1En 1895, Gustave Le Bon publie un livre intitulé Psychologie des foules. En 1963, les Presses universitaires de France en proposent une réédition mais, assez curieusement, elles dénigrent l’œuvre qu’elles ont décidé de rééditer. Dans l’avant-propos de la nouvelle édition, Otto Klineberg écrit : « Pourquoi une nouvelle édition de Psychologie des foules ? N’est-il pas vrai que les idées de Le Bon sont périmées, que sa psychologie des foules est fondée sur une mystique raciste, ses conclusions imprégnées de préjugés, ses observations limitées à des anecdotes et des jugements personnels ? Est-ce qu’il doit être lu et relu par une nouvelle génération de sociologues et de psychosociologues qui se vouent à l’objectivité, à une approche scientifique de la compréhension du comportement des groupes ? » Après de telles questions, on s’attendrait à une condamnation de Le Bon et de ses théories. Or, la conclusion est tout autre : « Il faut lire ce livre, écrit Klineberg, avec un esprit critique, mais il faut le lire. » Apparemment le conseil a été suivi car, en 1971, il y aura une deuxième réédition.
2C’est donc que tout n’est pas à jeter dans les idées de Le Bon. À l’époque où il écrivait, il n’était du reste pas le seul à s’intéresser à la psychologie des foules. Gabriel Tarde (1843-1904) soutenait des thèses analogues. Criminologiste de profession, Tarde était également connu comme philosophe et sociologue. Après de nombreux travaux consacrés à la criminologie, il avait écrit trois ouvrages sur les thèmes mis à la mode par Le Bon : Les lois de l’imitation (1890), Les crimes des foules (1892), L’opinion et la foule (1901). Les ouvrages des deux sociologues ont eu en leur temps un énorme succès. On dit, mais ce n’est pas certain, que Mussolini et Hitler sont passés maîtres dans la manipulation des foules après avoir lu les deux Français.
3En 1921, Freud, soucieux d’étendre les conquêtes de la psychanalyse au-delà du champ des névroses, les relit avec attention. Il reprend leurs thèses, surtout celles de Le Bon, et y associe les travaux de Mc Dougall, qui développe des idées du même ordre. Dans « Psychologie des foules et analyse du moi », il ne s’oppose pas aux théories de Le Bon mais les complète par les apports de la psychanalyse. Plus près de nous enfin, Serge Moscovici se penche à nouveau sur le problème et écrit, en 1981, un ouvrage intitulé : L’âge des foules. Il y critique les conceptions des deux sociologues mais plus en les enrichissant qu’en les dénigrant. Il rappelle les apports de Freud dans un long chapitre qu’il intitule de façon un peu provocante : « Le meilleur disciple de Le Bon et Tarde : Sigmund Freud. »
4Aujourd’hui, l’intérêt des psychologues se porte davantage sur l’étude des petits groupes que sur celle des foules ou des grands groupes. La « dynamique des groupes restreints », telle que l’a élaborée Kurt Lewin dans les années 1940, a apporté des connaissances considérables en ce domaine. Le psychodrame, inventé par Moreno aux États-Unis, et l’analyse de groupe, très développée en France et en Europe par de nombreux psychanalystes, ont accentué l’intérêt porté aux petits groupes jusqu’à en faire aujourd’hui une forme de formation à l’analyse et de psychothérapie efficace.
5Mais toutes ces approches n’enlèvent rien au problème des foules, qui reste très actuel et d’un ordre différent de celui des groupes restreints. Si, de nos jours, les grands rassemblements formels et informels, qui surviennent au hasard dans toutes les parties du monde, ne ressemblent plus tout à fait à ceux d’autrefois, ils continuent à poser l’éternel problème de leur mode de formation, de leurs buts et de la violence potentielle dont ils sont porteurs. Depuis le xixe siècle, les idéaux ont changé. La religion a pris le relais du nationalisme mais « la folie » et la démesure continuent à régner quand se forment d’immenses attroupements dont la télévision diffuse presque quotidiennement les images, souvent celles de la violence et de la fureur. Les slogans, qui enflamment ceux qui y participent, restent pourtant la plupart du temps des énigmes pour ceux qui se sentent étrangers aux croyances qui les inspirent.
6Ce terme de « croyance » vient à point nommé pour suggérer l’explication qui semblait manquer aux théories de Tarde et de Le Bon. C’est en effet à partir du phénomène de « croyance » qu’on est aujourd’hui en droit de revisiter ces théories et de jeter sur elles un regard neuf. Les deux sociologues avaient été motivés dans leurs recherches par le souvenir des foules révolutionnaires, notamment celles des « septembriseurs », ainsi appelées parce qu’en septembre 1792 des foules enflammées par le discours haineux de certains meneurs avaient égorgé des milliers de prisonniers en attente de jugement. Plus proche des deux sociologues, la foule des « pétroleuses », qui pendant la commune de 1871 avaient incendié les Tuileries, l’Hôtel de Ville et les principaux monuments de Paris, les avait également fortement impressionnés.
