Notes
-
[*]
René Kaës, 32, Cours de la Liberté, 69003 Lyon.
-
[1]
Un exposé détaillé se trouve dans Kaës, 1994.
1 L’hypothèse fondatrice de la psychanalyse, l’hypothèse de l’inconscient et de la réalité psychique inconsciente, a ouvert trois grands chantiers de travail dans le champ de la psychanalyse des groupes :
-
L’étude du groupe en tant que tel. L’idée, héritée de Freud qu’il existe une psyché de groupe, que les groupes ne peuvent se réduire à la somme des processus individuels et que des processus inconscients opèrent en leur sein a été reprise et développée par plusieurs auteurs à la suite de Bion, Foulkes, Pichon-Rivière. Le groupe dispose de structures, d’organisations et de processus psychiques qui lui sont propres. Il y a une création psychique propre aux groupes, des entités psychiques qui ne se produisent pas sans le groupement.
Si nous admettons que le groupe est un espace de réalité psychique distinct de l’espace de la réalité psychique du sujet individuel, la question est de comprendre comment, selon quelle énergie, par le moyen de quels processus et de quelles représentations se construit la réalité psychique du groupe et comment elle se transforme. À ces questions, diverses réponses ont été proposées. -
Le rapport du sujet au groupe. L’idée que, pour ses sujets, le groupe est un objet d’investissements pulsionnels et de représentations inconscientes nous vient de J.-B. Pontalis (1963). C’était une idée importante, mais elle était à mettre en travail d’une manière plus précise. J’ai commencé à le faire au milieu des années 1960 en menant une recherche sur les différents types d’objets-groupe, sur les représentations-but qui les organisent et sur les fonctions qu’ils accomplissent dans le processus groupal.
Nous avons aussi à comprendre la fonction psychique du groupe dans la vie d’un sujet. À certains moments de la vie, le groupe est une expérience psychique intense, décisive dans les transformations psychiques qui se produisent lors de l’entrée à l’école, ou dans le passage de l’adolescence, au moment de l’entrée dans la vie adulte, ou encore au moment de la mise en retraite. Dans tous les cas, le groupe est la scène sur laquelle s’externalisent des formations psychiques et des processus psychiques qui appartiennent aux sujets qui composent ce groupe. - Les effets du groupe sur la psyché du sujet. C’est là un troisième champ de recherche auquel je me suis tout particulièrement appliqué. Comment s’agencent les rapports entre l’espace interne de chaque sujet et l’espace commun et partagé par plusieurs sujets dans le groupe ? D’une manière plus fondamentale, comment se construit la vie psychique du sujet si l’on considère que celle-ci est tissée dans les liens et la matrice du groupe primaire ? Y a-t-il lieu de considérer, comme je le fais, que le sujet de l’inconscient est sujet du groupe ?
Groupes internes et groupalité psychique
2 J’ai construit les concepts de groupe interne et de groupalité psychique sur l’arrière-fond de ces trois chantiers de recherches et sous l’effet de la nécessité de penser les interférences entre trois espaces psychiques : l’espace intrapsychique du sujet singulier, l’espace du lien entre les membres du groupe et l’espace psychique du groupe en tant que tel.
3 Pour construire ces concepts, j’ai eu recours à ce que nous apprend la méthode du divan et à ce que nous connaissons par la méthode du groupe. Je voudrais retracer à grands traits le chemin qui m’a conduit à emprunter cette voie et vous en exposer les résultats.
Les groupes internes
4 Comme je l’ai rappelé, mes premières recherches ont porté sur l’étude de l’objet-groupe sous l’aspect où il est un objet d’investissement pulsionnel et de représentations. J’ai été conduit à identifier les schèmes organisateurs, ou représentations buts, qui ordonnent les représentations du groupe : je les ai d’abord nommés « groupes du dedans », puis groupes internes, et j’ai décrit sept principaux groupes internes en montrant leur rôle d’organisateur psychique inconscient dans la construction de ces représentations. Ce sont : l’image du corps, les fantasmes originaires, les systèmes des relations d’objet, le réseau des identifications, les complexes œdipiens et fraternels, les imagos, l’image de l’appareil psychique.
5 En les identifiant ainsi, je les reconnaissais comme une structure de la réalité psychique. L’acquisition majeure de ces recherches est que le groupe est d’abord la forme, la fonction et le processus qu’il occupe dans l’espace de la réalité psychique interne. Les groupes internes (Kaës, 1976) sont des formations de liens intrapsychiques qui comportent une structure de groupe. Cette structure ordonne les relations entre les éléments qui les constituent.
6 Dans cette conception, il importe de souligner que les groupes internes ne se réduisent pas à la pluralité ou à la multiplicité des éléments psychiques ainsi réunis. La première définition de Freud à propos de l’identification (mai 1897) insiste sur la pluralité (die Mehrheit) des personnes psychiques. Mais il s’agit en fait d’un groupe interne formé en réseau des identifications. En effet, si tout groupe implique la pluralité des objets psychiques, ce qui spécifie un groupe, c’est le lien entre les éléments dont il se compose, et c’est surtout l’unité structurale et fonctionnelle que ces liens établissent. C’est cette unité structurale et fonctionnelle – et j’ajoute transformationnelle – qui confère à un groupe, interne ou intersubjectif, son caractère propre.
7 Dans le même temps, je faisais l’hypothèse que les groupes internes ne jouent pas seulement un rôle organisateur dans les représentations de l’objet-groupe. Ils jouent aussi un rôle décisif dans l’organisation du processus groupal lui-même. Je les ai alors décrits comme les organisateurs inconscients de la réalité psychique inconsciente du groupe.
8 Ces organisateurs coexistent avec des organisateurs d’origine sociale et culturelle, par exemple des modèles héroïques de groupe, historiques ou proposés par des mythes, des contes ou des légendes : par exemple le groupe des douze Apôtres, le groupe des Naufragés de la Méduse ou les survivants d’une catastrophe aérienne, les Chevaliers de la Table Ronde, un groupe d’explorateurs, etc.
