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Article de revue

Identification et aliénation

Pages 25 à 37

1 La promotion forcenée de l’individualisme dans notre contexte d’économisme ultralibéral organisé par la pléonexie et l’attaque de tous les métacadres symboliques est à l’origine de ce que R. Kaës a identifié comme le malêtre, déclinaison contemporaine et radicale de ce que S. Freud avait analysé comme l’inévitable malaise dans la civilisation que le néotène humain structurellement voué à la détresse originaire (Hilflosigkeit), à la violence pulsionnelle et à sa dépendance de l’autre, des autres et de l’ensemble doit affronter. Le désenchantement du monde a privé les sujets des garanties transcendantes inscrites dans les grands récits qui les assignaient, pour le meilleur et pour le pire, à une place identifiée et identifiante leur permettant d’advenir dans leur singularité, mais, dans le même temps, les logiques du capitalisme libéral sapaient les étayages symboliques indispensables à la construction du Je et aux dynamiques solidaires du Nous. La conjonction de la violence économique et sociale, des transformations technologiques et culturelles, de la disparition et de la disqualification des anciens cadres et métacadres, organisateurs, principes et valeurs crée une situation nouvelle dans laquelle les incertitudes et les souffrances narcissiques, la normopathie, l’acédie et les pathologies du vide et de l’agir s’imposent comme de nouveaux et insistants syndromes ethniques. Mais aussi déterminant dans la dynamique géopolitique et sa barbarie, le resurgissement du terrorisme comme retour dans l’histoire d’une violence originaire déniée.

2 Quoique toujours différenciées selon les appartenances de classe, culturelles et familiales et les trajets singuliers, l’acculturation et la transmission, la relation au travail et les relations professionnelles, l’inscription dans le lien social et le discours de l’ensemble sont devenues des problématiques désormais douloureuses pour la grande majorité et l’origine des demandes que les sujets, les couples, les familles ou les équipes adressent aux cliniciens, lorsque, du moins, ils sont encore en position de se représenter et d’identifier l’origine de leur malaise. Le « Qui suis-je ? » est désormais la lancinante question qui a succédé au « Que puis-je désirer ? » Tout aussi lancinante et chargée pulsionnellement que la question du désir, mais dans un registre le plus souvent très archaïque, la problématique de l’existence et de l’identité s’impose désormais comme le vertex dominant la clinique. Elle met immédiatement en cause l’économie narcissique, la demande de reconnaissance et la question des liens. Inscrite dans la contextualité sociale-historique, l’interrogation identitaire, qu’elle dérive vers un fantasme d’auto-engendrement ou prétende se résoudre dans une illusion communautariste, exige toujours une vigilante attention pour penser la complexité des différenciations et des articulations entre la subjectivité idiosyncrasique et le sujet du groupe. Comment aujourd’hui penser les confusions ou les clivages entre appartenance et identité ? Quel sens prennent, dans ce contexte, les revendications identitaires, les fanatismes intégristes et communautaristes et la barbarie des passages à l’acte terroristes ?

S’identifier

3 Depuis son origine, la psychanalyse a complexifié la notion d’identité en définissant le processus de subjectivation comme un travail complexe d’élaboration des incorporations, introjections et identifications en jeu dans la constellation et l’évolution œdipienne de chaque sujet dans son groupe d’appartenance. Construite dans la rencontre avec les différences de séparation-individuation, de sexe, de générations et de cultures, étayée sur la fomentation des fantasmes originaires, l’identité, toujours complexe et fragile, se trouve particulièrement malmenée et incertaine dans les contextes de crise et d’anomie, précisément dans les moments où l’on souhaiterait pouvoir s’y arrimer. D’emblée, la pensée freudienne a fait éclater les notions métaphysiques d’une identité monadique et d’une définition naïvement naturaliste de l’identité sexuelle pour promouvoir une conception historique, processuelle et dialectique d’une identité toujours en devenir et travaillée par la pulsionnalité, le langage et la relation à l’autre, aux autres et à l’ensemble, toujours affectée par le conflit et l’incomplétude, et originairement marquée par le manque et la perte. La pluralité des personnalités psychiques (S. Freud), le développement des cliniques de l’intersubjectivité et du lien, l’exploration des configurations groupales de l’inconscient et des modalités de l’emprise amènent aujourd’hui à penser la question de l’identité dans une approche renouvelée de l’aliénation, et singulièrement, dans la mise en travail des résonances et des effets d’après-coup de l’aliénation primaire subjectivante (stade du miroir et énoncés identifiants de la violence symbolique primaire) dans et par les abus destructeurs d’une violence symbolique secondaire destructrice du contrat narcissique ou expression de sa faillite radicale, parfois jusqu’au retour de la violence fondamentale.

