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Article de revue

Adolescents en rupture et alternatives thérapeutiques : l'exemple d'un groupe parents d'adolescents en centre de guidance

Pages 171 à 183

1Nous présentons ici le contexte de la mise en place d’un groupe de parents en souffrance face à des adolescents en rupture ou décrochage scolaire. Souhaitant discuter de la spécificité de ce groupe de parents peu ordinaire, nous revenons aussi sur l’intérêt théorico-clinique de cette approche groupale face à d’autres alternatives thérapeutiques. Indiqué comme un espace potentiel susceptible d’aider les parents à élaborer leurs souffrances de transmission et donc, indirectement, l’adolescent dans son travail de subjectivation, nous trouvons intéressant d’approfondir certains aspects de la dynamique de ce groupe « parents d’adolescents », de son fonctionnement, autant du côté des participants que du travail de co-thérapie. Pour finir, créer un groupe thérapeutique et, en sus, de parents dans une institution n’est pas sans susciter des réactions, résonances que nous n’anticipons jamais suffisamment, ce que nous discutons en conclusion.

Adolescents en rupture et conflits narcissiques de parentalité

2À l’origine, la demande de ce dispositif peu ordinaire émane du secrétariat du centre et de premiers consultants, faisant remonter des plaintes de parents, souvent isolés dans leur souffrance face à des adolescents en situation de déscolarisation ou désocialisation. Dans le cadre d’un dispositif d’analyse de groupe, réunion mensuelle centrée sur les activités thérapeutiques groupales, nous commençons alors à discuter de l’indication d’un groupe de parents. Ces situations de parents en conflit, dans des liens de dépendance avec leurs enfants adolescents nous paraissent mettre en échec les propositions des consultants vers des entretiens familiaux ou même des consultations parents/adolescents. En effet, en reprenant les récits de ces premiers contacts, nous nous rendons compte que ces parents consultent par ailleurs ou ont déjà rencontré des psychiatres ou psychologues, que leurs enfants semblent figés dans des formes de retrait social, manifestant par là certainement la crainte d’une dépendance malgré des attentes importantes (Jeammet, 1991).

3Même si ces conduites de rupture prennent des formes différentes chez ces adolescents, elles s’orientent vers le « désinvestissement », des fonctionnements en « auto-sabotage » susceptible d’alimenter la violence avec l’entourage et contre eux-mêmes (Green, 1993). Les recouvrements traumatiques réactivés par l’effraction pulsionnelle de la puberté et les blessures narcissiques de l’enfance semblent confronter ces adolescents à une vulnérabilité, à des réactions paradoxales contre et dans la dépendance. Ces fonctionnements semblent renforcés par une insécurité dans les liens d’attachement aux figures parentales, les amenant à minimiser les relations de dépendance avec leurs proches, limiter l’expression des affects, y compris par rapport aux pairs, objets d’étayage narcissique potentiels à l’adolescence. Si les liens existent avec d’autres jeunes de leur génération, leur situation paradoxale dans leur fonctionnement psychique et leur rapport à l’environnement suscite une spirale négative et un enfermement dans des conduites masochistes, une tendance à répéter le traumatique, à la « traumatophilie » (Drieu, 2004b). Ces jeunes se trouvent alors dans une impossibilité de renouveler leurs liens d’alliance en passant d’une « groupalité de type familial à une matrice groupale de type sociétale » (Chapelier, 2000).

4Face à ce que nous entendons comme un refus de consulter chez ces jeunes et alertés par les demandes ambiguës des parents, nous faisons le choix de proposer un espace thérapeutique de groupe pour les parents. Nous sommes alors très sensibles à la dimension d’ambiguïté de ces plaintes, laissant entendre que tout a déjà été tenté et qu’en même temps, ils attendent beaucoup de leurs démarches. C’est pourquoi avec une collègue, assistante sociale, expérimentée par ailleurs dans les psychothérapies familiales, nous choisissons de nous appuyer sur nos expériences des psychothérapies de groupe, en particulier, un cadre de travail permettant l’échange, une forme de rêverie groupale s’étayant sur ce qui est « commun et partagé » dans leurs situations (Kaës, 2007).
Ces parents, souvent isolés, partagent un vécu persécuteur face à l’adolescence de leurs enfants, des manifestations possibles d’enjeux névrotiques, des indices du « contre pubertaire parental » mais surtout des reflets d’émotions plus primitives en référence à des « blessures de filiation » (Gutton, 1991 ; Bléandonu, 1999). Ils ne peuvent être un soutien narcissique auprès de leurs enfants lorsque ceux-ci affrontent la violence de leur destructivité, de la discontinuité sous ses multiples formes à la puberté. Aussi, ces situations insistent sur des liens de dépendance qui ne peuvent évoluer sans médiation thérapeutique.

