Notes
-
[1]
M. Balint, 1968, Le défaut fondamental, Paris, Payot, 1991, p. 109.
-
[2]
Ibid., p. 135.
-
[3]
S. Freud, 1921, « Psychologie des foules et analyse du moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1983, p. 142.
-
[4]
S. Freud, Métapsychologie, Paris, NRF, coll. « Idées », 1969, p. 107.
-
[5]
Prédominance constatée par une analyse statistique.
1Dans un ouvrage récent, Estelle Thibault (2010) s’interroge sur les articulations qui existent entre les espaces architecturaux et l’émotion qu’ils suscitent. En quoi une forme architecturale a-t-elle le pouvoir de nous émouvoir ? Quelles théories scientifiques permettent de rendre compte à la fin du XIXe siècle des effets subjectifs d’un espace bâti ? S’agit-il d’un pouvoir sensoriel ou affectif, de suggestion, de transmission psychophysiologique ?
2Ces interrogations qui viennent brasser l’histoire de la psychologie des perceptions, de l’esthétique scientifique et de l’architecture concernent un rapport de l’humain à l’environnement auquel la clinique des groupes nous invite parfois. Notre intériorité s’inclut dans des espaces collectifs auxquels nous participons. Comment l’esthétique d’une forme groupale et l’émotion qu’elle suscite participent-t-elles à la transformation d’une sensorialité diffuse en offrant à la vie d’un groupe les conditions particulières d’une activité psychique ?
3C’est à partir de cette large question que nous souhaiterions approfondir et spécifier ici de quelles façons un groupe opère une régulation de sa sensorialité à l’orée d’une activité fantasmatique singulière ou organisatrice des liens. Partant de l’étendue des communications dans un groupe et la place de l’affect, nous explorerons différentes figures de l’émotionnalité groupale pour en aborder la pluralité des modalités de contenance, cette pluralité nous semblant dans la littérature trop souvent condensée ou effacée. Enfin, une courte illustration clinique tentera de mettre en évidence les difficultés d’observation de ces phénomènes.
Communications en groupe et place de l’affect
4La référence à un modèle – en l’occurrence celui de la cure-type – pose problème s’il s’agit d’une simple transposition. Pour qu’elle soit féconde, elle doit s’inscrire dans un véritable processus de filiation avec les qualités transformationnelles qui lui sont liées. La talking-cure écartait les expressions non verbales, n’y voyant la plupart du temps que résistance et entrave à la mentalisation. Certes, le langage verbal reste la forme la plus aboutie de la symbolisation, mais face à certaines pathologies ou à certaines dispositions du dispositif, les psychanalystes se sont intéressés progressivement aux expressions non verbales : « Peu à peu nous avons appris à comprendre et à utiliser non seulement le matériel verbal fourni par nos patients, mais aussi ce que j’appelle “l’atmosphère”, créée en partie par des mots, en partie par la façon dont le patient s’en sert, et en partie par tout ce qu’on appelle “acting out”, “comportement” ou “répétition” dans la situation analytique [1]. »
5Les expressions non verbales, au-delà de leur forme, sont d’un niveau topique, d’une charge économique et d’une fonction dynamique, très différentes les unes des autres, notamment en fonction de l’intention communicationnelle qu’elles présentent (Robert, 1998). Nous nous intéresserons plus particulièrement ici à des niveaux archaïques, archaïques étant à entendre en rapport à la régression formelle. L’utilisation des mots pour transmettre des éléments situés en deçà du langage et notamment des périodes prégénitales constitue un défi ; comme le souligne M. Balint, « les expériences “prégénitales” ne sont nullement négligées ou méconnues par les analystes, mais elles sont exprimées dans le même langage adulte, c’est-à-dire promues au niveau œdipien [2]. »
6Malgré ces difficultés, l’exercice clinique nous impose de trouver les mots pour exprimer au plus près ce qui relève de l’infraverbal, et notamment ce qui transite par le corps pour être signalé ou signifié. La clinique des groupes, qu’elle concerne le groupe familial, des équipes en institution ou un groupe de patients, ne peut faire l’économie d’une attention très particulière, tant théorique que pratique, à l’affect. Entendu au sens le plus large, allant dans ses formes de la sensorialité perçue ou partagée à l’émotion suscitée, de l’impression fugace aux sentiments reconnus, l’affect constitue, dans la situation de groupe, un objet privilégié, prolongeant l’attention portée au contre-transfert et permettant de rendre accessible dans une certaine mesure ce qui construit, organise et/ou structure psychiquement un groupe à un moment donné : les notions de tonalité, de dynamiques affectives, d’émotionnalité groupale ou d’ambiances rendent compte, dans l’expérience sensible qui en est faite, des modalités de liaisons inter et transsubjectives propres à un groupe donné. Comme Freud [3] le soulignait déjà « le fait est que les signes perçus d’un état affectif sont de nature à susciter automatiquement le même affect chez celui qui perçoit ». Mais, dans les groupes, l’automatisme et l’immédiateté des communications dans la multiplicité de ses formes posent d’autres questions et cette « affectivité » propre au groupe et à laquelle la littérature psychanalytique se réfère régulièrement mérite d’être mieux précisée.
