadaires ainsi que des temps de mise en pensée commune pour les soignants. La vie institutionnelle est organisée par ces réunions avec tous les patients, par des repas thérapeutiques et par des activités groupales afin de favoriser le lien à l’autre et le lien avec la société. L’équipe de cette institution travaille avec l’équipe du centre médico-psychologique (cmp) de la commune car les patients sont suivis par le psychiatre du cmp et certains sont en psychothérapie avec la psychologue clinicienne du centre qui intervient également au centre d’accueil thérapeutique. Au cours des différents temps institutionnels, des processus de déliaison qui mettent à mal les liens groupaux se sont mobilisés. Nous observons que les symptômes rencontrés relèvent de l’archaïque et nous nous interrogeons sur la manière dont nous pourrons les transformer.

3 Sur un fond de crise institutionnelle, les équipes de soignants ont des difficultés à trouver les mots mais aussi le plaisir de travailler ensemble ; ils sont confrontés à la survie psychique des patients qu’ils accueillent ainsi qu’à des vécus « agonistiques » (Winnicott, 1971). Ces éprouvés insensés, impensables, mettent à mal les processus à penser et la « capacité de rêverie maternelle » (Bion, 1962) n’arrive pas à mettre en œuvre sa fonction primordiale : l’accueil. Le débordement du système de pare-excitation et des mécanismes de défense face à des situations d’une violence importante met en difficulté les équipes, alors confrontées à leurs propres limites de contenance des vécus destructeurs. P. Fustier (2000) souligne que : « L’institution est essentiellement une machinerie inductrice, incitative ou provocatrice pour certains types d’internalisations ou de projections ». La pratique institutionnelle témoigne des effets de violence des usagers sur les liens noués au sein des équipes et sur les organisateurs psychiques du groupe [1].

4 Nous proposons l’hypothèse selon laquelle des temps d’analyse de la pratique seraient nécessaires afin de restaurer la professionnalité des soignants et de leur permettre de se sentir reconnus dans leur tâche. Cela favoriserait le plaisir de travailler ensemble et d’éviter le désinvestissement des professionnels qui se sentent enfermés dans une quotidienneté insupportable. Pour soutenir la capacité d’écoute et l’accordage entre le soignant et le patient, il semble important d’instaurer des temps de parole, pour déposer et partager l’affect mais aussi pour pouvoir écouter l’autre et s’ajuster à lui, comme lors de l’accordage primaire entre la mère et l’enfant. Il faudrait laisser la place à la rencontre et à l’accueil de la différence, de l’inquiétante étrangeté de l’autre mais aussi de celle qui est mobilisée en nous. Il faut d’abord comprendre comment la dynamique groupale consciente et inconsciente met en lumière les enjeux psychiques et les processus pathogènes, individuels et collectifs qui se déploient. Un temps de travail d’élaboration commune permettra aux sujets d’échanger autour de leur pratique et favorisera aussi le sentiment de reconnaissance et de légitimité dans leur travail. Comme l’explique G. Gaillard (2009), « analyser les effets de désorganisation personnelle et groupale mobilisés par ces situations de violence traumatique » sera essentiel afin de « dégager les conditions autorisant un processus de reprise élaborative ».

Contexte institutionnel désorganisateur

5 Suite aux transformations sociales et culturelles liées à « l’hypermodernité » (Pinel, Gaillard, 2013) de notre époque, les établissements de soin sont débordés par la prise en charge de nouvelles pathologies et par l’accueil de certains patients. De plus, les institutions de soin sont soumises à de nouvelles contraintes imposées par les gestionnaires des hôpitaux, qui conduisent à « évaluer » (Dejours, 2006) et à présenter de manière quantitative la qualité du travail dans un souci de rentabilité. Face à ces redéfinitions de leurs tâches et ces nouvelles pressions, les équipes sont traversées par des angoisses désorganisatrices. Les liens entre les groupes professionnels sont menacés ainsi que les processus d’articulation des projets de services. Les soignants se trouvent dans l’urgence de proposer des « solutions concrètes » à la prise en charge des patients afin qu’elle soit d’une courte durée. L’efficacité et la productivité qui sont demandées par les gestionnaires se transforment en épée de Damoclès car certains établissements sont menacés de fermeture si le nombre « d’actes » ne justifie pas l’importance de leur existence. L’insécurité et l’instabilité générées par les logiques du management contemporain attaquent l’intégrité et l’identité des équipes et des professionnels mêmes. La nouvelle forme d’évaluation individualisée des performances a pour conséquences la déstructuration des liens interpersonnels, la déstructuration du collectif, et chaque professionnel se trouve fragilisé sans pouvoir compter sur la solidarité de ses collègues (Gernet, Dejours, 2009).