4 Alors que l’idéologie dominante l’a pratiquement fait disparaître de la pensée politique et même parfois de la sociologie académique, la question de l’aliénation fait retour massivement dans la théorie et la pratique de la sociologie clinique, des analyses de la souffrance au travail et du management, de la théorisation des embrigadements sectaires et fanatiques et de la perversion généralisée du lien social. Au-delà des régressions victimologiques ou de l’enfumage par la fausse problématique des risques psychosociaux, de très réelles maltraitances et souffrances, de nouvelles impasses psychiques et de nouveaux symptômes viennent interroger nos certitudes et solliciter notre écoute. Le coût de l’excellence (N. Aubert, V. de Gaulejac), la souffrance en France (C. Dejours), la fabrique de l’imposture (R. Gori), la mélancolisation du lien social (O. Douville), les dépressions, burn-out et suicides au travail (D. Lhuilier, M.-F. Irrigoyen, M. Pezé), la généralisation de l’acédie (E. Diet) comme les fuites dans les revendications identitaires, les communautarismes, les folies intégristes ou les addictions légales ou illégales sont autant de symptômes qui, dans leur diversité, trahissent et traduisent les maltraitances qui malmènent les sujets de notre société. Mais le plus souvent, l’aliénation imposée à l’identité subjective est précisément, dans la déliaison qu’elle met en œuvre, d’autant plus destructrice qu’insituable, difficilement mentalisable, pensable ou dicible (P. Aulagnier), qu’elle se banalise en normalité et normativité socioculturelles, qu’elle se trouve fétichisée en idéal et paradigme de la « bien-pensance » et de la bonne pratique ultralibérales… Dans sa violence délirante, le terrorisme aveugle, anonyme et sans limites vient bouleverser le quotidien du vivre ensemble, subvertit le lien social et interroge radicalement nos représentations et conceptions de l’humanité et de la subjectivité. Dans le même temps, l’horreur et son obscénité viennent réinterroger les bonnes consciences humanistes des acculturations destructrices. Mais que montre et démontre le monstre par et dans son agir destructeur ?

5 De quelque manière qu’on la définisse, la fracture originaire dont l’identité est marquée par l’inconscient se décline dans les différentes figures du manque et du manque du manque, les angoisses de castration et les craintes d’effondrement qui menacent les sujets. Sans pour autant frapper d’obsolescence les conflictualités intrapsychiques et la problématique œdipienne, la question de l’étayage de la subjectivation ne peut plus aujourd’hui faire l’économie d’une analyse contextuelle et d’une interrogation des mécanismes et des processus qui menacent l’intégrité du Je jusqu’à remettre en question les possibilités d’une identité subjective narcissiquement investie et investissable. À l’anomie libérale répondent les états-limites des subjectivités en souffrance dans la pathologie des liens, les dérives de la déliaison ou l’emprise des ligatures. Dans ce contexte, justement, faute de contenants, de cadres et de répondants, la tyrannie de la transparence (J.-P. Pinel) et la revendication – voire la prescription – de l’extimité menacent la pensée et mettent l’identité sous surveillance au nom de la sécurité, de l’hygiène et de la communication. Un subtil état de menace se met en place : la multiplication des normes et des injonctions prescriptives, l’omniprésence des procédures évaluatives, le règne du soupçon d’intention et l’encouragement à la délation « citoyenne » (!) constituent un univers de l’emprise et du contrôle (R. Gori). L’inquiétante étrangeté que donne à vivre une telle transformation des organisateurs et cadres culturels renvoie les sujets à une précarité essentielle, notamment parce qu’elle se trouve souvent remettre radicalement en cause les principes et références structurant le groupe interne et la personnalité modale. La mise en crise des repères symboliques déstabilise les étayages de l’identité et fait ressurgir les angoisses infantiles d’abandon et de persécution, singulièrement par l’attaque de la pulsion d’interliaison (O. Avron) dont la fonction médiatrice se trouve mise en échec : la catastrophe (W.R. Bion) qui vient bouleverser l’économie des liens fait résonner dans l’intersubjectif et l’intrapsychique les mutations à l’œuvre dans le transsubjectif et l’imaginaire social-historique. La violence sans contraintes, limites ni frontières circule entre l’interne et l’externe, créant un état de menace diffus dont quelques attentats spectaculaires viendront actualiser et mettre en représentation la très réelle destructivité. Lorsque la barbarie terroriste semble justifier dans la légitime indignation qu’elle suscite la tentation des régressions sécuritaires, quels abandons, quels traumas et quelles peurs archaïques se trouvent convoqués dans l’identification aux victimes ? Quelles abominables ou terrifiques identifications se trouvent ici sollicitées par l’horreur ? Que devient le sujet lorsque les groupes d’appartenance se fondent et se confondent dans la masse et le troupeau des individus formatés par les médias et le simplisme d’une idéologie dominante et que la brutalité de la barbarie vient faire exploser les cadres régulateurs de la civilisation ? Quelle identité face à l’événement catastrophique pour le travailleur ou le consommateur interchangeable que seules ses capacités financières et sa place dans la hiérarchie sociale différencient encore sur le mode de catégorisation exclu/inclus, dominé/dominant, reconnu/ignoré ?

