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Article de revue

« Garder les yeux ouverts ! » Point de vue heuristique concernant ce qui se donne à voir ou demande à être regardé

Pages 127 à 143

Notes

  • [1]
    En 1864, Victor Hugo écrivait dans son William Shakespeare : « Trente-quatre pièces sur trente-six offrent à l’observation […] une double action qui traverse le drame et le reflète en petit. »
  • [2]
    J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Le vocabulaire de la psychanalyse (1965), Paris, Puf, 1967, p. 207.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    B. Duez, « Le transfert comme paradigme processuel de la groupalité psychique : de l’habitude au style », rppg n° 45, « La groupalité et le travail du lien », p. 33.
  • [5]
    S. Freud, L’interprétation des rêves (1900), Paris, Puf, 1967, p. 266.
  • [6]
    J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Le vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 159.
  • [7]
    S. Freud, L’interprétation des rêves, op. cit., p. 273-274.
  • [8]
    M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, Puf, 1963, p. 108.
  • [9]
    D. Anzieu, Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod, 1975, p. 146.
  • [10]
    J.-B. Pontalis, Perdre de vue, Paris, Gallimard, 1988, p. 215.
  • [11]
    Ibid., p. 280.
  • [12]
    J.-B. Pontalis, La force d’attraction, Paris, Le Seuil, 1990, p. 37.
  • [13]
    R. Kaës, La polyphonie du rêve. L’expérience onirique commune et partagée, Paris, Dunod, 2002, p. 85. À propos d’un espace onirique commun et partagé, de « ces rêves reliés les uns aux autres dans l’étoffe onirique dont le groupe, la famille et les couples sont tissés », R. Kaës note que « certains éléments du rêve se réfèrent d’une manière prédominante à la structure profonde du monde interne du rêveur, et à des schèmes de figuration que sont les groupes internes. Mais l’inconscient du rêveur choisit des éléments de figuration et de mise en scène qui sont déterminés par sa situation dans le lien. », dans Un singulier pluriel, Paris, Dunod, 2007, p. 187-188.
  • [14]
    J.-B. Pontalis, La force d’attraction, op. cit., p. 36.
  • [15]
    D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 9.
  • [16]
    S. Freud, « L’inquiétante étrangeté » (1919), dans Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1952, p. 195.
  • [17]
    Le théâtre de la rencontre, 1er Congrès international : Psychanalyse et groupe, Athènes, 11-13 novembre 2010, inédit, p. 1-8.
  • [18]
    J.-P. Vernant, La mort dans les yeux, Paris, Hachette, 1985, p. 77.
  • [19]
    P. Klossowski, Le bain de Diane (1956), Paris, Gallimard, 1980, p. 51.
  • [20]
    « Supervoyeur ? »
  • [21]
    Le masque est-il à la tuberculose ce que le préservatif est au sida ?
  • [22]
    D.-R. Dufour, La cité perverse. Libéralisme et pornographie, Paris, Denoël, 2009, p. 88.
  • [23]
    Shakespeare, Hamlet, acte III, scène 1.
  • [24]
    Figurant la censure ?
  • [25]
    Ne peut-on dire de tout énoncé ce que P. Quignard relevait à propos du son, lequel « ne s’émancipe jamais d’un mouvement du corps » ou S. Leclaire, pour lequel « le signifiant renvoie intrinsèquement à un mouvement du corps » ? (cité par D.-R. Dufour, Il était une fois le dernier homme, 2012, Paris, Denoël, p. 65).
  • [26]
    Ce point de vue rejoint le travail d’É. Grange sur « l’extension de la compétence du cadre ».

Des pantomimes dans la rencontre clinique

1

« Celui dont les lèvres se taisent bavarde avec le bout des doigts. »
S. Freud

2 Il est, en effet, des scènes sans paroles où spontanément et naturellement seules la gestuelle et les mimiques donnent à voir, montrent, représentent, figurent. Au théâtre, ces scènes relèvent de ce qu’on nomme la pantomime.

3 À propos de la pantomime qui précède la scène dans la scène où les comédiens sont invités par Hamlet à jouer « Le meurtre de Gonzague », Ophélie déclare : « Cette pantomime indique probablement le sujet de la pièce. » Shakespeare, dans ces différents emboîtements et inclusions multiples [1], ne nous livre-t-il pas le sens de sa pièce tout entier contenu dans cette scène qui donne seulement à voir (Bayard, 2002) ?

4 Sherlock Holmes disait : « Je me suis entraîné à remarquer ce que je vois. » Il y a tant de choses, en effet, que nous voyons et que, pourtant, nous ne remarquons pas. Comment expliquer ce manque d’intérêt pour ce qui vient s’inscrire dans un champ de visibilité ? Si une expression française, prévenant toute explication superflue et, de ce fait, tout recours à la parole, précise que : « Ça va sans dire », elle suscite bien souvent la réplique : « Mais ça va mieux en le disant », comme pour détourner l’attention de l’importance de ce qui se joue dans ces mises en scène spontanées qui se passent de mots. Dire, formuler, discourir nous feraient-ils faire l’économie de l’équivoque ou du malentendu ?

5 À propos d’un travail d’analyse au sein de l’institution, une réflexion sur la bévue qui consiste à ne pas voir ce qu’on voit parce que ça n’entre pas dans le champ de visibilité défini par les a priori idéologico-théoriques de l’analyste, la non-recevabilité de la référence au voir en raison du seul intérêt d’alors pour les figures de rhétorique m’a contraint jadis de substituer l’expression champ de lisibilité à celui de visibilité. Toutefois, on conviendra que lire équivaut à écouter… en regardant !

6 Certes, la nuance n’est pas fondamentale sur le fond – dès lors que toute mise en scène exige une mise en sens sous la forme d’une interprétation –, mais elle révèle le souci de se situer radicalement dans un autre registre épistémologique : celui qui privilégie le seul langage verbal. Si le discours de l’inconscient est structuré comme un langage (tant il est vrai qu’il serait un effet de celui-ci), il est nécessaire de prévenir toute équivoque éventuelle en introduisant une attention exclusive à ce qui se dit. Cette attention n’est-elle pas susceptible d’introduire, par voie de conséquence, une négligence relative à ce qui se donne à voir, demande à être regardé et singulièrement une distraction essentielle à l’égard de la phénoménologie de l’inconscient ?