La groupalité psychique
9 En 1980, j’ai rassemblé sous le concept général de groupalité psychique l’ensemble des caractères spécifiques des groupes internes. La groupalité psychique désigne des formations intrapsychiques dotées d’une structure et de fonctions de liaison entre les pulsions, les objets, les représentations et les instances de l’appareil psychique, dans la mesure et sous l’aspect où ils forment un système de relation qui lie leurs éléments constituants les uns aux autres. La groupalité psychique n’est pas la simple projection anthropomorphique des groupes intersubjectifs, ni la pure introjection des objets et des relations intersubjectives.
10 Cette définition ne rendait pas compte d’un caractère qui m’apparaissait encore plus important. La groupalité psychique est le caractère général de la matière psychique d’associer, de délier, d’araser, de répéter, de former des ensembles dotés d’une loi de composition, de transformation. La groupalité psychique est sous l’effet des mouvements pulsionnels de vie et de mort, sous l’effet du refoulement ou de mécanismes de défense plus sévères : clivage, déni, rejet, etc. Autrement dit, la groupalité psychique possède une consistance comme formation et comme processus de l’inconscient.
11 Dans le cours de ma recherche, la groupalité psychique a d’abord été pensée comme la forme, la fonction et le processus qu’occupe le groupe dans l’espace de la réalité psychique interne. Ce concept a acquis par la suite une extension dans tout le champ de la réalité psychique organisée par les liens de groupes, internes et externes. L’extension du concept permet de prendre en considération la groupalité psychique dans toutes ses dimensions : externe et interne, réelle et fantasmatique.
Débat sur la conception des groupes internes
12 Lorsque j’ai commencé à travailler sur les « groupes du dedans », j’ai pensé ces groupes dans des termes assez proches de ceux que proposaient, dans un autre contexte théorico-clinique, Pichon-Rivière et Napolitani. Sans avoir eu connaissance de nos travaux respectifs, nous parlions tous les trois de groupes internes comme des schèmes de relations d’objet intériorisés et « réactivés » dans le processus groupal.
13 Le traitement des patients psychotiques a imposé à Pichon-Rivière l’idée de « l’existence d’objets internes, de multiples “imago” qui s’articulent dans un monde construit selon un processus progressif d’intériorisation ». Il décrit ainsi « les relations intrasubjectives, ou structures de liens intériorisés et articulés dans un monde interne ». Ce que Pichon-Rivière appelle monde interne ou groupe interne est la reconstitution intrasystémique de la trame relationnelle, par intériorisation du système de rapports intersubjectifs et sociaux dont émerge le sujet, un sujet autant social que psychique. Nous avons ceci en commun : les groupes internes sont des modèles internes qui orientent l’action vers les autres dans les rapports intersubjectifs.
14 La conception du groupe interne chez Napolitani (1987) est proche de celle de Pichon : le groupe interne est le réseau des modalités relationnelles dont l’individu a fait partie, la représentation des rapports de chacun à l’autre et à l’environnement, les significations et les codes liés à ces rapports. Le groupe interne se forme par l’internalisation, à travers les processus identificatoires, de l’ensemble de relations auxquelles l’individu a participé dès sa naissance, notamment par l’introjection des objets et des imagos constituées dans le groupe familial et des valeurs qui prévalent à l’intérieur de la famille.
15 L’inspiration kleinienne chez Pichon et Napolitani, la référence freudienne chez moi, nous conduisait à des conceptions en partie superposables. Toutefois, au-delà de la similitude des termes employés, de profondes différences apparaissent dans nos représentations des groupes internes. Outre le fait que leurs conceptions sont, quant au fond, largement inspirées par une problématique psychosociale (les groupes internes intrapsychiques sont en définitive un effet psychosocial intériorisé), elles n’en décrivent ni la structure inconsciente ni le fonctionnement. Elles ne prennent pas en compte leur genèse endopsychique.
16 J’ai décrit ces groupes selon une autre perspective. Mon point de vue est que les groupes internes ne sont pas seulement « réactivés » dans le processus groupal : ils en sont, plus fondamentalement, les principes organisateurs inconscients.
L’organisation groupale de la matière psychique
17 En outre, et nous touchons ici notre différence principale, ces groupes ne sont pas tous le résultat d’une internalisation d’expériences relationnelles, d’une intériorisation de relations d’objets et d’une organisation des identifications. Ils relèvent d’une organisation inhérente à la propriété de la matière psychique de s’associer et de s’organiser en groupe. J’ai proposé au début des années 1970 que « l’inconscient est structuré comme un groupe ». Cette proposition a une portée plus générale : la matière psychique tend à s’organiser structurellement selon un modèle de groupe.
18 Je suis venu à cette idée par deux voies : la première est celle de la clinique des rêves et des processus associatifs dans la cure et dans les groupes ; la seconde est la lecture des spéculations de Freud lorsqu’il rédige l’Esquisse en 1895. En relisant ce texte, j’ai alors eu accès au sens freudien de ma formule « lacanienne » et j’ai transformé ma proposition ludique et iconoclaste en hypothèse de travail. C’était une hypothèse à risquer. Essayons de l’exposer de nouveau.
Formes et processus des groupes internes
19 Développons cette idée que l’organisation de la matière psychique est foncièrement agencée par un modèle de groupe.
L’inconscient comme groupe interne originaire
20 La lecture du premier Freud m’a apporté la notion de groupe psychique clivé. Dès le Projet de psychologie scientifique (1895) et les Études sur l’hystérie (1895), le groupe apparaît d’abord comme un modèle de l’organisation et du fonctionnement intrapsychique : il est une forme et un processus de la psyché individuelle. Un siècle avant les groupes neuronaux d’Edelman, Freud nomme groupe psychique (die psychische Gruppe) un ensemble d’éléments (neurones, représentations, affects, pulsions…), liés entre eux par des investissements mutuels, formant une certaine masse et fonctionnant comme des attracteurs de liaison. Le groupe psychique est doté de forces et de principes d’organisation spécifiques, d’un système de protection et de représentation-délégation de lui-même par une partie de lui-même. Le groupe psychique établit des rapports de tension avec des éléments isolés ou déliés qui, pour cette raison, sont susceptibles de modifier certains équilibres intrapsychiques. La première ébauche freudienne de la représentation de l’Inconscient est celle d’un groupe psychique clivé (eine abgespaltene psychische Gruppe).