6 La « pluralité » (Mehrheit) de personnes psychiques évoquée par S. Freud permet de penser l’identité comme la mosaïque subjective des incorporats, introjects et identifications qui ont constitué le sujet dans et par les liens vécus et fantasmés dans ses groupes d’appartenance. L’identité est dans l’histoire et se réalise dans le lien à l’autre, aux autres et à l’ensemble. Elle ne peut rester indemne face à la barbarie qui attaque même l’idée d’un partageable de la condition humaine et ravage, de ce fait, les inscriptions, cadres et repères surmoïques qui ont construit le sujet dans son parcours identificatoire. L’inscription symbolique du sujet dans la culture demeure instituante, mais les régressions narcissiques, les normopathies et les dépressions sont devenues les syndromes ethniques de la société libérale, conséquences de la disqualification des différenciations symboliques (humanité, individualité, sexe, génération, culture) par la marchandisation généralisée, les conceptions bouchère de la filiation (P. Legendre) et charcutière de l’identité (E. Diet). La récusation du Père (J.-P. Lebrun) – à ne pas confondre avec la critique et le déclin du patriarcat – ou l’idéologie du genre (E. Diet) – à ne pas confondre avec les études socio-historiques des définitions culturelles des rôles de sexe et l’analyse de la domination masculine – sont aujourd’hui les symptômes d’un effondrement des organisateurs psychiques et culturels autrefois, et malgré leur ambiguïté essentielle, relativement garants d’une identité suffisamment fiable. Les souffrances psychiques de notre temps sont désormais massivement des souffrances de l’identité que ni les régressions intégristes, ni les volontés d’intégration, ni les retraits communautaristes, ni les tentatives de métissage ne parviennent à contenir et réguler, et c’est pourquoi la violence passe dans les actes. Dans le contexte d’une acculturation anomique, la violence, manifeste ou larvée, légale ou illégale, symbolique ou physique, développe un état et une atmosphère de menace omniprésents qui affectent les sujets au quotidien de leur vie personnelle et publique. Et ce d’autant plus que le malaise ressenti est systématiquement dramatisé et instrumentalisé par les médias dans les registres et les logiques nécessaires à l’imposition et au maintien de la violence symbolique, tandis que de très organisées et systématiques communautés de dénis fabriquent le consentement, empêchent de penser, organisent le faire semblant compassionnel. Les individus, sommés d’être responsables tout autant que libres de leurs choix, se doivent dans le même temps de s’identifier aux modèles prescrits par la société de l’apparence et de la surveillance. Ils sont alors amenés, pour se protéger, à développer des communautés de déni, des clivages et des régressions opératoires dont la fonction défensive se retourne en caution et en soutien paradoxaux des processus pervers dont il s’agissait de se défendre. C’est ainsi que l’aliénation, dans sa double acception psychique et sociale (É. Pouillaude), trouve une fonctionnalité pour les sujets malmenés dans leurs appartenances : elle répond à leur recherche de certitudes étayantes ; et se trouve investie comme ce qui pourrait les préserver des craintes d’effondrement qui les hantent et les menacent dans la banalité des inquiétudes quotidiennes.