6 La complexité de ces processus est importante et il est très difficile d’y accéder car la plupart des professionnels se protègent défensivement derrière ce dysfonctionnement. Il serait nécessaire de parvenir à mettre du sens sur ce que chacun vit afin de pouvoir transformer ce qui est de l’ordre de l’irreprésentable en contenus qui viendraient enrichir le travail des groupes. Ce travail de transformation « des éléments bêta » en « éléments alpha », selon Bion, serait important afin de mieux appréhender la souffrance des équipes de professionnels. Dans ce temps de crise, sur fond de restrictions budgétaires, les institutions ne souhaitent pas proposer des temps de régulation d’équipe ou de supervision collective. Elles n’envisagent pas non plus de temps pour permettre une conflictualité qui servirait les processus de construction et non de déliaison, ni de temps d’élaboration commune pour favoriser la prise de recul sur la pratique en présence d’une personne externe qui porterait la fonction du tiers. Les liens groupaux et institutionnels sont mis à l’épreuve et ces moments traumatiques envahissent l’espace psychique et figent le processus de narrativité et d’historicisation.

Les patients

7 Dans cette ambiance institutionnelle, les institutions dont la fonction primaire est d’accueillir les patients se sentent dans l’impuissance d’effectuer leur tâche. Les patients souffrant de pathologies limites, psychotiques et de toute pathologie qui touche le lien à l’autre, sont invités à intégrer des espaces thérapeutiques afin de participer à un partage des moments de vie dans une ambiance de sécurité et de bienveillance. Afin que les patients intègrent une structure, il y a en amont tout un travail en équipe qui se met en place. Concernant notre centre, au cours de réunions communes, les équipes évoquent les patients qui pourraient bénéficier de ce type de prise en charge. Les patients viennent librement quand ils le souhaitent. Ils ont comme obligation de participer à un temps groupal hebdomadaire d’échange qui permet aussi l’organisation de la vie collective dans cette structure. Hormis cette règle, ils sont invités à investir ce lieu comme ils peuvent, selon leur emploi du temps et leur disponibilité psychique, en participant aux repas thérapeutiques et aux activités à visée thérapeutique. Le problème survient quand les patients ne s’inscrivent pas dans la vie de ce centre. Il est également très difficile de faire venir de nouveaux patients qui contribueraient au renouvellement du groupe. Certains patients sont dans un registre très passif, ils attendent d’être sollicités afin de participer à chaque activité. D’autres sont dans un registre plus actif mais de manière négative. Leur présence s’exerce par l’attaque du cadre, dans une toute-puissance destructrice. Ils projettent toutes leurs parties clivées, ils se sentent persécutés par certains membres de l’équipe soignante et ce clivage qui est propre à leur fonctionnement psychique est transféré sur les liens d’équipe. Malgré la grande expérience clinique des soignants, leurs capacités de tolérance de ces projections arrivent parfois à leurs limites, notamment parce que tous ces mouvements s’inscrivent dans la répétition. Les patients sont très souvent absents. Pour autant, ils envahissent la pensée des professionnels qui n’arrivent à comprendre ce qui se passe. Les patients s’inscrivent dans les activités proposées (différents groupes à médiation, groupe cinéma, groupe piscine, groupe de randonnée) mais ils ne viennent pas ou ils viennent mais ils n’y restent pas. Ils mettent à mal le cadre et les capacités de contenance des soignants. Nous pouvons même repérer des fonctionnements pervers de la part de certains, liés à leur pathologie. Ils rendent la situation institutionnelle encore plus complexe. Certains font part aux autres patients de leur mécontentement sur le fonctionnement du centre, mais dès qu’il s’agit des temps de réunions hebdomadaires, ils éprouvent des difficultés à prendre la parole. Les autres patients se trouvent « pris en otage » car ils ne peuvent pas choisir entre les groupes de patients, « les bons objets » avec qui ils se relient par identification, et le groupe des soignants, « les mauvais ». Suite à toutes ces alliances désorganisatrices, les soignants se sentent davantage fragilisés dans leur pratique.

