Couverture de RPPG_071

Article de revue

Phénomènes d’emboîtements dans les groupes : aspects cliniques et méthodologiques

Pages 167 à 176

Notes

  • [1]
    À lire par ailleurs O. Avron (1994, 1996).
  • [2]
    Projet d’un groupe de recherche dans le cadre conjoint de l’association Transition et du Laboratoire pcpp, Université Paris Descartes.

1 Nous souhaiterions dans ce travail montrer comment un groupe peut constituer un espace d’exploration de la vie psychique. Il s’agira de penser le groupe comme un lieu favorable à l’émergence de certains phénomènes mais aussi comme un lieu dont les qualités spécifiques rendent l’analyse de ces phénomènes possible.

2 Il sera donc question ici d’une méthodologie d’exploration pas seulement dans un groupe mais par un groupe. Nous préciserons ainsi comment, dans un cadre de recherche ou de formation, la situation d’un groupe de professionnels peut devenir un outil d’exploration partagé.

3 Cette réflexion s’inscrit dans la continuité et dans la filiation d’un groupe de recherche conduit par Édith Lecourt et Ophélia Avron durant plusieurs années. Nous en présenterons succinctement le travail puis deux courtes illustrations nous permettront d’aborder les phénomènes d’« emboîtements » et les enjeux cliniques et méthodologiques qu’ils soulèvent.

Hypothèses de travail / hypothèses de recherche

4 Ophélia Avron nous a quittés le 2 octobre 2013. Cet article voudrait très modestement lui rendre hommage. Son départ signa la fin d’un groupe de recherche qu’elle coanimait avec Édith Lecourt dans le cadre de la sfppg depuis de nombreuses années. Cette présentation est un maigre témoignage de la richesse et de la densité de ces journées de travail qui ont longtemps soutenu pour moi un certain nombre d’hypothèses et de réflexions. Ophélia Avron nous invitait, telle qu’elle était, à partager sa curiosité pour la vie psychique et à y participer en groupe très activement. Plus qu’un enseignement théorique [1] elle nous a laissé avec toute sa vivacité une façon de concevoir la clinique et la recherche comme les deux facettes d’une même discipline attachée à l’exploration et la compréhension de la psyché.

5 Une des questions posées dans ce groupe portait sur la clinique groupale et son exploration. Mais, particularité qui en faisait la richesse, nous avons été un groupe proposant l’exploration de son propre fonctionnement comme outil de recherche. Au même titre que l’analyse contre-transférentielle constitue un support de reconnaissance, de connaissance et d’exploration du transfert en situation individuelle, l’analyse des mouvements de notre groupe soutenait l’analyse de la clinique rapportée. Le cadre institutionnel, celui de la sfppg, et le dispositif nous réunissant cinq journées entières par an en garantissaient les conditions favorables.

6 Cette expérience commencée pour moi en 2002, bien que le groupe soit plus ancien, fut une découverte majeure : nous pouvions mettre mutuellement l’analyse de groupe au profit de la recherche, sans être ni dans un but thérapeutique, visant une évolution personnelle, ni un objectif de formation comme cela aurait été le cas dans une supervision.

7 Je découvrais dans ce cadre que la façon dont notre groupalité était affectée par une présentation clinique rendait compte très justement d’éléments inconscients propres à cette clinique. C’est ce principe, consistant à analyser comment notre groupe « résonnait » à un autre, qui a constitué durant ces années une de nos hypothèses. Elle fut bien plus une hypothèse de travail qu’une hypothèse de recherche. Nous l’avons explorée comme un à priori plus ou moins partagé implicitement et la fin du groupe avec le décès d’Ophélia Avron n’a pas permis de questionner cet implicite aux accents d’un « ça va de soi » plein de malentendus.

8 Nous avons en même temps fait évoluer au fil des années une méthodologie qui nous a permis de percevoir ces phénomènes sous différents angles. Ma perception aujourd’hui est celle d’une exploration conjointe et simultanée de quelques propositions régulièrement débattues et des méthodes pouvant les mettre en évidence.

9 Probablement y avait-il pour Ophélia Avron et ce groupe de multiples raisons à laisser ces évolutions méthodologiques mouvantes, à les transformer sans trop chercher à savoir pourquoi, et à faire évoluer un cadre de travail sans pouvoir aller jusqu’au bout d’une analyse méthodologique. Garder ce groupe vivant en mettant constamment sa méthodologie en mouvement était une visée assez explicite d’Ophélia Avron qui lui ressemblait bien. Ces modalités de travail portaient de fait l’accent sur ces évolutions, l’expérience, la mise en débat et un plaisir que nous avions d’être ensemble. Peut-être, sans trop savoir s’il s’agit d’un fantasme ou d’une réalité, ce plaisir aurait-il pu être altéré par une recherche plus rigoureuse de résultats ?