Alternatives thérapeutiques et indications de groupe parents

5Face aux refus de ces adolescents de venir nous consulter, plusieurs alternatives sont possibles habituellement.

6Le premier consultant peut proposer des entretiens ouverts aux parents débouchant sur des consultations parentales. Cette orientation a été particulièrement explorée par plusieurs de nos collègues. Ainsi, s’agit-il de cheminer avec les intéressés afin de mieux penser la « donne familiale », soit l’ensemble des traits communs transmis par les parents et constitutifs de leurs positions œdipiennes afin de reconstruire le sens des troubles chez l’enfant (Ortigues, 1986)… Dans un autre contexte, les travaux de Bion d’une part, l’expérience des psychothérapies mère-enfant d’autre part, permettent de recentrer le principe des consultations thérapeutiques initiées par Winnicott sur la problématique du transgénérationnel (Bion, 1965 ; Bléandonu, 1999). Il s’agit de s’appuyer sur les interactions fantasmatiques entre les participants dans la démarche thérapeutique pour mettre en perspective la conflictualité parentale et les problèmes de l’enfant. L’action thérapeutique ne se veut plus forcément axée sur la rapidité des changements, mais plus souvent sur un travail d’élaboration de longue durée permettant que s’analysent les places de chacun des membres de la famille à la lumière des symptômes de l’adolescent(e). Dans la même perspective, K. Varga, dans le cadre d’une guidance parentale propose, face à des situations d’adolescents délinquants, des consultations parentales pour penser les liens de dépendance entre parents et adolescents susceptibles d’être des facteurs d’emprise et de violence (Varga, 1992). Il s’agit de resituer la place de l’adolescent dans la tête de ses parents, trop souvent objet d’un « scénario narcissique de parentalité » et donc aliéné à un contexte de « filiation traumatique » qui le piège à l’adolescence au moment où il doit s’émanciper psychiquement de sa famille (Manzano et coll., 1999 ; Drieu, Marty, 2005). J. Cassenas, F. Marty et nous-mêmes discutons par ailleurs de l’importance d’une co-construction du dispositif/cadre des entretiens avec l’enfant et son entourage, ce pour permettre une mise en lien des troubles de l’adolescent avec l’histoire familiale (Cassanas, 1999 ; Marty, 1999 ; Drieu, 2004).

7La rencontre avec ces adolescents étant impossible, l’alternative des consultations parentales, peu adéquate dans notre situation, plusieurs raisons nous ont amené à créer ce dispositif de groupe parents.

8En effet, ces parents connaissaient déjà des consultations individuelles pour eux-mêmes, leur enfant, et étaient confrontés à l’échec du fait des dysfonctionnements dans leurs liens familiaux. Le groupe restait donc l’instance la plus adéquate pour opérer un travail sur les dimensions intersubjectives impliquées dans leurs difficultés. Face à une groupalité aliénante (filiation traumatique, liens d’emprise, attachement insécure), la démarche groupale nous paraissait susceptible de mettre en perspective les conflits de dépendance entre ces parents et leurs enfants adolescents. En effet, les processus de groupe, les effets de mirroring, de dramatisation et d’identification croisée rendent possible d’autres modes de liaisons psychiques et une décondensation des représentations de ces parents à l’encontre des conflits à l’œuvre avec (et chez) leurs enfants (Kaës, 1994, 1999).