7Il semble pourtant que la nature et le déchaînement des foules aient encore atteint une dimension nouvelle avec la survenue des croyances idéologiques qui ont embrasé les peuples au début du xxe siècle. La révolution d’Octobre en Russie, à la suite de la défaite des armées du tsar, a déplacé des masses immenses, galvanisées par la croyance en une idéologie qui promettait l’instauration d’une société sans classe et des lendemains merveilleux, destinés à amener à chacun le bonheur auquel il avait droit. Ce fut ensuite en faveur d’une autre idéologie que la croyance a continué ses ravages. Idéologie encore plus néfaste, qui programmait la mort de millions d’hommes afin d’assurer un avenir, également radieux, à la race supérieure qui aurait le « courage » et la détermination de conduire un tel génocide. Dans un cas comme dans l’autre, ce sont donc des croyances nouvelles, totalement irrationnelles, qui ont été à l’origine des plus grands rassemblements d’humains et des plus grandes violences, que la terre ait jamais eu à connaître. Ce court rappel historique montre que le problème est toujours actuel.
8Aujourd’hui comme autrefois, les foules sont portées par les mêmes réflexes et les mêmes excès, et posent le même problème, celui de la psychologie particulière supposée animer ceux qui participent à leurs débordements. Deux questions viennent alors à l’esprit : le terme de « psychologie des foules » a-t-il toujours un sens ? Si oui, à côté des éléments déjà repérés par Le Bon et Tarde et réinterprétés par Freud à la lumière de la psychanalyse, quelle est la place de la croyance dans cette psychologie ? Tenter de répondre à ces deux questions est le but de cet article.
Qu’est-ce qu’une foule ?
9Dans son sens habituel, le terme désigne « un agrégat plus ou moins éphémère d’individus qui se rassemblent en vue de participer à une action commune : commémoration, cérémonie patriotique, manifestation politique ou religieuse ». Vue sous cet angle, la foule peut être considérée comme un ensemble inorganisé, sans institutions ni fonctions propres. Elle se rassemble sous l’impulsion de sentiments violents, tels que la colère, l’enthousiasme, la revendication, ou plus souvent encore sous l’emprise d’une émotion née à la suite d’une injustice, réelle ou supposée. C’est ce genre de foule que Le Bon crédite d’une psychologie particulière car un individu, argumente-t-il, pris dans une action collective perd ses caractères d’individu singulier et se fond dans la masse pour penser et agir comme elle, dans un grand mouvement collectif où il n’est plus que le maillon d’un « grand Tout » qui le dépasse.
10Dans un sens un peu différent, le concept de foule est aussi utilisé pour qualifier des ensembles organisés, hiérarchisés, obéissant à des institutions créées en vue de l’exercice d’une fonction. Il s’agit cette fois de groupes durables et artificiels dont les prototypes sont l’armée et l’église. Freud différencie ces catégories, en les illustrant par l’église catholique et l’armée. Aujourd’hui, alors que l’islam s’est imposé dans nos sociétés avec la force que l’on sait, il faudrait évidemment élargir le concept d’église à d’autres religions, dont celle-là. Toutefois, qu’il s’agisse d’une religion ou d’une autre, de l’armée ou de tout autre ensemble organisé, la foule des membres qui composent ces ensembles hiérarchisés ne trouve le sens de son action qu’à travers la relation avec un chef, un leader, un prophète, voire un Dieu en lequel elle se reconnaît et auquel elle accepte d’obéir sans discussion ni murmure. Dans le cas de l’armée, ce sera le général en chef, dans celui de l’église catholique, le pape, dans celui de l’islam, le prophète Mohamed. Chacun de ces leaders est indiscuté et obéi jusqu’au sacrifice suprême parce qu’il a reçu une sorte d’onction : de la nation, dans le cas du général ; de Dieu, dans celui du pape, qui s’en proclame le vicaire ; d’Allah, dans le cas du prophète Mohamed, qui a recueilli la parole divine par l’intermédiaire de son porte-parole, l’ange Gabriel.
11Au-delà de la foule des croyants et des soldats d’une armée, la foule, à un troisième et dernier niveau, désigne aussi l’ensemble des membres d’une même nation, lorsque ses citoyens acceptent de se reconnaître comme partie prenante d’un passé et d’un avenir communs. Cette définition concerne les nationalismes nés au xixe siècle, qui ont marqué leur apogée au début du xxe et qui ont abouti après la Première Guerre mondiale à la balkanisation de l’Europe sous le prétexte du « principe des nationalités », chaque peuple qui avait appartenu à l’empire d’Autriche-Hongrie ayant argué du droit à créer une nation. À l’heure de la mondialisation, le nationalisme sous cette forme ne correspond plus à grand-chose, surtout en Europe où aucun nationalisme européen n’a remplacé les nationalismes spécifiques nés du Traité de Versailles. Qui aujourd’hui accepterait de mourir pour le pays où il vit ? Le nationalisme d’autrefois, tel que le définissait Renan, est remplacé par l’adhésion à des « communautés ethnoculturelles », dont les membres se sentent solidaires, parce qu’ils partagent une croyance commune. Ce sont ces communautés qui ont repris de nos jours les caractéristiques des anciens nationalismes, notamment sous la forme extrême des conduites suicidaires et des violences aveugles. On se suicide aujourd’hui dans des actions terroristes comme on mourait en 1914 dans des attaques aussi folles qu’inutiles. Dans un cas comme dans l’autre, ce sont les croyances qui justifient la mort des croyants. On meurt pour sa religion comme on mourait pour sa patrie et c’est ce désir de sacrifice dans des actions collectives qui autorise, aujourd’hui comme hier, à invoquer la pérennité d’une « psychologie des foules ».