Figurations, mises en scène, inclusions multiples, redoublements emboîtés et anamorphoses, ou percevoir ce qui se cache dans le visible

7 Il n’est pas inutile de rappeler que : « C’est l’attitude freudienne à l’égard du rêve qui a constitué le premier exemple et le modèle de l’interprétation [2]. »

8 « Bien entendu, le terme d’interprétation n’est pas réservé à cette production majeure de l’inconscient qu’est le rêve. Il s’applique également aux autres productions de l’inconscient (actes manqués, symptômes, etc.) et plus généralement à ce qui, dans le dire et le comportement du sujet, porte la marque du conflit défensif [3]. »

9 Si B. Duez (2005) nous rappelle opportunément que : « L’interprétation des rêves constitue la première pierre angulaire de la métapsychologie freudienne ultérieure parce que le rêve est le lieu où le sujet rencontre individuellement les figures du groupal : pas de rêve sans mise en scène de la groupalité psychique [4] », on pourrait ajouter ou préciser que cette rencontre s’effectue via diverses figurations diffractées dans des compositions scéniques et groupales.

10 Par ailleurs, on ne perdra pas de vue (sic) que c’est à propos du travail du rêve et de ses procédés que Freud introduit la figurabilité comme une condition nécessaire pour expliquer le choix du matériel du rêve. Si, comme il le précise, « le déplacement et la condensation sont les deux grandes opérations auxquelles nous devons essentiellement la forme de nos rêves [5] », la figuration en constitue une autre condition majeure.

11 La figurabilité est une « exigence à laquelle sont soumises les pensées du rêve : elles subissent une sélection et une transformation qui les rendent à même d’être représentées en images, surtout visuelles [6]. » Le système d’expression que constitue le rêve exige que toutes les significations, jusqu’aux pensées les plus abstraites, s’expriment par des images.

12 Il est alors singulier que l’illustration de ce procédé donnera lieu à l’évocation d’un rêve fait par Freud, la nuit précédant l’enterrement de son père, illustration pour le moins paradoxale ! « Je vis en rêve un placard imprimé, une sorte d’affiche, quelque chose comme “Défense de fumer” des salles d’attente de gares. On y lisait : “On est prié de fermer les yeux” ou “On est prié de fermer un œil [7]” ! »

13 Ici, la figuration visuelle du rêve dans le contexte des procédés par lesquels la pulsion via le désir se fait représenter dans le psychique enjoint, paradoxalement, de… fermer les yeux !

14 Sur quoi faut-il fermer les yeux ? Est-ce sur la figuration, sur ce qui se montre, se donne à regarder au profit de ce qui se dit et se donne à entendre ? Faut-il voir dans cette ambiguïté le signe d’une prévalence exclusive du dire ? Quoi qu’il en soit, gageons que l’ambivalence ne sera pas sans effets sur l’attention préférentiellement portée désormais au dire et à l’écoute sur ce qui se donnerait à voir jusque dans les agirs (« agirs expressifs », selon C. Dejours) « mises en acte » et « passages à l’acte », à plus forte raison lorsqu’il s’agit de scènes groupales, figurations scéniques groupales.

15 Il est vrai que « le regard clinique a cette paradoxale propriété d’entendre un langage au moment où il perçoit un spectacle[8] » !

16 Notre intérêt pour le groupe, qui impose naturellement le face-à-face et ses effets d’hystérisation, joint à notre projet de penser celui-ci avec l’hypothèse de l’inconscient, ne pouvait manquer d’attirer notre attention sur l’importance de ce qui se figure. La thèse de D. Anzieu sur l’analogie du rêve et du groupe, thèse selon laquelle « les sujets humains vont à des groupes de la même façon que dans leur sommeil ils entrent en rêve [9] », nous imposait de prendre très au sérieux le travail de la figurabilité au-delà des représentations de mots comme traductions de scènes en images. Le travail du rêve exige des contenus de l’inconscient qu’ils se rendent « visibles ».

17 Certes, on peut convenir que « l’inconscient, comme l’être des philosophes, ne se donne pas à voir [10] » ; ça ne saute pas aux yeux, mais, en revanche, ses contenus se représentent, se figurent, s’imagent, se mettent en scène, se théâtralisent.

18 Si le rêve, comme formation de l’inconscient, est composé essentiellement d’images visuelles, c’est parce que « le rapport du visuel à l’inconscient n’est pas contingent mais essentiel [11] » ; ce « lien est consubstantiel », « intrinsèque ». Il existe une véritable « osmose entre l’inconscient et le visuel [12] ». Le rêve, obéissant aux contraintes de la figurabilité, « les pensées y sont transposées en images visuelles ». Ce système d’expression est soumis à l’exigence impérieuse de rendre figurable ; « il exige que toutes les significations, jusqu’aux pensées les plus abstraites, s’expriment par des images » (Laplanche, Pontalis, 1965). Mais, si « le rêve est la chose vue », n’est-il pas aussi (pour cela ?) « la voie royale qui conduit à la connaissance de l’inconscient », l’accès privilégié à ce réservoir des pulsions (ou des passions libidinales) qui le constituent ?

19 Dans le prolongement de la thèse de D. Anzieu sur l’analogie du groupe et du rêve et l’examen des questions laissées en suspens dans celle-ci, R. Kaës explore, parmi elles, celle du travail du rêve en situation de groupe et celle du redoublement de la scène du rêve dans la scène du groupe [13].

20 Toutefois, ce n’est pas ici du récit des rêves proprement dits dans le groupe ou de groupe dont nous sommes censés nous occuper, mais du groupe lui-même qui, comme dans le rêve, donne à voir, figure, représente dans ses mises en scène, configurations et chorégraphies naturelles.