Les groupes parents : intérêt, cadre et fonctionnement

9En général, les dispositifs de groupes parents sont souvent à la base des groupes de parole ouverts, dits de soutien à la parentalité. Ce cadre de fonctionnement, tout en permettant une forme de co-étayage entre les participants, une ouverture par rapport à l’information (psychoéducation) ne peut constituer dans notre situation, un dispositif/cadre thérapeutique adéquat. Nous nous sommes plutôt appuyés sur l’expérience acquise dans la mise en place de groupes thérapeutiques ou de psychodrame pour penser nos repères de fonctionnement

10En pédopsychiatrie comme dans les cmpp, nous connaissons l’expérience des dispositifs de groupes parallèles parents/enfants (Poncelet, 2002). Lorsqu’un groupe thérapeutique est proposé à un enfant, nous demandons aux parents de s’engager parallèlement avec des rendez-vous souvent plus espacés dans le cadre d’un groupe de parole. En effet, les mouvements de régression inhérents à l’entrée dans le groupe entraînent chez les enfants des excitations qui suscitent de profondes inquiétudes chez les parents. Ces derniers manifestent dans la salle d’attente des réactions dépressives ou maniaques et perturbent la participation des enfants dans le groupe allant jusqu’à faire intrusion dans leur espace thérapeutique. Pour la plupart, ces comportements relèvent de problématiques de séparation-individuation qui s’expriment par des angoisses d’abandon intenses. Plus qu’un simple soutien aux parents, ce dispositif de groupes parents/enfants permet de mettre au travail les processus d’individuation et de différenciation en jeu dans les liens intergénérationnels. En référence aux résonances interfantasmatiques entre les groupes d’enfants et de parents, les thérapeutes commencent par se représenter les angoisses primitives souvent à l’origine des troubles et les participants font alors l’expérience de la fiabilité du dispositif. Parents et enfants attaquent ainsi les enveloppes groupales pour mieux tester leur solidité et leur souplesse. Peu à peu, chaque groupe se constitue avec l’illusion groupale et les parents s’autorisent alors à s’impliquer davantage en faisant un retour sur leur propre histoire, ce qui est difficile en consultation individuelle. Ces liens qui s’opèrent avec la désillusion face à leurs attentes, l’identification aux autres parents, suscitent la reconstruction (parfois construction) des fils de la transmission intergénérationnelle.
Nous avons choisi de nous appuyer sur cette expérience pour proposer un dispositif/cadre groupal d’accompagnement à la parentalité. Nous souhaitions un dispositif suffisamment contenant pour accompagner ces parents dans une retrouvaille avec leur parentalité et que ces mouvements d’empathie puissent enclencher des changements chez les adolescents. Aussi, nous avons évolué dans la mise en place de ce groupe passant d’un dispositif plutôt ouvert lors de la constitution du groupe à un groupe semi-fermé, de séances hebdomadaires à des séances bimensuelles. Cependant, les principes sont restés les mêmes, c’est-à-dire le fait de favoriser les processus associatifs d’où notre choix de travailler en co-thérapie, de limiter les interventions dans la réalité (processus d’abstinence). Nous renvoyions donc les questions concernant la prise en charge vers le consultant, nous adoptions une position de retrait par rapport à toutes les tentatives des parents souhaitant nous impliquer davantage dans leurs liens avec le groupe. Nous proposons maintenant de discuter de son fonctionnement, de sa mise en place, de son intérêt et de ses limites au filtre de notre expérience surtout avec quatre « familles ».

Notre groupe de parents d’adolescents : enjeux et limites

Son cadre de fonctionnement

11Ce groupe a fonctionné sur 16 mois avec la présence très régulière de deux mères, deux couples de parents arrivant plus tardivement et d’autres enfin ne donnant pas suite après un bref passage lors de l’installation du groupe. Au préalable, nous avions eu l’intention de proposer un groupe fermé sur l’année scolaire, avec des rencontres hebdomadaires d’une heure, sans doute en référence à notre expérience de psychothérapie de groupe. Cependant, après quatre mois de fonctionnement sur ce modèle peu en adéquation avec la réalité du groupe, nous avons renoncé à ce dispositif trop exigeant pour faire le choix d’un cadre de fonctionnement semi-fermé, avec des séances plus longues (1 h 30) et bimensuelles.