Émotionnalité groupale et sensorialité diffuse dans l’expérience groupale
7C’est dans cette voie que nous souhaiterions approfondir les diverses façons dont un groupe œuvre à sa régulation, plus particulièrement en amont des formes reconnues de circulation énergétique qu’est la résonance fantasmatique. La clinique des groupes de patients psychotiques, des familles, de la vie dans les institutions notamment en crise, nous montrent en effet que des pans entiers de la vie psychique groupale échappent à la réalité fantasmatique stricto sensu et, de fait, à une mise en scène des représentations et des affects par des modalités de communication qui sont décrites depuis longtemps : inter-fantasmatisation, circulation, résonance fantasmatique… (Anzieu, 1999).
8Dans ce sens, plusieurs travaux précédents (Bittolo, 2004, 2007) nous ont permis de distinguer les phénomènes d’ambiance des niveaux plus élaborés d’organisation de la groupalité, nous situant plus proche d’une sensorialité groupale pas ou peu contenue psychiquement que d’une émotionnalité constituant le creuset le plus favorable à l’expression et la transformation de contenus psychiques reconnaissables et aux fantasmes.
9Nous soulignerons que cette sensorialité, donnant lieu à des ambiances parfois chargées de souffrance, est un produit de l’identité dans ses appartenances collectives fondatrices, de « l’être-ensemble » d’un point de vue phénoménologique, de la groupalité psychique interne dans ses dimensions originaires et qu’elle spécifie les modes d’expression prévalents de la souffrance psychotique et des souffrances non subjectivées, c’est-à-dire en amont des formes premières de symbolisation et de figuration. L’équivalent individuel de cette « sensorialité protomentale » se manifesterait dans des modalités de présence, c’est-à-dire des modalités d’être au monde et aux autres, telles que la psychiatrie phénoménologique les décrit assez bien.
10Nous sommes, de ce fait, aux portes du psychisme, c’est-à-dire là où la clinique de groupe nous invite tout particulièrement, et plus encore lorsque pas ou peu de contenus, de pensées, d’images ou d’émotions nous permettent d’exercer une activité psychique « ordinaire » ou secondarisée. Lorsque l’intersubjectivité d’un groupe est appauvrie, lorsque la subjectivité des interactions quitte la place, il ne reste au corps du groupe que la peau et les os, pourrait-on dire, c’est-à-dire des liens mettant à jour une bidimensionnalité psycho-corporelle immédiate des rapports humains, une transitivité directe des communications, sorte de corps à corps groupal dont l’enveloppe commune délimite l’espace de l’expérience sensible.
États énergétiques groupaux et extraterritorialité psychique
11Ici, l’énergie à l’œuvre et les forces en jeu n’obéissent pas aux règles que l’on connaît de celles de l’intrapsychique, bien que cette énergie mette en tension, mobilise, conflictualise potentiellement la vie psychique. Le débat sur la nature de ces forces en amont de la subjectivation et ses rapports à la pulsionnalité psychique est largement ouvert depuis plusieurs années : vaste chantier même ! Faut-il la situer du côté de la libido, de l’attachement, de la grégarité, de l’emprise, de l’interliaison rythmique comme le fait O. Avron (1996), de la compulsion comme le fait C. Dejours (2003)… ? La question reste entière et doit être pensée au-delà de la sphère intrapsychique individuelle.
12Bernard Brusset (2006), en partant d’une clinique individuelle, en dessine un panorama théorique à travers la notion d’une troisième topique soulignant la nécessité d’introduire une forme d’extraterritorialité à la métapsychologie freudienne face à toutes les formes de clinique présentant un défaut d’intériorité. L’espace psychique n’est plus seulement localisable au seul sujet singulier dans ses limites internes/externes, mais déploie contenus et processus dans des rapports plus ou moins différenciés à l’environnement.
13La clinique des prises en charge familiales montre l’intérêt de ces perspectives et l’utilisation de l’expression de « corps familial » apporte des éléments à cette question. Il y a des moments particuliers dans la vie où les frontières s’effacent dans le ressenti d’un « Nous. » Il s’agit par exemple des premiers moments mère/bébé (la préoccupation maternelle primaire [Winnicott]), ou encore de l’état amoureux (Lemaire).