Le groupe psychique originaire
Le groupe psychique originaire
21 Il est probable que le vivant est groupe : mouvement de groupement et de dégroupement, sous l’effet de Narcisse, d’Éros et de Thanatos. Pour me restreindre au domaine de la vie psychique, je retiens la notion de groupe psychique originaire pour rendre compte de la liaison originaire des objets dans une structure et dans des formes qui constituent l’Inconscient. L’Inconscient, structuré comme un groupe, se recombine sans cesse dans ses figures, dans son énergie, dans ses formations et dans ses effets.
Le fantasme comme groupe interne originaire
22
L’approche structurale du fantasme illustre le concept de groupe interne originaire. Elle fait apparaître sa propriété majeure, intimement liée à sa structure distributive, permutative et dramatique : le fantasme est un scénario de réalisation du désir inconscient. Dans ce scénario, il gouverne les agencements de places et d’actions psychiques corrélatives. Sous cet aspect apparaît clairement sa propriété de mettre en scène différentes versions du rapport du sujet à ses objets, à son désir et à plus d’un autre.
Formule générique du fantasme
Formule générique du fantasme
La structure du fantasme est une structure à entrée multiple dont l’énoncé fondamental est le représentant d’une série d’énoncés obtenus par dérivation, par substitution, par retournement, masochiste ou sadique, de chaque unité syntaxique. Cette approche donne un contenu beaucoup plus précis aux notions d’interfantasmatisation et de résonance fantasmatique.
Les groupes internes primaires
23 La clinique de la cure et celle des groupes m’ont conduit à préciser la structure et la fonction des groupes internes primaires acquis par intériorisation.
Le réseau des identifications
24 J’en donnerai un exemple, à propos des identifications. L’analyse individuelle nous confronte avec les identifications hystériques de nos patients. Dans la cure, une de mes patientes me faisait entendre successivement plusieurs voix, quelquefois au cours de la même séance : une voix d’homme, de petite fille maniérée ou plaintive, d’amoureuse aguichante, de femme raffinée, de « pétasse », comme elle disait. Des accents divers reproduisaient les traces de rencontres passées. Son corps était la scène de sa possession par plusieurs personnages. Elle était à elle seule une femme groupe, elle m’en offrait la représentation, mais aussi dans les groupes qu’elle fréquentait, le groupe était cette scène où plusieurs personnes pouvaient représenter pour elle (et sans doute pour chacun d’entre eux), un drame partagé, entretenu, réglé par ses fantasmes bisexuels.
25 La première formulation de Freud sur l’identification la définit, je l’ai rappelé, comme « la pluralité des personnes psychiques ». On peut voir dans cette première ébauche conceptuelle une conception du groupe interne formé par internalisation. Cette ébauche se précise dans L’interprétation du rêve lorsque Freud analyse les identifications hystériques à l’œuvre dans la formation du rêve (dans le rêve dit « de la bouchère »).
26 C’est le même fil rouge qui conduit Freud à penser la notion de communauté des fantasmes (à propos du rêve du caviar ou de la « bouchère ») et, dans l’analyse de Dora, celle des identifications par le symptôme.
27 Dans le cadre de la seconde topique, la seconde théorie des identifications est encore davantage référée à un modèle groupal (identifications multifaces, personnalités multiples ou dissociées), de même que la théorie du Moi et du Surmoi (Psychologie des masses et analyse du Moi, 1921 ; Le Moi et le Ça, 1923).
La structure distributive et permutative des fantasmes
28 L’analyse syntaxique et groupale des fantasmes schreberiens fournira le fondement de l’analyse du fantasme « un enfant est battu », modèle structural des fantasmes originaires. Elle soutiendra la représentation de la personnalité clivée, désagrégée, de l’Homme aux rats en ses trois « personnalités » : l’Homme aux rats place les parties fragmentées du « capitaine cruel » dans d’autres personnages, fragmentés eux aussi, comme dans ses rêves, ultimes contenants psychiques de ce que son corps ne peut tolérer.
29 On pourrait développer des analyses analogues sur les groupes des relations d’objet, sur la structure groupale du Moi, sur les complexes œdipiens et fraternels, sur l’image du corps (Kaës, 1993, p. 26-30). Tous ces groupes internes mettent en jeu la construction d’un réseau intersubjectif internalisé, dans lequel le sujet se représente.
Les processus de la groupalité psychique
30 Les processus originaires décrits par Aulagnier sont à l’œuvre dans les groupes internes lorsqu’ils fonctionnent selon le modèle du pictogramme : union – rejet.
31 Les groupes internes sont régis par les principaux processus primaires : la condensation, le déplacement, la diffraction, la multiplication de l’élément identique, la permutation ou l’inversion. Ils sont au service de la mise en figurabilité des représentants pulsionnels, des représentations d’objet et du Moi. Examinons quelques-uns parmi ces processus.
La condensation et le groupe interne « Irma »
32 La condensation est un des processus majeurs du rêve. L’analyse de certaines figures du rêve de l’injection faite à Irma offre à Freud l’occasion de découvrir et d’illustrer ce processus dans les personnes condensées, rassemblées et mêlées (die Sammel- und mischpersonen). Il s’agit d’un groupe interne de Freud, grâce auquel la figure de sa patiente Emma Eckstein se trouve à la fois dissimulée et connectée à d’autres figures féminines qui sont ainsi identifiées entre elles, en même temps que Freud, par ce dispositif, peut méconnaître son propre désir féminin.