12Plusieurs raisons motivent notre changement de position lorsqu’après une période de quatre mois « préliminaire » nous reprenons contact avec les parents participants. Après les nombreuses sollicitations de collègues à nos débuts, nous nous sommes aperçus que, réellement, peu de familles et de parents nous contactaient pour des entretiens préalables, certains parents laissant entendre aux consultants que « ce groupe toutes les semaines, c’était trop ». Au final, entre mars et juillet, seulement deux mères ont suivi ce groupe avec assiduité. D’autre part, travaillant en co-thérapie, nous nous sommes aperçus que nous avions peu discuté de nos expériences passées mutuelles. Notre collègue, en dehors de sa formation aux psychothérapies familiales, disposait d’une expérience très riche de médiatrice auprès de familles confrontées à la précarité psychique et, en conséquence, à des vécus d’impasses subjectives, les conduisant à des fonctionnements d’auto-sabotage.

13Aussi, enrichis par ces échanges, en en rediscutant également avec les autres collègues dans le cadre de notre « régulation inter-groupes », nous avons fait le choix, outre d’un fonctionnement bimensuel, d’une période d’ouverture du groupe sur trois séances à la rentrée des grandes vacances.
Comme dans beaucoup de groupes, l’installation a été laborieuse, marquée toutefois par deux temps bien différents. Nous pouvons distinguer une première période d’installation du groupe avec des défenses face à la nouveauté, aux angoisses de groupement, mais aussi en rapport avec nos propres craintes, quant à la constitution de cette nouvelle prise en charge dans l’institution, quant à la fiabilité de notre couple de co-thérapeute. Après coup, l’ouverture momentanée du cadre, le partage de nos vécus contre-transférentiels avec les participants nous a semblé initié une dynamique plus importante d’échanges, de résonance interfantasmatique et, au final, de changements chez les parents participants et leurs enfants adolescents.

Mise en place du groupe et angoisses catastrophiques

14Ces parents étant relativement isolés, voire même parfois en situation de famille monoparentale et dans une grande insécurité narcissique, l’attente était grande au départ avec, en même temps, des fortes craintes d’être déçus. Nous-mêmes, nous nous sentions très sollicités de toutes parts, voire surtout par les consultants et notre secrétariat, après cette fameuse réunion de groupe où nous avions commencé à ébaucher notre projet avec les collègues. Tant est si bien que ce groupe s’est mis rapidement en place sans que nous puissions prendre le temps de partager nos attentes et notre expérience. Ces éléments semblent avoir beaucoup joué dans la construction de ce groupe après que nous ayons rencontré seulement quatre parents. Nous percevant un peu comme des « pionniers » d’un lien nouveau avec ces parents au sein du centre, il semble que nous avons tout fait pour faire taire nos différences, tout en marchant dans les pas de la pratique groupale habituelle dans notre cmpp, c’est-à-dire un groupe hebdomadaire d’une heure, un cadre très modelé sur les dispositifs de psychothérapies de groupe.