14Si considérer le groupe comme une personne est un abus de langage (Rouchy, 1989), nous avons pourtant souvent l’impression en thérapie familiale d’avoir affaire à un seul corps dont les membres s’articulent et se désarticulent. De ce point de vue, « l’être ensemble » constitue une nécessité identitaire, voire vitale. C’est un peu comme des éléments aimantés les uns aux autres par une force d’attraction. C’est bien celle-ci qui reste à appréhender. Le corps familial ne doit alors pas seulement renvoyer à un magma désexualisé, mais au contraire à une forme primaire d’auto-érotisme partagé. D’une certaine manière, cela ramène à l’autoconservation quand l’instinct peine à devenir une pulsion.
15Mais il y a toujours un risque à imaginer qu’un passage entre sujets qui serait a minima différencié puisse se faire sans recours au préconscient, et donc – d’une manière ou d’une autre – à la perception, même si, comme le dit Freud : « Il est très remarquable que l’inconscient d’un homme peut réagir à l’inconscient d’un autre homme en tournant le conscient [4]. » Freud s’était d’ailleurs intéressé aux questions de l’occultisme et de la télépathie, insistant sur le pôle économique dans les processus de transmission psychique (Robert, 2003).
16Les enjeux énergétiques et dynamiques dans les groupes, et notamment la famille, interrogent le registre topique. Ce qui circule à un niveau intersubjectif fait-il lien entre les psychés ou relève-t-il de ce qui n’est pas contenu intrapsychiquement par chacun ? Si Freud a montré comment la libido était au cœur de l’économie du sujet et de sa vie fantasmatique, la clinique des groupes interroge la part intersubjective des forces en jeu et l’ensemble des énergies qui n’ont pas connu le destin de la subversion érotique (Dejours, 2003) et dont l’une des modalités d’expression sensible est l’ambiance.
17Or, après avoir préciser les effets et les ressorts des plus remarquables (Bittolo, 2007), nous nous sommes intéressés à l’absence d’ambiance palpable. En amont d’une ambiance pathologique ressentie comme telle à un moment donné, nous avons été amenés à penser les diverses modalités permettant la fixation, l’absorption, l’intégration, la contention et/ou la contenance de ces états énergétiques groupaux.
18Ce terme n’est peut-être pas le plus approprié là où nous le situons, puisque nous cherchons à préciser ce qui échappe en partie à l’expérience sensible, même si quelques éléments peuvent se rendre perceptibles et se faire connaître par les canaux ordinaires. Le champ de la « sensorialité » se définirait donc autant par l’ensemble des sensations selon chaque modalité sensorielle que par du « non ressenti » mais néanmoins présent sous d’autres formes. Un état de distension dans un groupe thérapeutique, par exemple, peut se faire connaître par la qualité particulière d’une sorte d’électricité dans l’air mais aussi par un ensemble de manifestations corporelles, comportementales à l’écoute, à la vue, au contact pour chacun des uns et des autres ; ce peut être des variations brutales de rythme dans les échanges verbaux, des façons de communiquer en se débarrassant des mots, des propos dispersés ou encore les effets que cet état peut produire sur l’activité de penser sans qu’il soit directement observable.
19Nous sommes en revanche plus assurés pour qualifier cette « sensorialité » de protomentale (Bion, 1961), dans la mesure où elle relève selon nous d’une matrice indifférenciée et que l’on ne peut la spécifier de psychologique ou de somatique, ni en inférer la source au sujet, à un objet ou à l’environnement. La « sensorialité protomentale » définie comme des états énergétiques protomentaux se réalise donc dans des champs dynamiques, champs énergétiques laissant circuler des forces, des tensions de natures particulières. Ils constituent une matrice de la sensori-affectivité remarquable dans les espaces collectifs et dans la dimension collective des groupes.
Régulations et contenances des états protomentaux
20Nous faisons l’hypothèse qu’en amont d’une ambiance pathologique ressentie comme telle à un moment donné, un certain nombre de processus et de mécanismes œuvrent à la régulation d’une sensorialité, qui, sans espace de traitement, n’aurait d’autre voie que celle de se faire sentir comme une sensation discrète ou d’ensemble, palpable, diffuse, de fait non contenue, avec les effets individuels et groupaux que nous nous sommes déjà efforcés d’appréhender (Bittolo, 2004, 2008).