21 Si, comme dans le rêve, le groupe est contraint à la figuration, il est singulier de rester si discret sur ce qui se met en scène dans ces situations, sur la prise en compte de ce qui se donne subrepticement à voir, son importance ou son intérêt et, en amont, sur les conditions et les modalités de l’approche de l’inaperçu dans le visible et son utilisation dans la compréhension de ce qui se joue. Prenons garde toutefois, le domaine du visible ne se réduit peut-être pas exclusivement à celui de l’apparent, du manifeste ou du spectaculaire. Le visible ne se donne pas à voir si facilement ; il ne se révèle qu’à celui qui y prête attention.

22 Quoi qu’il en soit, le champ du visible doit-il rester exclu comme un reste, vétille négligeable parce qu’insignifiante ? Au-delà de l’argument sur les effets hystérogènes, y aurait-il des choses que l’analyste ne doit pas regarder sous prétexte qu’elles ont trait au rédhibitoire du champ de l’analytique ? Y a-t-il un interdit à ne pas transgresser sous peine d’être livré à l’opprobre ou voué aux gémonies par les gardiens du temple ? Succomber à l’attrait du visuel pour « les dévots du texte et du texte seul [14] » ne pourrait-il conduire qu’au dévoiement de la psychanalyse ?

23 Comme dans un psychodrame spontané et sans paroles, sorte de pantomime irréfléchie, il y a là, dans la dynamique groupale, que nous ne pouvons dès lors réduire à celle des échanges de paroles (voire à l’interdiscursivité associative dans le maillage des différents discours, selon R. Kaës), quelque chose qui est nécessairement représenté, quelque chose qui se donne à voir, une mise en scène (celle d’une représentation) sur laquelle on ne peut détourner (par discrétion, honte, décence, crainte, respect de l’interdit, etc.) le regard. Nous l’avons appelé ailleurs le théâtre de la rencontre.

24 La question qui se pose alors c’est : qu’est-ce que voir, pour autant que la chose à regarder ne coïnciderait pas avec l’objet perçu ? Suffit-il d’ouvrir l’œil (être très attentif, vigilant) ? d’avoir l’œil (savoir repérer et reconnaître, ne pas s’en laisser compter) ? d’avoir à l’œil (surveiller sans relâche) ?

25 Comment déceler le visible qui se dérobe au regard ou apercevoir ce qui se montre mais échappe à la vue ? Telles ont été les questions insistantes, récurrentes que nous nous sommes posées, qui se sont imposées à propos de l’observation (de sa nature, de ses conditions, de ses modalités, de son utilisation, de son compte rendu), observation qui concernait celle des groupes de thérapie, de supervision ou à laquelle ne pouvait échapper aussi celle de nos propres « Groupes de recherche », dans leur fonctionnement et de ce qui pouvait se jouer dans les mises en scènes qui précédaient, accompagnaient ou suivaient nos rencontres et nos travaux.

26 Rétrospectivement, une date semble avoir condensé, à partir de plusieurs publications simultanées d’ouvrages et d’articles, ce qui allait nous tirer progressivement, par les réflexions et implications qu’elles provoquaient, d’un « sommeil dogmatique ». En 1985, D. Anzieu publie Le Moi-peau, R. Kaës publie, dans L’évolution psychiatrique, « L’hystérique et le groupe », S. Resnik, La mise en scène du rêve et un article dans le premier numéro de la Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe intitulé : « La visibilité de l’inconscient ». C’est dans un effet d’après-coup que nous avons pris la mesure de ce que ces textes avaient modifié eu égard à ce que nous repérions désormais comme un perdu de vue. Quels rapports ces textes entretiennent-ils entre eux et par rapport à l’intérêt particulier que nous allions accorder au champ du visuel ? En cette même année 1985, J.?P. Vernant publiait La mort dans les yeux en réponse à la question : « Pourquoi le masque de la Gorgone Méduse doit-il pétrifier celui qui le regarde ? Et pourquoi son expression grotesque et terrible porte-t-elle la mort dans les yeux ? » Est-ce une mise en garde relative à toute curiosité pour ce qui ne doit pas être vu ? Peut-on braver l’interdit ou mépriser la malédiction traditionnellement et culturellement attachés à l’interdit du voir et dont témoignent les mythes tragiques de Penthée, d’Actéon, d’Orphée, des filles de Cécrops ?

27 Le Moi-peau s’inscrit dans une perspective qui constitue un changement radical de registre épistémologique. Dès les premières pages, comme pour dévoiler l’hypothèse fondamentale de son entreprise, D. Anzieu reprend et souligne une expression de P. Valery relative à l’importance essentielle de la surface susceptible de révéler ce qu’il y a de plus profond en nous. Je me souviens de l’effet bouleversant pour moi que représenta cette petite note au bas de la page 59, où il cite ce même Valery, prétendant dans L’idée fixe que « ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau… moelle, cerveau, tout ce qu’il faut pour sentir, pâtir, penser… être profond… ce sont des inventions de la peau !… Nous avons beau creuser, docteur, nous sommes… ectodermes. »

28 À partir des implications d’une telle déclaration liminaire, les préliminaires épistémologiques de D. Anzieu revendiquent l’inscription de sa recherche dans un nouveau paradigme qui promeut l’importance primordiale de la surface. Cette nouvelle épistémologie se substitue à l’intérêt jusqu’ici exclusif pour le nucléaire, le noyau, inévitablement localisé dans les profondeurs, voire dans un centre à la fois capital, invisible et inaccessible. « Nous voici en présence d’un paradoxe, le centre est situé à la périphérie [15] », écrit-il. Désormais, on se préoccupera préférentiellement de l’interfacialité, de la frontière, de la limite ou de l’enveloppe. Dans Les faux-monnayeurs, Gide nous avait prévenus : « Il n’y a rien de plus profond que le superficiel. » Il nous faut convenir, en effet, que l’intérieur se profile à l’extérieur, que le dedans se découvre au dehors, que le derrière se projette sur le devant, que le lointain est présent dans la proximité, que le centre s’exprime à la périphérie comme le passé se transfère dans le présent, que l’invisible enfin se révèle dans le visible.

29 Quoi qu’il en soit, il n’y aurait pas un centre à privilégier. Ne pourrait-on supposer que si l’essentiel se joue non au centre mais à la périphérie, ce peut être aussi disséminé dans une multitude de fragments diffractés. Prendre toute la mesure de cette ectopie (R. Kaës) et de ces avatars implique de nous inscrire dans une nouvelle épistémologie.