15Aussi, deux mères vont surtout nous marquer d’entrée de jeu par leur fort investissement, un autre parent ne venant qu’aux premières séances. Nous nous sommes beaucoup interrogés dès lors sur la capacité contenante, la fiabilité de notre cadre de travail lors de ces quatre premiers mois d’ouverture, d’autres parents invités par les consultants à nous rencontrer ne donnant pas suite. Nous nous posions ainsi la question de l’adéquation de l’indication (groupe de parents d’adolescents en rupture et sans suivi), de notre positionnement par rapport aux collègues (les consultants mais aussi nos pairs dans l’institution, souvent très réservés par rapport à l’existence d’un nouveau groupe). En même temps, nous nous sommes surpris dans les interséances à penser que nous étions peut-être aussi des « mauvais parents » à l’image de ce que nous renvoyaient surtout les deux participantes très assidues et des craintes que nous ressentions dans l’ambivalence des autres parents à participer à ce groupe. Toutefois, dans un premier temps, si le groupe a semblé résister à se constituer, ce n’est pas simplement pour des problèmes d’organisation, d’indication, de cadre mais plus en référence aux angoisses primitives en jeu chez les participants face à cette situation nouvelle, à la régression activée par les premiers échanges. De plus, avec trois, voire parfois deux participantes, l’idéalisation restait dominante empêchant que se travaille le vécu persécuteur, souvent clivé, projeté sur l’extérieur, par exemple sur les autres professionnels – « qui ne comprennent rien aux problèmes des parents ». Face à la difficulté de s’appuyer sur un groupe fiable, ces mères vont s’enfermer dans des allers et retours en miroir entre des vécus persécuteurs (les pères absents, violents, leurs fils adolescents terribles, les psys…) et parfois plus mélancoliques que réellement dépressifs, se présentant comme des objets en situation de déshérence, en état de « survivance psychique », aspirés par le vide narcissique (Roussillon, 1999). Comprenant que ces positions renvoyaient à la fois à des souffrances intersubjectives, au processus de mise en place du groupe et à nos propres positionnements contre-transférentiels, nous sommes parvenus progressivement à partager davantage nos résonances interfantasmatiques, d’abord entre nous, co-thérapeutes, suscitant alors chez les participantes des sortes d’acting out, puis des critiques à l’encontre de notre fonctionnement.

16Ainsi, après un retard de l’une d’entre elles, nous avons été amenés à commencer une séance avec une unique personne qui a profité ce jour-là pour nous lire la lettre qu’elle avait décidé d’envoyer au père de son fils, nous incitant à intervenir directement dans ses liens familiaux. Cette situation a été alors interprétée par l’autre maman arrivant en retard comme une faille dans nos règles d’abstinence et surtout une véritable scène de séduction à l’image de deux parents avec leur fille. Cette scène va donner lieu à de multiples échanges, permettant, en lien avec la situation de précarité du groupe, de commencer à évoquer leurs troubles face à leurs fils adolescents. Dans l’après-coup, nous pouvons penser que c’est certainement à partir de ces angoisses à caractère persécuteur et cette mise en acte d’une tentative de séduction que le groupe parents a pu commencer à constituer sa propre enveloppe.

17À la reprise après les vacances, deux autres parents feront alors leur entrée dans le groupe, profitant davantage de notre nouveau cadre de fonctionnement. Celui-ci va susciter des sentiments de nostalgie chez nos deux « mères pionnières » : « Ce n’est plus comme avant » – « On n’a plus le temps de se parler. » Ces paroles nous paraissent marquer l’entrée dans une nouvelle phase de fonctionnement groupal, dans des relations davantage triangulaires mobilisant l’affect et la dépressivité. Ainsi, nous avons été davantage pris à partie au même titre que les autres, les institutions, la société qui ne se préoccupent pas suffisamment des parents et n’obligent pas les pères à assumer leurs responsabilités.
Ces phénomènes de projections et de clivages sont bien connus des psychothérapeutes de groupes. Ce premier processus de différenciation nous a semblé fondateur d’une amorce de changement, les parents présents pouvant alors entreprendre de laisser passer à certains moments leurs mouvements de dépressivité tout en s’en protégeant activement à d’autres.

La dynamique du groupe

18Cette phase commune aux premiers temps du groupe est très importante, mais elle nous oblige à être vigilants sur la protection du cadre et la portée de nos interventions. Aussi, après les vacances d’été, nous avons fait en sorte de repréciser plus nettement nos règles de fonctionnement, nos choix quant à une modification du cadre : séances bimensuelles, engagement des parents en principe pour l’année, limitation à quatre parents participants et restriction des nouvelles entrées dans le groupe en fonction des départs. Nous sentions qu’une trop grande ouverture du groupe activait un retour à des mouvements de projections, le risque de recours à l’acte inélaborable. Nous avons été beaucoup préoccupés par les absences intermittentes des premières participantes, réactives à l’arrivée des nouveaux parents lors de cette rentrée. Par la suite, nous avons été sensibles aux liens qui naissaient en dehors du groupe entre les participants suscitant une forme de « contre-groupe » empêchant le partage fantasmatique et le travail associatif.