10 Nous avons de ce point de vue rendu complexe, voire difficile, une communication de notre travail qui aurait supposé de préciser plus clairement une méthodologie en l’arrêtant temporairement selon un des schémas classiques que l’on connaît des recherches universitaires et qui aurait vu, par exemple, se succéder des hypothèses, une expérience et son analyse.

11 Le projet, peu de temps avant la mort d’Ophélia Avron, était de repenser notre dispositif de travail sous un angle plus proche de la recherche, faisant se succéder une problématisation des questions, ce que nous faisions constamment, une formulation de quelques hypothèses dont découlerait un dispositif méthodologique apte à mettre en évidence les phénomènes que nous souhaitions explorer. J’avais à l’époque et à la demande du groupe rédigé une note en ce sens, prenant peut-être à contre-pied cette mobilité constante en cherchant à « opérationaliser » notre travail, quitte à forcer exagérément les traits pour en dessiner plus librement la forme par la suite.

De quels phénomènes parle-t-on lorsque nous parlons d’emboîtements ?

12 Le terme prête à confusion et son emploi est polysémique. Il est très souvent employé pour désigner des rapports que certains espaces de groupe en institution entretiennent entre eux. Des espaces contigus, croisés, qui se recouvrent partiellement ou en totalité ou qui, encore, sont contenus par d’autres. Il peut s’agir, pour les personnes accueillies, d’un ou plusieurs dispositifs qui organisent une prise en charge institutionnelle mais aussi, pour les professionnels, des différentes appartenances et groupes de travail qui soutiennent et organisent les activités de chacun. Si ces espaces peuvent être pensés, pour des modalités de représentation évidentes, dans leur versant externe (des personnes dans des lieux et des temps divers et particuliers) il s’agira plus pour nous de penser leur dimension intériorisée en termes d’appartenance (Rouchy, 1998) et les fonctions psychiques qu’ils occupent.

13 Sont ici convoqués les rapports entre cadres et métacadres, le jeu des différentes enveloppes institutionnelles entre elles, la conflictualité et les synergies qui existent entre des appartenances multiples et les logiques, les règles, et les idéologies qui sous-tendent chacune d’entre elles.

14 Dans le cadre de notre dispositif de recherche, inscrit dans la sfppg, et bien que toutes ces questions se posent ici, nous parlerons plus spécifiquement d’emboîtement comme la succession, dans le temps et l’espace, d’un groupe contenu par un autre, lui-même contenu par un autre, etc. Ces emboîtements désignent à la fois un cadre de travail particulier et les phénomènes qu’il met à jour. La situation courante est celle d’un groupe de professionnels dans un cadre institutionnel disposant d’un espace de penser destiné à réfléchir et élaborer une clinique issue d’un autre groupe dans lequel celui qui présente est couramment partie prenante sur le plan transféro-contre-transférentiel.

15 Décrire et rendre compte de ces phénomènes est un défi parce qu’il relève du vivant et de la réalité psychique. Nous avons néanmoins la chance qu’en groupe une expérience clinique puisse être partageable, même si cette expérience présente toujours une double valence individuelle et groupale. Comment se lie, se délie et se relie, se noue et se dénoue le « propre à chacun » et le « collectif » aura toujours été un des enjeux majeurs de notre groupe de recherche. Deux moments peuvent illustrer, nous espérons de façon parlante, ces phénomènes.

Sybille et l’ambiance glacée

16 Dans le premier moment, je suis dans le groupe depuis quelques mois et notre dispositif comporte à cette époque un temps d’exposé clinique suivi d’une discussion collective avec l’ensemble des participants.

17 Nous explorons la clinique mais aussi une méthode d’observation dans laquelle deux observateurs désignés notent l’ensemble de la présentation suivie d’une discussion. Les rôles sont répartis, comme pour mieux dissocier ce qui se conjugue et s’entremêle couramment sans pouvoir être distingué : un observateur est chargé d’observer et de noter le contenu des échanges, un autre note la « dynamique de groupe ». Je me propose pour cette dernière, enthousiaste d’explorer cet aspect à cette place-là.

