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Article de revue

Augure d’Apocalypse : Le moi aux prises avec l’ombre, personnelle et collective

Pages 27 à 64

Notes

  • [1]
    Cet article trouve son origine dans une rencontre jungienne anglo-franco-belge en 2002, où Ann Kutek fit un exposé concernant l’attentat du 11 septembre 2001 survenu quelques mois plus tôt. C’est alors la veille de la guerre d’Irak et « le printemps arabe » est encore loin. [La traduction de cet exposé était de Françoise Hutton].
  • [2]
    Séminaire anglo-franco-belge, Windsor Castle, 2002.
  • [3]
    Une recherche historique sur le soulèvement de Varsovie a permis à la première auteure de découvrir l’identité cachée de l’infirmière qui a sauvé la vie d’un combattant survivant et de la lui transmettre après une attente de 70 ans. Ce moment est décrit dans le poème.
  • [4]
    2002 ; mais c’est toujours d’actualité en 2014.
  • [5]
    C’était pendant le mandat de G. W. Bush, porteur de la notion de « l’axe du mal ».
  • [6]
    « Une seule arme est propice : la blessure ne peut être fermée que par la lance qui l’a faite. » Richard Wagner, Parsifal, Acte 3 (http://users.skynet.be/etc/Art_Steiner/Ders6799.html).
  • [7]
    Échoppe.
  • [8]
    Voile qui recouvre la figure.
  • [9]
    Voir ci-dessous le Chant IX du poème.
  • [10]
    NSZ : Narodowe Si ły Zbrojne = Forces Armées Nationales de tendance démocratiques. Rien à voir, donc, avec « Nazi » comme la sonorité de ce sigle pourrait l’évoquer.
  • [11]
    Voir poème Chant IX ci-dessous. En réalité, l’infirmière l’a vigoureusement tiré en arrière comme on le ferait d’un enfant sur le point d’être écrasé par une voiture.
  • [12]
    Contrairement aux tours jumelles, l’immeuble du syndicat des cheminots a survécu aux dégâts de la guerre et peut être visité à l’heure actuelle.
  • [13]
    Simon Armitage (2007)
  • [14]
    « Lig », son nom de guerre, mourut le 4 août 1944. Toutes les personnes mentionnées ici sont identifiées par leur nom de guerre.
  • [15]
    Chrobry : nom propre ; forme archaïque en polonais de « vaillant ».
  • [16]
    De son vrai nom, Piotr Zacharewicz, ingénieur de formation et juif « caché ». Il fut très apprécié par sa compagnie. Il fut emprisonné par les Nazis. Après la guerre, il changea son nom en Peter Talbot et émigra en Australie, où il mourut en 1963, âgé de 50 ans.
  • [17]
    « Kruczkowski », nom de guerre.
  • [18]
    Un ancien cheval de fiacre.
  • [19]
    Les voisins orientaux avaient sans doute rassemblé des criminels, habillés en soldats.
  • [20]
    « Proboszcz », jugé être un homme d’un rare courage.
  • [21]
    Bernardo Bellotto, dit « Canaletto le jeune », neveu d’Antonio Canal, « Canaletto ». Grâce à ses tableaux, qui ont été sauvegardés, Varsovie a pu être reconstruite dans sa gloire du XVIIIe siècle.
  • [22]
    London, UK.
  • [23]
    Écrit en 1936.
  • [24]
    Écrit en mai 2014.
  • [25]
    Ce texte fut tout d’abord écrit par Jung en 1918, et repris en 1936
  • [26]
    « La notion de reliance, inventée par le sociologue Marcel Bolle de Bal, comble un vide conceptuel en donnant une nature substantive à ce qui n’était conçu qu’adjectivement, et en donnant un caractère actif à ce substantif. ‘Relié’ est passif, ‘reliant’ est participant, ‘reliance’ est activant […] » (Morin, 2004, p. 239).
  • [27]
    Voir à ce sujet E. Morin (2005) et (1994).
  • [28]
    Rappelons que le Soi représente « le centre archétypique de la personnalité totale, consciente et inconsciente » et par conséquent « une unification virtuelle de tous les opposés » (Agnel & Co, 2008, p. 171).
  • [29]
    Paul Valéry semble d’un avis approchant quand il dit : « L’existence des voisins est la seule défense des nations contre une perpétuelle guerre civile. » Œuvres II, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 948.
  • [30]
    Ce processus est également présent dans la relation transférentielle. Voir Raguet (2012).
  • [31]
    Taisen Deshimaru (1985, p. 248) ne dit pas autre chose à propos des relations, celles de couple en particulier, quand il affirme qu’elles ne sont pas « d’abord une cause, puis ensuite un effet, mais une relation mutuelle d’interdépendance. »
  • [32]
    L’article de François Martin-Vallas (2009), concernant les possibles bases neurophysiologiques du transfert, apporte indirectement un éclairage très intéressant sur cette troublante et complexe question de l’interaction cerveau/esprit/culture, en particulier par son explication du mécanisme de la mémoire.
  • [33]
    C’est Ann Kutek qui m’a signalé que la notion de symétrie/asymétrie était développée par le psychiatre-psychanalyse chilien Matte Blanco. Voir à ce sujet : http://fr.wikipedia.org/wiki/Ignacio_Matte_Blanco+
  • [34]
    Il y a eu, depuis, Solidarnosc, la chute du Mur de Berlin, la dissolution de l’URSS, l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne…
  • [35]
    Adepte et Soror seraient remplacés par « Conscient » et Anima et Animus par « Inconscient ». Voir C.G. Jung (1936 [1980]), p. 81).
  • [36]
    Contrairement aux tours jumelles, l’immeuble du syndicat des cheminots a survécu aux dégâts de la guerre et peut être visité à l’heure actuelle.

I – Fond des évènements violents

Introduction

1Comment réfléchir en tant que témoins-analystes sur les forces archétypiques, aussi inévitables qu’elles paraissent, qui sortent à la lumière du jour parfois en dehors et parfois dans nos cabinets de consultation et qui retentissent dans le contre-transfert ?

2Rappelons d’emblée que notre travail est un exercice d’écoute, d’examen et d’exégèse. Or souvent il est bien plus que cela. Les effets du travail analytique nous envahissent parfois, se révèlent dans nos rêves et s’emparent de nous, telle une contagion. Jung et Freud en ont parlé. D’ailleurs c’est ce qui nous mène à la recherche et à l’écriture, et aussi à fonder des revues, cirque de nos épreuves et de notre pensée. Forcément, le cheminement analytique nous prédispose à recevoir le quotidien, qu’il s’avère ordinaire ou hors de l’ordinaire, d’une manière formée par l’écoute et la réflexion, aussi difficile que ce soit. C’est ce qui sous-tend les deux récits proposés ici, réunis par la synchronicité [3].

3Nous allons essayer d’abord, avec l’aide d’écrivains spécialistes du Moyen-Orient, de voir un fond aux attentats de 2001 et en faire du sens en termes d’archétypes de l’ombre collective et de l’ombre individuelle. Nous verrons ensuite comment la première auteure a pu être frappée par les éléments communs avec une lutte antérieure, le soulèvement de Varsovie, qui a touché, pour elle, à des liens familiaux et comment elle a cherché à les exprimer dans un poème qui raconte cette lutte, en écho avec la guerre mythique de Troie. La discussion de la seconde auteure examine l’interdépendance entre l’individu et la masse, la signification de l’archétype de Wotan et les conclusions à en tirer.

Réflexions sur le 11 septembre 2001

4Nous nous étions rencontrés pour échanger sur notre clinique, comme tous les ans, dans l’un de nos pays respectifs. Cette année-là, à Windsor, nous nous trouvions à la fois dans l’ombre d’un grand château fort, et dans l’ombre de récents évènements sanglants et destructeurs, l’attaque des tours jumelles du World Trade Center et du Pentagone n’étant pas le moindre, tandis qu’au Moyen-Orient le conflit persistait et le sang continuait d’être versé. Ces faits contenaient en puissance des enseignements pour nous à différents niveaux, collectif comme personnel, et nous offraient une nouvelle occasion de nous efforcer d’apprendre quelque chose, afin de continuer nos trajectoires de transformation et d’individuation.

5Il s’agissait de réfléchir en premier lieu aux conséquences des conflits actuels et de l’opposition entre certains aspects de l’Islam d’un côté et les forces de l’Ouest de l’autre ; deuxièmement, aux effets de petits groupes tels que les décrit Bion (1995), des cultes marginaux et des militants armés, et, troisièmement, à ce qui s’en révélait dans nos cabinets de consultation.

