Couverture de RPPG_036

Article de revue

Suite de la conversation avec Henri Maldiney, Salomon Resnik et Pierre Delion

Pages 47 à 54

English version

1 Bien sûr qu’on peut étayer ce jugement un peu rapide par « qu’est-ce que ça veut dire, comprendre ? » Un des premiers articles de Henri Maldiney dans « Regard, parole, espace », s’intitulait « Comprendre » ; autour des années soixante… À la suite de ce que nous a dit Henri Maldiney, j’aimerais bien articuler le « transpassible » avec la métapsychologie freudienne ou freudo-lacanienne. Il est nécessaire que chacun construise sa propre métapsychologie. Peut-on articuler, sur un plan de métapsychologie concrète, transpassible et narcissisme originaire ?

2 D’autre part, « comprendre » m’évoque les commentaires de Georges Gadamer (herméneutique, etc.) à propos de certains « Dialogues de Platon ». Platon distingue « onoma » (qu’est-ce que nommer quelque chose ?), « eidolon » (du côté de l’imaginaire : comment s’imagine-t-on les choses ?) puis le logos. Toujours dans l’arrière-fond, il y a le logos. Ce n’est pas simplement de l’ordre du langage, de la logique, de la parole. C’est également de l’ordre de la juste mesure, de la juste proportion des choses. Il y a un texte magnifique de Johannes Lohmann (« Logos et Musike) que nous a fait connaître notre ami commun, Jacques Schotte… (Entre nous, c’est Jacques Schotte qui m’a fait rencontrer Henri Maldiney ; et c’est François Tosquelles qui m’a fait rencontrer Resnik. Ceci pour rétablir un peu quelque chose d’historique).

3 Donc : onoma, eidolon, logos ; et le quatrième terme est la « compréhension ». Et Gadamer ajoute que c’est la chose la plus impossible : c’est indéterminé, infini. Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes toujours en chantier. Il ne faut pas faire le malin et dire : « Je vous ai compris ! » etc. Alors, bien sûr, on peut se reporter dans la tradition, en particulier au xixe siècle, avec le tournant épistémologique que représente Dilthey (qui a beaucoup influencé Karl Jaspers dans sa « Psychopathologie générale »). Il proposait de bien distinguer « compréhension » (Verstehung) et « explication » (Erklärung). La critique qu’on peut en faire, c’est du caractère absolu de leur distinction. Il y a là un piège ! Il me semble qu’il n’y a pas de compréhension sans rencontre, au sens redéfini par Lacan (entre autres dans « Les quatre concepts » : (« tuche et automaton »). La tuche, la rencontre, est une collusion entre hasard et réel. Une rencontre qui ne fait pas sillon dans le réel n’est pas une rencontre. Même « l’interprétation » est une rencontre ; elle inaugure une modification profonde qui va toucher le réel : après, ça ne sera plus comme avant…

4 Cette démarche abductive est un « chemin », au sens de Machado : « Le chemin se fait en marchant »… Pas de chemin déjà tracé, pas d’autoroute, même pas de sentier. J’ai relu pour la circonstance Henri Maldiney, en particulier ce texte magnifique sur le « transpassible ». Peut-être que si j’en ai le temps, je vous en lirai quelques passages. Il y a des sentiers, et l’on entre dans la forêt. Il ne faut pas simplement suivre son chemin de campagne, mais entrer dans la forêt et découvrir l’inattendu. C’est une pensée typiquement tosquellesienne : ce qui est en jeu, ce n’est pas tellement je chemin, la sente, c’est quelque chose qu’il faut frayer à travers le sous-bois. Donc, si on arrive avec la boussole qui s’appelle « comprendre », on risque de s’égarer ou de se retrouver d’où l’on est parti, en croyant avoir trouvé quelque chose, car l’imagination est grande !