18 Entre les deux séances de travail, les deux comptes rendus sont adressés à l’ensemble des participants et nous revenons à la journée suivante, c’est-à-dire un mois et demi après, sur la présentation-discussion à la lumière des deux comptes rendus, des souvenirs de chacun et de leurs rapports réciproques.

19 La présentation est ce jour-là celle d’une séance de supervision d’un groupe d’éducateurs. Notre collègue, que nous appellerons Martin, nous rapporte une séquence au cours de laquelle est discutée la situation de la petite Sybille âgée de 9 ans. Les éducateurs sont dans une incompréhension qu’ils tentent de résoudre. C’est aussi mobilisé par cette incompréhension que Martin nous rapporte cette séquence.

20 Je réduis la vignette pour des raisons de confidentialité à l’essentiel du fil que je souhaite poursuivre : au cours de la présentation dont j’observe la dynamique, un participant, puis deux puis un troisième se couvrent de leur manteau. Un vent glacé semble parcourir le groupe alors que la température n’a pas bougé. Ce froid va non seulement s’abattre sur chacun, ce que l’observation visuelle et mes propres sensations mettent en évidence, mais il va aussi imprégner les échanges de la discussion d’une distance relative, qui sera désignée à l’analyse comme un froid mêlé d’incompréhension entre nous. Parmi toutes les réflexions qui seront échangées après coup, le froid sera analysé comme une des questions non perçues ou non formulées dans le groupe qu’anime Martin, en rapport avec des carences dont souffrait cette enfant sous couvert des troubles du comportement et de leurs répercussions sur le travail éducatif.

21 Que peut-on penser de ce froid ?

22 L’hypothèse que nous formulons ici est posée a posteriori mais l’expérience s’est vérifiée plus d’une fois par ailleurs : la dynamique du groupe-réceptacle traduit la mise en forme psychique groupale d’une sensorialité non métabolisée du groupe rapporté, ici le groupe éducatif porté intérieurement par Martin.

23 Dans une première analyse, on pourrait dire que Martin se fait le « porteur », le « rapporteur » et le « messager » à son insu d’éléments en souffrance, comme peut l’être une lettre en attente, issus du groupe dont il souhaite nous transmettre « quelque chose ». Il ne s’agit pas bien sûr du groupe en lui-même mais de ce que Martin peut s’en représenter et en vivre. Il nous donne, pourrait-on dire, ce groupe à vivre à son insu comme une énigme à résoudre. Et il nous livre là aussi bien les représentations qu’il en a et ce qu’il transfère sur ce groupe, qu’une dimension inconsciente du groupe qu’il anime et qui l’anime.

24 À la croisée de différents espaces et des mouvements qui le parcourent, le groupe de recherche travaille psychiquement avec ce que le clinicien appréhende du groupe communiqué dans sa positivité, c’est-à-dire ce qu’il perçoit, élabore et pense de façon singulière mais aussi dans sa négativité ; et c’est bien ce qu’il ne perçoit pas, ne voit pas ou n’élabore pas qui apparaît dans le groupe de recherche de façon surprenante, inattendue et parfois dérangeante, faisant de notre groupe un espace d’émergence d’éléments inconscients.

25 Dans la situation présente, on peut s’interroger sur les modalités de transmission par lesquels un contenant est affecté par son contenu. L’emboîtement est là : le groupe d’éducateurs affectés, interpellés et questionnés inconsciemment par Sybille dans le cadre de sa prise en charge, Martin affecté par le groupe d’éducateurs dans le cadre de son dispositif de supervision, enfin notre groupe affecté par Martin dans le cadre de notre dispositif de recherche.

26 Dans ce jeu de contenance en cascade, nous avons pensé en première analyse que ce sont les « restes » de l’élaboration, les « scories » du travail psychique ou des « souffrances en attente » qui viseraient à être traités dans un autre espace, dans un autre contexte, à un autre moment. Un autre modèle nous inviterait aussi à penser l’adhésivité des éléments ambiants et des sensations flottantes qui participent à l’enveloppe de groupe ou son environnement sans pouvoir être représentés. Et ce ne serait que dans un autre espace qu’il pourrait l’être.

27 Pour reprendre la pensée de J. Bleger (1966), ce qui adhère au cadre ou, autrement dit, est immobilisé en dépôt à C-1, trouve (re-trouve ?) une certaine mobilité lorsqu’il est contenu dans un autre espace et un autre temps à C.