30 Enfin, de façon plus générale et indépendamment de ces situations particulières pluri-subjectives relatives à un travail de psychanalyste au sein d’une institution où viennent s’inscrire dans les débordements les problématiques groupales, on peut supposer qu’il existe toujours un rapport (de concordance ?) entre ce qui se met en scène dans la dynamique groupale et ce qui cherche à s’exprimer d’une problématique à l’origine d’une souffrance, d’une demande de soin ou de prise en charge. Nous supposons que ce qui se dit, à plusieurs voix (dans ce contexte), n’est pas dissociable de ce qui se met en scène dans les arrangements, dispositions, divisions, chorégraphies et théâtralisations diverses. Si le groupe, comme le rêve, est soumis à une exigence de figurabilité, la dynamique groupale dans ses diverses manifestations peut être considérée comme la figuration d’une problématique commune, lieu d’interférences et d’emboîtements de différents registres (celui de l’intrapsychique, de l’intersubjectif, du groupal, de l’institutionnel…). À cet égard, la dynamique groupale est à considérer comme un miroir où viendrait se réfléchir dans des compositions anamorphotiques ce qui ne nous regarde pas, parce que ça se passe aussi par derrière. Est-ce à dire que ce qui se découvre dans ce miroir ait à voir avec l’inquiétante étrangeté « comme quelque chose qui aurait dû demeurer caché et qui a reparu [16] » ?

31 Dans le groupe, le montré, le donné à voir ou à regarder constitue une mise en scène par laquelle le symptôme fait signe. C’est, en effet, dans ces manifestations sémaphoriques, qui font théâtre, que se révèle ce qui fait lien ou aliène dans de complexes et subtils assujettissements.

32 Par contre, dénoncer les effets hystérisants de toute situation plurisubjective susceptible de provoquer un dévoiement de l’attention et même de constituer un obstacle épistémologique majeur reviendrait à déclarer toute entreprise groupale (psychothérapie analytique de groupe, thérapie familiale ou de couple, psychodrame en groupe, supervision d’équipe, régulations, analyse institutionnelle…) rédhibitoire à toute véritable pratique analytique.

33 Et pourtant ces effets hystérisants des situations plurisubjectives, y compris ceux susceptibles de déborder les limites du dispositif institué, ne nous paraissent pas rédhibitoires au travail analytique, mais propres au contraire à en accroître la fécondité. Gageons que dans ce qui se montre, comme dans les symptômes hystériques, « à côté du donné à voir, il existe une demande à regarder », mais à regarder aussi au-delà, derrière les apparences, à déceler ce qui ne se montre pas, y compris quand se figure (ostensiblement) qu’il n’y a rien à voir ! ou rien qui mérite d’être regardé ! Car, si ce n’est pas ça, au moins cela a-t-il à voir avec ça…

34 Dans les situations plurielles, le comportement de tel ou telle ne peut être exclusivement rapporté à l’expression particulière ou singulière de sa subjectivité et, à plus forte raison, si la vocation de ce rassemblement n’a pas de finalité explicitement thérapeutique ; ce qu’il (ou elle) donne à voir s’inscrit essentiellement dans une contextualité groupale où cette figuration est susceptible de prendre sens. Ici, la logique interne d’une personnalité va devoir s’exprimer selon des modalités imposées par l’appareillage psychique groupal. Ainsi, ne faut-il pas perdre de vue que nous avons affaire (selon une métaphore empruntée au théâtre) à une dramaturgie et à une scénographie spontanées par lesquelles l’invisible de l’alliance inconsciente ne manque pas de se rendre visible. Tout se passe dans ces groupes comme si ce qui se met en scène avait pour effet de révéler, au-delà (ou en deçà) de toute intentionnalité, ce qui, dans ce qui fait lien, reste inaccessible et, de ce fait, inévitablement subi.

35 Il s’ensuit que le montré, le donné à voir (chorégraphique) ou la provocation à regarder (ou qui s’impose à la vue) de tel membre du groupe, par exemple, figure dans une mise en scène, par le truchement de telle personnalité, agissant alors comme un porte-symptôme, ce qui ne peut se dire ou se signifier dans ce groupe autrement qu’en se représentant ; ces comportements sont à considérer, avant tout, comme la manifestation d’une sémaphorisation, un signe en quête de sens. De même, les effets hystérisants de toute situation groupale ne sont pas dissociables du théâtre de la rencontre [17] mais imputables à ce qui se donne à voir de l’invisible dans une figuration scénique (P. Aulagnier) groupale.

36 Enfin, on ne peut manquer de convenir que cette perspective théorique sur le sujet conçu comme sujet du groupe et le groupe pensé avec l’hypothèse de l’inconscient, non seulement nous ouvre un autre espace épistémologique (que celui de la cure) mais aussi définit un autre cadre de compétence (interprétatif) dont l’extension intègre toute figuration scénique groupale et se prolonge jusque dans le « hors champ », celui des coulisses, des marges ou de la périphérie. Il s’agit de la prise en compte de ce qui déborde la scène proprement dite et n’entre pas précisément dans le cadre (ou « le champ ») énoncé et défini par le dispositif construit sur le modèle de la cure-type. Gageons que les manifestations de l’inconscient ne se laissent pas enfermer dans les strictes limites de nos dispositifs.

37 Mais la question reste récurrente : est-il possible de tout regarder sans risquer sa vie ? Persée ne parvient à s’approcher de Méduse et à trancher le col du monstre qu’en évitant de le regarder, de croiser son regard pétrifiant. Sans doute y a-t-il des choses qu’il faut éviter de regarder en face tant leur vision pourrait être insoutenable. Persée s’avance caché derrière son écu de bronze, poli comme un miroir. Et, quand il brandit la tête décapitée, « il regarde prudemment du côté opposé [18] ». À propos de la mésaventure survenue à Actéon ayant surpris la nudité d’Artémis, autrement dit ayant surpris cela même qu’il n’aurait pas dû voir parce que « ça ne le regardait pas », P. Klossowski (1956) énonce une recommandation : « Ne considère pas Artémis face à face. Tu t’évanouiras sous son regard… En revanche, contemple-la de biais, si tu peux : ou de profil : mais de préférence de dos [19]. »

38 Les mythes évoqués mettent en garde sur les risques encourus par celui qui regarde ce qu’il ne devrait pas voir. Est-ce la leçon de l’aventure d’une psychanalyse ou l’avertissement que doit retenir l’analyste dès lors qu’il s’expose à découvrir ces choses si intimes qu’elles n’appartiennent qu’à soi et qu’on garde pour soi ?