La croyance
12Si la croyance est bien un des éléments majeurs capable d’expliquer cette psychologie, essayons d’abord de la définir. La difficulté vient de ce que la croyance n’a pas de définition univoque. L’acte de croire comporte en effet des degrés qui vont de la simple idée partagée à la conviction inébranlable et le langage commun distingue parfaitement ces différents niveaux. « Je crois que » est à peine une affirmation, presque une excuse. L’expression implique même qu’on ne sait pas exactement ce qui va se passer. Dire « je crois qu’il fera beau demain » indique plus de doute que de certitude. Cette croyance est malléable, modulable, peu enracinée. Celui qui l’utilise laisse entendre par son « je crois » qu’il peut renoncer sans grande difficulté à ce qu’il vient d’énoncer.
13Dans la forme « Je te crois », on franchit un degré dans la crédibilité. La forme transitive indique une option de confiance en un interlocuteur. « Je me fie à toi parce que je n’imagine pas que tu puisses me tromper. » Un doute persiste cependant car la personne à qui l’on fait confiance n’est peut-être pas digne de la confiance qu’on lui porte. C’est à lui à prouver sa fiabilité et à montrer qu’il est incapable de tromper. Ce genre de croyance est basé sur la solidité de la relation interpersonnelle, la sympathie, la connivence affective, l’identité de vue. Mais là encore, la croyance n’a rien d’absolu. Qui n’a pas été trahi par un ami en qui « il croyait », en qui il avait mis toute sa confiance ? Hume raconte une histoire amusante mais qui donne à réfléchir : « Un disciple demande à Thomas (il s’agit de Thomas d’Aquin [1225-1274], dominicain et philosophe) : Maître si je te disais que j’ai vu un bœuf ailé dans la cour me croirais-tu ? – Je te demanderais de retourner y voir – Mais si je revenais t’affirmer la même chose ? – Alors, dit Thomas, je préférerais croire que Dieu a fait un miracle plutôt que de penser qu’un dominicain a voulu me tromper. »
14Un aspect dérivé de ce « je te crois » est connu sous la forme de « l’argument d’autorité ». Les auteurs classiques le résumaient d’une phrase : « C’est vrai parce que Sénèque l’a dit. » Combien de fois dans des publications, même à prétention scientifique, trouve-t-on ce genre d’argument ! Sans aller bien loin, beaucoup d’argumentations psychanalytiques se concluent et se justifient par une citation de Freud. C’est vrai parce que Freud l’a dit. Les disciples de Lacan ont tellement abusé du procédé qu’un humoriste a pu faire remarquer que les textes lacaniens se terminaient tous par : « Jacques a dit ». Ce « je te crois » sans examen critique peut s’avérer dangereux car il approche de la vérité non par une démonstration convaincante mais par la référence à une autorité réputée indiscutable, procédé qui peut conduire au fanatisme et à l’intolérance. « Le croire fanatique, écrit Alain, est la source de tous les maux humains… Il faut que les hommes prennent le parti de penser, de juger, de douter. » Excellente remarque, à quoi on peut ajouter cependant que la grande majorité des humains préfèrent s’en tenir à la première partie de l’assertion !
15Le dernier niveau de la croyance est aussi le plus commun mais également le plus porteur de dangers pour l’individu et pour le groupe, c’est le « Je crois en ». Il concerne le sens le plus fort du terme, celui que l’on retrouve à l’origine de ce qui cimente la psychologie des foules. « Je crois en » marque l’adhésion pleine et entière, l’option fondamentale de toute une vie, celle qui engage le croyant dans tous ses modes de pensée et de comportement. Il n’y a plus ici ni aléatoire ni conjectural, le niveau est celui de la certitude, de la conviction inébranlable. C’est ce type de croyance que l’on réserve à la définition de la foi religieuse, celle dont on dit qu’elle est « la foi du charbonnier » et qu’elle « soulève les montagnes » ! « Je crois en Dieu » en est la formule la plus courante mais elle connaît, sans qu’on veuille toujours l’admettre, de multiples laïcisations idéologiques. Claude Roy, dans son livre Les chercheurs de dieux, qualifie les aveuglés laïques de « séquestrés de la croyance ». Il cite, avec un humour rétrospectif mais grinçant, le « Notre Père » composé par Lounacharski à la période stalinienne : « Notre Prolétariat qui est sur la terre, que ton nom soit sacré, que ta volonté soit faite, que ton pouvoir arrive… » On connaît la suite. Inutile d’insister sur les dangers d’un tel aveuglement !
16En 1927, Freud avait écrit avec une prescience qui honore son sens de la prédiction : « Si l’on veut expulser de notre civilisation la religion, on ne pourra y parvenir qu’à l’aide d’un autre système doctrinal et ce système, dès l’origine, adoptera toutes les caractéristiques psychologiques de la religion : sainteté, rigidité, intolérance, et même interdiction de penser, en vue de se défendre. » Le communisme, qui s’est éteint en 1989, avait ponctuellement rempli le programme freudien.