5 C’est ce que j’avais retenu en écoutant obliquement tout à l’heure. Et ce qui nous préoccupe, c’est : comment pouvoir traduire une « expérience » ? C’est encore un mot compliqué, « experientia », peut-être, c’est discutable ! Comment traduire « ce qui se passe » ? D’où l’importance du mot « kinesis », pas simplement le mouvement, que Kierkegaard traduisait par « passage ». Passage d’un lieu à l’autre : ce qui nécessite une distinctivité, donc quelque chose non pas d’organisé, déjà là bien avant. Non pas langue ou parole, mais langage. Et ça, ça apparaît maintes et maintes fois dans le dernier livre de Salomon Resnik. Il dit bien que ce qui est fondamental, c’est le langage du corps : avant tout, le langage est là. Il va même jusqu’à cette phrase de Lacan : « L’inconscient est structuré comme un langage » (avec toutes les mésinterprétations, si l’on confond langage, langue et parole). Référez-vous à ce que dit Salomon Resnik. Il a parlé de Gisela Pankow – disparue au mois d’août 1998 – qui a toujours distingué – bien mieux que Lacan – dissociation (Spaltung) et morcellement. Lacan parle du morcellement dans une dimension kleinienne, en 1938, dans l’article de l’Encyclopédie Française, sur la Famille. Melanie Klein parle du « corps morcelé », ce qui n’est pas schizophrénique. Or, Pankow est amenée à distinguer absolument dissociation, au sens de Bleuler, et morcellement ; à tel point qu’une psychose hystérique, c’est du morcellement, parce qu’à l’arrière-fond, il y a toujours un sentiment d’unité de soi, même dans la confusion, dans la dépersonnalisation. La dissociation, ce sont des bouts de corps, « en bribes et morceaux » comme dit Jacques Schotte. Chaque morceau est un tout. Quand Pankow parle de « l’image du corps », ce n’est pas l’image au sens imageant. Dans un livre sur la métapsychologie freudienne, Paul-Laurent Assoun souligne que lorsque Freud parle du corps, il parle du « Leib », en allemand, et pas du « Körper ». C’est une distinction qu’on ne peut pas faire suffisamment en français. Le Körper, c’est « le corps que j’ai », avec toute l’instrumentalité que ça représente. Mais ce qui est en question quand on parle du narcissisme originaire ou de l’image du corps au sens de Pankow, ou de ce que dit Freud sur les somatisations, c’est le Leib, « le corps que je suis », si l’on veut, mais bien plus l’incarnation. Pankow insistait beaucoup là-dessus. Elle disait même que la première identification, l’identification primordiale, est une incarnation ; à tel point que la schizophrénie est un défaut d’incarnation. C’est en rapport avec le Réel. Mais le Réel, ça « n’existe » pas… Henri Maldiney reprend justement la thématique des rapports entre Weizsäcker et Heidegger, et en particulier sur l’animalité. Il critique la dimension un peu monophysique de Weizsäcker, lequel maintient une continuité entre le vivant et l’existant. Or, il semble de la plus grande importance, ce qui est souligné par Maldiney, Derrida et Heidegger, de montrer qu’il y a un hiatus, un abîme entre le vivant et l’existant. Il s’agit là d’une sorte de métaphysique concrète. J’aime bien les chats : j’attends toujours, en vain, qu’ils me parlent ! Tant qu’ils ne me parleront pas, je ne pourrai pas considérer qu’ils ont du « désir », etc. De l’angoisse non plus ! C’est tout à fait autre chose. Ce qui spécifie l’homme c’est, comme le dit Lacan, qu’il est un « parlêtre ». Le zoon politikon, ekonomikon, koïnonikon d’Aristote, implique que ce « zoon » soit tissé de langage. Il est condamné à ça. C’est ce que Freud souligne avant la Traumdeutung. Le rêve, c’est quelque chose comme ça, même avec une mise en scène, de Darstellung, de mise en action, de mise en scénario ; c’est quelque chose de l’ordre… du langage. C’est beaucoup dire ; il serait plus précis d’articuler qu’il est dans « lalangue » (terme proposé par Lacan vers 1970-1971).