6Dans Aïon, Jung écrit :

7

Les archétypes caractérisés avec la plus grande précision sur le plan empirique, sont ceux qui influencent, voire perturbent le moi le plus souvent et le plus intensément, à savoir l’ombre, l’anima et l’animus. L’ombre est la figure la plus facilement accessible à l’expérience, car sa nature se laisse déduire dans une large mesure des contenus de l’inconscient personnel. Seuls font exception à cette règle les cas assez rares où les qualités positives de la personnalité sont refoulées et où, en conséquence, le moi joue un rôle essentiellement négatif, c’est-à-dire néfaste. L’ombre est un problème moral qui défie l’ensemble de la personnalité du moi, car nul ne peut réaliser l’ombre sans un déploiement considérable de fermeté morale.
(Jung 1951, [1983] p. 20)

8Dans ce contexte, il est significatif que le mot arabe désignant l’effort soit jihad et que les Mojahedins soient les combattants du Jihad. Depuis le soulèvement algérien des années 50, ce combat a pris un sens politique aussi bien que religieux en termes de libération de l’oppression exercée par les pouvoirs coloniaux et séculiers.

L’ombre collective

9Trois extraits tirés d’ouvrages publiés en lien avec les attentats de septembre 2001 peuvent nous aider à nous centrer sur leur dimension collective. Premièrement, alors que les évènements de cette époque [4] en Europe montrent la peur populaire d’une « invasion » par une influence étrangère, en particulier islamique, Karen Armstrong (1999), spécialiste des religions, a écrit à propos de l’intrusion de l’Ouest dans le monde de l’Islam au cours du dernier siècle :

10

L’humiliation de l’Ummah (la communauté prescrite par le Coran, caractérisée par la compassion et par une répartition équitable des biens) n’a pas été seulement une catastrophe politique, mais a aussi atteint le Musulman dans la profondeur de son âme. Cette faiblesse nouvelle a été un signe que quelque chose avait gravement dévié dans l’histoire de l’Islam. Le Coran avait promis qu’une société qui se soumettrait à la volonté révélée de Dieu ne pourrait pas échouer. L’histoire musulmane l’avait prouvé. Maintes fois auparavant, après avoir été frappés par un désastre, les Musulmans les plus pieux s’étaient tournés vers la religion, en avaient tiré un message pour l’avenir, et l’Ummah avait non seulement repris vie, mais progressé et accompli davantage. Comment était-il possible que les pays de l’Islam tombent de plus en plus sous la domination de l’Occident séculier et sans Dieu ? Depuis lors, un nombre croissant de Musulmans se débattent avec ces questions, et leurs tentatives de ramener l’histoire musulmane à son cours normal montrent parfois l’énergie du désespoir et sont peut-être vraiment désespérées. Le suicide à la bombe – un phénomène presque sans parallèle dans l’histoire de l’Islam – montre que certains Musulmans sont convaincus d’avoir contre eux une adversité sans espoir. »
(Armstrong, 1999, p. 130)

11Deuxièmement, lors d’une interview, l’écrivain américain Norman Mailer a déclaré : « [Le 11 septembre] a rayé l’histoire. Il est le signe d’un changement fondamental. Nous ne savons pas quelles en seront les suites. En ce moment, il y a un glissement vers la droite… » [5] Il pense que les qualités morales sont à peu près en équilibre entre l’Amérique et l’Islam. L’Amérique le surpasse tout juste sur le plan du bien. « Mais je crois que c’est de justesse, dans une proportion de 53 contre 47. Ce qu’ont fait les terroristes fut terrible. Ce fut un acte abominable, que d’exécuter sans prévenir ceux qui ont droit à leur propre mort. » Or il ajoute :

12

On m’accuse d’orgueil, mais mon orgueil n’est rien par rapport à celui de l’Américain moyen au sujet de l’Amérique. Nous avons besoin de réaffirmer notre virilité toutes les six secondes. Nous avons besoin de nous rassurer en pensant que nous faisons partie d’un peuple magnifique, parce qu’il y a une partie de nous qui ne le croit pas… Si on aime vraiment sa patrie, on a le devoir de la critiquer… les Américains sont moins sûrs de leur identité, ils ont besoin de la réaffirmer, réaffirmer, réaffirmer ! »
(The Independent, 9 février 2002 – interview avec Christopher Bigsby)

13Troisièmement, Fred Halliday (2002), à l’époque professeur des relations internationales à la London School of Economics, traite du 11 septembre en ces termes :

14

C’est à la fois le cas le plus spectaculaire qu’il y ait jamais eu de la politique anarchiste depuis les années 1880, de la propagande de l’action, une destruction iconologique contre un ciel bleu, un évènement qui, d’un seul coup, suscite les extrêmes de la douleur, de la peur et de l’incertitude. Il serait facile et pontifiant de dire, comme l’ont fait beaucoup, ‘tout a changé depuis le 11 septembre’. Ceci est néanmoins une proposition aussi difficile à prouver qu’à réfuter. Même les événements les plus cataclysmiques peuvent mener à l’exagération : le monde n’a pas changé, le soleil ne s’est pas assombri, le nouveau, l’espoir ou le bonheur ne sont pas morts après Auschwitz, le Goulag, Sabra et Chatilla, Sarajevo et le Rwanda. Certes, le monde a appris quelque chose, ou plutôt, une partie en a appris quelque chose : c’est que par la suite, certaines choses, rien moins que les systèmes politiques, l’histoire, la culture, l’espoir ni la peur de l’humanité, n’ont cessé d’exister. Il en sera de même pour le 11 septembre 2001. Or, il y a eu assez de changement depuis qui continuera, de sorte qu’on puisse constater déjà qu’il fit date [en 2002] dans l’histoire contemporaine du monde.
(Halliday, 2002 p. 37)

15Que nous traitions ces faits, ainsi que leurs causes apparentes, du point de vue occidental ou du côté manifestement opposé de l’Islam, nous nous trouvons dans le territoire des opposés de la « psychopathologie des masses » qui, Jung nous le rappelle, se trouve « enracinée dans la psychologie de l’individu » (CW 10). Dans la « Lutte avec l’Ombre », émission de la BBC de 1946, Jung aurait dit qu’il avait déjà repéré en 1918 un trouble de l’inconscient collectif chez chacun de ses patients allemands. Le contenu archétypique de leurs rêves lui suggérait, avec le recul, que « la bête blonde » se réveillait. Ces archétypes, a-t-il pu remarquer, contenaient la primitivité, la violence, la cruauté, contrairement à l’état d’esprit prévalant en Allemagne, qui lui suggérait la dépression et une profonde agitation. Les archétypes exprimés de cette façon dans les rêves lui apparurent comme une manifestation du principe de compensation de celles-ci. Malgré le fait que les opinions sur ce qui n’allait pas en Allemagne soient divisées, il annonça : « Nous ne pouvons découvrir les effets de notre époque dans le conscient qu’en observant la réaction qu’ils provoquent dans l’inconscient. » (Ibid.)

16En même temps que la mondialisation se développe, nous sommes témoins d’une fragmentation et d’une privatisation de la lutte, qui s’accompagnent de divers dangers externes. Le message simpliste serait : tuer ou succomber. De ce fait, certains individus ou petits groupes s’allient par identification, de nos jours souvent par Internet, font cause commune contre l’ennemi apparent. La plupart de ces mouvements semblent se concentrer dans leurs pays, comme d’ailleurs l’avait été Al-Qaïda au début. Ils sont souvent unis par une quête du numineux, une idéologie commune et par des enseignements réinterprétés. Ils rassemblent des jeunes gens révoltés, isolés ou idéalistes. Nous avons éprouvé cela à Londres en juillet 2005, lors des attaques dans les transports en commun. Autre exemple : au Japon, la secte Aum se fit brutalement connaître par une attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo en mars 1995, qui fit 12 morts et plus de 5500 blessés. La secte Aum se fondait sur des principes du Yoga et du Bouddhisme ; elle se développa, durant une douzaine d’années, en tant qu’entreprise d’éducation corporelle mais quelque peu secrète, dont les chefs attiraient les jeunes adhérents à l’aide de publications et de présentations qui leur offraient une formation et un métier en échange de leur loyauté et de leur discipline. Le vrai but d’Aum n’était accessible qu’à la hiérarchie qui aurait considéré le Japon moderne comme un mal digne d’être détruit, pour faire place à un nouvel ordre. (Murakami, 2011).

17On en trouve une analogie dans les États-Unis des années 90 parmi les plastiqueurs d’Oklahoma et les opérations de l’individu connu sous l’appellation de Una bomber. Nous pouvons relever les mêmes thèmes sous d’autres formes chez les défenseurs des droits des animaux, les mouvements antimondialistes qui visent les entreprises internationales, la Banque Mondiale et le FMI.

18Dans tous ces exemples, l’État, le système économique, les structures du pouvoir ou leurs présumés représentants sont perçus comme la source de l’autorité néfaste, de l’influence parentale qui prive et abandonne, et qui est attaquée d’une manière individualiste, en dépit des processus démocratiques. Ces attaques font preuve d’une violence désespérée et frénétique qui rappelle le passage à l’acte du conflit œdipien, souvent entièrement dépourvu de compassion pour les « dommages de guerre », et peuvent inclure le sacrifice de soi-même (Readfern, 1992). Une telle rencontre serait caractéristique de l’énantiodromie et de la fusion dans l’ombre. Ce genre d’identification aurait deux conséquences possibles : soit une substitution destructive, par exemple le coup d’État ou le suicide à la bombe, soit l’intégration de la perte et de la séparation.