28 L’ambiance gelée, quand elle apparaît, se fait sentir et peut être analysée. Elle constitue à ce titre un éveil élaboratif pour réchauffer en quelque sorte psychiquement des éléments en quête d’un espace pour devenir vivants, c’est-à-dire leur donner une valence émotionnelle.

29 Cette ambiance témoigne-t-elle plus spécifiquement de Sybille et de sa famille, du groupe d’éducateurs réunis par Martin, de Martin lui-même dans son rapport au groupe, ou de notre propre groupe dont Martin serait le porte-voix ? La réponse à cette question importe peut-être peu au regard de la qualité et l’intérêt de l’analyse quand elle a lieu. Celui qui présente son groupe, quand il peut être nourri de l’écho ou de la résonance du groupe de recherche, s’en trouve transformé. À ce titre, les effets d’un emboîtement ou d’une « contenance en cascade » sont bien à penser dans les deux sens. Et bien que ces effets en retour soient complexes à décrire, le travail d’une supervision nous le montre assez bien.

30 Le modèle de la fonction alpha peut ici être aisément convoqué. Cette fonction, dont disposent les groupes qui pensent et qui répondent à des conditions que nous aborderons un peu plus loin, est ici mise au service de la connaissance compte tenu du cadre dans lequel le groupe est réuni.

31 Ces mouvements emboîtés ou contenances en cascade et leurs défauts sont aussi à penser dans d’autres contextes. Il en va ainsi des réunions de synthèse en institution par exemple où la dynamique des échanges entre professionnels à un moment donné témoigne de la vie psychique du sujet dont une équipe discute et de ce qui n’a pas encore trouvé de mobilité en lui mais à l’intérieur d’un groupe qui le contient.

La disparition du psychologue

32 À un autre moment du groupe, antérieur au précédent, je présente la vignette clinique d’un groupe thérapeutique dans un service d’hospitalisation en psychiatrie adulte. Je suis psychologue dans le service et le travail d’équipe est très dégradé. L’analyse après coup des notes des deux observateurs, selon la même répartition des rôles, nous permettra de percevoir ce qui dans la discussion est passé inaperçu aux yeux de tous : je vais littéralement disparaître des débats que ma présentation a ouverts alors que quelques personnes vont s’animer d’une discussion sur des questions d’hospitalisation. Nous remarquerons à l’analyse qu’ils sont tous médecins.

33 Ici apparaît une scène qui rend compte d’un élément important de mon rapport à la vie institutionnelle et de la vie de cette équipe à ce moment-là : celle de mon effacement en tant que psychologue, conjointe de l’annihilation de la vie psychique dans le service, mouvement dont je ne mesurais ni l’ampleur ni la place.

34 Je pensais présenter des questions touchant la clinique des groupes de psychotiques que j’animais et me voilà, malgré moi, faisant apparaître mes efforts désespérés, dont je n’avais pas conscience de l’intensité, pour exister dans cette structure et dans cette équipe.

35 Si l’inconscient est toujours là où l’on ne l’attend pas, l’histoire de notre groupe a pu réserver des surprises assez étonnantes et parfois bouleversantes pour celui qui présentait. Ce qui se passe ici dans le groupe de recherche, pas toujours concordant à ce qui se dit, se déploie sur un registre psychodramatique : les rapports que j’avais dans cette équipe se mettent en scène sans pouvoir en dire quelque chose sur le moment puisque pris moi-même, comme mes collègues de discussion, dans la scène. Et c’est bien un dispositif collectif d’observation et d’analyse qui permet de faire apparaître ce qui se théâtralise.

36 On peut penser que l’intensité de ce qui se rejoue alors tient à une conjonction dans laquelle s’associent une scène personnelle, une configuration d’équipe dans laquelle le psychologue n’a de place que très à la marge et la disparition psychique ou la non-existence dont souffrent certains patients hospitalisés, inanité et inexistence qui trouvent à la marge de mon propre espace un lieu de dépôt dans l’attente de leur transformation. À ce titre, ce qui se joue dans le groupe de recherche, dans l’équipe du service, dans la clinique du groupe rapporté pourrait être : « l’un fait sentir l’inexistence de l’autre et de sa vie psychique » et nous sommes là dans une clinique de la psychose dont P.-C. Racamier (2001) a pu développer les dimensions relationnelles, groupales et institutionnelles.