6 Tout ceci peut nous introduire à ce qui est en question chaque jour, quand on rencontre telle ou telle personne, rencontre au sens banal du terme. Donc, pas forcément rencontre au sens de « Tuche » comme on l’a dit tout à l’heure. Il faut être cependant « tychiste », comme Lacan le conseillait aux analystes. Être sensible à la rencontre sans pour autant s’en laisser raconter : « Je vous ai compris, tout ça, c’est de la faute à, etc. » Ça ne sert à rien ! « Soyez tychistes ! », ça veut dire « Soyez prudents ». Pour ça, il faut être là. A ce propos, sont extrêmement précieux des concepts comme ceux proposés par Maldiney : le transpassible, le transpossible et la « possibilisation ». Les théologiens parlent de possible kénotique : faire le vide pour arriver à une désappropriation de soi-même, pour être là. Quand on rencontre quelqu’un, être là, ne pas s’embarrasser d’explications. Mais quelquefois, être là, c’est être dans l’apparente banalité. Quand on rencontre quelqu’un, on peut leur offrir une cigarette, c’est une forme de médiation : « Tu veux une cigarette ? »… Rencontre anodine. Ou bien cette conversation : « Alors ça va ? »… « Ça va ! » Même quand ça ne va pas, on dit : « Oui, ça va ! » mais la façon de dire « Ça va ! », l’autre devine : « Vraiment, ça ne va pas ! Tu as une drôle de gueule ce matin ! » On a affaire à ce que Lacan appelait la « parole vide », mais qui n’est pas vide, qui est simplement la marque de quelque chose, le visage dont on a parlé tout à l’heure, au sens d’Emmanuel Levinas, et aussi le regard. Les rapports entre le regard et le visage, Lacan et les objets « a » : le regard, la voix. Ce que dit très bien Salomon : « La voix précède le regard. » Il ne le dit pas comme ça. La voix est là. On sait très bien que dès l’entrée au monde, dès l’entrée dans l’atmosphère, ce qui compte, ce n’est pas l’éblouissement du regard, c’est bien plus la voix, la voix « exquise » déjà, très argumentée. Vous connaissez les expériences d’André Thomas sur les jumeaux de 24-48 heures, qui reconnaissent leur prénom prononcé par la voix de leur mère, etc. Il y a donc déjà là une tablature de distinctivité, de signifiants, bien avant qu’on puisse se représenter quelque chose. Ça, ça fait partie non pas simplement du langage du corps, mais aussi du langage de la rencontre. C’est avec ça qu’on travaille. Au premier Congrès international de psychiatrie, en 1950, à Paris, Rümke, un psychiatre hollandais, reprécisait la notion de « Praecox Gefülh » (traduit de façon bizarre par « le sentiment du précoce »). Il vaut mieux ne pas le traduire. Ou bien, en langue espagnole, comme le propose Juan Lopez-Ibor, par « olor ». Vous savez que « olor », en espagnol, a une signification plus large que « odeur » en français. Ou bien, en allemand, au sens de « Geschmack ». Tellenbach en parle, l’odeur, le goût, etc. Il l’associe à « l’atmosphère », « athmosphäre ». En fin de compte, une illustration de ce que disait Rümke à propos de Praecox Gefühl, peut s’articuler avec l’un des trois temps logiques de Lacan, en 1942 : « l’instant de voir ». Gisela Pankow, qui avait travaillé avec Kretschmer, nous racontait que Kretschmer disait à ses étudiants : « Si vous n’êtes pas capable de faire un diagnostic pendant le temps où le malade entre par la porte et vient s’asseoir, faites autre chose ! Vous n’êtes vraiment pas doué ! Vous n’y arriverez jamais ! »

7 Quand Freud parle du « moi », ce n’est pas le moi spéculaire. Relisez « Abrégé de psychanalyse », un texte magnifique, un de ses derniers textes : il parle du moi. Il s’agit de quelque chose de très proche du narcissisme originaire. Et comment peut-on avoir accès au narcissisme originaire ? Le Contact, Szondi, Schotte, le vecteur C, etc. Et quoi encore ? Je me suis dit que le visage, le regard, donne accès au narcissisme originaire, et que c’est de l’ordre du contact. Quand Lacan parle du « stade du miroir », il parle en même temps de la reconnaissance. C’est plutôt la « me-connaissance » : c’est se méconnaître que de se reconnaître dans le miroir, c’est une folie, une première aliénation : « C’est moi ! » Encore ne faut-il pas se regarder trop longtemps ! Le fait même de se voir, qui ne peut se faire que s’il y a déjà une maturation neurologique, un minimum de comportement catégoriel avec distinction figure-fond, ne peut pas être confondu avec le processus de reconnaissance.