Condensation d’un groupe interne : « Irma »
Condensation d’un groupe interne : « Irma »
La diffraction et le groupe Dora
33 Le processus primaire de la diffraction agence d’une manière spécifique la figuration multiple des aspects du Moi représenté par ses personnages et par ses objets qui, ensemble, forment un groupe interne. Freud signale allusivement ce processus en 1901 à propos du rêve : ce processus consiste dans une décondensation du Moi qui se représente dans une multiplicité d’objets, d’images, de Moi(s) partiels, chacun représentant un aspect de l’ensemble et entretenant avec les autres des relations d’équivalence, d’analogie, d’opposition ou de complémentarité. C’est, pour ainsi dire, un processus qui se construit à l’inverse de la condensation qui régit la formation de personnes composites (mêlées et rassemblées). La diffraction, tout comme la multiplication de l’élément identique, est au service de la mise en figurabilité et des exigences de la censure. Considérée du point de vue de l’économie interne, la diffraction est un processus de répartition des charges pulsionnelles sur plusieurs objets.
34 La diffraction du Moi du rêveur, de ses objets et de ses pensées, produit une figuration groupale « en multiples », effet des identifications multiples ou multifaces (mehrfache oder vielseitige Identifizierungen) du Moi. Ce sont de tels effets que l’analyse des transferts de Dora, du « groupe-Dora » met en évidence.
Diffraction du groupe interne de Dora
Diffraction du groupe interne de Dora
35 La diffraction opère dans le rêve et dans les liens de groupement : comme dans la scène du rêve, les différents membres d’un groupe peuvent représenter pour un sujet donné les différents aspects de son groupe interne, tout comme la personne du rêveur est décomposée en représentants multiples, identiques ou non. On dira donc que le groupe est la scène de la mise en figuration des groupes internes désagrégés ou dont les éléments sont répartis dans divers lieux psychiques, pour des raisons de délestage ou de fragmentation des charges pulsionnelles, ou de censure des représentations. Cette diversité des lieux psychiques dans lesquels se diffractent les groupes internes pose le problème d’un topique « ectopique ».
36 L’analyse des processus à l’œuvre dans les groupes internes nous enseigne que la répétition ou la multiplication de l’élément identique est, elle aussi, au service de la dramatisation et de la mise en scène intrapsychique.
Les groupes internes organisateurs du processus d’appareillage groupal
37 Je souligne de nouveau que nous avons affaire à trois espaces psychiques, celui du groupe comme entité spécifique, celui des liens entre les membres du groupe et celui du sujet singulier dans sa groupalité intrapsychique. Ces trois espaces sont hétérogènes l’un à l’autre, leur consistance et leur logique sont distinctes. Mais ils communiquent entre eux.
38 Je souligne aussi que les groupes internes fonctionnent différemment dans l’espace intra- et dans les espaces inter- et transpsychiques. Cette proposition vaut par exemple pour le fantasme ou pour le rêve : ils ne présentent pas les mêmes caractéristiques dans l’espace interne, « privé », et dans l’espace commun et partagé et dans l’espace transpsychique.
Fantasmes | Rêve | |
Espace intrapsychique | Fantasme de désir | Rêve « égoïste » |
Espace interpsychique | Structure distributive du fantasme | Rêves communs et partagés |
Espace transpsychique | Fantasme originaire | Rêves transgénérationnels |
39 L’expérience du groupe est essentiellement l’expérience de l’assemblage, ou de l’appareillage entre ces trois espaces. Le groupe n’est pas seulement une série de « topiques projetées », pour reprendre l’image proposée par Anzieu en 1965 : le groupe est l’ensemble des topiques appareillées, les liens entre les membres du groupe reposent sur un accordage spécifique de ces « topiques » – de leurs groupes internes, mais aussi de leur économie et de leur dynamique psychique.
L’appareillage des psychés
40 L’hypothèse centrale sur laquelle j’ai construit ma pratique et ma théorie du groupe est que les groupes internes fonctionnent comme schèmes organisateurs des liens intersubjectifs. Du fait de leurs propriétés scénariques et syntaxiques, les groupes internes accomplissent une fonction organisatrice dans l’appareillage des liens entre les psychés. Il en résulte un espace de réalité psychique commune et partagée.
41 J’ai nommé la structure psychique qui gouverne cet accordage « appareil psychique groupal » et qui produit cette réalité. En tant qu’appareil psychique, l’appareil psychique groupal accomplit un travail psychique spécifique : il lie, assemble, accorde entre elles des parts de la psyché individuelle mobilisées dans le processus de formation d’un groupe. Le résultat est un certain arrangement combinatoire des psychés, un appareillage qui constitue la réalité psychique de et dans le groupe.
La formation de la réalité psychique de groupe
42 La formation de la réalité psychique de groupe prend appui sur la psyché de ses membres, spécialement sur leurs groupes internes ; elle en reçoit les investissements, les dépôts, les projections ; elle les capte, les utilise, les gère et les transforme. En contribuant à cette formation, en maintenant pour eux l’environnement psychique de l’ensemble, les membres du groupe reçoivent en échange de leurs services des bénéfices et des charges.
43 Le corollaire de cette proposition est que le groupe est, pour ses membres, une structure d’appel vers des emplacements psychiques nécessaires à son fonctionnement et à son maintien. Dans ces emplacements des objets, des imagos, des instances et des signifiants viennent se représenter : leurs fonctions et leur sens sont transformés par l’organisation du groupe. De cet espace commun émergent des figures significatives : celles de l’Ancêtre, de l’Enfant Roi, du Mort, du Héros, du chef, de la victime émissaire, du porte-parole, du porte symptôme, du porte rêve, des porteurs d’idéaux et d’illusion, des porteurs de mort et des agents de liaison. Ces fonctions et ces emplacements, qu’assume le concept de fonctions phoriques (Kaës, 1993) sont à comprendre simultanément du point de vue des sujets qui les incarnent et du point de vue de leur topique, de leur dynamique et de leur économie dans la structure du groupe.