21Ces régulateurs ont pour fonction première de rendre le travail psychique groupal possible, par les moyens les plus économiques dont dispose le groupe à un moment donné en fonction de son histoire, de ses éléments fondateurs et des organisateurs psychiques qui l’animent. Ces régulateurs viennent donc, au mieux, mettre en forme et contenir ce qui, lorsqu’ils se trouvent en échec ou en surcharge, se fait sentir sensoriellement et parfois douloureusement. Ils ont, de fait, un rôle d’enveloppes transformatrices qui, dans les meilleures conditions, épargnent au psychisme des effluences corporelles sans objet, des sensations informes, ou des impressions marquées par la confusion ou l’indéterminé (Roussillon, 2002b). Dans les meilleures dispositions, ils mettent en liaison, en cohérence, ordonnent et conflictualisent les forces à l’œuvre dans les groupes, articulant des ensembles intersubjectifs à des formes psychiques groupales empruntables par la psyché individuelle. Nous avons pu penser un moment que la diversité des modes de régulation répondait à une hiérarchie pour laquelle la mise en échec et le débordement de l’un susciteraient le recours nécessaire à un autre. Mais nos observations ne sont pas suffisantes pour soutenir une telle proposition bien qu’il existe une articulation entre ces différentes mises en forme possibles.
22On peut assez facilement identifier trois modes de régulation : deux opèrent dans la continuité temporelle, l’un allant vers émotionnalité, l’autre vers une forme de langage corporel. Un troisième met en œuvre un court-circuit massif ou répété des précédentes modalités.
23Le premier est celui qui se manifeste le plus couramment à l’expérience clinique des groupes. Il s’agit d’organisateurs groupaux par lesquels des états énergétiques protomentaux sont convertis dans les formes plus ou moins caractérisées d’émotionnalité groupale. Manifestes par la dynamique de groupe et son évolution, ils œuvrent en institution à la psychisation et à l’intégration de ces états énergétiques par l’entremise du travail psychique opéré par l’équipe.
24Ils représentent donc une modalité de régulation la plus noble, en ce sens qu’ils prédisposent les états protomentaux à la production des transformateurs psychiques groupaux : diverses formes évoluent, se succèdent, prennent corps selon la nature des problématiques soulevées et celles qui restent confinées. Le jeu des tonalités émotionnelles de base (Rouchy, 1996) offre à l’expression groupale une diversité des formes contenantes et transformatrices, contribuant à l’évolution rythmique des échanges et des liens intersubjectifs, à la coloration émotionnelle des émergences subjectives, des pensées, des représentations. L’émotion fait le lien vectorisant et le liant des participations individuelles et des contenus à traiter quel que soit leur degré d’élaboration. Elle engage la fantasmatisation et l’interfantasmatisation, enrichit l’imaginaire du groupe.
25Néanmoins, chaque forme n’est pas en mesure et n’a pas la capacité structurelle de pouvoir tout intégrer, laissant à la marge des contenus en attente, des dépôts non transformés, confinés dans le protomental, pour reprendre l’expression de W.R. Bion, en quête d’espace et d’une forme qui pourrait les accueillir et les rendre reconnaissables à la psyché de chacun. L’évolution du groupe a cette fonction d’embrasser constamment de nouveaux contenus sensori-affectifs, de les inclure en modelant de nouvelles formes contenantes.
26L’espace du groupe devient dès lors l’espace d’une mise en conflictualité donnant lieu secondairement à des scénarisations mettant en jeu des rôles, positions, places implicites et explicites, résultant des identifications partielles et prises par chacun. Nous entrons là dans la conflictualité psychique dans ses dimensions groupales les plus évoluées, espace dans lequel les mouvements de diffraction transférentielle soutiennent la richesse des sens potentiels.
27Parallèlement, et plus particulièrement lorsque cette modalité de régulation se trouve débordée dans sa tâche, mise en échec soit par l’immobilisation d’une forme contenante soit par l’absence d’espace psychique groupal pour pouvoir la faire évoluer, une seconde modalité participe à sa façon à transformer la « sensorialité protomentale ». Elle se manifeste par ce que l’on pourrait appeler des stylistiques motrices groupales. Nous entendons par là les manières d’être tonico-posturales se traduisant par des façons d’occuper l’espace, de se déplacer et d’être en mouvement. Ces manières d’être sont groupales dans le sens où elles sont partagées sur un plan rythmique comme une modalité d’appartenance secondaire et participent à la culture d’une équipe par la chorégraphie spontanée qu’elle met en œuvre.
28La danse contemporaine donne l’exemple le plus parlant du style singulier que peut cultiver un groupe, qui, dans le domaine artistique se trouve valorisé, travaillé, mis en exergue mais qui, dans les groupes plus ordinaires, constitue une sorte de matrice groupale du langage corporel. On pourrait dire en « poussant le bouchon », que toutes les équipes dansent à leur façon mais que l’expression et la perception de cette danse sont atténuées par le poids des usages sociaux et des codes dans le monde du travail qui veut que l’expression d’un groupe soit plutôt corporellement inhibée, à l’exception des dispositifs ayant cette vocation.