19Nous pensons à cette quatrième séance arrivant après le renouvellement du groupe à la rentrée de septembre. Un père qui s’était annoncé précédemment par son épouse évoque alors brutalement sa colère à l’encontre de son fils. Il se trouve alors attaqué de toutes parts, surtout par les deux mères les plus assidues aux séances de groupe. Elles parlent alors de la lâcheté des pères en général avec paradoxalement une sorte de nostalgie du passé patriarcal, vis-à-vis de la figure autoritaire de leurs propres pères. Nous évoquons dans la même perspective les changements ayant eu lieu dans le groupe, le passage d’un lien fort avec les thérapeutes à des relations nouvelles. Cette construction va permettre, dans un premier temps, aux nouveaux membres de s’engager davantage. Ainsi, le seul couple de parents présent ce jour-là échange sur la manière dont ils se trouvent l’un et l’autre figés face à la perte, des deuils impossibles. Cette évocation éclaire d’un jour nouveau leurs colères entre eux et face à leur fils, jeune de 21 ans, complètement en retrait après un échec à l’université. Partageant un statut, leur situation de couple dans le groupe, des préoccupations face aux conduites de dépendance de leurs enfants avec l’autre participante, ils ne peuvent que donner l’impression à nos « anciennes », autre couple constitué dans l’idéal thérapeutique, d’être « mises sur la touche ». Outre le sentiment de perdre une place dans le groupe, elles paraissent se protéger d’une réactivation quant à leurs propres souffrances face à leurs propres deuils. Ainsi, en réaction à la tristesse du couple s’exprimant sur les décès, les pertes dans leur famille, elles nous attaquent sur les liens que nous nous autorisons à faire, nous suggérant en contrepoint des fantaisies d’autodidacte, flirtant avec l’auto-engendrement : « Moi, je me suis bien élevée toute seule avec ma sœur aînée dans une grande famille quand mon père est parti avec ses problèmes d’alcool comme ma mère d’ailleurs dans sa maladie. Il fallait bien et ça marchait. Non, il y avait des valeurs et c’est surtout cela qui compte. Aujourd’hui, ils ne respectent plus rien, les jeunes comme les autres d’ailleurs ». Emportée dans son élan, elle récuse nos constructions tendant à mettre au travail les organisateurs généalogiques de la transmission, mettant en avant davantage des théories sociologisantes sur le devenir de la jeunesse, des adultes, du social. À la séance qui suit, nos deux « pionnières » se font attendre, amenant une participante qui les rencontre devant la porte, en train de se passer un panier, à imaginer toutes sortes de fantasmes de liens homosexuels : « Oh ! Elles ne font pas que de se passer des recettes de cuisine, ces deux-là ! »

20Façonnés par les effets de couple, d’identification en miroir (mirroring), l’illusion groupale paraît plus difficile à préserver dans ce groupe mouvant d’où la tentation encore plus fréquente d’évacuer la dépression, les sentiments d’incapacité parentale sur un bouc émissaire, tantôt l’extérieur, tantôt certains membres du groupe ou les co-thérapeutes. Nous nous sommes surpris à entrer dans un mouvement d’identification avec les parents concernés et à risquer de prendre fait et cause pour leur position, nous interrogeant sur la place d’un parent dans le groupe, sur les troubles de leur enfant adolescent, sur la position de tel consultant. Ces processus sont bien connus des thérapeutes de groupe et un autre risque serait d’en méconnaître leur portée économique. Dans ce « groupe parents » très spécifique, leur dépressivité, parfois même leur dépression était particulièrement exacerbée par la prégnance de leurs conflits de dépendance, de la violence des situations avec leurs enfants et, au final, par le poids des violences traumatiques dans la transmission, amenant du télescopage entre générations dans les périodes de crise. Notre travail a été alors de tenter de contenir ces affects dépressifs mais surtout d’offrir par la médiation du groupe, une scène susceptible de devenir la matrice de nouveaux maillages affiliatifs suscitant une transformation des organisateurs de la transmission.
Vivant ce groupe davantage dans une forme de rêverie partagée, nous avons eu la sensation au niveau de notre couple de thérapeutes de porter de plus en plus attention aux processus et d’être moins fixés sur les contenus. Nous avons été aidés à ce moment-là par les nombreux lapsus, actes manqués qui survenaient. Ces lapsus et les commentaires qui suivirent ont constitué une étape importante dans la vie de ce groupe. Les parents dans leur ensemble ont commencé à s’intéresser à ce qu’ils ont été dans leur propre adolescence, ce qui leur a permis progressivement de penser les conduites de leurs enfants de manière plus ouverte et dans un fonctionnement figuratif. Ainsi, chacun des parents a pu évoluer dans ses relations avec ses enfants adolescents, les jeunes eux-mêmes s’investissant davantage dans des projets d’insertion ou de formation, une famille reprenant une psychothérapie familiale.