39 Œdipe, il est vrai, se crève les yeux pour se punir de sa bévue (ne pas avoir vu ce qu’il aurait dû voir) à propos de son parricide et de son inceste. Mais le travail de l’analyse, comme le paradigme œdipien, ne réside-t-il pas dans le consentement à regarder en face ce que chacun résiste à voir (de son désir incestueux et de son hostilité parricide) ?

« Cette pantomime indique probablement le sujet de la pièce ! » : groupe « d’en bas » – groupe « d’en haut » ! (J.-P. Vidal, 2007)

40 La directrice d’un organisme qui a pour vocation et mission de venir en aide aux femmes en détresse, aux couples ou familles en difficulté (rapports conjugaux conflictuels, violences conjugales, problèmes liés à la sexualité, droits et défenses des femmes…), prend contact avec moi pour une supervision. Il s’agit de travailleurs sociaux, uniquement des femmes : conseillères conjugales, conseillères à l’emploi, juristes, psychologues, secrétaires, coordinatrice… Cet organisme est, par ailleurs, implanté sur deux villes dans un département voisin.

41 Alors que nous nous entendons sur une méthodologie qui permettrait de concilier les différences de pratiques, d’expériences et de fonctions, et donc de travailler avec l’ensemble des personnes concernées, la directrice me rappelle quelques jours plus tard. Après négociation avec le personnel, il ressort qu’à la demande des psychologues il y a non pas un mais deux groupes ; dans le premier, on y ferait de la supervision, dans le second, n’étant pas « au même niveau ! », il s’y ferait de l’analyse de pratique. Si j’accepte cet aménagement du dispositif, c’est que je pressens que dans celui-ci se met en scène ce qui définit le lien groupal impensé et en organise les arrangements.

42 Lors de notre première rencontre, je découvre que la distinction entre les deux groupes est matérialisée par la différence des niveaux ! L’un se réunira dans une pièce sans fenêtres et relativement inconfortable au rez-de-chaussée alors que l’autre (auquel participe la directrice et les psychologues) se tiendra à l’étage, dans le bureau confortable et climatisé de la directrice. Je distinguerai ces deux groupes en les désignant groupe d’en bas et groupe d’en haut.

43 Il est singulier que se développe d’emblée, au cours de ces rencontres, tant dans le groupe d’en bas que dans le groupe d’en haut, une même problématique relative à un irréductible conflit opposant un groupe de femmes à une autre groupe de femmes à propos des hommes – problématique qui hypothèque toute coexistence entre ces deux groupes de femmes.

44 Il est banal de relever que, dans les groupes, viennent se décliner des éléments susceptibles de renvoyer à des espaces ou à des registres différents et hétérogènes, au point qu’il est difficile de distinguer, de démêler ce qui appartient (stricto sensu) au domaine de l’intrapsychique d’un sujet singulier, à celui des relations intersubjectives, à la problématique groupale dans l’ici et maintenant, voire aux effets de la configuration des liens institutionnels. Il est remarquable que nous ayons affaire à des inclusions multiples, mais aussi, et c’est le plus surprenant dans l’expérience clinique, à des redoublements du même, multiplications du semblable aux différents niveaux qui se conjoignent ou se superposent dans ces situations. Il semble que nous ayons affaire à une série de « redoublements emboîtés » qui évoquent par métaphore homothétique : poupées russes, tables gigognes, mise en abyme, effet « vache qui rit »…

45 Dans le groupe d’en bas, une participante prend la parole pour dénoncer une intolérable situation rencontrée couramment dans sa pratique professionnelle et qui suscite chez elle une intense émotion et une profonde indignation. Il s’agit de la violence faite aux femmes victimes de la brutalité des hommes, de l’injustice qu’elles subissent de la part des instances policières ou judiciaires, lesquelles ne les protègent guère, prenant toujours le parti des hommes dont elles sont complices…

46 Lorsqu’il apparaîtra aussi que le seul homme ici, c’est l’intervenant et que ma présence « analytique » (en dépit de ma grande discrétion) est vécue et dénoncée comme une insupportable intrusion, leur groupe se scindera entre les participantes des deux sites qu’elles représentent en ce lieu. Les unes contestent l’opportunité de ce travail, de ce regard extérieur et critique non seulement sur leurs activités professionnelles mais aussi sur leurs histoires personnelles ou intimes. Les autres trouvent cette charge excessive et considèrent, en raison de leurs expériences passées, dans ce domaine de l’analyse de pratique, qu’il n’y a rien là de révoltant, ni même de surprenant. Ces deux groupes de femmes vont s’accuser mutuellement se traitant même de hyènes (sic) et révélant leurs différences profondes.

47 Dans le groupe d’en haut que je rejoins quelques minutes plus tard, la directrice souhaite que notre travail de « supervision » l’aide à gérer, voire à résoudre un conflit entre deux groupes de femmes à propos d’un homme différemment apprécié. Il s’agit d’un chantier formation constitué par deux groupes de femmes qui suivent une formation aux métiers du bâtiment. Elles ont pour tâche la réalisation d’appartements habitables sous la direction d’un même responsable technique. Or ces deux groupes de femmes manifestent des points de vue différents et contradictoires au sujet de cet homme d’origine étrangère, dont on parle ici comme étant « l’intervenant extérieur » ! Dans un groupe, celui-ci donne entière satisfaction et il est apprécié, dans l’autre, en revanche, il est contesté, déclaré ne pas convenir, et elles font pression pour qu’il soit remplacé. Cet homme semble concentrer sur sa personne toute l’altérité : celle de l’étrangeté (extérieur à l’institution, maghrébin), celle du pouvoir (celui du savoir, de la compétence, de l’évaluation, de l’androcentrisme).