29Néanmoins, on connaît assez bien des moments où une équipe prend des allures hypomanes, s’agitant dans tous les sens et flirtant avec la gesticulation. De même, l’observation de groupes d’enfants, en crèche notamment, montre assez rapidement comment l’appartenance à un groupe et la présence de soi parmi les autres induisent des effets sur le plan tonico-postural ; dans une section d’enfants de moins de deux ans en crèche collective, la qualité des tensions est par exemple étroitement liée à une topologie des placements et des déplacements dans l’espace. On ne peut donc pas réduire ces « styles » à l’ensemble des manifestations comportementales échappant à la mentalisation puisque qu’elles possèdent une cohérence d’ensemble et constituent une sorte de langage groupal participant aux réseaux de communication préverbale qui structurent tout groupe. On peut néanmoins souligner que certains « styles » dénotent une agitation motrice à l’unisson d’une excitation ambiante ou peu contenue à l’intérieur de l’activité elle-même.
30Rappelons ici l’importance de la temporalité, ou plus exactement de l’accord rythmique. Les différents protagonistes en présence, engagés de fait dans un échange, sont constamment dans un processus d’accordage que Condon (1976) a défini en termes de synchronie interactionnelle. Si, par exemple, dans un groupe d’enfants, l’un de ceux-ci se met à bouger un pied, les autres vont le faire, non pas dans un mouvement d’imitation consciente – qui reste possible, bien sûr –, mais dans un co-éprouvé groupal, maintenant l’identité du groupe.
31Ces mécanismes adaptatifs peuvent être également rapprochés des travaux de E.T. Hall (1981) sur la proxémique où chacun occupe automatiquement son espace personnel à l’intérieur d’un groupe.
32Une question majeure posée par ces accordages rythmiques et spatiaux concerne l’angle d’approche sous lequel ces accords/désaccords peuvent être envisagés : s’agit-il de les situer sous un angle interactif ou interpulsif où chacun prendrait (ou non) la mesure et viendrait se synchroniser à un ou plusieurs autres ? Ou faut-il entendre la spécificité d’un groupe pour lequel l’accordage et la rythmicité témoigneraient d’une qualité propre à l’ensemble formé ? Si l’un n’invalide en rien l’autre, force est de constater le pouvoir d’un ensemble formé, et notamment le pouvoir attracteur d’une esthétique de la forme venant contenir des esthésies partielles et fragmentées.
33D’autres modalités de régulation répondent plus spécifiquement à l’échec des deux premiers : bien qu’ils ne soient pas à mettre sur le même plan, des régulateurs que nous pourrions appeler « disjonctifs » ont pour fonction radicale de mettre un terme à une lente dérégulation faisant courir le risque d’un éprouvé douloureux ou de l’émergence d’une souffrance insupportable. Des somatisations, des agirs ou encore le recours répété à l’action motrice sont, selon nous, de cette forme. Ils possèdent un statut particulier, en ce sens qu’ils ont fonction de « fusibles individuels » à des problématiques institutionnelles, familiales ou groupales. Ils cristallisent alors vers eux et absorbent ce que le groupe ne peut plus contenir d’une manière ou d’une autre. On peut ainsi penser que l’acte incestueux tient cette fonction à l’égard de l’incestuel au même titre qu’une construction persécutive, hypocondriaque ou paranoïaque, condense et cristallise ce qui dans l’univers paranoïde se trouve à l’état ambiant.
34Il convient ici de bien préciser les choses : si, pendant longtemps, actes et passages à l’acte étaient confondus par des psychanalystes et entendus comme des entraves à la mentalisation, des pathologies lourdes ou d’autres dispositifs comme l’analyse de groupe ou la thérapie familiale ont montré la pertinence du « recours à l’acte » ou du « passage par l’acte ». Dans certains cas, les actes peuvent ainsi préfigurer des symbolisations à venir. Si, dans les cas les moins heureux, les actes entretiennent l’excitation pour éviter toute pensée, dans d’autres cas, ils soutiennent une fonction de décharge indispensable aux processus de liaison à venir.
35Dans un groupe, des symptômes individuels condensent un peu comme un paratonnerre l’orage qui est dans l’air pour, dans un premier temps, court-circuiter la groupalité. Une mise en acte, éventuellement individuelle, vient en quelque sorte couper le courant. C’est dans ce sens que les symptômes individuels marquent un échec de la groupalité et la fréquence des arrêts maladie en service d’hospitalisation en psychiatrie n’est pas sans rappeler à la fois le caractère particulièrement éprouvant du travail quotidien dans ces structures et la perte amorcée depuis plusieurs années des collectifs de travail susceptible de convertir la sensorialité diffuse en une énergie plus vivante.