L’intérêt de la co-thérapie

21N’étant pas directement dans un cadre thérapeutique, les situations d’emprise et de rupture et donc d’échec étant importantes, les interprétations se trouvent de fait exclues. Le travail groupal consiste plutôt à faciliter les échanges, suivre le cheminement des parents pour construire avec eux une dynamique de partage, préalable à un travail métaphorique sur leurs projections, leurs réactions face aux positions des adolescents. Nos reprises en inter-séance, notre expérience des psychothérapies groupales (famille, psychodrame), nos réunions d’analyse de groupe dans le centre, tout cet ensemble participe au travail de contenance, de transformation des positions des parents et des adolescents dans la réalité. Ces processus de changement se sont d’abord ébauchés dans nos têtes à partir de nos modes de réaction face aux parents, en référence avec la façon dont nous avons pu anticiper l’évolution des liens dans le groupe, et ce, dans une forme de rêverie partagée. Nous avons beaucoup évolué nous-mêmes dans notre démarche, passant d’une position quelque peu défensive vis-à-vis de notre cadre de travail à une dynamique plus ouverte, pensant nos interventions davantage en lien avec nos résonances mutuelles. Ainsi, au début, nous étions absorbés par la nécessité de tenir le cadre de travail, dans une pensée davantage fonctionnelle nous empêchant certainement d’échanger sur nos propres mouvements psychiques. Avec notre position quelque peu initiatique dans l’institution, nous avions le sentiment que nous étions dans l’obligation de tenir coûte que coûte, nous autorisant peu à nous interroger mutuellement sur nos positionnements contre-transférentiels.

22À partir du moment où nous avons pu questionner ensemble les fondements de notre dispositif, nous nous sommes ouvert davantage à nos expériences passées, à nos propres repères de transmission. Cette démarche nous a permis de penser un cadre de travail plus ouvert à la « co-construction » des repères de fonctionnement et du processus thérapeutique avec les parents participants (Drieu, 2004b). Nous avons en effet à partir de là pu travailler davantage dans des résonances mutuelles dans le groupe et dans les séances de régulation, suscitant une pensée plus figurative, métaphorisante, étayant les échanges interfantasmatiques. Ainsi, c’est en prenant conscience de nos différences que nous avons pu nous ouvrir davantage à nos « positionnements inter-contre-transférentiels » et que nous avons contribué à créer ce lien d’empathie qui était au même moment en souffrance chez ces parents (Rouchy, 1998). Au-delà d’une réélaboration de notre dispositif, il semble que le fait de pouvoir nous affirmer dans nos différences sexuées de co-thérapeutes ait permis aux participants de pouvoir renoncer à une forme d’absolu dans leur parentalité, s’autorisant, du même coup, à se positionner différemment comme parents dans la réalité.

23Si ce dispositif de groupe a pris sens dans nos têtes et celles des participants, des collègues rencontrés en régulation, son interruption après deux ans de fonctionnement montre qu’il n’a pas été sans créer des résistances dans une institution pourtant mobilisée dans la perspective psychothérapeutique groupale. Notre co-thérapeute a quitté l’institution mais le manque d’indications ne nous a pas permis de relancer ce travail avec quelqu’un d’autre, et ce malgré l’intention de deux parents qui souhaitaient continuer dans une deuxième démarche de groupe.