17À ce niveau d’intolérance et d’aveuglement, la croyance est proche du délire, ici d’un délire collectif, ce qui rapproche encore un peu plus croyance et psychologie des foules. « J’ai cherché à Charenton, à Bicêtre, à La Salpêtrière, écrit J.B. Leuret, l’idée qui me paraîtrait la plus folle ; puis quand je la comparais à bon nombre de celles qui ont cours dans le monde, j’étais tout surpris et honteux de n’y voir pas de différence. » Malheureusement quand de telles croyances sont partagées par tout un peuple, elles deviennent facilement criminelles. Au siècle dernier, la religion de l’athéisme, à laquelle Freud faisait allusion, a causé la mort de millions d’hommes, mais la religion conquérante qui s’annonce sous forme du terrorisme aveugle que l’on sait menace d’en faire autant pour le siècle qui débute.
18Vue sous cet angle, la croyance peut se définir comme une opposition au savoir. Alors que celui-ci est reproductible par l’expérience et généralisable quand les mêmes conditions d’expérimentation sont réunies, la croyance ne peut être soumise à aucun critère d’évaluation. Dans Gorgias, Platon a démontré de façon lumineuse la différence entre savoir et croyance. Il est impossible de reproduire ici la démarche dialectique du dialogue par lequel il argumente sa démonstration mais sa conclusion est claire : les critères du savoir sont ceux de la vérité, vérifiable par l’expérience, alors que ceux de la rhétorique sont les fruits de la persuasion. Ils nourrissent la croyance et sont les seuls à la justifier. Aussi, quand il s’agit de décider du juste et de l’injuste, il est indispensable de faire confiance au savoir basé sur la vérité, plutôt qu’à la croyance, basée sur la persuasion.
19Le terme de persuasion ramène au groupe et à la liaison qui ne manque pas de se produire entre croyance et collectivité. Certes, la croyance apparaît comme un phénomène d’ordre purement subjectif mais son originalité vient de ce qu’elle est proposée, voire imposée, par la communauté. L’individu, pris dans les filets d’un environnement et d’un contexte socioculturel, dont il lui est impossible de s’échapper, est contraint de se plier aux exigences de son milieu et de sa culture. C’est ce qui arrive en particulier dans les rapports qu’entretiennent les individus avec les grandes religions monothéistes. Toutes ont eu au départ des préoccupations éthiques mais, au fil du temps, leur message s’est dégradé pour des raisons qui tiennent à la fois à des contextes historiques et à la violence fondamentale de la nature humaine. C’est ce mélange qui explique ce que Le Bon et Tarde ont introduit sous le terme de « psychologie des foules ». Il importe maintenant d’y revenir à la lumière de ce que l’on sait aujourd’hui sur l’importance de la croyance dans la vie psychologique des humains.
Foule et religion
20La thèse principale de Le Bon tient dans la comparaison qu’il établit entre une foule et un être vivant. Comme le vivant, argumente-t-il, la foule est composée de cellules mais la réunion de toutes les cellules donne un être nouveau, différent des cellules qui le composent. Autrement dit, la psychologie de chaque individu s’efface au profit d’une psychologie générale qui n’a plus rien à voir avec la psychologie individuelle.
21Reprenant cette idée dans « Psychologie des foules et analyse du moi », Freud fait remarquer que c’est moins la cellule individuelle qui importe que « ce quelque chose » qui unit les cellules entre elles. Or, « ce quelque chose » pointé par Freud ne serait rien d’autre qu’une croyance partagée par tous les individus qui composent une foule. C’est une croyance commune qui cimente les relations d’individus rassemblés en masse et unifie leurs manières d’être et de penser. Toutes les religions monothéistes fonctionnent sur ce modèle. La croyance en un Dieu unique réunit des individus, pourtant disparates, en les fusionnant dans une même communion et une même ferveur. Et c’est cette même croyance qui les incite à négliger les exigences de leur moi profond au profit d’une obéissance et d’une soumission aux commandements d’un Dieu tout-puissant et tout connaissant.
22Analysant ce phénomène dans un livre récent (2006), Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, pense que ce type de croyance ouvre malheureusement de façon inéluctable la voie à un « fondamentalisme meurtrier », dont l’histoire des religions ne donne que trop d’exemples. À chacune de ses incarnations, ce fondamentalisme se révèle sanguinaire et barbare. C’est ainsi que tour à tour, mais à des moments différents de leur histoire, les trois grands monothéismes ont été dominés par un « intégrisme révolutionnaire », qui les a conduits au terrorisme : le judaïsme à certains moments de son expansion territoriale, le catholicisme à l’époque de l’Inquisition, l’islam de nos jours.
Le contexte ethnoculturel
23Devant le côté répétitif de tels phénomènes, on peut se demander comment et pourquoi tant d’individus acceptent de participer à des exactions, des actes de violence, voire à des meurtres ou des massacres, et de s’en faire les exécutants dociles et consentants. Pour Le Bon, c’est là le problème essentiel. Il émet l’hypothèse que les acquisitions éthiques et culturelles de l’individu s’effacent sous l’effet d’une croyance collective qui favorise le surgissement d’un patrimoine inconscient, caractéristique de chaque peuple. « Toute foule, écrit-il, est une foule en uniforme. Elle s’habille d’une hérédité transmise au fil des générations. »
24Cette conception, qui postule un capital génétique transmis par le corps social, a été qualifiée de raciste et critiquée par les sociologues ultérieurs. C’est à ce genre de théorie qu’Otto Klineberg fait allusion dans son avant-propos de 1963. Rejetant le concept de race et de patrimoine héréditaire, les sociologues actuels invoquent le « contexte ethnoculturel », qui serait, lui, indépendant de la génétique et de l’hérédité collective mais tributaire de l’imprégnation par les enfants en bas âge des rituels et des croyances liés à la culture et à la religion. Ce contexte, spécifique pour chaque peuple, conférerait aux individus, à l’instar d’un capital génétique commun, une sorte de socle inconscient capable de resurgir dans des conditions favorables. On se souvient que Jung avait défendu l’idée d’« inconscient collectif » sur la base des similitudes qu’il avait décelées entre les légendes et les mythes de peuples très différents et très éloignés dans le temps ou l’espace.