37 La clinique rapportée est ainsi toujours celle d’un point de nouage entre la subjectivité de celui qui présente, la subjectivité du groupe présenté auquel le clinicien participe consciemment et inconsciemment et la subjectivité du groupe accueillant. L’importance du cadre est ici à rappeler car c’est bien lui qui détermine l’objet d’analyse et l’orientation du travail qui pourrait autant aller vers l’analyse de groupe à des fins personnelles, que la supervision, la régulation d’équipe, l’exploration scientifique ou la formation professionnelle.

Processus mis en évidence

38 L’hypothèse de travail que nous explorons consiste à penser que ce sont les effets subjectifs d’une présentation qui rendent compte d’une subjectivité méconnue, refoulée, déniée d’un groupe rapporté. Ces effets dans un groupe entendu comme un ensemble subjectif peuvent être des effets individuels. En ce sens, dans la présentation de Martin, chacun a froid, identifié à la désaffection dont Sybille souffre. Mais ce sont, à notre sens, les effets groupaux qui témoignent de la groupalité. L’ambiance, la dynamique de groupe, des configurations de lien deviennent alors une des voies d’accès et de transformation d’une réalité psychique non accessible par ailleurs et qui a besoin d’un groupe pour la rendre lisible à condition que ce dernier se prête à être la « chambre d’écho » ou la « caisse de résonance » d’une clinique de groupe. Et ces effets portent autant sur des formes de sensorialité partagée, des tonalités affectives, que sur ce qui se passe, se théâtralise ou se met en scène sur un plan interpersonnel.

39 Si l’on aborde ces phénomènes par le champ du discours, la présentation et les éléments qu’elle contient sont un palimpseste : c’est plus particulièrement sous cet angle que Jean-Pierre Vidal (2002, 2007) analyse ces phénomènes. Le récit devient une « œuvre dont l’état présent peut laisser supposer et apparaître des traces de versions antérieures ».

40 L’accent est ici mis sur un scénario transformé d’une version à une autre, d’une présentation à une autre. On retrouve ainsi autant les déformations propres au « téléphone arabe » que la mise en lumière de traces anciennes et enfouies, ou de restes mis en lumière par une nouvelle lecture.

41 Sur ce plan, l’apparition ou la réapparition d’éléments nouveaux est-elle le produit de sa mise en récit par un sujet, autrement dit sont-ils apportés et portés par l’énonciation de celui qui s’en fait le messager, ou la mise en récit n’est-elle qu’un support à l’émergence de ces éléments en attente dans la psyché de celui qui en est porteur ?

42 J’insisterai sur la dimension dynamique et topique de ces phénomènes. En quoi et comment d’un espace à un autre, d’un temps à un autre, des éléments de la « matière psychique » (pour reprendre les termes de R. Kaës), allant d’un scénario fantasmatique dans ces composantes les plus élaborées à une trame énergétique et sensorielle ou une ambiance, sont-ils susceptibles d’apparaître ou de réapparaître sous un jour nouveau dans un autre groupe ?

Enjeux cliniques et méthodologiques

43 Un des enjeux majeurs de la compréhension de ces phénomènes, outre les aspects théoriques et métapsychologiques qui seraient à développer, est selon nous l’usage que peuvent en faire les cliniciens du groupe dans leurs différents espaces de travail et dans différents cadres.

44 L’« usage » de ces hypothèses de travail s’applique autant à une clinique des dispositifs, c’est-à-dire à la méthodologie et la technique qu’un clinicien met en œuvre dans la conception et la mise en place de ses propres espaces de travail qu’à la clinique des séances, à son contenu et à l’analyse de ce qui s’y passe. Un usage qui va donc de l’élaboration d’un cadre de travail particulier à l’écoute, l’analyse et l’interprétation, ces versants étant étroitement liés.

45 Il existe une multiplicité d’espaces dans lesquels ces phénomènes ont lieu. Nous n’avons ici la place que de les mentionner sans en développer les implications.

46 On peut penser à un dispositif thérapeutique de groupe où l’espace ouvert est réceptacle d’éléments des groupes familial, social et culturel de chaque patient. L’articulation entre des emboîtements pluriels et la multiplicité des formes de transfert mériterait à elle seule toute une élaboration.

47 On peut penser aussi à un groupe de supervision ou de formation qui accueille des éléments propres à l’équipe auquel le professionnel en formation appartient ou des éléments propres aux dispositifs qu’il conduit. Sur ce plan, tout processus de formation aux pratiques de groupe repose en partie sur l’analyse des processus d’évolution professionnelle dans l’espace de formation, celui-ci étant un espace de dépôt, de reprise et de remise en scène de ce qui habite le professionnel.