Dépendance et reconnaissance

7 De fait, la toujours difficile, complexe et fragile construction de l’identité dans le lien à l’autre, aux autres et à l’ensemble se développe à partir de la matrice groupale du groupe d’appartenance primaire avec ses secrets, ses traumas, ses légendes et ses idéaux. Elle est toujours la précaire et provisoire synthèse des rencontres intersubjectives et des énoncés identifiants qui assignent au sujet une place, une fonction et une individualité historique et sociale dans le contexte culturel, suscitent et activent sa pulsionnalité, dynamisent sa fomentation fantasmatique et sollicitent ses investissements. Toujours marquée par la perte, le manque et la conflictualité, l’identité est inséparable du travail psychique qui la forme et la transforme dans l’économie et la dynamique des liens. Dans la singularité de sa construction, elle se trouve en même temps déterminée par l’inscription du sujet dans l’ordre symbolique qui le légitime dans le discours de l’ensemble, nomme son sexe et sa filiation et assure la singularité de son existence. L’identité se construit dans sa complexité et sa fragilité dans et par les processus identificatoires investis par les pulsions et modelés par leurs destins, mais le devenir psychique ne peut faire l’économie des exemples et des modèles, des prescriptions et des proscriptions qui légitiment ou invalident les choix identificatoires du sujet. L’identification – ou plutôt les identifications – à l’œuvre dans la subjectivation et l’établissement du narcissisme ne peu(ven)t se séparer de l’économie des liens qui contiennent et soutiennent le sujet ; mais, du même coup, elle peut se trouver, comme processus et comme résultat, mise en échec par les ligatures d’emprise, les impossibilités d’investissement ou les récusations que le sujet se trouve à affronter aussi bien dans l’archaïque que dans le registre œdipien. L’assignation projective, le désinvestissement ou l’annulation créent alors les conditions d’une aliénation radicale en détruisant les conditions nécessaires au Je pour advenir. Il faudra ici interroger, dans la suite des travaux de S. Tisseron, le devenir des identifications au temps des réseaux sociaux, des sites de rencontres et des avatars…

8 Pour qui se prend-on ? Pour qui faut-il se prendre ou être pris pour être identifié par et dans le groupe, l’institution ou la société comme le sujet légitime et légitimé d’une pratique, d’un discours ou d’un désir identifiable, identifié et identifiant ? Si l’identification est le sédiment d’un désir dans le lien, que devient-elle quand le désir disparaît et que le lien perd ses étayages, ses organisateurs et ses contenants ? Comment subsiste-t-elle dans l’économie du groupe interne sous la pression des attaques narcissiques, des fantasmatisations obligées et des contrats narcissiques pervers ? Comment les sujets survivent-ils aux disqualifications de ce qui les institue et les constitue dans le registre idiosyncrasique et leur appartenance groupale ? Par quels mécanismes et quels processus résistent-ils à l’obsolescence proclamée ou mise en œuvre de leurs modèles identificatoires, des parcours et des paradigmes dans et par rapport auxquels ils ont, au fil des ans et des rencontres, construit leur identité sexuelle, sociale et professionnelle dans la conflictualité dynamique de leur histoire et de leur fantasmatique œdipienne ?

9 Le travail clinique, individuel ou groupal, nous a appris à reconnaître la force de l’emprise des énoncés et plus encore des énonciations qui assignent, prescrivent et proscrivent les identités, et nous avons appris à écouter, reconnaître, et interpréter les mécanismes et les processus identificatoires par lesquels et dans lesquels se construisent les sujets, leurs manières d’investir ou de désinvestir ce qui les identifie et ce en quoi ils s’identifient, personnes, groupes ou idéaux. Avec leurs conflictualités, leurs ratages ou leurs imperfections, les processus identificatoires mis en œuvre par les sujets dans leurs groupes d’appartenance apparaissent toujours malgré tout dans une dynamique de liaison libidinale subjectivante à laquelle s’opposent les régressions idéologiques où la soumission des sujets à l’idéal, à l’idée et à l’idole au sein du groupe produit une aliénation radicale dans les liens, jusqu’à la perte de l’individuation subjective et de la capacité de penser en nom propre. Dans cette perspective, l’analyse des pratiques sectaires, des indoxications militantes, de l’emprise managériale et des conversions intégristes pose de nouvelles questions pour ce qui concerne le contrat narcissique et les mouvements d’identification, l’investissement de l’idéal et la vie pulsionnelle, la fantasmatisation obligée et l’identité subjective. Dans ces différentes situations, l’adhésion, ou plutôt l’adhérence, au corps et au discours du groupe semble s’opérer sans reste, l’identité personnelle ayant disparu au profit d’une identité d’appartenance définissant l’essence et l’existence du sujet en référence à quelques certitudes imposées.