44 En créant ces emplacements, le groupe impose à ses sujets un certain nombre de contraintes psychiques : elles concernent, comme Freud l’a supposé (1921, 1929), les mises en latence ou les renoncements à la réalisation directe des buts pulsionnels, les abandons partiels des idéaux personnels ou les effacements des limites du Moi et de la singularité des pensées, c’est-à-dire d’une partie de la réalité psychique qui spécifie et différencie chaque sujet. Ces renoncements et ces abandons sont effectués au profit des formations de groupe : l’idéal commun incarné par le meneur ou par l’Idée qui le représente, la communauté de droit.
45 Le groupe impose aussi des contraintes de croyance, de représentation, de normes perceptives, d’adhésion aux idéaux et aux sentiments communs. Il infléchit les mécanismes de refoulement, ou de déni, ou de rejet, il assure des dispositifs métadéfensifs, et il exige une coopération au service de l’ensemble, pour son autoconservation et la réalisation de ses buts. Comme nous le verrons, le groupe impose des processus qui régissent les contrats, les pactes et les alliances inconscientes, préconscientes et conscientes. En échange, le groupe assume un certain nombre de services au bénéfice de ses sujets, services auxquels ils collaborent, par exemple par l’édification de mécanismes de défense collectifs ou par la participation aux fonctions de l’Idéal.
46 On voit ici que l’appareil psychique groupal n’est pas l’extrapolation de l’appareil psychique individuel : une topique, une dynamique et une économie sont propres à cet appareil.
Trois modalités de l’appareillage
47 J’ai décrit trois modalités de l’appareillage des psychés dans le groupe. Une relation dialogique, en tension, s’établit entre elles.
48 Le mode isomorphique établit une correspondance imaginaire globale entre l’espace du groupe et l’espace intrapsychique : il fonctionne sur le mode de la métonymie (un pour tous, tous pour un). Dans ce type d’appareillage fixe, gelé, tout se qui survient dans un espace est vécu comme arrivant identiquement dans l’autre : tout ce qui arrive du dedans arrive aussi du dehors. Nous sommes dans un régime de pure spécularité des espaces, de co-inhérence entre les groupes internes et le groupe intersubjectif. Cette modalité caractérise le régime psychotique dans les groupes.
49 Le mode homomorphique s’établit sur la similitude et la différence entre les espaces psychiques, il fonctionne sur le mode de la métaphore et s’appuie sur les processus de symbolisation. L’appareillage intègre le décalage différenciateur entre les groupes internes et le groupe intersubjectif. L’acceptation de l’écart entre ces deux espaces, permet de penser la différence entre deux logiques hétérogènes.
50 Une troisième modalité, celle du tourbillon, est le résultat de l’instabilité chaotique de l’accordage des psychés. Cliniquement, cette modalité correspond à une organisation maniaque de l’appareillage ou encore à une fuite du processus de subjectivation. Tout se passe comme si les participants ne parvenant à s’accorder entre eux sur aucun mode, ils ne peuvent établir aucune relation stable entre leur espace interne et celui du groupe. On peut aussi la décrire comme un traitement paradoxal de l’appareillage : les sujets établissent un accordage sur le mode du non-accordage, un lien non-lien sans cesse attaqué et déplacé, à la manière d’un tourbillon. Cette modalité se manifeste lors de la phase initiale des groupes, et dans les moments de transformation de l’espace psychique groupal et de l’espace intrapsychique. Elle ne correspond pas à une phase du processus, mais à une qualité du processus.
51 Cette modalité d’appareillage tourbillonnant implique un fonctionnement correspondant des groupes internes. J’ai fait cette proposition à la suite d’une difficulté clinique avec un groupe qui m’a conduit à porter mon attention sur ce point. J’observai que les participants ne cessent de permuter sans fin dans les places disponibles dans la structure d’un fantasme. Je me disais qu’il arrive que le fantasme tourne en rond. Ceci est vrai pour tous les groupes internes : ou bien les groupes internes se figent, ou bien ils « tourbillonnent », ou bien ils se transforment.
52 Qu’est-ce qui vient arrêter le tourbillon ? C’est la rencontre, le plus souvent soudaine, du sujet avec sa place, dans le fantasme secondaire qui le constitue de sa marque. Ce n’est pas pour lui une découverte immédiate. Il importe que cette expérience du tourbillon ait produit son effet et qu’à travers cette pérégrination, le sujet découvre qu’il ne peut pas occuper toutes les places, successivement ou simultanément, mais seulement la sienne.
Le travail d’appareillage et les groupes internes dans la phase initiale d’un groupe
53 Pour donner une idée du travail d’appareillage et de ses modalités, considérons la phase initiale d’un groupe où les sujets se rencontrent pour la première fois, comme c’est le cas dans cet artéfact qu’est le groupe de formation, le groupe thérapeutique ou le groupe analytique.
54 Avant de se rencontrer, les participants ont déjà formé une certaine représentation et engagé certains investissements du groupe en tant qu’objet qu’ils auront en commun. Cependant, la rencontre effective avec une pluralité d’autres, étrangers mais non encore suffisamment familiers, suscite en eux des turbulences et des incertitudes qu’il leur va falloir réduire sous l’effet de plusieurs facteurs. L’un de ceux-ci est la nécessité de réduire les co-excitations pulsionnelles en construisant un pare-excitations (Reizschutz) commun, dans la mesure où les mesures pare-excitatrices internes sont insuffisantes, et elles le sont à ce moment initial comme elles le seront encore plus tard.