8 Pendant le temps de réunion hebdomadaire, il est très difficile de mobiliser la « chaîne associative groupale » (Kaës, 1976). Rien ne se passe, rien ne se dit. Ce « rien » angoisse. Dans le peu de mouvements, nous observons des sous-groupes se former pour lutter contre cette angoisse. Les patients expriment en aparté ce qui ne peut pas se dire en grand groupe, mais tous les participants parviennent à les écouter. « Ce centre ne sert à rien » ; « Les soignants ne connaissent pas leur boulot ». Des paroles méprisantes illustrent la violence intrapsychique liée à la pathologie propre, mais elles peuvent aussi parler de la violence que l’institution leur fait vivre. Comment l’équipe peut-elle contenir toutes ces projections ? Comment l’institution, en tant que métacadre, permet-elle une stabilité suffisante pour que les capacités de contenance et de transformation soient opérantes ?

9 Un exemple qui illustre bien les pensées paranoïaques qui sont présentes à ce moment particulier est celui d’une patiente qui dit dans un temps interstitiel à la psychologue qu’elle ne souhaite pas entreprendre une thérapie parce qu’elle a peur que tout ce qui se dit dans le cadre thérapeutique soit répété à l’équipe du centre d’accueil. L’angoisse d’être transparente et le fantasme que tout le monde soit au courant de ses pensées l’immobilisent. Les angoisses de persécution et d’intrusion sont présentes. Certains patients qui ne sont pas très actifs mais pour qui la fonction étayante du groupe est très importante et qui viennent systématiquement, ont peur que le centre ferme puisqu’il n’y a pas « de nouveaux ». Ils ont certainement entendu des échanges entre les infirmières qui portaient ces propos suite aux exigences de leur cadre. Il y a également un autre sous-groupe de patients qui s’est formé en dehors de l’institution (mais dont les membres se sont rencontrés dans cette structure) et qui vit à « l’extérieur » en attaquant l’intérieur, l’équipe et les autres patients. Nous observons des rapports de pouvoir : certains sont dans la manipulation et l’emprise tandis que d’autres sont dans la dépendance. Toutes ces difficultés rencontrées à « l’extérieur » impactent « l’intérieur » de notre institution en renforçant davantage le clivage. Certains des anciens patients ne souhaitent plus fréquenter ce centre par peur de rencontrer des patients avec qui ils ont des difficultés à l’extérieur. L’équipe accueille et essaie de rassurer les usagers mais se demande jusqu’où elle peut intervenir. Nous ne sommes pas supposés intervenir dans la vie personnelle des patients. Comment gérer ce qui ne nous appartient pas ? Comment maintenir la bonne distance ? Comment contenir ?

10 Du côté du groupe des patients, nous observons des organisations défensives sous les modalités des hypothèses de base proposées par Bion. Nous constatons la mise en place de sous-groupes au sein du groupe, la formation de couples et de modalités sous le registre d’attaque-fuite afin de lutter contre les angoisses archaïques mobilisées. Les angoisses de persécutions et d’intrusion sont importantes.

11 Une patiente qui vient depuis l’ouverture du centre n’arrive pas du tout à communiquer avec la nouvelle infirmière de l’équipe. Elle a déposé en elle toutes ses angoisses de persécution qui sont très présentes dans sa pathologie paranoïaque et elle parle de « tout ce qu’elle subit de la part de cette infirmière » aux autres patients en créant deux champs : celui qui est « favorable » pour continuer à fréquenter le lieu thérapeutique et celui qui est « défavorable ».