25Freud n’a pas retenu cette hypothèse mais souligne néanmoins l’importance de l’élément commun, du « quelque chose » susceptible de souder les individus pour en faire une foule, éphémère ou durable. À l’évidence cet élément relationnel ne pouvant être qu’une croyance collective, à l’origine de toute culture ethnocentrée. Cette théorie ne modifie du reste que superficiellement celle de Le Bon car une conviction fortement inculquée par l’éducation et l’exemple parental peut être aussi déterminante pour l’avenir d’un individu qu’un capital génétique commun. Dans le premier cas, l’accent est mis sur la nature, dans le second sur la culture, mais on sait aujourd’hui que ces deux notions sont moins antagonistes qu’il n’y paraît et que la formation de l’individu nécessite à des degrés divers les influences de l’une et de l’autre.
26Freud, qui n’a jamais nié « le roc du biologique », ne s’oppose pas à cette idée. Il souligne seulement que la foule, en véhiculant une culture commune qui transcende l’individu, instaure une sorte d’impunité pour tous les actes commis en son nom, même lorsque ceux-ci sont contraires à la morale. L’ethnoculture créerait en somme une sorte de « néomorale » à l’usage du plus grand nombre, sans commune mesure avec la morale individuelle. Par quel mécanisme ? Freud donne la réponse. Il pense que cela se produit du fait de la suppression de la censure et du refoulement. La collectivité des croyants, en autorisant l’individu à relâcher la pression qu’il exerce sur ses tendances inconscientes, le libérerait de ses tabous personnels et absoudrait par avance les débordements susceptibles de découler de cette libération. Par ce processus, argumente Freud, « ce sont les mauvais instincts qui viennent au premier plan ». On pourrait ajouter que l’individu donne ainsi libre cours à ses pulsions. Alors que l’angoisse sociale (sous-entendu, névrotique) serait à l’origine du surmoi, la certitude et la croyance (sous-entendu, psychotiques) créeraient une antisociété, voire une anticulture, qui autoriserait ou même favoriserait ce que le respect d’autrui interdit. Le meurtre, bien que contraire à la morale la plus élémentaire, devient non seulement une possibilité mais un devoir. La sous-culture de groupe éloigne définitivement l’individu de l’impératif kantien pourtant érigé en loi universelle de la conduite morale et qui se résume dans l’adage : « Toujours prendre l’autre comme fin et jamais comme moyen. » Impératif qui, soit dit en passant, va à l’encontre de ce que les idéologues du siècle dernier répétaient pour se disculper de leurs crimes : « La fin justifie les moyens. » Même Sartre ne craignait pas d’affirmer que le massacre des individus se justifiait par la grandeur du but à atteindre, en l’occurrence la construction du socialisme !
27Ce processus, qu’on peut définir comme « la déculpabilisation des individus au nom de l’impératif collectif », est courant à l’occasion de croyances religieuses mais Hannah Arendt a montré qu’on le trouvait également à l’œuvre dans ce qu’elle appelle les « religions laïques », au xxe siècle, le fascisme et le communisme.
La relation au chef
28Toutefois la croyance collective ne dépend pas seulement de la levée du refoulement. Elle pose également le problème de l’assujettissement des individus au meneur, au chef, au prophète qui, par son message et sa conviction, entraîne des millions d’hommes et de femmes à adhérer à des croyances confinant au délire pour un observateur étranger. Les contre-cultures, les sectes, les idéologies, les religions dans ce qu’elles ont de sectaire sont ainsi propagées et instrumentalisées par des personnages pathologiques mais au charisme incontestable. Ils séduisent par leur histrionisme et pervertissent ceux qu’ils ont décidé d’assujettir. Quant à leurs procédés, ils ne changent guère. Ils consistent à voiler d’un halo de mystère une prédication sous-tendue par la violence mais récompensée à l’infini dans ce monde ou dans l’autre. « Les lendemains qui chantent » et « les vierges qui attendent le terroriste au Paradis » sont des exemples aussi absurdes que récents encore dans toutes les mémoires.