10 Bien entendu, l’écrasement du sujet par l’idéologie exige elle-même explication, et l’on ne peut se contenter des assertions simplistes selon lesquelles un simple « lavage de cerveau » et quelques séances de conditionnement comportemental suffiraient à produire une nouvelle identité effaçant magiquement tout le travail d’identification antérieur ; inversement, il n’est pas possible – tant du moins que l’on demeure dans le cadre psychanalytique – de faire appel à quelque entité mystico-psychique qui, sous le nom de « Sujet », résisterait noblement à toute influence extérieure et à toute emprise pour se maintenir dans la pure vérité de son désir… Il ne suffit pas d’invoquer La Boétie ou Tocqueville pour échapper au déterminisme inconscient. Si la servitude n’existe que d’être produite et soutenue par l’investissement du sujet, ce dernier est, dans le même temps, condamné à investir, et la servitude, fût-elle secondairement investie dans la relation d’emprise, n’est rien moins que volontaire…

11 Comme le faisait justement remarquer P. Aulagnier, bien loin de souffrir de la capture de sa pensée et de l’effacement de sa singularité, le sujet aliéné ne souffre pas et la renonciation à l’identité est bien plutôt pour lui source de jubilation et de jouissance narcissique. Il proclame à qui veut l’entendre qu’il s’est enfin trouvé lui-même et qu’il se trouve enfin reconnu dans les nouvelles appartenances auxquelles il doit sa délivrance, la découverte de La Vérité et sa nouvelle identité. Sa famille et ses proches consternés et surpris par les nouvelles identifications qu’exhibe le sujet, eux, ne le reconnaissent plus et prennent la mesure de la perte qu’ils constatent. À la mutation identitaire s’ajoute une rupture des liens dans lesquels s’étaient construites et se déployaient les anciennes identifications, les pensées, les valeurs et les pratiques dont elles étaient porteuses.

12 Comment devient-on terroriste, fanatique intégriste, idéologue totalitaire, manager-tueur ? Quelle détresse, quels traumatismes, quelles illusions, quelles déceptions, quelles pertes et quels deuils impossibles sont à l’origine de la renonciation à l’identité dont G. Devereux avait analysé le sens comme impossibilité de soutenir une position subjective personnelle par crainte narcissique, terreur surmoïque et peur de rencontrer l’autre ? Comment la désubjectivation et l’abandon de ses identifications peuvent-ils être investis et l’anonymat opératoire devenir un idéal et l’objet d’un désir frénétique ?

13 Les travaux de P. Aulagnier sur le contrat narcissique et les énoncés identifiants qui soutiennent, définissent et légitiment les identifications, ceux de R. Kaës sur l’appareil psychique groupal, les alliances inconscientes et le malêtre, ceux de P.-C. Racamier, J.-P. Caillot et G. Decherf sur l’incestualité, l’analyse de l’aliénation procédurale par A.-L. Diet rencontrent et confortent les hypothèses et théorisations de B. Chouvier et moi-même dans notre interprétation des dérives et positions sectaires, militantes et fanatiques. Bien entendu, dans l’anomie contemporaine et face aux violences inouïes à l’œuvre dans les attaques contre la civilisation, la pensée et le sens, on ne peut faire l’économie d’une référence aux destins de la pulsion de mort, pas plus que négliger la contextualité géopolitique et la diffusion du terrorisme ou la destructivité silencieuse des secrets, des cryptes et des fantômes qui hantent, dans le transgénérationnel, les familles, les groupes et les institutions ; il est alors possible de proposer, en référence aux différents champs concernés, un schéma général du processus de désidentification et d’aliénation.