36Nous nous sommes ici autorisés à dégager trois grandes lignes de régulation parmi les particularités de chacune d’elles et parmi d’autres modalités insoupçonnées. Ces lignes restent à approfondir. Mais leur identification, qui par nature échappe à l’expérience clinique immédiate, rencontre une difficulté majeure dans la conflictualité qui existe toujours entre perspective individuelle et groupale. Nous sommes ainsi, à l’observation d’un groupe, toujours tentés d’appliquer les logiques bien mieux connues de la clinique et de la psychopathologie individuelle, mais dont l’usage des concepts appliqués aux groupes n’est pas satisfaisant ou dont la grille de lecture ne permet pas de comprendre ce qui appartient au groupe dans sa singularité.
37L’observation d’une réunion d’équipe dans le cadre d’une recherche sur les ambiances (Bittolo, 2004) nous offre une très courte illustration de ces difficultés et des moyens pour les résoudre. Cette observation est celle d’un « staff », réunion matinale d’un service de psychiatrie intrahospitalier adulte réunissant une dizaine de professionnels et destinée à traiter « à chaud » l’actualité du pavillon, les entrées et les sorties d’hospitalisation des patients, les problèmes immédiats rencontrés par l’équipe composée principalement d’infirmières. Après de longs mois de préparation, un accord sur notre intégration à l’équipe en tant que clinicien-chercheur et quelques observations préliminaires, une méthodologie spécifique est mise en place afin d’observer et, secondairement, de mettre en lien plusieurs niveaux de manifestations de la vie psychique du groupe. L’observation de ce staff chaque semaine est centrée sur le déroulement de la réunion, mais inclut aussi d’autres temps d’observation de la vie du pavillon.
38Compte tenu de notre objet d’étude, notre attention s’est focalisée non sur les échanges verbaux (informations, résolutions de problèmes pratiques, partage d’observations concernant le patient, coordination des actions de chacun, compréhension de la situation de certains patients…) mais sur la façon dont ces échanges avaient lieu. Il s’agit d’entendre la tonalité, la musicalité du groupe, de dégager des formes de communication ou des styles, et d’y observer des phénomènes attenant à l’ambiance de la réunion. Nous nous sommes alors intéressés à tous les « à côté » des échanges, à des manifestations à la marge des discussions et surtout en fond, traduisant un état sensori-affectif du groupe à un moment donné et son évolution.
39L’espace de cette présentation ne nous permet malheureusement pas d’exposer la grille que nous avons élaborée et qui nous a permis de noter des phénomènes mettant en évidence une certaine cohérence sensori-émotionnelle pour chaque staff et les processus groupaux en jeu. Nous ne proposerons ici que la synthèse de l’une de ces observations.
La réunion est globalement marquée ce jour-là par un calme que l’on ressent dès l’entrée et dans lequel le pavillon semble baigner tout entier. Elle réunit en cercle d’une dizaine de personnes, deux médecins, quelques infirmières, deux aides-soignantes, une assistante sociale, un cadre de santé et moi-même. Nous sommes dans le bureau du médecin-chef absent ce jour-là.
Les échanges se déroulent à un rythme plutôt lent et n’évoluant pas. Les modes de communication sont marqués par la prédominance (par rapport à l’ordinaire [5]) de propos adressés à tout ou partie du groupe : d’un médecin vers le groupe des infirmières ou vers l’ensemble du groupe principalement. Les groupes d’appartenance professionnels semblent ce jour-là particulièrement mobilisés. Deux points marquent l’attention à l’analyse des observations : à aucun moment nous ne constatons que la « parole circule », forme de communication caractéristique des groupes dans lesquels chacun peut apporter sa participation de façon assez libre. Nos analyses ont montré que la présence de ces moments dans les échanges rendait compte des capacités vivantes du groupe à intégrer ce que chacun souhaitait y déposer. Ce jour-là, le groupe ne connaît pas ces moments. Enfin, un brouhaha chargé d’angoisse submerge à trois reprises les échanges au premier plan. Ces brouhahas, comme une vague plongeant le groupe dans la confusion, apportent couramment une respiration que la forme prise par la dynamique des propos n’autorise pas. À défaut d’élaboration groupale des tensions dans lesquelles chacun est pris, le groupe trouve ici une voie de régulation possible mais désorganisant la tâche du groupe et la rationalité des communications verbales. Enfin, une exclamation à l’unisson, sorte de réaction en chœur de l’ensemble du groupe, ponctue la fin de la réunion.