29Face à ces croyances extravagantes, une question se pose : quelle est l’origine de l’adoration, au plein sens du terme, dont ces séducteurs sont régulièrement l’objet ? Selon Le Bon, elle s’explique par un phénomène hypnotique. Ne faut-il pas en effet une sérieuse atténuation de l’état de conscience pour accepter de sacrifier son intérêt personnel, voire « son vouloir vivre », pour accepter de mourir dans une action terroriste, comme c’est courant aujourd’hui ? Ce genre d’action ne peut se concevoir que par l’opération d’une sorte d’état hypnotique. Liégeois, un disciple de Bernheim, avait imaginé autrefois une expérience qui l’avait rendu célèbre mais avait contribué à discréditer l’École de Nancy. Il avait obtenu d’un jeune homme qu’il aille sous hypnose empoisonner la vieille tante dont il attendait l’héritage ! Liégeois lui avait fourni le poison et lui avait recommandé de le verser dans la tasse de thé de la vieille dame. Naturellement, le « poison » n’était que du sucre en poudre mais le jeune hypnotisé ne le savait pas et le versa dans la tasse de la tante ! L’histoire fit grand bruit car elle prouvait, contrairement à ce que soutenait Bernheim, qui s’était toujours opposé à de telles pratiques, qu’on pouvait accomplir sous hypnose des actes contraires à l’éthique, voire criminels.
30En fait, l’état hypnotique peut abolir les barrières morales et ce qui est vrai pour l’individu le reste pour la foule. Quand des excités lynchent une personne présumée suspecte ou simplement pour des motifs raciaux, ils agissent en état d’hypnose collective. De la Saint-Barthélemy au Ku Klux Klan, l’histoire n’est pas avare d’exemples de ce type. De même, le croyant qui accepte de sacrifier sa vie à la figure symbolique qu’il s’est choisie pour penser à sa place se trouve en état d’hypnose chronique, prêt à toutes les exactions possibles puisqu’il les considère commanditées par « le Grand Autre » dont il s’est volontairement doté. « Dieu le veut » est l’excuse habituelle du terroriste endoctriné.
31Cet état d’hypnose est d’autant plus profond que le sujet y a été prédisposé par son milieu, son éducation et sa suggestibilité. Le manque de culture, le mépris de la raison, le renoncement au libre arbitre constituent autant de facteurs aggravants qui précipitent les naïfs, les anxieux et les violents refoulés dans une fascination sans borne pour les zélateurs de religions et les fabricants d’idéologies. Le résultat est qu’une fois installés dans leur croyance hypnotique, les individus perdent toute qualité d’être libre et s’engagent dans un esclavage de pensée dont il leur est impossible de s’évader. Les rares personnes qui ont réussi à s’évader de l’emprise hypnotique où elles s’étaient laissé entraîner ont témoigné des extrêmes difficultés qu’elles avaient eues à quitter la secte ou le parti auxquels elles avaient cru, même très longtemps après avoir découvert les mensonges dont elles avaient été les victimes consentantes. Incapables de résister à la relation de subordination qu’elles avaient entretenue avec la puissante figure paternelle qui les avait subjuguées, elles n’avaient même plus conscience de l’aliénation dans laquelle elles étaient tombées.
32Comme Le Bon, qu’il ne contredit pas sur ce point, Freud accepte l’idée d’un lien hypnotique entre l’individu et le leader manipulateur. Comme chacun sait, il avait commencé sa pratique médicale à Vienne en traitant ses patients par l’hypnose, il n’était donc pas étonnant qu’il retrouve, pour parler de « la psychologie des masses », le langage appris de Charcot et de Bernheim. Se souvenant peut-être de sa visite à Nancy, en 1889, il explique la contagiosité émotive qui étreint les individus en foule par les excès de la suggestibilité : « Nous savons aujourd’hui qu’un individu placé dans un tel état (c’est-à-dire au milieu d’une foule) et ayant perdu sa personnalité consciente puisse obéir à toutes les suggestions de l’opérateur qui la lui a fait perdre et commette les actes les plus contraires à son caractère et à ses habitudes. » Et un peu plus loin, il ajoute : « La personnalité consciente est évanouie, la volonté et le discernement abolis. Sentiments et pensées sont alors orientés dans le sens déterminé par l’hypnotiseur. » Pour Freud, c’est un phénomène de contagion qui incite les individus en foule à adhérer à une pensée commune et qui les soumet à la dictature de l’émotion. « Cette contagion, écrit-il, peut être considérée comme une expression de la suggestibilité. » On rapprochera facilement cette « dictature de l’émotion » du « politiquement correct » et de « la pensée unique », dont aucun de nos contemporains n’oserait s’évader, ne serait-ce que pour essayer de penser une minute par soi-même.
33Freud, toutefois, moins pessimiste que Le Bon, ajoute que la foule, même ramenée à ses impulsions primitives, peut aussi « sous l’influence de la suggestion être capable de grands accès de renoncement, de désintéressement et de dévouement à un idéal ». Par cette assertion, il se rapproche de Mc Dougall qui pense que les croyances collectives d’une foule organisée peuvent être à l’origine d’actes positifs et d’actions morales mais seulement sous certaines conditions : « Il faut, dit-il, que dans ce cas un certain nombre de conditions soient réunies. Le facteur temps joue un rôle considérable. Une croyance au long cours permet de diminuer l’émotion au profit de la raison. Il en est de même du degré d’éducation des individus, de leur formation aux fonctions de la foule et à ses dérives possibles, toutes choses qui accroissent la résistance à des excès potentiels. Quant à la tradition, aux coutumes, aux institutions, elles jouent également un rôle important. »
34En bref, s’il veut échapper à la « psychologie des foules », un individu ne devrait jamais accepter de se considérer comme le numéro interchangeable d’une masse anonyme mais comme le rouage particulier, subjectif et unique d’une activité différenciée et rationnelle. Au-delà de toute participation grégaire à une croyance collective, il devrait conserver assez de libre arbitre pour juger du bien-fondé de l’action collective et s’en retirer s’il la juge contraire à sa morale personnelle. Pendant la dernière guerre, au lieu d’appliquer des lois immorales, certains fonctionnaires ont recouru à la « désobéissance civique ». D’autres malheureusement ne l’ont pas fait. La décision est de toute façon difficile à prendre car la résistance individuelle se heurte à la force quasi irrésistible de l’entraînement collectif. Tarde insiste ici sur le rôle important joué par l’imitation, phénomène qui, pour lui, est à l’origine de toute vie sociale, religieuse ou politique. Chacun finit toujours par faire ce que les autres font !