55 Assurément, l’énoncé des règles constitutives du travail psychanalytique par l’analyste concourt, avec les éléments initiaux du transfert, à cette stabilisation. Mais elles ne suffisent pas ; d’autres mesures sont nécessaires, et parmi celles-ci les identifications en urgence décrites par Missenard : un objet d’identifications communes assure que l’objet est de nouveau disponible. Cette identification en urgence fait partie des processus de l’appareillage. Elle se constitue sur un seul objet d’identification commun à la plupart des participants, identique pour tous. Nous avons donc affaire à un appareillage isomorphique. Ou bien, comme je l’observe, l’identification en urgence se développe en mobilisant les structures plus complexes des groupes internes, et cette mobilisation connaîtra les deux autres modalités d’appareillage que je viens de décrire.
56 Une autre mesure de stabilisation et de fonction pare-excitatrice est encore nécessaire : dès la période initiale et tout au long du processus du groupe, des alliances inconscientes se nouent entre les participants.
Un exemple d’appareillage psychique
57 Un exemple peut nous rendre plus concrète la manière dont s’effectue l’appareillage sur la base des groupes internes et dont se forme la réalité psychique du groupe. Il s’agit d’un groupe de durée brève, proposé dans un but de sensibilisation à l’expérience de l’inconscient [1]. Ce type de groupe intensifie les processus de l’organisation psychique du groupe et mobilise les processus individuels les plus sensibles aux effets de groupe.
58 Le groupe réunit dix participants pour seize séances réparties sur quatre jours ; il est conduit par deux psychanalystes, Sophie et moi. Le fil conducteur de mon récit sera l’articulation entre le processus psychique de ce groupe et celui d’un participant, Marc, au cours des trois premières séances de ce groupe.
59 Dès la première séance au tout début de celle-ci, avant que Sophie se présente comme copsychanalyste de ce groupe, Sylvie avait pris deux autres participantes, Solange et Michèle, pour ma collègue. Sa « méprise » est partagée par d’autres participants. On notera une identification en urgence et un mouvement transférentiel négatif sur Sophie.
60 Puis vient une présentation mutuelle des participants, recours classique pour créer un pare-excitation en se rassurant sur l’inquiétant de l’inconnu. Marc dit de lui : « on m’appelle Marc ». Il demeure silencieux jusque vers le milieu de la séance.
61 Deux hommes se plaignent d’avoir perdu leurs « repères » en venant au groupe, ils se plaignent aussi d’être « hors de soi ». Cette formulation est ambiguë : ils disent qu’ils éprouvent un sentiment de dépersonnalisation passagère ou qu’ils ils sont en colère. Marc partage ce sentiment. Ce malaise est aussi partagé par Sylvie et Anne-Marie, puis par Solange et Michèle. Il est question de diverses expériences de méprise.
62 Des critiques sont adressées à la froideur de notre « accueil ». Marc est de nouveau silencieux. Il reprendra la parole lorsque plusieurs participants diront pourquoi ils se sont inscrits à ce groupe. Marc déclare s’être inscrit « sur mon nom » : la formule surprend, comme a surpris la présentation qu’il a faite de lui-même. Mais Marc ne la commente pas.
63 Lors de la deuxième séance, Marc déclare qu’il se sent tenu de faire l’aveu devant le groupe d’un « événement marquant » : il parle ainsi du choc traumatique qu’il a reçu dans un groupe semblable à celui-ci. Il évoque une interprétation qui lui a été donnée par le psychanalyste qui conduisait ce groupe, un quart d’heure avant la fin de la dernière séance. Je note la violence de l’affect transmis par sa voix et la violence de l’absence de représentation du contenu de l’interprétation incriminée. Cet « aveu » sidère les participants. Le terme d’aveu suppose un sentiment ou un acte longtemps retenu, sans doute un sentiment ou un acte coupable, que l’on doit tenir caché.
64 Marc précise qu’il a choisi les deux psychanalystes de ce groupe pour leur compétence. Sa présence dans ce groupe est soutenue par une demande manifeste de réparation. Cette demande m’est plus particulièrement adressée : Marc s’est inscrit sur mon nom.
65 J’associe avec la formule qu’il a utilisée lorsqu’il s’est présenté : « On m’appelle Marc ». Je fais l’hypothèse que le nom, son prénom et mon nom sont pour lui des signifiants majeurs d’un drame qu’il revit dans le transfert. Je suppose qu’un fantasme inconscient s’est figé dans cette scène traumatique. Ce fantasme a les propriétés d’un groupe interne, il va fonctionner comme organisateur du groupe.
66 À la fin de la troisième séance, le signifiant « un quart d’heure avant la fin » revient dans le groupe sous la forme suivante : quinze minutes avant la fin de cette séance, Solange se fait porte-parole d’un « secret » que lui a confié Anne-Marie pendant la pause : sa fille vient d’être hospitalisée pour un cancer, et elle se sent coupable d’être venue dans ce groupe.
67 À travers les paroles qu’elle transporte pour une autre, Solange se remémore la menace que sa propre mère a proférée à son égard, lorsqu’elle avait l’âge de la fille d’Anne-Marie : « Elle aurait le cancer si elle se mettait à fumer. »
Un fantasme organisateur psychique inconscient du groupe
68
La réalité psychique du groupe et le processus analytique groupal sont organisés par et dans un schème organisateur inconscient dont la formule pourrait être le fantasme : « Un parent menace/répare un enfant. »
Structure générique du fantasme organisateur du groupe
Structure générique du fantasme organisateur du groupe
La formule de cet organisateur se développe en vingt énoncés possibles. Certains ne s’actualisent pas dans le groupe, d’autres s’actualisent pour plusieurs sujets, plusieurs s’actualisent pour un même sujet.
Le processus d’interfantasmatisation décrit la formation de fantasmes partagés ; mais pour comprendre comment il agit, nous avons besoin de nous représenter la structure du fantasme qui en rend possible la mise en œuvre dans les groupes. La notion que le groupe se forme comme une structure d’appel et d’emplacements psychiques imposés par les groupes internes trouve ici une illustration.