Nous avions pu en conclure que, malgré une ambiance détendue laissant peu de tension transparaître, l’émotionnalité du groupe était contenue au prix d’une cristallisation des rapports intergroupe, d’une circulation de la parole clivée et ne permettant pas l’intégration des forces en jeu dans le pavillon et notamment des angoisses suscitées par l’actualité de la structure. Un évitement unanime à aborder des questions menaçant la cohésion de l’ensemble de l’équipe ainsi que les particularités de la dynamique marquée par des efforts d’unité donnaient à ce moment un aspect « faussement » détendu. Sous le calme plat d’une mer d’huile grondent parfois des tempêtes insoupçonnées…
41On perçoit donc ici la conflictualité des perspectives qui peut exister à l’observation d’un groupe. La quinte de toux d’un professionnel au moment où est abordée la situation difficile d’un patient pris en charge peut être entendue comme une expression individuelle qui tiendrait à l’analyse des rapports subjectifs que ce professionnel tient avec cette situation. Bien que cette lecture soit entièrement valide, l’observation du groupe et l’écoute de la musicalité des manifestations corporelles, comportementales et des échanges verbaux, sans chercher à entendre le sens que pourrait prendre cette quinte en rapport aux contenus, montre que cette toux passagère représente un élément parmi une cohérence d’ensemble : d’autres manifestations comme une évolution des modalités d’échange ordinaire, des vagues cycliques ou régulières de brouhahas, des exclamations collectives, des repositionnements posturaux collectifs nous montrent comment une équipe, en tant qu’elle constitue un ensemble subjectif, est amenée à œuvrer sans cesse à l’élaboration de sensations qui en elles-mêmes n’appellent pas de pensées en tant que telles mais des processus de régulation que nous avons tenté de mettre en lumière. Ces processus portent en eux les conditions possibles d’un travail psychique.
42Les systémiciens ont proposé l’aphorisme : « On ne peut pas ne pas communiquer. » Dans la communication, il faudrait se poser la question de l’intention – fût-elle inconsciente – de s’adresser à l’autre. Cependant ici, dans notre propos, il ne s’agit pas de communication mais de la façon d’être d’un ensemble potentiellement repérable par la qualité d’un liant groupal.
43On l’aura compris, une telle mise en lumière n’est pas sans soulever des problèmes méthodologiques très importants auxquels le clinicien-chercheur se retrouve vite confronté. L’enregistrement audio et vidéo des séquences de groupes pourrait constituer un outil intéressant, mais écarterait de fait une lecture contre-transférentielle surgissant dans l’après-coup et se dévoilant au fur et à mesure du processus thérapeutique de groupe. Une méthodologie de l’observation clinique des groupes mériterait d’être, en ce sens, approfondis, ce à quoi la SFPPG s’emploie depuis plusieurs années.
Bibliographie
- ADOLPHE, L. et coll. 1998. Les cahiers de la recherche architecturale – Ambiances architecturales et urbaines, Marseille, Éditions parenthèse.
- ANZIEU, D. 1971. « L’illusion groupale », Nouvelle revue de psychanalyse, 4, Paris, PUF, p. 73-93.
- ANZIEU, D. 1984. Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod, 1999, 3e éd.
- AVRON, O. 1996. La pensée scénique. Groupe et psychanalyse, Toulouse, érès.
- BALINT, M. 1968. Le défaut fondamental, Paris, Payot, 1991.
- BION, W.R. 1961. Recherches sur les petits groupes, tr. E.L. Herbert, Paris, PUF, 1965.
- BION, W.R. 1962a. Aux sources de l’expérience, tr. F. Robert, Paris, PUF, 1979.
- BION, W.R. 1962b. « Une théorie de l’activité de pensée », dans Réflexion faite, Paris, PUF, 1967, p. 125-135.
- BION, W.R. 1965. Transformations, tr. F. Robert, Paris, PUF, 1982.
- BITTOLO, C. 2002. « Accueil hospitalier et processus psychiques : enjeux thérapeutiques et institutionnels en psychiatrie », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 37, p. 143-160.
- BITTOLO, C. 2004. Ambiances et climats subjectifs dans les groupes et les institutions : approches clinique et psychopathologique, Th. : Psychologie clinique et psychopathologie, Paris 5.
- BITTOLO, C. 2007. « Introduction à la psychopathologie des ambiances », dans E. Lecourt et coll., Modernité du groupe dans la clinique psychanalytique, Toulouse, érès.
- BITTOLO, C. 2008. « Ambiances et changements en analyse de groupe », Connexions, Toulouse, érès, 1/2008.
- BLEGER, J. 1966. « Psychanalyse du cadre psychanalytique », dans R. Kaës et coll., Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod, 1979.