L’équipe soignante

12 L’équipe soignante est composée de plusieurs professionnels de santé dont des infirmières, des psychologues et des psychiatres. Les infirmières portent le fonctionnement de cette structure puisqu’elles organisent les activités et sont les premières à accueillir les productions toxiques en provenance des patients, « éléments bêta », comme les appelle W. Bion, ainsi que la pression institutionnelle. Suite à ce moment de remaniement et de crise institutionnelle, l’équipe vit mal la négativité projetée par les patients. Elle n’arrive pas à mobiliser les patients fragiles et en détresse ni à trouver une solution pour les « faire bouger ». Les soignants reprochent aux patients de ne pas se rendre compte du caractère thérapeutique de ce lieu, que certains considèrent comme un « centre de loisirs ». Nous pouvons aller plus loin en verbalisant le fantasme de la fermeture du centre, créé par les « mauvais patients ». Les soignants ne se sentent ni utiles ni reconnus dans leur travail. Ils ont le sentiment que leur rôle est d’exécuter des tâches sans pouvoir retrouver la dimension thérapeutique du partage. Il y a quelque chose qui déborde, qui perd en sens.

13 Pourquoi cette nécessité de les « faire bouger » ? Parce que, selon les consignes des gestionnaires, les anciens patients doivent absolument voir leur situation s’améliorer et être suffisamment autonomes pour continuer leur suivi sous un mode différent. Il faudrait également laisser la place aux nouveaux qui pourront bénéficier de cette prise en charge.

14 « Le sens des soins s’estompe derrière le respect de normes et de procédures » (Di Rocco, Ravit, 2011). Les soignants doivent traduire en « actes » démontrables leur rencontre avec les patients et cela les met dans un état hypomaniaque. Il faut lutter contre l’angoisse de disparition. L’équipe propose de plus en plus d’activités afin de remplir le vide laissé par l’absence psychique des patients. Le silence et le négatif font souffrir et il est important d’instaurer de la vie. Dans les réunions, nous constatons que l’équipe se sent impuissante face à la demande des patients, isolée vis-à-vis de l’institution, abandonnée par la psychologue qui n’arrive pas à répondre à leurs besoins.

15 Du point de vue contre-transférentiel, la psychologue se sent à son tour impuissante à trouver une solution et à porter une parole « messianique » afin de résoudre la crise et de protéger ses collègues. Cette demande révèle une blessure dans le « narcissisme professionnel » de l’équipe. En effet, nous observons un profond sentiment d’insécurité « avec l’idée qu’il existerait un « défaut » à la fois « à cacher et à réparer » (ibid.), issu d’un manque d’ajustement, d’un écart trop grand entre les besoins du patient et les réponses de l’environnement soignant. « Cette dynamique fait référence au « défaut fondamental », théorisé par Michael Balint (1968), qui serait le fruit de l’inadéquation entre les besoins de l’enfant et les réponses de son environnement primaire » (ibid.).

16 À l’image de la pathologie psychotique et de la modalité transférentielle que nous rencontrons dans ce type de pathologie, tous ces éprouvés difficiles de la part de l’équipe sont exprimés sur le mode de la plainte. Les demandes ne sont pas élaborées, elles sont difficilement exprimées, peu différenciées. Essayant de comprendre ce dysfonctionnement, l’équipe pense qu’il faudrait changer de locaux pour proposer un espace plus convivial ; se rapprocher des autres structures extra-hospitalières avec lesquelles ils sont en contact afin de pouvoir s’y référer à tout moment ; enfin, changer notre fonctionnement et adopter les rythmes d’autres centres qui arrivent mieux à s’en sortir et qui semblent être meilleurs. Chaque protagoniste se sent persécuté par la parole qui vient d’un collègue ; chacun se sent attaqué dans sa fonction et la fragilisation narcissique devient de plus en plus importante.

17 Il faudrait un long moment de partage des éprouvés insupportables avec des critiques entre collègues en l’absence des concernés pour commencer à prendre conscience de la complexité de la situation ; comme si les choses ne pouvaient pas être dites et comme s’il y avait un responsable de la situation qui aurait à porter à lui seul la responsabilité dans une fonction de bouc émissaire, désigné comme mauvais objet afin de permettre au groupe de continuer à exister. Il s’agit d’une situation difficile qui favorise le désinvestissement.