48 Mais on peut aussi penser au cadre d’une recherche dans laquelle une méthodologie particulière mettrait à jour ces phénomènes et permettrait notamment de préciser les spécificités des éléments déplacés ou mis en jeu et les conditions qui rendent possibles l’émergence et l’analyse de ces phénomènes. [2]

49 Sur ce dernier plan, l’expérience du groupe de recherche mené par Édith Lecourt et Ophélia Avron nous a montré quelles pouvaient être les qualités du groupe qui pense cette clinique pour être en mesure de déployer la richesse méconnue d’une présentation.

50 S’il est évident que le groupe doit offrir un cadre garant d’une sécurité suffisante pour que de la subjectivité puisse en constituer une matière de travail, cette sécurité suppose que le cadre soit clairement partagé par tous et que l’engagement et la participation de chacun rencontrent une bienveillance, une confiance et une protection « suffisamment bonne » de l’ensemble. On sera ainsi attentif à ce que des enjeux d’évaluation ou de rivalité institutionnelle soient sinon inexistants, du moins tempérés par l’intérêt supérieur d’une élaboration partagée.

51 En second lieu, nous ne pouvons observer de phénomènes d’emboîtement que si, dans la discussion, l’activité du groupe repose sur la pensée associative. Ce qui apparaît comme une condition sine qua non aux phénomènes de résonance ou d’écho, ouvre en même temps un champ d’exploration pour en saisir les ressorts : en quoi la liberté associative de chacun et ce qu’elle permet d’une co-associativité de groupe mobilisent-ils des processus primaires et une circulation énergétique de façon nouvelle ? Le jeu du déplacement, de la condensation, de la figuration et de la diffraction constitue sûrement un des ressorts mobilisateurs et créatifs des émergences groupales.

52 Le groupe doit par ailleurs « faire groupe » dans une continuité suffisante et une dynamique pouvant évoluer au fil du temps en soutenant sa propre mise en récit. Combien de fois ne sommes-nous pas revenus dans le groupe sur son histoire, l’histoire de ses différentes méthodologies d’observation et l’histoire des participations des uns et des autres. Sans être un lieu de formation, bien qu’il ait pu en avoir des effets, notre dispositif soutenait une transmission. L’actualité de la vie du groupe et de ses questionnements prenait sens en rapport à une histoire partagée, faisant dialoguer entre elles les générations et les versions plurielles, partielles, partiales et conflictuelles de cette histoire vieille de quinze ans.

53 Enfin, un groupe peut-il être un espace d’élaboration sans plaisir d’être ensemble ?

54 Ophélia Avron soutenait très naturellement ce plaisir qui irriguait les liens entre nous. Elle était attentive à ce que chacun trouve sa place et que le restaurant choisi pour déjeuner ensemble propose un menu aux goûts de tous.

55 Un groupe qui m’a nourri donc et continue d’alimenter de nombreuses pensées…

Bibliographie

  • Avron, O. 1994. « Internalisation rythmique : effet de présence », dans Les voies de la psyché. Hommage à Didier Anzieu, Paris, Dunod, p. 285-298.
  • Avron, O. 1996. La pensée scénique. Groupe et psychanalyse, Toulouse, érès.
  • Bleger, J. 1966. « Psychanalyse du cadre psychanalytique », dans R. Kaës et coll., Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod, 1979.
  • Racamier, P.-C. 1978. Les schizophrènes, Paris, Payot, 2001.
  • Rouchy, J.C. 1998. Le groupe, espace analytique. Clinique et théorie, Toulouse, érès, coll. « Transition ».
  • Vidal, J.-P. 2002, « De l’usage analytique des effets de groupe dans l’analyse clinique de pratiques professionnelles », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 39.
  • Vidal, J.-P. 2007. « Les redoublements emboîtés. Le groupe de supervision comme chambre d’échos », Le Divan familial, n° 19, p. 141-152.

Mots-clés éditeurs : emboîtement psychique, ambiances, Dispositif de recherche, observation participante

Date de mise en ligne : 06/12/2018

https://doi.org/10.3917/rppg.071.0167

Notes

  • [1]
    À lire par ailleurs O. Avron (1994, 1996).
  • [2]
    Projet d’un groupe de recherche dans le cadre conjoint de l’association Transition et du Laboratoire pcpp, Université Paris Descartes.

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