48 Pour se sortir d’embarras, la directrice a imaginé rassembler ces deux groupes de femmes afin de ne faire qu’un seul groupe et constituer un groupe de stagiaires hommes composé d’adolescents, ces deux groupes hétérosexués fonctionnant désormais en parallèle, sous la direction du même responsable technique. Or ces deux groupes de femmes, jusqu’ici en conflit, se sont unis contre ce groupe d’hommes plus jeunes auxquels elles imputent : manque de sérieux, absences, fautes, incompétences… bref on ne peut leur faire la moindre confiance.

49 Sans doute, dans ce type de travail au sein d’une même organisation, est-il nécessaire que l’analyste entende tout ce qui se dit dans les différents lieux où il est appelé à intervenir comme un seul et même discours tenu à plusieurs voix. Ici se mêlent, en effet, différents lieux, s’entremêlent différents niveaux, s’entrecroisent et se conjoignent différents registres… où s’exprime, se met en scène, se théâtralise une même problématique qui se décline de façon multiple (et singulière, à la manière d’une mise en abyme) selon les diverses instances d’où elle émane et dont elle est, comme par un effet de réverbération, un écho. Nous supposons avoir affaire à des inscriptions multiples du « semblable » qui entrent en résonance et se conjuguent.

Demander à regarder… alors qu’« à vue d’œil on ne voit rien » !

50 Lorsque j’arrive ce matin-là comme superviseur [20] (!) dans le groupe d’un Centre de soins pour toxicomanes, je suis frappé par une énorme affiche (artisanale) placardée sur la porte et représentant un grand carré, tout blanc, au-dessous duquel est écrit : « Le sida… à vue d’œil, on voit rien ! » Je ne peux m’empêcher de penser immédiatement que c’est sans doute « la pièce qui est à l’affiche aujourd’hui. » (Il s’avérera, au fil des séances, que cette affiche condense, dans un donné à voir, ce qui, dans cette structure, est à la fois en quête de sens et d’énonciation et, paradoxalement, doit rester tu.)

51 Dès mon arrivée dans ce groupe, je suis prévenu ; ce qui était insupportable avec mon prédécesseur, m’est-il annoncé, c’était les longs silences qui s’installaient pendant les séances ! J’entends alors cette remarque comme un avertissement sur ce qu’ils ne supporteront plus. Mais il s’avérera qu’il s’agissait surtout d’une inquiétude portant sur le « passé sous silence » auquel, par contre, ils se sentaient contraints. S’ils redoutaient le silence, dans le même temps, ils s’empêchaient de dire. Parler et se taire semblaient aussi intenables.

52 De fait, la séance s’ouvre sur un silence. Puis une secrétaire prend la parole pour évoquer le cas d’un jeune toxicomane que l’on soupçonne d’être « contaminé par la tuberculose ».

53 « À mon arrivée, dit-elle, je le trouve dans le secrétariat assis à ma place. Quand je lui ai demandé qu’est-ce qu’il faisait là, il m’a répondu : “On m’a dit que j’étais contagieux, alors je me mets à l’écart.” »

54 Depuis, ils se demandent tous avec inquiétude s’il a ou pas la tuberculose. « On n’arrive pas à savoir. On n’a toujours pas la réponse. » « Je suppose, dit alors l’un d’eux qui se veut rassurant, que s’il y avait un doute réel sur sa tuberculose, on nous aurait alertés. » Mais on s’interroge, est-il allé faire des tests ? « En attendant, ajoute un autre, il faut acheter un contingent de masques [21]… »

55 Dans le prolongement de la séance précédente et comme lui donnant un sens après coup, il est question des risques de contaminations par ces maladies hautement contagieuses et mortelles, comme le sida ou la tuberculose. Aujourd’hui, c’est de soi et d’ici dont il est question. La mise en scène de la dernière réunion, stigmatisant les craintes supposées de l’équipe de direction d’un cat, faisant des objections dilatoires à l’embauche d’un jeune séropositif, n’était sans doute qu’un déplacement et une manière de parler indirectement des craintes qui traversent chacun et tous dans ce groupe. Cependant, les risques encourus ne sont vraisemblablement pas plus ceux de la tuberculose que du sida, mais de ces infections insidieuses, sournoises, d’autant plus dangereuses qu’« à vue d’œil, on voit rien » ! Ici, chacun se sent menacé ; mais par quoi au juste ? En quoi est-on concerné par des dangers invisibles et mortels ? Le vih et les craintes qu’il est censé faire naître ne sont sans doute qu’une métaphore ou une figuration pour évoquer où conduisent les tentations relatives à un principe de plaisir immaîtrisé et sans limites dont les séropositifs sont les victimes, dont le sida serait la sanction. L’intempérance sans bornes, l’excès des débordements pulsionnels ne conduisent qu’à la mort. Ne pourrait-on faire l’hypothèse qu’ici les sinistres effets d’une libido sans limites sont les véritables risques par lesquels les membres de l’équipe se sentent menacés, craignent d’être contaminés et contre lesquels ils mènent la lutte qui les a sans doute conduits à travailler avec ce type de population, à s’investir dans une telle entreprise ?

56 Le « virus » contre lequel il faut donc se défendre, c’est celui des excès de la jouissance dont témoignent ceux qu’ils tentent de soigner en essayant de les détourner des charmes envoûtants et funestes d’un plaisir sans entrave. Ne doutons pas que ces charmes les concernent au moins comme une tentation à laquelle ils ont su résister ; on ne choisit pas d’exercer telle activité dans tel domaine, par hasard.

57 C’est peut-être à regarder dans cette direction à quoi m’invitait cette affiche placardée, ce matin-là, sur la porte qui me fait face. Assis, en effet, juste en face de cette affiche exécutée localement, cela revenait à me la mettre sous les yeux ; une manière d’attirer mon attention sur ce qu’on ne voit pas et que je risque, comme d’autres avant moi, de perdre de vue. A-t-on la crainte que je manque « quelque chose » ? ou que je me laisse séduire par les apparences en m’en tenant au sens littéral des propos ?