18 Suite à un temps de retrait et d’introspection où chacun se centre sur lui-même, se sent même exclu du groupe des collègues avec qui il ne peut pas partager ses points de vue, il a tout de même été possible de proposer un temps d’échange entre les équipes concernées autour d’un moment de convivialité afin d’échanger sur le soin et sur ce que chacun entend par cela. Cela a permis aux différents professionnels de se représenter de manière plus efficace le rôle de cette structure et de pouvoir la présenter à leurs patients. Ce fut un temps important qui a permis de repenser l’histoire de l’institution et chacun a pu s’approprier son histoire, son point de vue. Suite à ces échanges, il a même été possible d’inviter un représentant de l’équipe gestionnaire afin de présenter le centre et les difficultés auxquelles l’équipe est confrontée. Les soignants n’arrivent pas à s’identifier dans leur rôle. Cela renvoie à la confusion des limites, que nous avons pu constater précédemment quand les soignants se sentent obligés d’intervenir dans la vie personnelle des patients. « Dans ces institutions, la légitimation des pratiques est, en effet, une nécessité structurale, au vu des actes professionnels qui vont devoir être produits » (Gaillard, 2009).

Mécanismes des défenses

19 Dans cette équipe sans cesse confrontée à la psychose et à aux processus de déliaison et de désubjectivation, le narcissisme des soignants est attaqué par la pathologie des patients. L’équipe est confrontée à ce qui est « insaisissable ». Tous ces éprouvés douloureux renvoient au désarroi, à l’impuissance, à l’impensable et entravent la pensée du groupe et la possibilité de penser en groupe. La parole est difficile, le groupe est passif. Il semble ainsi se nourrir d’excitation afin d’échapper à des vécus trop douloureux de l’ordre du chaos. Enfin, il devient tout de même possible de se réunir autour de cette « incapacité à faire » et de l’incompréhension qui permet au moins de donner une forme à ce qui devient traumatique. Il est intéressant de constater que nos observations concernent à la fois le groupe des soignants et le groupe des patients. Il y a une ressemblance entre les mouvements psychiques par lesquels les deux groupes sont entravés. Il y a également une faille important du côté de l’institution qui n’arrive pas à garder sa fonction de métacadre. Elle ne parvient pas à contenir et, au contraire, elle fragilise davantage les soignants en les menaçant de fermer le centre puisque celui-ci ne servirait à rien.

20 Suite aux travaux de P. Roman, nous pouvons repérer trois modalités défensives paradoxales dans le groupe des patients qui entrent en résonance avec le groupe des soignants. Nous constatons un déni et une idéalisation, manifestés autour de l’investissement par les professionnels d’un projet de soin. Celui-ci s’appuie sur un déni de la réalité de la souffrance que la rencontre entre les usagers et les institutions mobilise. Nous observons un mode de fonctionnement qui se cristallise autour de la toute-puissance et la toute-impuissance, comme nous avons pu l’évoquer à propos des vécus douloureux des membres de l’équipe, mais aussi autour d’une oscillation entre les objectifs idéalisés de la part des soignants et les mouvements de dévalorisation des usagers et de l’engagement professionnel auprès d’eux. Ils sont considérés comme des « mauvais enfants » et nous donnent l’impression que nous sommes de « mauvais parents ». La vie de ces deux groupes s’organise sur le mode du clivage et la perversion. Elle est marquée par une forme de violence proche de la violence fondamentale décrite par J. Bergeret (1984) où il n’y a qu’une place dans la confrontation moi-toi. L’un des deux doit disparaître pour assurer la survie de l’autre. Dans cette configuration, on assiste alors à une collusion, au sein des organisateurs psychiques inconscients de l’institution, des équipes et des patients et ces groupes s’organisent autour de « dépôts syncrétiques [2] » (Bleger, 1967).