19En rapport avec ce qui précède, Kate Newton (1993), écrivant sur des aspects du texte Réponse à Job, a soulevé la question de la signification au niveau personnel et au niveau archétypal de la métaphore de l’arme et de la blessure [6] qui, à son tour, soulève celle de la relation entre les dynamiques interpersonnelle et intrapsychique dans le développement psychologique de Jung. Étant donné ses expériences familiales, ce n’est pas un hasard si Jung a été attiré par les dilemmes d’un personnage comme Job. Étudiant les réponses de Jung, Newton voit en l’arme, la séparation, l’abandon, et en la blessure, la peine narcissique qui touche à l’identité, par la souffrance et la profonde indignation qui en résulte. Selon Newton, le mal suscité par l’abandon est plus intense, car il part non d’une attaque directe, mais parce qu’il résulte de l’absence. La personne ou l’objet absent parvient à bouleverser le sentiment de soi et enlève au sujet la possibilité d’une relation continue où la désillusion et la perte peuvent être vécues, personnalisées et intégrées.

20Elle explique : « Le ratage de l’intégration émotionnelle, les racines affectives des déterminants archétypiques, tels que les affects instinctuels et les fantasmes, demeurent clivés et les défenses pour soutenir un sentiment de soi cohérent sont convoquées et mises en place. » Elle suggère que, dans de telles circonstances, l’indignation narcissique due à la trahison, qui n’est pas ressentie comme de l’agression dérivée des pulsions instinctives ambivalentes du sujet, peut trouver un soulagement sur le plan moral et trouver son expression dans des attaques morales et des accusations. Jung, quant à lui, parvint à survivre aux blessures narcissiques précoces et plus tardives de l’abandon en se tournant vers les activités intrapsychiques dans ses fantasmes et ses rêves et, à travers cela, il fut capable de se développer et de s’accrocher au sentiment bénéfique d’une expérience pleine de sens.

21Nous allons alors droit à la question : si la possibilité d’intégration existe pour chaque individu, existe-t-elle dans une dimension de groupe ? Bion et d’autres après lui ont indiqué que les hypothèses de base qui gouvernent la vie mentale des groupes décrivent leur mode de fonctionnement mental à n’importe quel moment, selon la dépendance, le couplage ou encore le schéma agression/fuite. Il commente : « L’activité du groupe de travail est bloquée, détournée et, dans certains cas, assistée par certaines autres activités mentales qui ont en commun les attributs de puissantes pulsions émotionnelles. Ces activités, au premier abord désordonnées, trouvent de la cohésion si on suppose qu’elles jaillissent des hypothèses de base communes à tout le groupe » (Bion, 1968, p. 146)

22Si l’on considère l’histoire des relations de la Chrétienté avec l’Islam, on observe l’effort considérable consacré lors des croisades pour « libérer » les lieux saints de leurs occupants « païens ». Une fois que les soldats rentrèrent en Europe, l’absence d’un ennemi externe, donc d’un « autre » différencié, entraîna des conflits fratricides. Les Croisés avaient probablement besoin de trouver un ennemi et ils sautèrent sur les malheureux Cathares, qu’ils exterminèrent méthodiquement, ayant préalablement mis en place l’institution de l’Inquisition qui, par la suite, poursuivra d’autres « hérétiques ».

23Inversement, si la collectivité au pouvoir examine sa propre ombre, qu’il s’agisse de l’Église catholique, de la Banque mondiale ou des USA, elle pourra elle-même faire du chemin pour réduire ses projections et, par là même, les attaques constellées de manière archétypique envers elle. Ainsi, l’Église catholique entre autres, après de longues années, a accepté sa responsabilité dans les très nombreux cas d’abus sexuels et émotionnels sur des enfants, perpétrés sous sa protection. C’est seulement à la suite de révélations publiques qu’elle a commencé à admettre les faits, à s’excuser et à offrir des compensations à certaines des victimes.

24L’ombre des groupes en conflit ne culmine pas forcément dans le radicalisme le plus extrême. La majeure partie de notre processus politique occidental se passe dans les limites prescrites, avec quelques excès de temps à autre certes, mais généralement contenus dans ce que nous aimons appeler les principes démocratiques. Encore plus près de chez nous, les scissions et les conflits qui assaillent la psychologie analytique sont en eux-mêmes un défi pour notre conscience. Kenneth Eisold (2001) a noté la relation historique et continuellement conflictuelle de la psychologie analytique avec la psychanalyse. Cela, ainsi que les divisions personnelles en Jung lui-même, en tant que personne en quête spirituelle et en tant que praticien de la santé mentale, a contribué à l’émergence de conflits au sein de groupements nationaux de Jungiens dans divers pays. Examiner et confronter les contenus de l’ombre des protagonistes pourrait ouvrir des opportunités fructueuses.

L’ombre individuelle

25Les évènements du 11 septembre ont ébranlé certains d’entre nous par leur proximité et, bien que l’on dise que les conflits éloignés nous touchent moins, ils n’en ont pas moins fait surface dans de nombreux cabinets occidentaux. Dans le cas où cela n’est pas arrivé, il est permis de se demander avec un peu d’inquiétude pourquoi cette omission. Mary Williams (1963) nous rappelle à propos que l’inconscient collectif et l’inconscient individuel sont indivisibles. Les considérer séparément, propose-t-elle, n’est pas souhaitable car cette séparation risque d’exacerber les tendances au clivage qui existent déjà dans la psyché.

26Le rêve, peu après le 11/09, d’un patient en analyse trois fois par semaine, qui venait de divorcer après bien des années de mariage et qui, d’autre part, était originaire du Moyen-Orient, en offre peut-être une illustration.

27

Il se trouve dans une maison de style ‘américain’ en compagnie d’un Anglais de sa connaissance. Conscients d’avoir faim, ils se mettent d’accord pour trouver quelque chose à manger. Le patient cherche de l’argent dans la maison. Il entre au salon et découvre qu’une enveloppe qui contient son argent a été déchirée. L’argent y est encore, un gros paquet de billets s’en échappe, mais il ne sait pas s’il en manque. Il s’efforce pendant longtemps d’essayer de remettre l’argent dans l’enveloppe déchirée, mais il n’arrive plus à tout y faire entrer, l’enveloppe est trop petite pour l’argent qui semble éparpillé. Finalement, il émerge à l’extérieur et se trouve dans une ville allemande. Il pense que ça pourrait être Berlin, mais en même temps, ça ressemble à un pays du tiers monde avec, autour de lui, une foule qui semble accablée de pauvreté, comme au Moyen-Orient.
Il se dirige vers une sorte de dhuka[7] au sol de terre battue. Il y a un comptoir derrière lequel se tient une femme qui porte un yashmak[8] et qui coupe une patate douce en tranches très fines. Il aperçoit son ami qui est aussi derrière le comptoir et il veut le rejoindre. Pour y arriver, il faut sortir de la cabane et passer devant une roulotte, obstacle qui l’empêche de rejoindre l’autre homme. Quand il entre dans la cabane par la porte arrière, l’homme a, une fois de plus, disparu. Le patient quitte la cabane et suit un chemin poussiéreux. De chaque côté s’étendent des champs verts ; mais aucune trace de l’autre homme. Le rêve s’arrête.

28Depuis longtemps, le patient avait le sentiment d’avoir été une victime, sa femme l’avait trompé et trahi, au travail ses collègues l’avaient également trahi. À cause de leur immigration, ses parents ne lui avaient pas permis d’avoir une enfance idéalisée et, plus tard, ils avaient été durs avec lui. Il considérait que toute sa vie avait été une lutte épuisante et sans répit.

29Peu à peu, interprétant le contenu du rêve, il décrivit l’homme de sa connaissance comme quelqu’un qui était un peu escroc et qui se faufilait constamment hors de portée. Il parvint à associer cela à un aspect de lui-même qui évitait les responsabilités et se dissimulait derrière les obstacles, s’en remettant aux autres pour résoudre ses problèmes et finissant par perdre ; quoiqu’en fait il avait survécu, alors que tout était contre lui. De plus, il reconnut que sous couvert de générosité, il cherchait l’amitié de gens qui l’exploitaient parce qu’il craignait leurs critiques ou un nouvel abandon. Le contraste entre l’abri confortable que sa maison américaine représentait et son incursion dans un monde extérieur trompeur qui ne lui apportait ni nourriture ni accomplissement ni intégration de cet aspect aventureux de lui-même l’amena à reconnaître qu’il y avait en lui des atouts dont il ne prenait pas soin et qu’il ne stimulait pas.