Ces emplacements sont corrélatifs, complémentaires ou dans des rapports d’opposition. Ces emplacements sont définis par la loi de composition qui régit l’ensemble ; ils y fonctionnent sur le mode de l’objet partiel, condition du régime des échanges, des équivalences et des permutations. La structure psychique de l’ensemble se préserve ainsi.
Tous les emplacements subjectifs que l’organisation groupale détermine, toutes les contraintes et tous les contrats psychiques qu’elle impose, toutes les formations de la réalité psychique qu’elle génère et qu’elle gère selon son ordre, sa logique et sa finalité propres, sont dans des rapports de correspondance, de coïncidence, de complémentarité ou d’opposition chez chacun des sujets du groupe.
Les emplacements et les fonctions inhérentes à l’accomplissement des formations et des processus du groupe et auxquels sont assignés certains de ses membres ne sont pas des emplacements et des fonctions que le sujet reçoit nécessairement comme ce qui s’imposerait à lui de l’extérieur sans sa volonté. Même s’il s’y place passivement et à son insu, le sujet y est encore présent sur le mode où il désire s’en absenter, n’en rien savoir ou s’en effacer : c’est ce qui se produit lorsqu’il renonce à devenir Je pensant sa place de sujet et lorsqu’il ne veut rien savoir de son désir de s’en dessaisir au profit du groupe.
Les groupes internes et le transfert
69 Ce n’est pas ici le lieu de développer ce que la théorie de la groupalité psychique nous fournit comme modèle d’intelligibilité des processus associatifs et des chaînes associatives. De toute façon, il faudrait en passer par le transfert, et c’est du transfert que je dirai quelques mots, en résumant des propositions développées depuis déjà quelque temps.
Connexion et diffraction des transferts
70 Dans la relation de la cure de Dora, Freud aborde la question du transfert en la concevant comme la reproduction successive ou simultanée sur le psychanalyste des objets et des personnes du désir infantile inconscient. Toutefois, il ne s’agit pas seulement pour le malade de remplacer une seule personne par celle du psychanalyste : le malade remplace aussi successivement ou simultanément la relation entre plusieurs personnes par la relation avec le médecin. Freud ne pense pas seulement le transfert dans sa dimension plurielle : die Übertragungen, les transferts. Il est raisonnable de penser que le modèle du groupe est aussi présent dans sa conception des connexions entre les objets transférés.
71 Cette conception groupale du transfert dans la situation de la cure définit un trait constant du transfert en situation de groupe : les propriétés morphologiques de celle-ci prédisposent la manifestation de ce type de configuration transférentielle, dans une dynamique que servent les processus de déplacement, de condensation et de diffraction des groupes internes.
72 Dans la situation de groupe, nous avons affaire à un double processus de diffraction et de connexion des transferts. J’ai mis l’accent sur le premier processus. Rouchy a souligné l’importance du second lorsqu’il écrit : « Ce sont ainsi, non seulement des objets partiels ou des personnages, mais les éléments recomposés des réseaux d’interactions familiaux qui peuvent être transférés dans le groupe. Cette substitution peut même porter principalement sur ces rapports eux-mêmes : ce sont les connexions qui sont transférées. »
Les objets psychiques transférés dans la situation de groupe
73
Je voudrais attirer l’attention sur la nécessité d’articuler le transfert (la configuration des transferts), les objets psychiques transférés dans la situation de groupe (notamment les groupes internes) avec les propriétés structurales du dispositif de groupe. Soulignons deux questions :
- Le groupe est le lieu d’émergence de configurations particulières du transfert. Le psychanalyste, par nécessité morphologique de groupe, n’est pas le seul objet du transfert. La critique portant sur la notion d’une dilution du transfert empêche de comprendre qu’il s’agit plutôt d’une diffraction des transferts et de leurs connexions entre les objets du désir inconscient.
- Les concepts de groupalité psychique et d’appareil psychique groupal ouvrent une autre voie pour penser les objets et les processus électivement transférés dans la situation de groupe. C’est-à-dire : les formes archaïques et œdipiennes de la groupalité psychique, les constellations déterminées des objets infantiles et des liens entre ces objets, la répétition des expériences infantiles au cours desquelles les objets et les processus des groupes internes se sont constitués. Mais encore : les formes et les processus transindividuels, transgénérationnels et transsubjectifs qui n’appartiennent pas en propre à chaque sujet dans sa singularité, mais à son appartenance au groupe primaire et à l’ensemble social, et sur lesquels il construit la version subjectivante de son histoire psychique.
74 Un des objectifs du travail psychanalytique en situation de groupe est de se confronter à cette double expérience d’appareillage des parties de soi que chacun doit abandonner, projeter ou rejeter en les liant avec celles d’autres dans des formations communes, pour entrer dans le lien. La conduite psychanalytique d’un groupe doit d’abord rendre possible l’expérience de ce nouage. L’analyse a lieu lorsqu’elle permet de remonter le trajet qui aboutit à de tels emplacements et à de telles fonctions : elle est alors en mesure de délier les nœuds intersubjectifs et intrapsychiques dans lesquels le sujet s’est constitué, et d’en restituer à chacun les enjeux devenus méconnaissables. C’est sur ces nœuds que porte le travail de l’analyse. L’enjeu en est le processus de subjectivation.
Pour conclure
75 J’espère avoir donné une consistance à ce qui d’abord a été une formule intuitive : que « nous sommes groupes » et que, en raison de cette groupalité nous devenons sujets « singuliers pluriels », que « l’inconscient est structuré comme un groupe », que le sujet de l’inconscient est sujet du groupe.