8 Où se situe cette reconnaissance de l’autre ou de soi-même ? La reconnaissance est logiquement antécédente au spéculaire. Le spéculaire, c’est la figure ; mais le visage, c’est la reconnaissance, une « trace », comme le dit Levinas. C’est en corrélation avec le regard. Aussi bien dans la vie quotidienne que dans les premiers mois de l’existence. Vous connaissez les ravages du regard d’une mère qui ne regarde pas (autisme, angoisses archaïques, etc. Il y a une expression intéressante sur laquelle insiste Resnik : « les illusions délirantes ». Il prend position et dit « Je préfère le mot anglais… » Un tout petit gosse de quelques jours ou de quelques mois, avec une mère qui a un regard ailleurs, qu’elle soit dépersonnalisée ou dépressive, anxieuse, schizophrène ou psychopathe, qui n’est pas là, subit non une déstructuration, mais une non construction de son corps. Pour cette personne-mère qui est là, il ne compte pas. Tant que le regard n’est pas là… Quand on dit : « Tu me regardes ? », ça veut dire : « Est-ce que je compte pour toi ? » « Oui oui ! » Ça ne suffit pas de dire « Oui, regarde-moi ! » Là encore, Lacan parlait de regards terribles qu’on voit par exemple dans les antécédents des toxicomanes. Référez-vous à des articles de Philippe Lekeuche, de Louvain, à partir de la topologie des bords, parle du regard qui devient « trou sans bord ». Ce qui crée « troumatisme ».

9 Tout ça pour préciser, rapidement, ce qui se passe dans cette rencontre avec l’autre. Ça a été bien dit, je ne reprends pas ça :la rencontre avec autrui. Mais c’est plus qu’autrui, avec l’Autre ; sinon, ce n’est pas une rencontre. Quand on rencontre un livre ou une forêt, l’Autre est là, installé, de toute éternité. Alors, qu’est-ce qui me fait repérer la qualité de l’autre de la rencontre ? C’est le visage, non pas la figure, mais le visage. C’est ce qui traduit, au plus proche, si on est assez sensible, si on n’est pas atteint soi-même d’un « troumatisme », la qualité de la « présence ». Maldiney dit bien que la présence, c’est « être en avant de soi-même ». La présence, non au sens de « Gegenwart », mais de « Anwesenheit ». Heidegger en parle minutieusement à propos de cette espèce d’émergence qui n’en n’est pas une, cet Unverborgenheit, traduit par « déclosion » (par Fédier). On est donc en rapport direct avec les modalités de déclosion (au sens de Ronsard), c’est ce qui va justement se manifester dans l’apparaître. Je traduis souvent, en reprenant d’ailleurs Heidegger dans « Le principe de raison », par « l’apparaître du retrait ». On est dans la logique poétique, qui est la logique la plus rigoureuse qui soit (c’est autre chose que la logique binaire, etc.). Les images poétiques, par exemple celles de Francis Ponge dans « La fabrique du pré ». « La pré-position par excellence », comme il dit. Dans la vallée du Lignon, à propos des herbes, il dit : « C’est un élan retenu. » Or, il semble que dans la psychopathologie, il y a des troubles au niveau de « l’élan retenu ». Ça s’accorde avec certaine phénoménologie, en particulier chez Zutt : « le corps en apparition », par exemple. Quelles en sont donc les modalités chez un maniaque, chez une personnalité hystérique ou chez un encéphalopathe ? Toutes ces nuances sémiologiques sont nécessaires, afin simplement d’être poli avec quelqu’un. Politesse en rapport avec un diagnostic concret. Et si on parle à quelqu’un comme si c’était un autre, par exemple si je rencontre un petit gosse de trois ans en lui parlant comme à ma grand-mère, le petit gosse va penser : « Qu’est-ce que c’est que cet imbécile ! » Quand je rencontre un schizophrène en lui parlant comme s’il était maniaque, je risque d’être agressé, à juste titre ! Le diagnostic, ce n’est pas une étiquette, ça fait partie de la rencontre.