30Il en voulait encore à ses parents alors qu’il avait récemment résolu une vieille querelle avec sa fratrie. La violence suggérée par l’enveloppe déchirée et la femme voilée qui tranche la patate douce fait référence à sa propre colère et son refus d’assumer son anima qui, dans cette constellation, se retourne contre lui sous une forme de « castration culinaire, voire culturelle et personnelle ! » La forme archétypale des attentats de septembre 2001, pour autant que l’on puisse attribuer de telles motivations aux auteurs, a fait surface dans nos ombres collectives et individuelles, et dans le cas de ce patient, sous la forme du fripon et de la victime, tout en mettant au jour les atouts qu’il avait abandonnés. À ce moment-là, son aspect escroc (généralement projeté sur les autres) lui avait encore une fois échappé, si bien qu’aucune conjunctio n’a eu lieu dans le rêve.

31En somme, les thèmes évoqués par cet homme font écho aux grands thèmes politiques que nous discernons sur le plan des relations internationales. Sur le plan collectif, beaucoup d’entre nous ont pris conscience que nous ne connaissons pas le Musulman à l’intérieur de nous-mêmes, ni à quel point nous l’empêchons d’exister, tout en le projetant de différentes manières sur nos adversaires ; cependant, nous l’avons suffisamment amené à la lumière pour nous rendre compte que Islam veut dire « soumission ». Il se peut aussi que notre manque de respect et notre désir incontrôlable de dominer dans le monde nous a séparé du numineux (si ce n’est sous sa forme la plus rituelle et résiduelle). C’est pourquoi nous avons été si choqués et interpellés de voir des gens dont l’adhésion à leur foi et dont les émotions, poussées par des pulsions archétypiques, expliquaient la destruction qu’ils ont amenée au cœur même de nos structures, en y laissant leur vie dans la certitude pervertie que ce sacrifice aiderait leurs coreligionnaires et assurerait leur salut – forme alternative de l’énantiodromie. Sous beaucoup d’aspects, il fallait que les auteurs de l’attaque du 11/9 soient, comme nous, occidentalisés, éduqués, suffisamment aisés mais avec un but caché. La différence réside peut-être dans ce qu’ils n’auraient pas réussi à intégrer de leur propre ombre en optant pour la loi du talion par une compensation violente et explosive de ce qu’ils considèrent comme une blessure à eux infligée par l’Occident.

Aperçus sur le soulèvement de Varsovie, 1er août 1944

32Il y a sans doute des parallèles entre les attentats aux États-Unis en 2001 et la série de soulèvements organisés par les Polonais durant l’occupation étrangère de plus de cent ans de leur pays. (Lukowski & Zamadzki, 2010)

33En effet, avec quelques interruptions mineures, dont la libération partielle par l’armée de Napoléon au XIXe siècle, et le rétablissement de l’état polonais dans l’entre deux guerres, la Pologne s’est retrouvée envahie et occupée pendant près de deux siècles par les pouvoirs voisins. Son histoire est marquée par des révoltes qui ont toutes échoué. Le 70e anniversaire de la dernière d’entre elles, contre les forces nazies, auquel participent les combattants survivants en 2014, voit une résurgence de la mémoire. Ça a été aussi l’occasion d’un phénomène de synchronicité surprenant. En effet, à l’âge de 88 ans, l’un des combattants est interpellé, le Vendredi Saint, par la fille d’une de ses camarades de guerre qui a pu le mettre en relation avec la jeune infirmière d’autrefois qui lui a sauvé la vie en septembre 1944 [9]. Donc 70 ans après. Ces retrouvailles de deux combattants octogénaires ont déclenché le déluge d’une prise de conscience torrentielle et un acte – voulu – d’imagination active, dont le poème qui suit est le témoin.

34Pour la plupart des troupes décrites dans ce récit, membres du parti NSZ [10], le soulèvement fut un acte spontané. Le fond de cette histoire est que le mouvement de la résistance contre les forces d’occupation allemandes était lui-même clivé selon les idéologies politiques des partis en jeu. Dès le début de la guerre, le NSZ considérait qu’une révolte contre la suprématie nazie serait aléatoire. Néanmoins, une fois que l’armée de l’intérieur (AK, Armia Krajowa), majoritaire, a pris les armes, les jeunes du NSZ se sont joints à l’insurrection sans avoir été préalablement avertis de son démarrage et en ne disposant ni d’armements ni d’organisation militaire. Très vite, ils ont été groupés en pelotons et ont fait partie du mouvement d’insurrection. Malgré les défaillances initiales, ils se sont comportés vaillamment.

35La ville de Varsovie a été rasée. Suite à la dévastation du Ghetto en 1943, et après le soulèvement, 84% de la ville se trouvait en ruines. Pendant les seuls deux mois du conflit (63 jours) 200 000 habitants ont péri et 200 000 civils ont été déplacés. Un grand nombre fut emmené soit dans les camps soit dans les usines du Reich.

36À la fin du soulèvement, la moitié des combattants NSZ avait été tuée et ceux qui ont été emprisonnés dans les camps de prisonniers de guerre n’ont pas été reconnus pour leur courage par les commandants de la Résistance polonaise (AK). Après la guerre, ceux qui sont retournés dans leur pays ont été persécutés, emprisonnés et parfois exécutés par l’État communiste. Pour les survivants, la vie a été dure ; beaucoup sont morts jeunes et certains se sont donné la mort. Ils parlent rarement ou jamais à leurs familles, qui ne connaissent presque rien de ces faits. La honte qui entoure les combattants les a ensevelis dans l’ombre. Les descendants de ceux qui sont à l’étranger sont en grande partie coupés ou clivés de ces expériences, faute de langue commune pour en parler ou du silence gardé. Or leur inconscient doit être porteur des blessures ou des cicatrices de leurs aïeux. Selon l’hypothèse du psychanalyste chilien Ignacio Matte Blanco, une « symétrie » se discerne certainement, qui joue son rôle dans la répétition des conflits.

37Au sujet de la « symétrie », alors que l’auteure du poème se sent épuisée et envahie de désespoir par le sort de ces gens, elle fut soudainement interpellée – « tapée sur l’épaule » – par un seul mot : Amor. C’était le nom de guerre donné à la jeune infirmière qui a sauvé la vie d’un combattant en lui tapant sur l’épaule [11], et qui se trouve être la marraine de l’auteure du poème. Ce nom, Amor, lui avait été donné en raison de ses boucles blondes qui évoquaient Cupidon. Cela fait écho aux moments de « révélation » dans le cabinet de consultation, qui permet à l’exégèse de s’ensuivre pour donner lieu peut-être même à une interprétation qui aboutirait à une réintégration.

38En conclusion, une partie des révoltés de l’insurrection de Varsovie ont été tenus à l’écart. On les a traités de terroristes, à la façon des auteurs des attentats du 11/9. Ils ont pourtant été des héros. La force des archétypes ne les a pas lâchés d’une manière ou d’une autre. Le manque de reconnaissance a prolongé une blessure, qui ne se fermera qu’à la mort.

L’Immeuble [12] du Syndicat des Cheminots, Dom Kolejowy

39Poème pour solistes et chœur

40(Traduction de Christian Raguet)