76 Le sujet du groupe est sujet de ses groupes internes où se tiennent les représentants de plus d’un Autre. Les groupes internes contiennent le refoulé et la part du dénié, ou du rejeté qui s’est constituée dans la matrice groupale et dans les liens primaires de la subjectivation. Le groupe intersubjectif dans lequel le sujet a pris place et dont il est conjointement le maillon, le serviteur, le bénéficiaire et l’héritier, il devra s’en séparer pour devenir Je, sans toutefois pouvoir abolir qu’il aura été et qu’il est sujet du groupe, que ce groupe le précède. Ce qui était déjà-là, en lui, comme prédisposition à associer et à dissocier, à combiner et à exclure, soutiendra du dedans la structuration de ses groupes internes, par étayage sur la réalité psychique du groupe.
Bibliographie
- Anzieu D. (1966). « Étude psychanalytique des groupes réels », Les Temps Modernes, n° 242, p. 56-73.
- Anzieu D. (1975). Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod.
- Avron O. (1985). « La psychanalyse et le groupe : énergie libidinale et émotionalité », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 1-2, p. 39-46.
- Bion W.R. (1961). Recherches sur les petits groupes, Paris, puf, 1965.
- Castoriadis-Aulagnier P. (1975). La violence de l’interprétation. De l’énoncé au pictogramme, Paris, puf.
- Foulkes S.-H. (1964). Psychothérapie et analyse de groupe, trad. fr., Paris Payot, 1970.
- Freud S. (1887-1904). Briefe an Wilhelm Fliess 1887-1904, Frankfurt-am-Main, Fischer (1986) ; trad. fr. partielle dans La naissance de la psychanalyse, Paris, puf, 1956.
- Freud S. (1895). Aus den Anfängen der Psychoanalyse, London, Imago Publishing (1950) ; trad. fr. « Esquisse d’une psychologie scientifique », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, puf, 1956, p. 307-396.
- Freud S. (1897). « Manuscrit L », dans Aus den Anfängen der Psychoanalyse, op. cit.
- Freud S. (1900). Die Traumdeutung, G.-W., II-III, Frankfurt-am-Main, Fischer, p. 1-642, S.E., vol. 4 ; trad. fr. L’interprélation des rêves, Paris, puf, 1967.
- Freud S. (1901). Über den Traum, G.-W., II-III, p. 643-700, S.E., V ; trad. fr. Le rêve et son interprétation, Paris, Gallimard, 1969.
- Freud S. (1905). Bruchstück einer Hysterie-Analyse, G.-W., V, p. 163-286 ; trad. fr. « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », dans Cinq psychanalyses, Paris, puf, 1954.
- Freud S. (1911). Psychoanalytische Bemerkungen über einen autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoïas (Dementia paranoïdes), G.-W., VIII, p. 240-316 ; trad. fr. : « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoia (Dementia paranoides) (Le président Schreber) », dans Cinq psychanalyses, op. cit., p. 263-324.
- Freud S. (1919). Ein Kind wird geschlagen, G.-W., XII, p. 197-226 ; trad. fr. « Un enfant est battu », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1997.
- Freud S. (1921). Massenpsychologie und Ich-Analyse, G.-W., XIII, p. 71-161 ; trad. fr. « Psychologie des foules et analyse du Moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1982, p. 117-217.
- Freud S. (1923). Das Ich und das Es, G.-W., XIII, p. 235-289 ; trad. fr. par J. Laplanche, « Le Moi et le Ça », dans Essais de psychanalyse, op. cit., p. 219-275.
- Freud S. (1929). Das Unbehagen in der Kultur, G.-W,, XIV, p. 421-506 ; trad. fr. Malaise dans la civilisation, Paris, puf, 1970.
- Kaës R. (1976). L’appareil psychique groupal. Constructions du groupe, Paris, Dunod (2e édition, 2000).
- Kaës R. (1980). « Qu’est-ce que la groupalité psychique ? », Bulletin de la Société française de psychothérapie de groupe, 1981, p. 29-34.
- Kaës R. (1988). « La diffraction des groupes internes », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 11, p. 159-174.
- Kaës R. (1993). Le groupe et le sujet du groupe, Paris, Dunod.
- Kaës R. (1994). La parole et le lien. Les processus associatifs dans les groupes, Paris, Dunod (2e édition, 2005).
- Kaës R. (1995). « L’exigence de travail imposée à la psyché par la subjectivité de l’objet. Contributions de l’approche psychanalytique des groupes à la compréhension des processus et des formations de l’inconscient », Revue belge de psychanalyse, 27, p. 1-23.
- Kaës R. (2002). La polyphonie du rêve. L’espace onirique commun et partagé, Paris, Dunod.
- Missenard A. (1972). « Identification et processus groupal », dans Anzieu D., Béjarano A. et al., Le travail psychanalytique dans les groupes. 1. Cadre et processus, Paris, Dunod. 1982.
- Napolitani D. (1987), Individualità e gruppalità, Torino, Boringhieri.
- Neri C. (1997). Le groupe. Manuel de psychanalyse de groupe, Paris, Dunod.
- Pichon-Rivière E. (1971). El proceso grupal. Del psicoanalisis a la psicologia social (I), Buenos-Aires, Nueva Vision, 1980. Tr. fr. Le processus groupal, Toulouse, érès, 2004.
- Pichon-Rivière E. (1980). Teoria del Vinculo, Buenos-Aires, Nueva Vision. Tr. fr. Théorie du lien, Toulouse, érès, 2004.
- Pontalis J.-B. (1963). « Le petit groupe comme objet », dans Après Freud, Paris, Julliard 1965.
- Rouchy J. C. (1980). « Processus archaïques et transfert en analyse de groupe », Connexions, n° 31, p. 36-60.
Mots-clés éditeurs : groupes internes, transfert des groupes internes, groupalité psychique, appareil psychique groupal, structure groupale du fantasme
Date de mise en ligne : 01/02/2006
https://doi.org/10.3917/rppg.045.0009Notes
-
[*]
René Kaës, 32, Cours de la Liberté, 69003 Lyon.
-
[1]
Un exposé détaillé se trouve dans Kaës, 1994.