Les « qualités » du chef
35Pour comprendre un peu mieux la vénération dont le chef est l’objet dans une foule, beaucoup d’auteurs ont essayé de cerner au plus près sa « psychologie ». Tous admettent qu’il doit avoir des qualités personnelles hors du commun. « Il faut, écrit Freud, qu’il soit lui-même fasciné par une foi puissante pour éveiller la foi dans l’esprit des autres et qu’il possède une volonté puissante et impérieuse qu’accepte de lui une foule sans volonté. » Le Bon va plus loin et pense que « le meneur a d’abord été le plus souvent un mené, hypnotisé par l’idée dont il est ensuite devenu l’apôtre. Elle l’a envahi au point que tout disparaît en dehors d’elle et que toute opinion contraire lui apparaît une erreur et une superstition ». Description qui pourrait parfaitement s’appliquer à Paul de Tarse après la célèbre révélation qui l’a transformé sur le chemin de Damas.
36Serge Moscovici, quant à lui, accable tous ces chefs, ces prophètes, ces meneurs de personnalités franchement psychiatriques : « De tels hommes, écrit-il, sont des déviants, des anormaux qui ont perdu le contact avec le monde réel et rompu avec leurs proches. Bon nombre de meneurs se recrutent parmi les névropathes, les demi- aliénés qui côtoient les bords de la folie. Si absurde que soit l’idée qu’ils défendent ou le but qu’ils poursuivent, tout raisonnement s’émousse contre leur conviction. » Il serait sans doute plus juste de voir dans ces personnages des structures autoritaires, aux confins de la paranoïa.
37De tels hommes apparaissent en effet à intervalles irréguliers dans l’histoire et causent, avec leur consentement, la mort de millions de leurs contemporains car, à la vérité, le charisme personnel ne suffit pas. Il doit se compléter d’un ensemble de circonstances extérieures qui donnent du crédit au message manipulateur. Se forgent alors les relations particulières qui unissent, pour le meilleur, et surtout pour le pire, des individus avec celui qui se proclame le meneur ou le médium d’une collectivité en mal de croyance. L’homme providentiel, le sauveur, le chef marqué par le destin, l’envoyé du Seigneur ou celui qui parle en son nom ont largement illustré dans l’histoire de tous les peuples ces noces de sang entre un psychopathe et ceux qui, éblouis, acceptent de le suivre.
Identifications et libido
38Le ciment d’une croyance commune, pense Mc Dougall, c’est le partage des émotions, l’exaltation de l’émotivité, l’induction directe de grandes passions collectives. La contagion affective se fait par l’intermédiaire d’identifications multiples. Croire, c’est partager une émotion avec le plus grand nombre. Plus il y a de croyants, plus la conviction paraît fondée. Comment tant de gens pourraient-ils se tromper ? Dans les grands rassemblements éphémères, chacun est à l’écoute du leader mais chacun s’identifie à son voisin. Dans les manifestations de masse des nazis à Nuremberg, la foule était littéralement en uniforme. Impossible de distinguer un soldat d’un autre car ils avaient l’air d’automates animés par quelque mystérieux mécanisme d’horlogerie. À l’échelle de la masse, chaque participant devenait comme autant d’Olympias démultipliées. Les parades du 1er Mai à Moscou, à l’époque de l’Union soviétique donnaient la même impression d’identifications en série, l’humain disparaissant sous l’automatique. Dans le cas des religions, les croyants ne sont présents que symboliquement mais cette présence invisible leur donne l’impression de faire partie d’un grand ensemble, où chacun n’est que le pion interchangeable d’un organisme unique.
39Commentant Mc Dougall, Freud, pour sa part, insiste sur l’avantage hédonique que chacun retire de sa participation à une foule. L’individu, pense-t-il, trouve une prime de plaisir à faire le sacrifice de sa conscience individuelle et à négliger des scrupules nés de l’éducation et de la contrainte morale. Le plaisir éprouvé vient en compensation de la perte consentie et est encore accentué par l’impression de puissance illimitée et de force invincible que donne la participation à une foule dominée par la passion et l’émotion. La libido s’exalte à n’être plus que le rouage d’un grand ensemble en mouvement, qui balaye toutes les objections et devant lequel s’effacent tous les obstacles.