41

Chant I
Regardez dans ces yeux blessés d’avoir trop vu
De choses que nul ne saurait imaginer,
Ces yeux qui ont vu la ville de Troie détruite,
Morne étendue de ruines, amas gris et fumant,
Où affluent les mouches tels des grains de poussière.
Dans l’automne brumeux elles s’installent sur
Les miettes de remparts, les cheminées déchues.
Voici des pas traînants, à peine troublés par
Un rare murmure : en rangs serrés s’écoulant
Des flots de civils se rejoignent, coagulent,
S’éloignent.
La brise dissipe les fétides odeurs,
Mélange de cordite, de carbone et de chair.
Ce bûcher, une ville ? Un rire vous échappe.
Depuis le sac, l’auteur de Q a eu le temps
De graver ses chroniques du Christ ressuscité
D’envoyer des signaux aux confins de l’Empire.
Deux ou trois générations se sont succédé –
Que disiez-vous ? Ô Jérusalem, où es-tu ?
Les Grecs aux casques lourds, ils ont tout envahi,
Tandis qu’aux confins de l’est un Monstre est tapi
Qui étend derrière un ruban d’eau rayonnante
Ses ondulations huileuses et se prépare
À dévorer toute crue sa proie épuisée.
Chœur
Attaqués d’un côté et assiégés de l’autre,
Quel est le danger qu’ils doivent craindre le plus ?
Chant II
Le poète dit :
Je veux chanter les armes, les femmes et les hommes.
Où toutes les fleurs sont-elles allées depuis ?
Muettes elles reposent, sous la métropole,
Leurs camarades dispersés aux quatre coins
Se sont flétris durant soixante-dix étés.
Le bataillon des hommes trahis se reforme,
Il hisse l’étendard, salue et se souvient.
À chaque battement de cœur, il se souvient
De tous ceux qui sont morts, comme mourut l’espoir,
Après s’être battus soixante-trois journées.
Ils disent : Les Grecs sont vraiment à bout de force.
Nous avons harnaché notre propre cheval,
Rempli son ventre de braves avec leurs armes,
Et puis du ciel viendra le ravitaillement.
Les bâtards, dans trois jours, seront pulvérisés.
Ces soi-disant chefs ont dupé leurs propres hommes.
Enivrés d’insolence, non retenus qu’ils sont
Par « la trahison, le pire crime qui soit [13] »,
Ces imbéciles envoient leurs lions à la mort.
Seuls certains en réchapperont et, tel Énée,
Iront parcourir le monde, dit le poète.
Chant III
Le commandant Lig [14] frappe le sol, il arpente
De sa zone les rues aux noms de bon augure
Du Chanvre, Dure, du Fer, de l’Or ou bien Fraîche.
À sa troupe il donna le nom du roi Chrobry [15],
Le Vaillant, et ce sera alors Chrobry II.
Un farouche combat, trois jours en centre-ville,
Aux abords de la gare, mérite récompense.
Ils tombent par hasard sur les hommes de Mazur.
Ensemble, le 4 août, les voilà qui pénètrent
Dans l’immeuble du syndicat des cheminots.
Après avoir touché des armes Rue Glissante,
Avec des soldats de Mstislav, le lendemain,
Ils vont prendre d’assaut la Poste principale.
Avec des volontaires et d’autres unités,
Leur position est proche de la Rue du Fer.
Zawadzki [16] prend la tête de ce peloton,
Un groupe de cinquante avec des fantassins,
Dans l’immeuble du syndicat des cheminots.
Le 6 août, la réorganisation s’achève,
Il annonce à Zygmunt qu’il est prêt à combattre.
La troupe Zawadzki est menée par Zygmunt.
Le 8 août, ils fusionnent avec Chrobry II.
Se crée ainsi la compagnie Warszawianka.
On leur demande de se retrancher au sud
De l’Avenue de Jérusalem, ennemie.
Chœur
La Ville, la ville se rebelle,
Outragée, les armes à la main.
Chant IV
Les premiers engagements – effet de surprise –
Démontrent l’inégalité des armements.
Pistolets, fusils et carabines s’opposent
Aux mitrailleuses, chars, et artillerie lourde.
Mais la ruse atténue leur supériorité.
Chance des débutants, appelez-le coup de veine,
Le raid audacieux sur la Poste principale
Met en déroute l’ennemi si ordonné,
Matériels, uniformes et mandats postaux
Nous sont ainsi presque fournis sur un plateau.
Mais un assaut sur le PC de la police
Renverse les rôles, trois jours plus tard ; sur dix
Hommes, huit sont tués, une reconnaissance
Insuffisante l’a causé. Le chef du groupe s’effondre.
Il prend la fuite, minant le moral des troupes.
Au centre-ville, le régiment Dabrowski
Occupe le local de la Philharmonie.
Ils prient au petit déjeuner, sauf aujourd’hui
Où un obus d’artillerie perce les caves.
Cinquante sont enterrés place de la Paix.
Les parachutages alliés, si essentiels
Puisqu’ils apportent matériel et fournitures,
Sont retardés et lorsqu’ils arrivent enfin,
Largués de trop haut, évitant les tirs hostiles,
Manquent souvent leur but, tombent chez l’ennemi.
Chœur
Hélas, hélas, le vent les déporte,
Ces secours tombés du ciel.
Chant V
Telle est la virulence des féroces combats
Que Witold, tout récemment échappé d’Auschwitz,
Se porte volontaire pour y prendre part,
Rejoint l’AK pour empêcher l’ennemi de
Se déployer Avenue de Jérusalem.
De peur d’être encerclées, les unités du flanc
Sud se replient vers une position plus sûre
Le long des voies ferrées, au bout de l’Avenue.
C’est le 12 août. La compagnie Warszawianka,
Occupera ce front jusqu’à la toute fin.
Côté est, par les Rues du Sapin et de l’Or,
Les unités de Gurt rejoignent la bataille,
Tandis qu’à l’ouest, au-delà de la Rue du Fer,
L’équipe installée dans la Poste principale
Les couvre en continu par d’intenses rafales.
Dressée sur le pont au-dessus des voies ferrées,
Une barricade est tenue par les « Postiers »
Et les « Cheminots », surplombant, Rue du Fer,
Les lignes ennemies, nous protégeant des tirs,
Jusqu’au cœur du territoire de Chrobry II.
La ligne de front qu’occupe Warszawianka,
Avenue de Jérusalem, aux défenseurs,
Vaillants, permet de nourrir et de soutenir
Les autres unités de combat Chrobry II,
Jamais au repos ni à l’abri des canons.
Chant VI
K [17] se souvient :
Au douzième jour nous rejoignons Chrobry II.
Bien qu’élèves officiers, avec Bogusławski,
À dix-sept heures, le 1er août, nous sortons.
Les rues, décorées de guirlandes rouges et blanches,
Sont noires de monde ; on entend des tirs lointains.
Le même jour arrive l’officier Żuliński.
Lui, et le peloton du sergent Paciorek,
Sont pris au dépourvu. Aucun n’est armé, mais
Ils possèdent des téléphones de campagne.
Notre nombre grossit de minute en minute.
Le jour suivant, Bogusławski découvre un poste
AK. Comme par magie, nous trouvons Rawicz,
Trzepałko, Rzecki, Tadeusz et autres Mestwin.
Radwan, le commandant de l’AK, nous accueille.
Nous formons un groupe de gendarmes sans armes.
Avec, pour seul sésame, un brassard rouge et blanc,
Dans une imprimerie, nous recevons nos ordres.
Ce sera patrouiller, repérer les tireurs
Embusqués sur les toits du centre-ville pour
Abattre des civils au hasard dans les rues.
Nous contactons aussi ceux de la NSZ.
Après accord, notre unité est transférée
Avenue de Jérusalem, un front que tient
Warszawianka. Le chemin balisé passe à
Travers l’âcre chaleur de caves surpeuplées.
À trente, dans la nuit, discrets, nous progressons,
Contournant des formes humaines endormies,
Sidérés par la bureaucratie militaire,
Aussi exigeante que celle des civils.
Au douzième jour, nous n’avons toujours pas d’armes.
Avant que nous joignions la compagnie, le sud
De l’Avenue de Jérusalem est perdu.
Un grand courage et tant de sang versé pour rien…
Nous fermons l’Avenue à la circulation
Et nous bloquons les trains en démontant les rails.
L’ennemi cherche à s’emparer de l’Avenue,
Les obus de leurs chars frappent la Rue du Fer.
Ils évitent le pont, ils croient qu’il est miné,
Pensant que nous raisonnons comme eux. Quelle erreur !
Une simple barricade obstrue la Rue du Fer.
L’ennemi essuie un revers coûteux, Rue Dure,
Puis fin août, la contre-offensive de Zdunin
Sur le dépôt de fret se transforme en raclée.
Le butin nous permet – un stock de mitrailleuses –
De repousser d’autres assauts sur l’Avenue.
Chant VII
Rester en alerte et sauvegarder la zone
Ne prend pas toutes nos ressources et nous pouvons
Appuyer les actions de Chrobry II et plus.
Nous aidons nos voisins aux ordres de Zdunin,
Envoyons des renforts aux secteurs en danger.
On en est à quatre semaines. Les chars progressent
Vers l’entrepôt Hartwig, soulevant des nuages.
Leur puissance de feu fait tomber la façade.
Le peloton se replie. Ils perdent un char,
Un autre à l’atelier Borman. Ils se retirent.
Quelques jours plus tard, à la nuit, nous rejoignons
Les forces de la Vieille Ville et attaquons
Deux secteurs. Ce sera deux échecs. Nous rentrons
À l’immeuble des cheminots, pour un répit.
Pour nous distraire un peu, nous grimpons sur le toit
Et tirons, au hasard, sur l’ennemi en bas.
La vie de famille devient fort illusoire,
Rares visites volées à des êtres chers.
Un ami convivial partageant son repas
Soudainement bascule au milieu d’une phrase,
Une balle perdue a percé la fenêtre.
Cependant, l’étrange envahit tout. Le sous-sol
De l’immeuble du syndicat des cheminots
Accueille un pensionnaire – étonnant cheval blanc [18] !
Un obus égaré brise là sa retraite.
Notre repas s’enrichit d’un goulasch surprise.
Chant VIII
Début septembre, provenant de Dieu sait où,
L’air est rempli de rumeurs d’attaque imminente
Qui viserait l’Avenue de Jérusalem.
Mais cette voie au bord d’une tranchée profonde,
Même avec mille chars, n’est-ce pas trop risqué ?
Durant les temps anciens, les guerres sans portable,
La quiétude est troublée par la suspicion
La désinformation règne, médias absents.
Aux aguets, dans la nuit, une ombre se déplace.
On tire, éclair et son, silence où fuit le chien.
7 septembre. Intenses raids sur notre quartier,
Des bombes embrasent les maisons, comme allumettes
Sans accès à l’eau, le feu dévale les rues,
Le ciel s’illumine et la fumée, en nuages,
L’ombre. Nous voici totalement démunis.
8 septembre. Depuis l’atelier de Borman,
Éventré, nous surveillons le chemin de fer.
Un convoi de blindés à tourelle apparaît.
L’imposante loco soupire et s’arrête. Elle
Halète, siffle, recule. Nous mitraillons.
Le jour suivant, dans la Rue du Corbeau en ruines,
Les braises des maisons bombardées nous enfument,
Les leurs aussi. Depuis notre grenier sans toit,
En face, à notre hauteur, bouge une bâche verte.
On tire, elle tombe – des bottes militaires.
Chœur
La Ville, la ville, sous les assauts du ciel
Résiste, lacérée.
Chant IX
Voici venir le temps de notre grande épreuve.
L’ennemi déploie des obusiers ainsi que
Des lance-mines qui beuglent comme des vaches
Quand ils défèquent dedans les maisons des gens,
Découpant tout ce qui s’oppose à leur passage.
Nous sommes saturés d’explosions et de bombes,
De cloisons écroulées, de poussières de plâtre
Et de fumée que nous broyons pour respirer.
Sans fin roulés du jour vers la nuit, de la vie
Vers la mort, bien qu’étant robots, nous agissons.
Le plancher commence à trembler sous nos semelles,
On n’a pas intérêt à traîner par ici.
Nous arrivons aux escaliers, les descendons,
Nous sommes presque au niveau de la rue, trois hommes
Et une infirmière, quand ça meugle tout près.
J’atteins alors le bas d’un passage voûté,
L’infirmière me prend brusquement par l’épaule,
Je vacille en arrière ; un formidable bruit
Emplit l’espace, l’explosion me pétrifie.
Je suis vautré au sol. J’ai le souffle coupé.
L’escalier que nous venons juste de descendre
A disparu, proprement soufflé par la mine.
Nous sommes tous choqués, en sang, mais bien entiers.
Mitrailleuse intacte, mais munitions perdues.
Un « ange », Amor, m’a sauvé la vie, je le sais.
Chœur
La Ville, la ville sous un déluge de feu,
De ses maisons a reflué la vie.
Chant X
Dans l’immeuble du syndicat des cheminots
On trouve, d’habitude, une tranquillité
Relative et quelque nourriture. Parfois
Notre voleur en chef, devenu quartier-maître,
Nous prépare un festin – c’est du bœuf en conserve,
Des asperges jetées ! Surtout pouvoir dormir.
De nos huit prisonniers, n’en demeurent que sept.
L’un d’eux s’est échappé, quand les autres préfèrent
Partager notre sort. Une sanction fatale
Les attend, eux qui se sont laissés capturer.
Nous pansons leurs blessures et nous les nourrissons.
Mi-septembre. Deux semaines depuis que la
Vieille Ville est tombée, et ils ont pris les quais,
Maintenant ils approchent de la Rue du Chanvre.
Nous envoyons un détachement en appui
Pour renforcer les barricades et défendre
Nos bâtiments derrière la Rue du Nouveau Monde.
Nous sommes pris au dépourvu par la sinistre
Pantomime qui va suivre. Venant de l’est,
Des largages de sacs lacés par des ficelles
Atterrissent sur les ruines : la nourriture
Se répand dans les failles, les armes se cassent
Sous l’impact. Puis survient en bande bigarrée
Une troupe issue d’un casting de cinéma [19].
Pour ne pas être en reste, les Bannières étoilées
Envoient une pluie compacte de parachutes
Qui arrose n’importe où la ville béante.
Dans des caisses blindées, des armes et des vivres,
Et des médicaments. La malchance est courante :
Elles tombent surtout aux mains de l’ennemi.
Chant XI
Les quelques pièces qui nous parviennent quand même
Sont défaillantes ou ne correspondent pas
À nos armes. Notons que pour notre malheur
Le vaillant capitaine Probst [20] donna sa vie
Devant un char, un cocktail Molotov en main.
Le jeu de hasard au socle branlant démarre,
Et les quartiers tombent comme des dominos :
Le 22 septembre, Czerniaków, le 27,
Mokotów, le 30, Żoliborz. Alors ils
Négocient. 1er octobre, un cessez-le-feu
Permet d’évacuer les civils épuisés.
Sous l’immeuble du syndicat des cheminots
Un tunnel débouche derrière Rue du Fer,
Nous l’arrangeons, pour que notre Commandement
Se rende aux pourparlers sur l’évacuation,
Et le 2, nous capitulons sous conditions :
Ils appliqueront la Convention de Genève.
5 octobre, nos combattants sont regroupés,
Pour être chargés dans des wagons à bestiaux.
Il est stipulé qu’on ne les tuera pas mais
Qu’ils dépériront dans le paradis des camps
De prisonniers de guerre de leur vaste Empire.
Chœur
Comme d’autres, le courageux a osé,
Comme d’autres, il en est mort, pour que la Ville un jour revive.
Cette dette impayable pour la jeunesse dans l’attente,
Ces objectifs inatteignables qu’on leur impose,
Cette lâcheté qui conduit les citadins à une apocalypse
Hantent-ils maintenant les vieillards bunkérisés
Qui sollicitent un cessez-le-feu et un joug certain ?
Quel souci, quelle considération pour cette Troie
Dont les élégantes élévations furent saisies par Bellotto [21]
De son pinceau pour faire honte aux assauts des Barbares
Alors qu’impudemment ils détruisent l’ordre de Palladio,
Dévastant l’amphithéâtre de tant de musiciens ?
Et les hommes âgés, en plaisantant,
Détricotent la trame de l’histoire,
Jouant aux dés avec leur propre famille,
Colportant une Liberté illusoire,
Pendant que leurs jeunes, confiants,
Bondissent insouciants et courent au désastre,
Au point de perdre leur être
Pour vouloir seulement gagner.
Deux ou trois générations se sont succédé
Que disiez-vous ?
Ô Jérusalem, où es-tu ?
Chant XII – Épilogue
En 2014, un innocent comme vous
Lit les mémoires d’une brave de jadis.
Il tombe, rédigés par Cenia, l’infirmière,
Sur les récits d’épreuves que ses camarades
Endurèrent, et les horreurs de cette guerre.
Elle parle d’AK, qu’ils appelaient Amor
En ce Vendredi saint, le scribe, un autre AK,
Voit autrement Amor, sa marraine ontarienne.
Il continue à lire, et les souvenirs de
K lui paraissent bien trop longs et bien lassants,
Un mot se détache du texte, et c’est Amor.
Deux ou trois générations se sont succédé –
Que disiez-vous ?
Non pas une fois, ni deux, mais bien plus souvent,
K se demandait qui était celle qui lui
Avait sauvé la vie, et s’appelait Amor.
Franchissons les éternités évanouies,
Affrontons le destin, un saut démesuré.
Appartient-il toujours au monde des vivants,
Est-il toujours valide, K, et à l’écoute ?
À l’aise – accordons-lui d’abord une faveur
Et étanchons la soif de ce vieux combattant !
Bonjour, Monsieur ; si c’est Amor que vous cherchez,
Elle porte ce nom, ma marraine ontarienne.
Il riposte aussitôt sous forme de défi :
— Comment saviez-vous donc que je cherchais Amor ?
Comment avez-vous su mon adresse Internet,
Et puis-je avoir la sienne ? — Attendez, mon ami !
Je dois lui demander avant la permission.
Alors eux, flétris par soixante-dix étés,
Dispersés qu’ils sont aux quatre coins de la Terre,
Loin des bûchers fumants de la ville de Troie,
Attendant tout ce temps qu’on restaure l’honneur,
De la Colombie britannique, via Londres [22],
À Lynden, Ontario, ils passeront bientôt
Dans l’Histoire : K a pu honorer son A.