Le négligé !

58 À propos de cette affiche, sur laquelle je reviens avec ce groupe quelques mois plus tard, il s’avère qu’un détail infime m’avait échappé ; détail si insignifiant que je n’y ai pas alors prêté attention. Il s’agit d’un point minuscule, à peine visible, au centre du carré blanc. Le remarquer aurait pu tout au plus suggérer un défaut du papier, une chiure de mouche, un raté qui a laissé involontairement une trace qu’il vaut mieux ignorer, considérant que ça ne fait pas partie du tableau. Et pourtant, dans la mesure où cette forme minuscule aux contours indécis figure exactement au centre, on aurait pu repérer là un indice (de ce qui passe inaperçu). Mais cela a apparemment échappé à tous.

59 Lorsque je signale la fonction sémaphorique et le sens de cette affiche se rapportant à ce qui se montre dans l’invoyable, en lien avec la problématique groupale, l’auteure de celle-ci est présente et c’est pour elle l’occasion d’ajouter quelques éléments, de compléter et d’enrichir l’interprétation. Il s’agit d’une éducatrice chargée des actions de prévention, et ce point imperceptible est censé la représenter ou, plus précisément, figurer la quasi-invisibilité de son travail. Pas plus que ce point, on ne la voit pas, on ne remarque pas son action qui passe totalement inaperçue malgré l’énergie qu’elle déploie, le temps qu’elle passe, les initiatives qu’elle prend en direction des jeunes (ados), notamment dans les établissements scolaires. Sa fonction consiste à informer, à mettre en garde, à dénoncer les pièges de la banalisation, les leurres de la dépénalisation, les distinctions trompeuses entre drogues douces et drogues dures, à prévenir des risques encourus et pas seulement par la dépendance aux propriétés chimiques des produits psychotropes, mais par l’assuétude à l’expérience que font vivre ces stupéfiants et à la signification que leur attribuent l’individu et la société en général.

60 Par ailleurs, il est évident que ce ne peut être elle, en tant qu’individu, qu’on ne remarque pas. La bévue ou l’invoyable dont elle semble souffrir, c’est donc moins celle qui affecte sa personne que sa fonction. La bévue consiste à ne pas voir ce qu’on voit et l’invoyable [22] ne caractérise pas tant l’invisible que ce qui se rapporte à ce qui ne doit pas être vu (regardé). Ainsi, tel un oxymore, le point ici dissimule par sa discrétion et simultanément pointe, met l’accent et révèle ce qu’on dissimule (un point – de vue ! celui du « passé sous silence » ?). Il y a là quelque chose (une donnée) qui ne peut se regarder en face (comme tel point de vue) et dont on peut supposer que cette chose a à voir avec le refoulé, voire le récusé, le démenti, le dénié.

61 Si la prévention se fonde sur le vieux précepte selon lequel il vaut mieux prévenir que guérir, on ne peut sous-estimer son versant antagonique contre lequel les équipes se mobilisent, tant il est vrai que la vie ne veut pas guérir, « mourir, dormir, rêver peut-être [23] ».

62 Le négatif (refoulé) des entreprises d’aide, de soin, d’enseignement, d’éducation (abandonner, tuer, laisser mourir, empêcher d’apprendre, dévoyer…), faute de pouvoir être regardé en face et parlé ouvertement, réapparaît dans quelques sémaphores sur fond de mises en scène (en quête de sens). Mais ces mises en scènes elles-mêmes, de manière symptomatique, font l’objet d’un interdit de voir selon les exigences méthodologiques d’une théorie du détournement !

« Les yeux seront fermés ! »

63 Pour l’instant et à ce propos, revenons à cette affiche. On ne peut dissocier ces divers éléments (le dessin de cette affiche – grand carré blanc [24] – qui m’est mise sous les yeux, et son commentaire [« Le sida, à vue d’œil… on voit rien »], le refus par le cat de ce jeune toxicomane atteint du sida et le récit de la scène, survenue au Centre de soins, concernant cet usager suspecté d’être atteint d’une maladie hautement contagieuse) de leur interprétation dans le transfert sur l’analyste. L’attention portée à ce qui est transféré sur l’analyste dans ces récits et évocations est susceptible de produire un éclairage particulier sur ce que condensent cette affiche et son « effet-miroir ». Je ne peux m’empêcher, en effet, de penser à cette affiche comme à un miroir qui reflète la scène (mais vue par derrière ; les participants lui tournent le dos) et réfléchit l’analyste en face. Certes, ce carré blanc, comme dans le rêve de Freud, incarne la censure et, dans le même temps, ce « miroir » (de papier !) est censé refléter la scène et donner à voir… ce qu’on ne voit pas ou ce qui se dérobe au regard ! Il signale d’emblée qu’il ne faut pas faire confiance aux apparences, lesquelles sont un « trompe-l’œil » et sources de funestes méprises. L’analyste n’est-il pas porteur, comme pour le sida ou la tuberculose, sous des apparences rassurantes et bienveillantes, d’un mal hautement contagieux et mortel ? Quel mal inapparent et sournois se cache-t-il derrière ses dehors inoffensifs ? Ne faut-il pas, comme les responsables du cat, refuser la présence, parmi eux, d’un danger potentiel ? De même que le toxicomane suspecté d’avoir la tuberculose et susceptible de les contaminer, l’analyste n’est-il pas censé nous amener la peste ? Son invitation à parler librement, associée à la règle de discrétion qu’il ne manque pas de rappeler pour tout nouvel arrivant, n’est-elle pas une exhortation à dire ce qui se tait, à énoncer ce qui ne se dit pas, à révéler le passé sous silence ? Sa seule présence ici est un danger pour tous, même si celui dont il est porteur ne se voit pas. Il ne faut pas se fier aux apparences. Comme le présumé tuberculeux qui s’est déplacé de la salle d’attente sur le fauteuil de la secrétaire, l’analyste n’est-il pas assis trop près d’un secret à taire ? Certes, c’est là un jeu de mots, mais à prendre au sérieux, tant il est vrai qu’il s’avérera condenser la problématique de ce groupe.