L’aliénation comme identification obligée et désubjectivation

14 Le processus d’emprise aliénante se développe en plusieurs étapes que l’on retrouve dans l’ensemble des situations de déconstruction des liens identifiants qui sont l’origine transsubjective des violences opératoires dans leurs différentes réalisations :

15 dans une situation de crise interne et dans un contexte anomique, ou dans une situation de mutation culturelle massive qui remet en question les valeurs, les pratiques et les représentations traditionnelles, le sujet ou le groupe concerné se trouve déstabilisé et doute de ses repères et de ses références, se trouve intellectuellement et affectivement démuni pour affronter la réalité. Il en résulte une angoisse diffuse, un malaise narcissique, une remise en cause des appartenances et des étayages jusque-là fonctionnels pour la vie psychique et le sentiment d’identité subjective ;

16 au sujet en souffrance, atteint par l’acédie et la dépression, on offre un énoncé identifiant magnifique qui lui reconnaît une extraordinaire valeur jusque-là prétendument méconnue à l’aune de sa revendication et de sa demande de reconnaissance bafouées par son vécu quotidien. Au narcissisme malmené ou maltraité, aux exigences de la réalité, aux blessures de la déception par l’idéal et à la violence du surmoi cruel, on oppose le lait et le miel de la séduction narcissique primaire et les promesses d’une identification héroïque comme saint, martyr, chef ou prophète, un retour aux illusions infantiles d’avant la reconnaissance de la castration. Cette assignation à la place de l’élu est formulée par le discours du groupe qui se présente et s’impose à la fois comme le recours bienveillant et le détenteur de La Vérité qui assurera son salut. L’illusion groupale est ici un leurre instrumentalisé pour convaincre et convertir et faire du sujet séduit l’adepte inconditionnel de la Cause ;

17 pour que le sujet renonce à son identité personnelle et abandonne ses identifications familiales, sociales et culturelles, la récusation et la disqualification des porte-parole des énoncés identifiants sont systématiquement mises en œuvre en manipulant l’ambivalence présente dans la relation aux personnes et aux personnages des groupes d’appartenance, et singulièrement du groupe d’appartenance primaire dans lequel le sujet a puisé, notamment dans son parcours œdipien, les modèles de ses identifications et les patterns de son comportement ;

18 ce désétayage de l’infantile est radicalement mis en œuvre par les prescriptions et proscriptions qui annulent les incorporats, introjects et identifications qui ont construit le sujet. Destruction de la langue, attaque de l’ensemble des anciens schèmes de pensée et du sens commun mais aussi des habitus corporels et sociaux sont systématiquement mises en œuvre sous prétexte de formation, de purification et d’initiation, et les incorporats culturels dans, avec et par lesquels le sujet s’est identifié sont invalidés et fécalisés jusqu’à déconstruire sa subjectivité ;

19 c’est sur cette désubjectivation que se trouve réactivée et imposée la violence originaire de la détresse infantile, le vécu terrifiant d’impuissance et d’abandon sans retour ni recours, cette « Hilflosigkeit » qui met le néotène humain sous la dépendance de l’autre. C’est elle qui, dans la régression imposée, donne au conditionnement son efficacité ;

20 l’instrumentalisation de cette déréliction permet alors, sur fond d’une désocialisation réalisée par la répétition rituelle des signifiants-maîtres, des formules et des actes signifiant et incorporant l’allégeance au groupe, de construire sur les ruines de l’histoire personnelle dévitalisée une nouvelle identité à partir des identifications obligées imposées par le nouveau groupe d’appartenance ;

21 le sujet confronté à l’effondrement de ses identifications et de ses liens et à la terrible menace narcissique qu’il comporte se trouve condamné à investir son bourreau comme son sauveur, ce qui le persécute comme ce qui le sauve, ce qui détruit sa pensée comme l’avènement de sa subjectivité. L’identification adhésive au discours de l’idéal et du groupe et aux pratiques qu’ils prescrivent s’impose comme le seul registre encore disponible pour le maintien d’un semblant de subjectivité. Au terme de ce processus de désubjectivation et de désocialisation, le sujet n’a plus pour identité que le faux self opératoire tel qu’il est déterminé dans et par la ligature groupale. Sur la table rase de ses identifications disqualifiées, il survit dans l’agir programmé qui définit et limite désormais son existence dans la soumission incorporée au vouloir, au discours et à la pensée d’un autre – maître, groupe ou doctrine – dont il méconnaît radicalement l’emprise. Le Je est écrasé et envahi par un Moi, un Surmoi et un Idéal du Moi injectés qu’il a dû investir pour survivre. Il méconnaît radicalement la transformation qui l’affecte dans l’exaltation maniaque qu’il met en œuvre pour surmonter l’angoisse de vide et masquer l’impossible deuil de son identité perdue. La revendication et l’exaltation narcissiques s’exhibent dans une hybris triomphante par le paradoxe d’une jouissance produite par le sentiment d’une reconnaissance définitivement obtenue par le renoncement à l’être soi.