II – Réflexion sur l’interdépendance individu/masse

Wotan, quand l’individu est pris dans la masse

42Ce récit de deux événements tumultueux et dévastateurs, approfondi par son apport poétique, est d’une troublante actualité. Il en est de même de cette injonction lancée par Jung :

43

[…] la psychothérapie médicale se doit d’envisager l’âme dans son ensemble. Aussi lui faut-il tenir compte de tous les facteurs qui influencent la vie psychique de façon déterminante et engager le débat avec chacun d’eux. […] Des temps aussi foncièrement troublés que notre époque [23] – avec ses passions politiques déchaînées, ses chambardements d’États et de frontières qui frisent au chaos, sa conception des choses ébranlée jusque dans ses fondements – influencent si puissamment les décours psychiques de l’individu que le médecin se voit contraint d’accorder une attention accrue aux interférences suscitées dans l’âme de ses patients par les contingences de l’actualité.
(Jung, 1971, p. 59)

44Et il poursuit :

45

[…] il est contraint de descendre, toujours à nouveau, dans l’arène de la course du monde, pour y participer à la lutte des passions et des opinions. S’il ne se pliait pas à cette nécessité, […] les souffrances de ses patients ne rencontreraient en lui aucun écho, aucune sollicitude, aucune compréhension.
(Ibid., p. 60)

46Il est bien question là d’une position éthique de l’analyste, affirmée d’emblée, en l’occurrence dans un contexte socio-politique où surgit la violence. Ce qui m’a amenée à relire le texte Wotan de Jung (1936 [1971]), car c’est bien cet archétype qui est présent dans la réflexion ci-dessus et le poème final. Rappelons qu’un archétype structure une expérience, lui imprime son orientation, son fil directeur et lui donne sa tonalité émotionnelle. À cet égard, il n’est nul besoin de souligner combien l’archétype de Wotan demeure, au sein des préoccupations de chaque citoyen de la planète, qu’il le sache ou non ; pensons aux évènements mondiaux les plus récents [24] (Syrie, Ukraine, Mali, Palestine/Israël…, parmi les plus connus), aux rivalités des « grands groupes » économiques dans le monde, ou aux conflits parfois sans merci au sein de nos sociétés, y compris analytiques, comme le signale Ann Kutek plus haut. Sans oublier les conflits intrapsychiques, ceux vécus par Jung en particulier.