Restauration de la capacité de contenance

21 Pour cette équipe, l’enjeu est de mettre des mots sur ce qui désorganise et touche profondément le narcissisme, de restaurer le lien permettant l’expression des représentations et des émotions mais surtout de travailler sur la notion d’accueil et de contenance primaire. « La fonction à contenir pourra se définir comme la position psychique à adopter et à mettre en œuvre sur le terrain, dans l’intersubjectivité, pour recevoir et transformer des souffrances très primitives » (Mellier, 2005). Ce sont tous ces éléments et les « contenus » non matérialisés qu’il est important de contenir. « La fonction contenante serait la fonction qui permettrait le repérage d’une dimension psychique car, par définition, elle peut contenir, « faire se rencontrer », ce qui autrement s’éviterait, resterait dans l’indifférencié ou qui s’exprimerait dans un « hors psychique », dans des champs ou à des niveaux trop différents pour se conflictualiser. Ce qui n’arrive pas à se mettre en conflit résulterait d’une absence de différenciations suffisamment claires entre les deux voies du double étayage de la psyché, le corps et le groupe, ou autrement dit, le soma et sociétal ». Les dispositifs propres à soutenir une fonction à contenir devraient permettre une mise au travail des processus de différenciation et de figurabilité de l’affect (Mitsopoulou, 2015). Pour traiter la problématique psychique très archaïque, il faut passer par les processus de différenciation, sortir de l’amalgame qui ne fait pas sens. La conflictualité archaïque a du mal à s’inscrire directement dans le langage, elle s’exprime alors par l’affect ; celui-ci reste ancré dans le corps, loin de la pensée, loin de la symbolisation. Le passage de l’affect à l’émotion illustrerait la transformation que crée le travail de contenance. La fonction à contenir concerne la construction « des capacités propres du bébé à penser », elle concerne également les soins qui lui sont prodigués par ses parents, sa famille et par le lieu d’accueil. Il y a ici tout un « emboîtement » des différents niveaux de la fonction à contenir : individuel, familial, groupal et institutionnel que nous retrouvons dans la clinique. La question du pare-excitation (Freud, 1920) dont la fonction est de filtrer les excitations provenant du monde extérieur et de protéger l’individu de celles-ci est l’origine de ce que Bion développe par la suite autour de la capacité de rêverie maternelle. D.W. Winnicott rajoute une dimension intéressante avec l’importance d’un environnement contenant : la fonction d’une mère suffisamment bonne qui a les capacités de holding, handling, presenting object, donne tout son sens à la fonction alpha bionienne.

22 Par « fonction contenante », j’entends la fonction à contenir, le lien qui se crée entre contenant/contenu. R. Kaës utilise l’expression de « fonction conteneur » pour souligner l’aspect actif du processus. Cette fonction est en lien avec le processus de transformation proposé par W.R. Bion qui insiste sur l’importance de la fonction alpha qui arrive à transformer les éléments bêta. Paul Fustier (1987), parlant des professionnels travaillant en institutions, met l’accent sur l’importance de cette fonction. Il souligne le fait que « lorsque les éducateurs ne supportent plus trop d’éléments bizarres ou violents venus des jeunes dont ils s’occupent, ils les leur renvoient directement et sans transformation. Les éducateurs ne sont plus alors en état de contenir ni de métaboliser les éléments bêta (en provenance des enfants) par lesquels ils se sentent bombardés. Alors peut s’organiser un « groupe » comme cible de substitution permettant aux éducateurs de modifier la trajectoire des éléments bêta, en les renvoyant en direction du « groupe » ou du psychiste qui y intervient. Il est alors demandé au groupe et au psychiste de contenir cette folie et cette violence, de tenter de faire des liens, de donner du sens que les éducateurs s’approprieront » (Fustier, 1987), d’où la nécessité de proposer des groupes d’analyse afin de restaurer cette fonction.

23 Pour revenir à notre situation, dans ce « groupe de travail » au sens de Bion, où les professionnels se rassemblent autour de la même tâche et se confrontent à la vie imaginaire et fantasmatique du groupe qui devient un arrière-fond, il serait intéressant d’essayer de faciliter la prise de conscience de ces difficultés. Ce travail pourrait permettre au groupe de travailler sur ses capacités d’accueil, pour pouvoir devenir le réceptacle de ces éléments qui opèrent par diffraction dans le groupe en « s’appuyant » sur les caractéristiques propres à chaque participant et en « modifiant », ou mieux en « transformant » son point de vue. La fonction à contenir s’appuie sur un travail psychique permettant de métaboliser des tensions en éléments éprouvés dans et par des processus intersubjectifs, groupaux, vivants.