- BLEGER, J. 1970. « Le groupe comme institution et le groupe dans les institutions », dans R. Kaës et coll., L’institution et les institutions – études psychanalytiques, Paris, Dunod, 1988, p. 47-61.
- BRUSSET, B. 2006. « Métapsychologie des liens et troisième topique », Revue française de psychanalyse, 5, 70, p. 1213-1282.
- CONDON, W. 1976. « Une analyse de l’organisation comportementale », dans J. Cosnier et A. Brossard (sous la direction de), La communication non verbale, Delachaux et Niestlé, 1984.
- DEJOURS, C. 2003. Le corps, d’abord ; corps biologique, corps érotique et sens morale, Paris, Payot.
- FREUD, S. 1921. « Psychologie des foules et analyse du moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1983.
- HALL, E.T. 1981. « Proxémique », dans La nouvelle communication, Paris, Le Seuil, textes recueillis et présentés par Y. Winkin.
- KAËS, R. 1976. L’appareil psychique groupal, Paris, Dunod, 2000.
- KAËS, R. 1989. « Alliances inconscientes et pactes dénégatifs dans les institutions », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 13, p. 27-38.
- KAËS, R. 1993. Le groupe et le sujet du groupe, Paris, Dunod.
- KAËS, R. et coll. 1979. Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod.
- KAËS, R. et coll. 1988. L’institution et les institutions – études psychanalytiques, Paris, Dunod.
- KAËS, R. et coll. 1996. Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels, Paris, Dunod.
- LEWIN, K. 1947. « La frontière dans la dynamique des groupes », dans Psychologie dynamique, Paris, PUF, 1959.
- MELLIER, D. 2002a. « Souffrance et émotion : un enjeu intersubjectif » dans D. Mellier et coll., Vie émotionnelle et souffrance du bébé, Paris, Dunod, p. 5-9.
- MELLIER, D. 2002b. « Le travail intersubjectif de contenance des anxiétés primitives dans le soin », dans D. Mellier et coll., Vie émotionnelle et souffrance du bébé, Paris, Dunod.
- MELLIER, D. et coll. 2002. Vie émotionnelle et souffrance du bébé, Paris, Dunod.
- MIJOLLA, A. de. 2001. « L’intergénérationnel et “nous” », Dialogue, n° 154, p. 93-140.
- MONTAGNER, H. 1978. L’enfant et la communication, Paris, Pernoud, Stock.
- PINEL, J.-P. 1989. « Les fonctions du cadre dans la prise en charge institutionnelle », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 13, p. 77-89.
- PINEL, J.-P. 1996. « La déliaison pathologique des liens institutionnels dans les institutions de soins et de rééducation. Perspective économique et principe d’intervention », dans R. Kaës et coll., Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels, Paris, Dunod, p. 50-79.
- PINEL, J.-P. 2009. « Emprise et pouvoir de la transparence dans les institutions spécialisées », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 51, p. 33-48.
- ROBERT, P. 2003. « La transmission psychique au carrefour de l’individuel et du groupal », Dialogue, n° 160.
- ROBERT, P. 1998. « Pour une discrimination du non verbal », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 30.
- ROUCHY, J. C. 1998. Le groupe, espace analytique, clinique et théorie, Toulouse, érès.
- ROUCHY, J. C. ; SOULA DESROCHE, M. 2004. Institution et changement, processus psychique et organisation, Toulouse, érès.
- ROUSSILLON, R. 1999. Agonie, clivage et symbolisation, Paris, PUF, 2008.
- ROUSSILLON, R. 2002a. « L’homosexualité primaire et le partage des affects », dans D. Mellier et coll., 2002, p. 73-82.
- ROUSSILLON, R. 2002b. « Le transitionnel et l’indéterminé », dans B. Chouvier et coll., Les processus psychiques de la médiation, Paris, Dunod.
- THIBEAULT, E. 2010. La géométrie des émotions – Les esthétiques scientifiques de l’architecture en France, 1860-1950, Wawre, Mardaga.
Mots-clés éditeurs : ambiances, émotionnalité groupale, Analyse de groupe, famille, institution, système protomental
Date de mise en ligne : 03/12/2012
https://doi.org/10.3917/rppg.059.0187Notes
-
[1]
M. Balint, 1968, Le défaut fondamental, Paris, Payot, 1991, p. 109.
-
[2]
Ibid., p. 135.
-
[3]
S. Freud, 1921, « Psychologie des foules et analyse du moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1983, p. 142.
-
[4]
S. Freud, Métapsychologie, Paris, NRF, coll. « Idées », 1969, p. 107.
-
[5]
Prédominance constatée par une analyse statistique.