47Wotan, signalé tout d’abord comme « dieu de la tempête et de l’ivresse » (Op. cit., p. 67) – est-ce ce qui rend les gens ‘ivres de rage’ ? – est également « agresseur des hommes » (p. 75). Jung détecte, dans les mouvements de jeunesse dans l’Allemagne de cette époque, le Wotan dans sa version « dieu infatigable de l’errance », et il évoque les « blonds adolescents que l’on voyait, inlassables errants, sur toutes les grandes routes, […] le sac au dos et armés d’une guitare ». Aujourd’hui, des jeunes, blonds ou non, sont attirés pour aller faire le jihad en Syrie – parfois par motivation personnelle, mais trop souvent par l’effet d’une emprise extérieure, alliant peut-être les caractères de l’errance et de la colère – si « colère » est un terme pertinent, nous y reviendrons. Car Jung signale que cette « errance » fit place, en 1933, au « pas cadencé » dont on sait, remarquons-le au passage, qu’il peut provoquer la rupture d’un pont.

48Mais poursuivons. Wotan, « fauteur de troubles », « suscitant querelles et disputes […] avait tout d’abord été mué par le christianisme en une sorte de diable », signale Jung (Op. cit., p. 68). Et il questionne :

49

Mais que devint le rôle dorénavant vacant de l’errant sans trêve ni repos ? Il fut assumé par la figure d’Ahasvérus, du Juif errant, qui prit forme au Moyen Âge dans une légende, non pas juive mais chrétienne, ce qui revient à dire que le motif de l’errant, que le christianisme n’a pas accueilli, fut projeté sur le Juif, en application de la règle qui fait que l’on retrouve chez autrui les contenus devenus, en soi-même, inconscients.
(Ibid., p. 68)

50Par cette volonté d’expulser les contenus inconscients et leurs supports projectifs, nous voilà dans le motif de l’exclusion. Souvent les patients nous disent, en évoquant les effets douloureux de leur histoire : « Je voudrais en sortir ! » Mais comment sortir d’une problématique dans laquelle on n’est jamais encore vraiment « entré » en conscience ? Wotan est donc partie prenante de l’Ombre, s’acoquinant sans doute volontiers avec l’Animus, au passage.

51L’archétype de Wotan « possède sa biologie particulière, qui se distingue de l’essence des individus pris un à un ; ceux-ci ne sont que temporairement sous l’emprise irrésistible de ce conditionnement inconscient » (Ibid., p. 81). Nous ne sommes déjà plus ici dans le sentiment de « colère », mais dans un phénomène de contamination qui lui est étranger, qui est profondément inconscient, ce qui le rend « irrésistible ». Jung enfonce le clou : « […] un individu qui est manifestement affecté, affecte son peuple entier, de telle sorte que tout se met en mouvement, comme une boule qui roule, inéluctablement, sur une pente dangereuse. » Rappelons que ce texte fut écrit en 1936, et la suite des événements en fut la confirmation. Pour autant, toutes les guerres, tous les mouvements de révolte ne semblent pas systématiquement animés par Wotan. À Tunis, en février 2011, soit deux mois après le déclenchement de la révolution tunisienne et un mois après la fuite du président Ben Ali – dont les prolongements dans d’autres pays ont donné lieu à ce que l’Occident a appelé « le Printemps arabe » – le regard des Tunisiens, leur démarche, leur visage dans la rue, dans les boutiques, au milieu même d’une manifestation, ne donnaient pas à voir l’expression de Wotan. C’était plutôt la fierté d’avoir surmonté la peur qui jusqu’alors écrasait les épaules et contrôlait les pas et les paroles, et puis, oui, la « colère » qui pousse à renverser ce qui oppresse, ressenti comme injuste et insupportable. Il apparait rétrospectivement que ce n’est sans doute pas un hasard si la Tunisie est le seul pays où la révolution contre la dictature n’a pas dégénéré de façon catastrophique. Ainsi, la colère ne cherche pas à tuer. Elle n’est pas le débordement d’une force archétypique qui prend totalement le contrôle des gens et de la situation. La colère des Tunisiens est de celle qui cherche à instaurer un ordre différent, fondé sur ce qui apparaît – que ce soit à tort ou à raison – comme leur conception d’un ordre juste. C’est donc bien une « violence », mais dont l’énergie reste canalisée par le conscient des individus ; elle n’empêche pas un certain dialogue, fût-il difficile, à l’instar de ce que nous connaissons dans les « démocraties occidentales » où, comme il est dit ci-dessus, « la majeure partie de notre processus politique occidental se passe dans les limites prescrites » et selon « les principes démocratiques ». Et c’est bien – grosso modo, et quelques actes extrémistes mis à part – ce que l’on peut observer en Tunisie, où la démocratie progresse, laborieusement mais continûment (élaboration et adoption d’une véritable nouvelle constitution, élections non truquées, etc.). Il en est tout autrement des manifestations extrêmes, extrémistes, qui donnent cette impression terrifiante de ne pouvoir être arrêtées par rien, ce qui est bien autre chose que de la colère.

52Wotan est aussi le « dieu des tempêtes et de l’errance, le lutteur, le dieu des souhaits et de l’amour. » (Jung, 1936 [1971], p. 82). Ce qui amènerait à voir en l’archétype de Wotan une double facette, apollinienne et dionysiaque, la première évoquant l’idéal de pureté et la recherche du sublime, la seconde provoquant le « sentiment d’être débordé par une force universelle et de participer à une réalité supérieure » (Giaccardi, 2008). On peut penser que plus une société valorise le collectif par rapport à l’individuel, plus ce sentiment peut être favorisé, laissant à l’ombre libre cours, et moins la responsabilité éthique personnelle peut être intégrée et assumée. Ajoutons que, dans la pression du collectif sur l’individu, apparaît souvent l’archétype du Fripon, à la fois associé au carnaval et à la trahison (Kutek, 2000).

Interdépendance et transformation

53Tandis que l’identification, profondément inconsciente, avec l’Ombre s’avère le plus souvent destructrice en se manifestant par un acte – et même un passage à l’acte – violent, sa prise en compte par la conscience peut mener vers l’intégration de la perte et de la séparation. Mais j’ajouterai que l’un n’empêche peut-être pas totalement l’autre. En effet, après un passage à l’acte traduisant une réaction immédiate, brutale et destructrice à une situation, il peut arriver que « quelque chose », une partie de l’énergie de l’expérience, soit passé par d’autres chemins, plus longs, plus lents et très souterrains, pour faire, plus tard, effet d’intégration, au moins partielle. Pure hypothèse que suggèrent certaines observations et qui, même plausible, laisse entière la question ici posée de la « possibilité d’intégration dans une dimension de groupe ». Jung donne des éléments de réponse :

54

En réalité, seul un changement dans la mentalité de l’être individuel [c’est moi qui souligne] peut amener un renouvellement de l’esprit des Nations. C’est par l’individu que cela doit commencer. Il est […] des hommes de bonne volonté qui veulent briser le principe de puissance… chez autrui. Que l’on brise d’abord le principe de puissance en soi-même ; la chose devient alors plausible pour les autres.
(Jung, op. cit. p. 216) [25]

55Aussi Jung suggère-t-il de « rester à l’écart », et de « méditer sur soi-même » (Ibid., p. 221). Il est d’ailleurs intéressant de noter que la « méditation » ne se pratique pas seulement dans la solitude et l’immobilité, mais également dans toute situation d’activité quotidienne en maintenant une présence consciente, vigilante, en étant solidement ancré dans le centre de son être. Cela peut permettre de maintenir une certaine stabilité au milieu de la tourmente, et de moins risquer d’être emporté. « Seul peut résister celui qui ne se cantonne pas dans l’extérieur, mais qui prend appui dans son monde intérieur », précise Jung (Ibid. p. 222).