10 Encore quelques instants. Je voudrais simplement indiquer les têtes de chapitres. Qu’est-ce qui fait la qualité de la présence ? Ce n’est pas la figure, ce n’est pas la façon de s’habiller ou des choses comme ça, bien que ça compte. Voyez par exemple l’École de Goldstein, repris très bien par Salomon Resnik ; et surtout Paul Schilder, sur l’importance du vêtement dans « L’image du corps ».

11 Mais pour en revenir au transpassible, j’oserai faire une topique du transpassible. Dans la définition de l’inférence abductive (Ch. S. Peirce) qu’on peut avoir dans cette démarche de rencontre psychothérapeutique (si on fait bien un diagnostic) en même temps, c’est une thérapeutique : ce qui compte, c’est la façon d’être, ce n’est pas le « quoi ». Kierkegaard dit que le « quoi », c’est un reste esthétique. C’est le comment de la rencontre qui ouvre le domaine de l’éthique.

12 Quels signes je vais lui faire ou lui dire ou lui manifester ? Parce que le langage peut se manifester par la parole ou par des gestes. C’est ce que disent très bien Resnik et Maldiney. C’est à partir d’une capacité de réceptivité. C’est ce que j’ai appelé depuis longtemps la « concavité ». Un mot d’ordre : « Soyez concaves ! » Il me semble que le transpassible est en rapport avec cette concavité. A la fin de son article sur le transpassible, Maldiney dit : « La transpassibilité consiste à n’être passible de rien qui puisse se faire annoncer comme réel ou possible. Elle est une ouverture sans dessein ni dessin, et ce dont nous ne sommes pas a priori passibles elle est le contraire du souci. »

13 Et là, il y a cette citation magnifique qu’on retrouve, que Lacan aussi citait, mais qui avait, au xviie siècle, impressionné Leibniz, qui est reprise très en détail par Heidegger dans « Le principe de raison », la phrase d’Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, etc. » Alors, ça répond à ça. Ça résumerait tout. « Qu’est-ce que vous faites ? Quel est votre champ ? » « Je suis au niveau de « la rose est sans pourquoi » « Ah bon ! » Le type va me prendre pour un horticulteur, mais ça ne fait rien ! « La rose est sans pourquoi », elle déclot.

14 Je continue : « Elle existe pour rien. Pour le rien qui la libère de toute attache préalable à l’étant et qui signifie, en elle, que son existence est originaire. La transpassibilité sans souci implique l’insouciance qui est le contraire de l’esprit de poids, le contraire de la Schwermut qui tend vers le fond dans un rapport obscur. Le rapport au fond, le Grundverhältnis est dans Anaximandre, le rapport à l’Apeiron. Tout sort de l’Apeiron, de l’indéterminé sans différence : tout mais non chaque être affirmant son essence, son to ti en einai (son « qu’est-ce qui lui était possible d’être ? » ou son « Qu’est-ce qu’il était à être ? »). L’existence et l’événement échappent pareillement au cercle de la vie, etc. »

15 Plus loin : « La transpassibilité à l’égard de l’événement (parce qu’on ne peut pas parler d’événement sans parler de transpassible) hors d’attente est une transpassibilité à l’égard du Rien d’où l’événement surgit avant que d’être possible. Elle est au fondement de la dimension pathique de l’existence, où s’unissent le subir et le personnel ce qu’ils ne peuvent que de ce Rien.»