L’importance de l’analyse de la pratique

24 Dans des situations similaires, il est nécessaire de proposer des temps communs de réflexion, un temps tiers où les professionnels peuvent se rencontrer pour déposer, mettre en lien ou non, partager leurs points de vue. L’émergence d’une parole échangée sur la pratique permettrait d’apporter un éclairage sur les processus en jeu. Plus précisément, le groupe d’analyse de la pratique pourrait mettre en évidence les registres les plus « primaires » de la sensorialité et de l’affect et mobiliser les processus de la symbolisation primaire (Roussillon, 2000). Dans un temps dédié à ce travail d’élaboration, dans un « dispositif analysant », selon l’expression de R. Roussillon, le groupe aurait la possibilité de contenir des éléments issus de la pratique mais aussi de les rendre figurables. Ces temps de travail sont primordiaux car le groupe a la possibilité de mieux tolérer les tensions extrêmement fortes portées par l’institution qui est confrontée à des pathologies de déliaison qui se déplacent et qui contaminent l’espace psychique des groupes de professionnels. L’enjeu principal pour notre équipe serait d’instaurer un espace de jeu suffisant au sein de ce groupe pour à la fois penser et reconnaître la souffrance des usagers sans être dans le clivage, mais aussi pour lâcher prise et trouver la possibilité d’échanger et de prendre plaisir au « penser-ensemble ». L’articulation des différences favoriserait la mise en sens (sens du soin, de la prise en charge, sens professionnel), sens qui, au quotidien, finit par être perdu. Durant ces temps d’élaboration, les sujets auraient la possibilité de développer leur réflexivité. Ce travail des équipes favoriserait l’investissement des usagers qui seraient accueillis par des équipes mieux ajustées, moins en écart avec l’institution. Ayant mieux intériorisé le projet de soin, les équipes pourraient désormais réintroduire la clinique au centre de leur préoccupation en s’accordant sur une bonne rythmicité. Pour les professionnels, il est très important d’avoir une représentation commune du projet de soin auquel ils pourraient s’identifier et qu’ils pourraient intérioriser comme partie constituante de leur cadre interne. Cela aiderait à restaurer la professionnalité et à se sentir reconnu dans sa tâche. En effet, la reconnaissance par autrui est indispensable car son absence renvoie le soignant à la solitude de la folie, appelée « aliénation mentale ». La reconnaissance du travail permet à la solidarité de fonctionner, en mettant de côté les contradictions internes et les ambiguïtés. Les conflits suscités par la rencontre avec le travail devraient être débattus sans être vécus comme catastrophiques.

Conclusion

25 Les nouvelles formes de management, et notamment l’évaluation des performances, ont pour conséquence « la déstructuration » (Gernet, Dejours, 2009) des liens intersubjectifs au travail. Les professionnels se retrouvent seuls et fragilisés quand ils ne peuvent plus compter sur la solidarité de leurs collègues alors qu’ils sont face à une institution qui ne peut plus assurer la fonction du métacadre. Il nous paraît essentiel pour les équipes d’avoir à leur disposition des moments de travail conçus spécifiquement pour accueillir, transformer au mieux les agirs pulsionnels mortifères que chaque institution porte. Ainsi conçue, l’analyse des pratiques ouvre un espace de transformation des liens au sein de l’institution et de la professionnalisation où le groupe peut assurer pour chacun une fonction de soutien.

26 Dans ce travail de l’après-coup, les professionnels ont la possibilité de partager et de se retrouver autour des représentations groupales qui guident leurs pratiques. Dans ces moments de réassurance professionnelle, la restauration de leur narcissisme permet une ouverture en aménageant le cadre qu’ils proposent pour mieux répondre aux nouvelles possibilités de contenance des équipes et des praticiens. Les dispositifs analytiques de groupe offrent un soutien aux processus de mise en figurabilité et favorisent les différentes modalités d’élaboration.

Bibliographie

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : psychose, institution, transformation, Analyse de la pratique

Date de mise en ligne : 06/12/2018.

https://doi.org/10.3917/rppg.071.0213

Notes

  • [1]
    « Les organisateurs psychiques du groupe sont constitués par les principes, les processus et les formes associés de la réalité psychique inconsciente qui opèrent dans l’assemblage, la liaison, l’intégration et la transformation des éléments composant un groupe » (R. Kaës, Le groupe et le sujet du groupe, Paris, Dunod, 1993, p. 190).
  • [2]
    Le terme « dépôt syncrétique » est utilisé par J. Bleger pour considérer comment le cadre lui-même est le « récepteur » de la symbiose, c’est-à-dire qu’il est le dépositaire des parties les plus primitives et indifférenciées de l’institution. Le groupe d’analyse de la pratique est investi inconsciemment comme un réceptacle des processus les plus primitifs qui y sont déposés.
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