40« Il y a, dit-il, un lien libidinal entre le chef et les membres d’une foule. » Pour désigner ce que nous appelons foule, Freud utilise le terme allemand de « Masse », difficilement traduisible tel quel en français car il a pris le sens particulier de « masses laborieuses », qui le connecte à des revendications politiques trop précises. Lorsqu’il invoque « l’amour » dans son application aux relations entre le chef et la « Masse », Freud fait référence à la distinction platonicienne entre Eros et Agapè. Il en donne pour preuve le phénomène de panique dans les armées. « La panique, dit-il, se produit quand il y a perte du lien d’amour entre le soldat et le chef auquel il devait obéir. Chacun se retrouve alors devant sa peur comme si soudain il se réveillait d’un sommeil hypnotique. »
Conclusions
41Ce rapide parcours montre qu’il est toujours permis de parler de « psychologie des foules ». Cette expression, proposée par Le Bon puis reprise par Tarde et Mc Dougall, reste valable à condition d’être réinterprétée à la lumière de la psychanalyse et de la sociologie moderne. Foule est un terme ambigu qui désigne à la fois les rassemblements éphémères et inorganisés d’une grande quantité de personnes réunies par une émotion, une passion (politique ou religieuse), une haine ou une revendication communes et des ensembles organisés, hiérarchisés agissant en vue d’un but commun (armée, religion, nation).
42Le problème majeur concernant la formation d’une psychologie particulière de l’individu en foule est le lien particulier qui unit entre eux les membres qui la constituent. Ce lien est complexe mais les différents éléments qui en sont à l’origine sont connus : rapport hypnotique au chef, identifications des membres les uns aux autres, imitation des comportements, sentiment de force irrésistible, hédonisme né du sentiment d’émotion partagée. Reste le plus important : ces éléments, en apparence disparates, forment le socle d’une croyance commune et c’est cette croyance, religieuse ou politique, cette conviction inébranlable qui cimente la relation fraternelle qui unit les individus en foule.
43Les conséquences de cette ferveur collective sont loin d’être négligeables. Les foules sont capables du meilleur comme du pire. Plus souvent du pire du reste, car le sentiment d’appartenance à une foule lève les inhibitions et le refoulement. L’accession à des règles morales par l’éducation, l’acceptation des règles du « devoir vivre ensemble », le respect de l’autre, l’interdit du meurtre, tout vole en éclat lorsque l’individu fait partie d’une foule. La croyance au chef, l’adoration dont il est l’objet, justifie toutes les violences et toutes les exactions. Dans l’appartenance à une foule, l’individu perd son individualité, ce qui le faisait différent des autres, et acquiert un sentiment d’impunité parce qu’il délègue son surmoi répressif sur le chef ou le Dieu qu’il a choisi d’adorer. C’est maintenant ce chef ou ce Dieu qui décidera de l’étalon éthique, par quoi il jugera de ses actes et de ses pensées.
44La croyance est une fonction irrationnelle de la psyché. Elle commence là où finissent le savoir et la raison. Aucun critère fiable n’est capable d’en juger la valeur, notamment morale. « Nul n’est méchant volontairement », disait Socrate de façon quelque peu provocante. Si la formule est contestable, on peut en retenir que les grands criminels habillent toujours leurs crimes de l’espérance d’un bien futur. Les inquisiteurs brûlaient les hérétiques « pour leur bien », pour leur éviter de brûler en enfer pendant l’éternité, et Staline fusillait les contre-révolutionnaires « pour permettre à la révolution de triompher » !
45Ceci dit, tant qu’elle relève d’un choix individuel sans impact sur l’extérieur, la croyance est peu condamnable. Chacun est libre d’adhérer aux théories, aux hypothèses, aux espérances, aux billevesées ou aux délires susceptibles de donner un sens à sa vie en calmant son angoisse. Il n’en est pas de même quand la croyance s’érige en force collective prenant l’extérieur comme monde à changer ou ennemi à abattre. Une dialectique paranoïaque se met alors en branle considérant que tout est bon à l’intérieur, tout est mauvais à l’extérieur. Le conflit devient inéluctable entre ces dangereux croyants et ceux qui n’entendent pas se plier aux exigences de foules fanatisées.
46La formation d’une « psychologie des foules » nécessite l’action et la personnalité d’un chef, d’un meneur, d’un prophète, bref d’une figure charismatique douée pour la manipulation. L’histoire a retenu que, pour quelques bons chefs, la plupart avaient été mauvais. Inutile d’en dresser la liste, tout le monde la connaît et se souvient des catastrophes parfois planétaires que certains « sauveurs » déifiés par les foules ont suscitées et entraînées. Le lien libidinal qui unit le meneur avec ceux qu’il manipule peut mener ceux-ci à la gloire ou à la mort. Souvent aux deux à la fois. Alexandre et Napoléon sont de bons exemples de ces tragiques meneurs d’hommes. Les peuples qui n’ont pas le courage de résister à la tentation de l’homme providentiel, capable de les enflammer, acceptent passivement et pour leur malheur de se dégrader en foule de croyants anonymes et abusés. En deux vers, qui pourraient servir de leçon à tous les démagogues du monde, Victor Hugo résume et fustige cette étrange perversion à l’échelle des nations :
« Quant à flatter la foule, ô mon esprit, non pas !Car le peuple est en haut et la foule est en bas. »
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : violence, hypnose, croyance, fanatisme, foule, religion
Mise en ligne 24/01/2008
https://doi.org/10.3917/rppg.049.0009