16 A propos du narcissisme originaire, Jacques Schotte distingue dans le narcissisme primaire, le spéculaire et l’originaire. Le narcissisme secondaire est une désobjectalisation. Le narcissisme originaire est à la base de l’existence. Dans l’autisme ou la schizophrénie, il y a éclatement, non-délimitation, morcellement. Que vous soyez dans un cabinet d’analyste ou dans un circuit institutionnel, vous travaillez avec ce qui peut influer sur l’autre, donc avec l’ambiance que j’avais appelé, en reprenant des termes du « Roman de la Rose », les « entours ». On travaille avec les entours. Ça n’a de sens que si ça vous permet d’avoir accès, sans préjugé, avec ce qui se passe. Le regard, le visage, les gestes, le langage du corps, ça se situe quelque part. D’où la nécessité d’élaborer une métapsychologie. Par exemple, le « hors-temps » peut être représenté au centre du narcissisme originaire par « l’attente » ; non pas l’attente de quelque chose, ni l’espoir (Lucien Israël dit, dans ses séminaires de Strasbourg, que l’espoir est un mot à connotation hystérique). Référez-vous à Blanchot : « L’attente, l’oubli ». L’attente, c’est ce qui permet qu’il puisse y avoir une sous-jacence silencieuse, pour que puisse s’inscrire quelque chose de l’ordre du dire, mais non pas du dit. Il y a un hiatus entre le langage et la langue. Voyez le travail de Marc Richir… L’attente, c’est ce qui permet que ça puisse continuer de vivre. L’attente se conjugue avec l’oubli. Marcel Detienne dit bien que ce qui reste dans la boite de Pandore, c’est bien l’attente et non l’espoir…

17 Il me semble très important d’affirmer que l’attente est en rapport avec la pulsion de mort (par opposition à la pulsion de destruction). Il me semble tout à fait regrettable d’avoir confondu (Freud ne les distingue pas toujours, sauf dans « Les problèmes économiques du masochisme », en 1924) pulsion de mort et pulsion de destruction. La pulsion de destruction, c’est ce qui arrive quand on érotise la pulsion de mort. C’est ce qu’on trouve par exemple dans la psychopathologie de l’inceste. La « fille incestueuse » ne demandait rien, elle était dans l’attente la plus condensée qui soit, dans « l’énergeia ». De l’érotiser de cette manière, c’est la destruction. De même, dans l’autisme et dans la schizophrénie, on retrouve cette problématique. J’insiste toujours sur cette distinction entre pulsion de mort et pulsion de destruction. Ça peut sembler bizarre. Pour comprendre ça, il ne faut surtout pas chosifier. Le narcissisme originaire, ça n’existe pas. Le refoulement originaire, ça n’existe pas. Ni l’inconscient, ni le pare-excitation (Reizschutz). Et pourtant, c’est capital, ça « ek-siste ». On peut dire, trop rapidement, qu’au centre du refoulement originaire, c’est l’oubli. « La psychose, c’est l’oubli de l’oubli. » La barre de la métaphore primordiale (au sens de Lacan) est vermoulue, elle fuit. A ce moment-là, l’oubli ne « fonctionne » plus. Or, l’oubli et l’attente sont liés. S’il y a défaut du refoulement originaire, il y aura défaut au niveau du narcissisme originaire, et ça se sentira dans le visage de l’autre. Delion, dans une réflexion au séminaire de Ste Anne, avait expliqué que dans notre travail institutionnel, on incarne souvent, pour ces gens particulièrement fragiles et délabrés, des bouts de pare-excitation. Ce n’est pas simplement une dimension d’appui ou d’étayage, c’est plus que ça. On a une fonction de pare-excitation…

18 Juste pour finir, je voudrais insister sur le danger de chosification de toutes ces instances. Freud le disait bien : le Moi, le Ça, le Surmoi, ça n’existe pas. Ça n’apparaît que du fait de notre pathologie personnelle. C’est comme le cristal qui tombe, etc. Une structure apparaît. Comme on est tous mal bâtis, il y a des chances que les instances se manifestent. Mais c’est comme en mathématiques, on est obligé, souvent, pour résoudre une équation, de faire une hypostase. C’est chosifier un des facteurs. On chosifie par exemple le narcissisme originaire, mais il ne faut pas croire que vous le trouverez. Il faut surtout le rayer, une fois que vous aurez l’équation. C’est un peu comme la racine de -1, les nombres complexes, les imaginaires, etc., il ne faut pas y croire. Ça fonctionne, sans quoi on ne peut rien résoudre.

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