22 C’est l’exaltation délirante engendrée par les mirages de l’idéal qui est à l’origine de la désubjectivation, et, à différents degrés, il s’agit toujours de tuer l’affectivité, les mouvements d’empathie et toute pensée personnelle pour faire advenir des agirs robotiques sans aucune place pour le moindre état d’âme, la reconnaissance de l’humanité de l’autre ou le doute. Le bourreau, l’inquisiteur, le manager-liquidateur, l’adepte sectaire, l’idéologue radical, le prédateur économique, et, bien entendu, les intégristes, les sectaires fanatiques et les terroristes de toutes les couleurs agissent avec application leur soumission sans faille à des idéaux aberrants dans lesquels ils pensent avoir trouvé la vérité de leur existence et de leur identité, au point d’y sacrifier sans scrupule ni remords leur vie et celle des autres. Il faut ici comprendre que l’agir monstrueux trouve son origine dans le sacrifice de la raison et de l’affect.

23 Le sujet, sous contrainte et séduction, a ainsi abandonné ses identifications originaires pour adopter une identité d’imposture dans une appartenance mystifiée et mystifiante qui le délivre de la responsabilité de son désir au prix d’une soumission inconditionnelle à l’ordre illusoire qui prétend le protéger de la castration. Bien entendu, l’autorité imaginaire qui, étayée sur le réel, contraint le sujet, trouve la mesure de son efficace dans la force ou la fragilité des identifications premières, la cohérence, l’incohérence et la dynamique libidinale du groupe interne et des groupes d’appartenance, mais aussi le contexte social et culturel et la solidité ou la faiblesse des organisateurs culturels et psychiques. En fonction des histoires singulières, des dynamiques pulsionnelles et des situations particulières, l’aliénation et le destin des identifications pourront prendre différentes formes : personnalités as if et faux self, clivages fonctionnels ou structurels, mise en place d’une économie perverse, opératoire ou psychosomatique, etc. parfois jusqu’à la décompensation psychotique. Mais les différences de réactions, de mécanismes de défense, les possibilités de critique, de résistance et de résilience des sujets dépendent de leur histoire infantile et des fantasmes identificatoires qui ont soutenu leur individuation et leur subjectivation dans le groupe primaire. L’investissement des incorporats culturels et les identifications œdipiennes permettront – ou non – de faire face à l’emprise traumatique dont la destructivité dépend fondamentalement de sa valeur d’après-coup et de sa résonance dans la ou les psychés.

24 Ainsi, l’aliénation peut se définir comme l’incorporation d’une identification forcée mise en œuvre dans un groupe qui a substitué aux liens intersubjectifs hérités du groupe d’appartenance primaire et aux identifications subjectivantes qui ont pu s’y développer l’emprise de ligatures contraignantes. Sur les ruines des identifications primaires, familiales et sociales, disqualifiées et récusées par la séduction incestuelle agie dans le groupe exerçant l’emprise, les sujets, ramenés à la dépendance et à la détresse infantiles, adhèrent sur le mode de l’adhérence et en toute méconnaissance de cause, aux discours et aux pratiques qui s’imposent à eux comme le seul recours possible. Identifiés à l’idéal (religieux, militaire, politique, scientifique, technique…) dans et par lequel ils pensent avoir trouvé le salut et le sens du monde, ils peuvent agir, parce que désaffectés et désétayés de leurs identifications fondatrices, une destructivité opératoire sans honte ni culpabilité, mais au contraire dans la jubilation du devoir accompli.

25 Mais l’histoire nous apprend que les agissements thanatiques ne sont le privilège d’aucun groupe humain ; il serait donc dangereux que la nécessaire condamnation de l’horreur terroriste légitime les violences sécuritaires et les projections paranoïdes et nous amène à méconnaître les violences désubjectivées que nous agissons au nom de la démocratie, du progrès et de la science.

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Mots-clés éditeurs : aliénation, violence, idéal, emprise, désubjectivation, identification, appartenances, ligatures

Mise en ligne 19/05/2015

https://doi.org/10.3917/rppg.064.0025

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