Une image déformée, un regard décentré…

64 On se souviendra de cette remarque selon laquelle le psychisme ne s’aborde qu’obliquement.

65 À Figueras, lieu du musée consacré à Salvador Dali, originaire de cette petite ville de Catalogne sud, au bas des Ramblas, sur le sol en ciment, sont peints un certain nombre de traits informes dont le sens n’est guère identifiable. Au-dessus, émergeant du sol et légèrement inclinée, une colonne ronde, en acier poli comme un miroir, où viennent se refléter les traits peints sur le sol, dans lesquels nous pouvons reconnaître le portrait du célèbre peintre catalan.

66 Littéralement, l’anamorphose est une déformation obtenue par un procédé quelconque (optique ou géométrique) de l’image d’un objet dont l’apparence peut être restituée grâce à un miroir ou à un changement de perspective. Regardé d’un autre point de vue, l’objet peut apparaître si difforme qu’il est pratiquement impossible de l’identifier. Dans l’anamorphose, le monde est représenté d’une façon déformée pour la vision de face, le rétablissement de ce que l’anamorphose dissimule ne s’opère que grâce au déplacement de l’observateur, qui doit, pour découvrir ce qui est représenté, adopter un regard oblique, regarder de côté, lorgner dans les coins. Il faut échapper à l’effet fascinant de ce qui se déroule sous nos yeux et reporter notre regard ailleurs, changer de point de vue, regarder de travers, de biais, chercher aussi dans les écarts ou les marges.

67 Nous présupposons à ce propos que ce qui fonde un travail de psychanalyste dans la perspective d’un travail en groupe (thérapie analytique de groupe, thérapie familiale, supervision en groupe ou supervision d’équipe) a pour visée de se centrer « essentiellement » (ce qui ne veut pas dire exclusivement) sur les effets sur et dans le groupe. C’est ce que nous avons suggéré de spécifier par le recours à un néologisme, celui d’écho-logie (Vidal, 2007). Mais cette écho-logie ne peut se borner à l’écoute (analytique) de ce qui se donne à entendre dans sa polyphonie ; elle inclut la prise en compte de ce qui de la réalité psychique groupale vient se diffracter sur une autre scène [25] comme autant de pantomimes qui accompagnent la rencontre clinique, mais aussi la précédent ou la suivent [26] ! Nos pratiques groupales nous convient à inscrire nos observations dans un paradigme épistémologique à même de prendre en compte et de donner toute leur place et leur importance à ce négligé et à ce « perdu de vue ».

Bibliographie

Bibliographie

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  • Vidal, J.-P. 2008. « On est prié de fermer les yeux », Dialogue, n° 182, « Ça ne nous regarde pas », p. 7-22.

Notes

  • [1]
    En 1864, Victor Hugo écrivait dans son William Shakespeare : « Trente-quatre pièces sur trente-six offrent à l’observation […] une double action qui traverse le drame et le reflète en petit. »
  • [2]
    J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Le vocabulaire de la psychanalyse (1965), Paris, Puf, 1967, p. 207.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    B. Duez, « Le transfert comme paradigme processuel de la groupalité psychique : de l’habitude au style », rppg n° 45, « La groupalité et le travail du lien », p. 33.
  • [5]
    S. Freud, L’interprétation des rêves (1900), Paris, Puf, 1967, p. 266.
  • [6]
    J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Le vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 159.
  • [7]
    S. Freud, L’interprétation des rêves, op. cit., p. 273-274.
  • [8]
    M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, Puf, 1963, p. 108.
  • [9]
    D. Anzieu, Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod, 1975, p. 146.
  • [10]
    J.-B. Pontalis, Perdre de vue, Paris, Gallimard, 1988, p. 215.
  • [11]
    Ibid., p. 280.
  • [12]
    J.-B. Pontalis, La force d’attraction, Paris, Le Seuil, 1990, p. 37.
  • [13]
    R. Kaës, La polyphonie du rêve. L’expérience onirique commune et partagée, Paris, Dunod, 2002, p. 85. À propos d’un espace onirique commun et partagé, de « ces rêves reliés les uns aux autres dans l’étoffe onirique dont le groupe, la famille et les couples sont tissés », R. Kaës note que « certains éléments du rêve se réfèrent d’une manière prédominante à la structure profonde du monde interne du rêveur, et à des schèmes de figuration que sont les groupes internes. Mais l’inconscient du rêveur choisit des éléments de figuration et de mise en scène qui sont déterminés par sa situation dans le lien. », dans Un singulier pluriel, Paris, Dunod, 2007, p. 187-188.
  • [14]
    J.-B. Pontalis, La force d’attraction, op. cit., p. 36.
  • [15]
    D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 9.
  • [16]
    S. Freud, « L’inquiétante étrangeté » (1919), dans Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1952, p. 195.
  • [17]
    Le théâtre de la rencontre, 1er Congrès international : Psychanalyse et groupe, Athènes, 11-13 novembre 2010, inédit, p. 1-8.
  • [18]
    J.-P. Vernant, La mort dans les yeux, Paris, Hachette, 1985, p. 77.
  • [19]
    P. Klossowski, Le bain de Diane (1956), Paris, Gallimard, 1980, p. 51.
  • [20]
    « Supervoyeur ? »
  • [21]
    Le masque est-il à la tuberculose ce que le préservatif est au sida ?
  • [22]
    D.-R. Dufour, La cité perverse. Libéralisme et pornographie, Paris, Denoël, 2009, p. 88.
  • [23]
    Shakespeare, Hamlet, acte III, scène 1.
  • [24]
    Figurant la censure ?
  • [25]
    Ne peut-on dire de tout énoncé ce que P. Quignard relevait à propos du son, lequel « ne s’émancipe jamais d’un mouvement du corps » ou S. Leclaire, pour lequel « le signifiant renvoie intrinsèquement à un mouvement du corps » ? (cité par D.-R. Dufour, Il était une fois le dernier homme, 2012, Paris, Denoël, p. 65).
  • [26]
    Ce point de vue rejoint le travail d’É. Grange sur « l’extension de la compétence du cadre ».
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