24Cette absence d’indications est bien connue des psychothérapeutes de groupe, l’institution traitant à ce moment-là l’entité groupe comme un rival potentiel susceptible de remettre en question les alliances mobilisées dans la défense de l’univers institutionnel, pour un statu quo entre les différents acteurs de l’équipe pluridisciplinaire. Aussi, s’agit-il souvent de préserver un fonctionnement mais aussi de protéger les fondements de l’institution aux dépens toutefois du travail d’historicisation nécessaire à l’évolution du projet, des pratiques de prises en charge. À la fois fondatrices de liens dans leurs fonctions refoulantes, ces alliances exposent parfois au déni, à l’attaque, créant du silence et des poches d’intoxication traumatique. Ces dynamiques mortifères alimentent les fonctionnements émissaires, systèmes d’attaques contre tel ou tel public accueilli ou encore telle ou telle pratique nouvelle donnant lieu à des projections négatives sur un service et pourquoi pas un nouveau groupe.

25Dans notre situation, le centre de guidance depuis 1963 a bénéficié de l’apport de la pensée de pionniers de la psychanalyse (orientation freudienne et lacanienne), voire de ceux qui ont conceptualisé les problématiques du transgénérationnel et d’une ouverture vers le champ institutionnel. Toutefois, confrontés à un passage générationnel (départ prochain du médecin directeur, de plusieurs praticiens à la retraite, ouverture d’un petit centre annexe à l’extérieur, une explicitation ou une redéfinition de nos pratiques en lien avec la mise en place de procédures d’évaluation par notre direction de l’association…), les clivages entre les différentes familles (statuts, fonctions) de praticiens se trouvaient, au moment où nous initions ce groupe, particulièrement exacerbés. Aussi, règne une sorte de défiance entre les psys du groupe et de l’individuel, les uns et les autres s’interpellant indirectement par rapport à des indications ou orientations de travail, tout ceci alimenté par des fantasmes sur le profil du nouveau directeur, une crainte qu’il se transforme en « liquidateur » de certains fonctionnements ou pratiques.
La proposition d’un travail thérapeutique groupal avec des parents rencontrant des problématiques de transmission est venue se superposer sur cette problématique institutionnelle faisant de notre groupe un objet énigmatique, le lieu de fantasmes, voire aussi de danger d’intrusion, de débordements. Nous pouvons relever plusieurs sources à ces fantasmes. Ainsi, dans un moment d’inquiétude quant à ce qui nous rassemble (l’institutionnel) et nous sépare (la professionnalité, les statuts, les fonctions), organiser un groupe thérapeutique pour des parents avec un tel couple de thérapeutes aussi dissemblable (un psychologue-psychanalyste, une assistante sociale thérapeute familiale) relevait d’une sorte de gageure, voire d’un défi ! Dans un cmpp fondant ses pratiques de soins d’abord et avant tout vers les enfants ou adolescents, ouvrir l’institution à des parents sans pouvoir rencontrer leurs fils ou filles confrontait l’organisation à un véritable paradoxe. Sur quels sujets faire porter la prise en charge, l’acte ? Enfin, dans un moment où l’on réexamine la place donnée à l’entourage dans les soins psychiques proposés aux enfants, notre proposition thérapeutique mettait l’accent sur l’importance des médiations vers l’environnement des adolescents. Cette démarche a pu apparaître un peu inaudible pour une organisation ramenant cette dynamique à des réponses procédurales portant sur l’application des nouveaux droits pour les usagers, pour l’institution repliée dans une crise de fondation, sur des inquiétudes quant à la transmission de la pensée clinique dans un contexte d’objectivation des pratiques, de procédures. Ces positions provoquent souvent un retour vers des formes de dogmatisme, corporatisme qui, faute d’être mises en perspective avec l’histoire institutionnelle ont des conséquences dépressives sur les membres de l’institution. Aussi, ces problèmes paraissent très proches de ce que nous avons pu percevoir des difficultés des parents, ces dernières conduisant logiquement à la mise en place de défenses, de fonctionnements de clivages, de projections.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : désinvestissement, rupture, adolescence, filiation traumatique, groupe de parents, guidance parentale

Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/rppg.053.0171

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