56De son côté, Edgar Morin (2004) va dans le même sens lorsqu’il rappelle que « La barbarie humaine est incluse au cœur même de nos civilisations, dans les relations de domination et d’exploitation, d’humiliation et de mépris. » (Morin, 2004, p. 228) Et il inclut, dans cette notion de barbarie, aussi bien la cruauté des exterminations qui sont advenues à diverses époques et dans diverses régions du monde, que les « meurtres psychiques » de toutes sortes. Or, dit-il « La résistance à la cruauté du monde nécessite l’acceptation du monde. » Et il ajoute : « L’éthique n’a pas les mains sales, mais elle n’a pas les mains pures. » (Ibid., p. 230). En effet, la pureté n’évoque-t-elle pas l’unilatéralité du conscient, dénoncée par Jung qui en a montré la potentialité de violence et de destruction par effet d’énantiodromie ? Edgar Morin semble d’ailleurs bien proche de la pensée jungienne lorsqu’il prône inlassablement une attitude de reliance[26] des connaissances, et une pensée capable de contextualiser toute donnée, information ou situation, bref, quand il se fait le chantre d’une « pensée complexe » [27]. Proche de Jung également lorsqu’il affirme : « L’éthique a deux faces complémentaires. La première est la résistance à la cruauté et à la barbarie. La seconde est l’accomplissement de la vie humaine. » (Ibid., p. 230) La vie humaine est donc, pour lui aussi, quelque chose qui s’accomplit. En écho, Jung observe : « Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation. » (Jung, 1962 [1973], p. 19). Une telle orientation semble en effet de nature à ne pas alimenter la force aveugle et débordante de l’archétype en général, celui de Wotan en particulier. À cet égard, il faut souligner que la préoccupation éthique est présente aux fondements même de la psychanalyse : nécessité de l’émergence à la conscience des pulsions profondes pour Freud, évolution de la position schizo-paranoïde vers la position dépressive pour M. Klein ou dimension éthique de la réalisation du Soi [28] pour Jung. Hester Solomon (2001) écrit :

57

« Ainsi, une capacité éthique serait-elle à envisager dans le contexte d’une conception téléologique du soi, dispensant sens et valeur à chacune des étapes. Ceci suggère l’existence d’une capacité éthique universelle innée (telle que l’envisage la théorie archétypique). […] Pour Jung, l’ombre est cette partie du soi que le moi désigne comme étant mauvaise et indésirable. Elle véhicule ce qui, du soi, est perfide et subversif – contraire à l’éthique et immoral —, reléguant ces contenus dans des zones inconscientes de la psyché, d’où ils se manifestent sous forme de projections, utilisant l’autre comme support des aspects négatifs du soi. […] Pour que la capacité éthique naissante du soi puisse acquérir une dimension humaine, l’ombre archétypique doit être amenée à la conscience, ou parvenir, d’une manière ou d’une autre, à être admise dans la dynamique entre le conscient et l’inconscient, et s’en trouver ainsi atténuée. »
(Op. cit. pp. 103-104)

58Cela doit être traduit dans la pratique clinique, et nous le faisons en tant qu’analystes, parfois à notre insu, parfois sciemment, ou encore par un acte d’imagination active dans le contre-transfert, qui fait contrepoids aux schémas qui oppressent bien souvent le patient.

59Poursuivons en réfléchissant à la relation de l’individu avec la masse, en tant qu’elle est constituée d’un ensemble d’individus, pour pointer quelques éléments pouvant éclairer cette question. À propos de « la masse », Jung profère : « La masse, comme telle, est toujours anonyme et irresponsable. » (Op.cit. p. 221), ou encore : « Une société nombreuse, toute composée d’êtres d’une valeur exceptionnelle, ressemble, par sa moralité et son intelligence, à un animal géant, stupide et brutal. » (Ibid., p. 218). Pas moins ! Mais comment peut-on expliquer ce phénomène paradoxal ? Jung explique : « Dès que ce n’est plus l’être mais la masse qui se meut, la régulation humaine cesse et les archétypes commencent à exercer leur influence, comme cela se produit dans la vie de l’individu quand il se trouve confronté à des situations qu’il ne peut plus surmonter à l’aide des modalités, des catégories qui lui sont connues. » (Ibid., p. 85)

60Remarquons que le mot employé par Jung, « masse », a par lui-même une connotation plus brutale, plus indifférenciée que le terme de « collectivité », ou celui de « population ». On peut comprendre que le caractère indifférencié de la « masse » ne permet pas que la « régulation humaine » s’effectue par un travail de « prise de conscience ». Et pour avoir – ou prendre – conscience de quelque chose, il faut un espace intérieur. Or la compacité de la « masse » capte l’énergie de chacun vers l’extérieur, et l’intensité de l’énergie de l’ensemble empêche l’individu de retourner vers l’intériorité. Elle fait disparaître cet espace possible qui permettrait de voir, de considérer, de penser, d’évaluer, seule démarche permettant de trouver une position éthique dans une situation donnée.

61Notons au passage que seul cet espace intérieur, non compressé par la « masse », non possédé par les forces archétypiques, permet de ne pas confondre un acte avec son auteur : si un acte répréhensible doit être sanctionné, l’individu qui l’a commis, en tant qu’être humain, a foncièrement droit au respect, et sa condamnation pour son acte ne devrait jamais en être dénuée. Pour cela, encore faut-il que les « juges » soient en capacité d’élaborer une évaluation juste, donc libre. Ce qui implique qu’ils ne soient pas eux-mêmes saisis par des forces émotionnelles archétypiques.

62Ceci nous amène à une autre question évoquée plus haut dans la première partie et qui concerne « certains individus et petits groupes [qui] s’allient par identification, […] font cause commune contre l’ennemi apparent » et ont « probablement besoin de trouver un ennemi.[29] » Quel est donc ce besoin de s’allier, de faire cause commune, de trouver un ennemi commun ? Et même de l’institutionnaliser ? « Accomplir » sa vie (Morin), « réaliser » son inconscient (Jung) – rendre « réelles » ses potentialités, c’est-à-dire les actualiser – permet sans doute d’acquérir un sentiment de soi suffisamment sécurisant, sans lequel émerge la tendance à s’identifier à une masse de gens, à une foule non différenciée – exemples parmi d’autres : les ‘bandes’ qui se forment à l’adolescence, ou des groupes de fans d’une équipe de football – pouvant renvoyer à l’individu une image qu’il pourra adopter comme étant ‘sienne’, l’assurant par là d’être dans un contenant sécure, sécure comme l’était sa fusion-confusion, alors nécessaire, avec la « masse » qu’il formait avec sa mère dans les premiers temps de sa vie. Dans la mesure où cette fusion-confusion n’a pu se transformer suffisamment, il garde ce besoin d’être dans de l’indifférencié, son attachement instinctif de mammifère n’ayant pu s’humaniser véritablement – et donc s’intégrer, se transformer pour s’individualiser – et l’autre, le différent, le tiers séparateur n’ayant pas pu et ne pouvant pas être reconnu ni intégré. De ce fait, tout ce qui apparaît comme autre extérieur devient « ennemi » à abattre – « si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi » – dans une projection des propres parties de soi-même non reconnues, non conscientisées et, bien sûr, non assimilées. Si le type d’énergie et le modèle de représentations renvoyé à l’individu par la « masse » est différent du sien propre, le décalage peut entraîner une situation de conflit et un sentiment d’isolement qui peuvent générer une grande angoisse.

63Le lien entre la masse et l’individu est un processus de rétroaction, tel qu’Edgar Morin l’explique de façon très éclairante [30]. Sa notion de boucle récursive met en lumière la façon dont un effet, induit par une cause, « rétroagit » sur la cause qui l’a produit et, contrairement à la notion linéaire de causalité, c’est bien un phénomène en boucle qui se poursuit et permet l’évolution de chaque élément ainsi que de l’ensemble. Il y a bien sûr interaction avec d’autres phénomènes connexes puisque, dans une situation donnée, il n’y a jamais en jeu un seul effet et une seule cause [31]. Morin distingue ce processus aussi bien dans l’émergence de la culture que dans une interaction « complexité individuelle/complexité sociale », ou encore dans la notion d’esprit, dont il dit ceci : « L’esprit constitue l’émergence mentale née des interactions entre le cerveau humain et la culture, il est doté d’une relative autonomie, et il rétroagit sur ce dont il est issu. » (Morin, 2004 p. 234-235. C’est moi qui souligne) [32]. Tout ce processus explique l’exhortation de Jung mentionnée plus haut : « C’est par l’individu que cela doit commencer ».

64Pour la question qui nous occupe du rapport entre la masse et l’individu, on peut penser que, le plus souvent, les forces en présence dans cette rétroaction ne sont pas équilibrées lorsque l’individu est amené à abandonner le désir de – ou la pulsion à – se réaliser pour se fondre régressivement dans la masse, dont il adopte la dynamique. Dynamique qu’il alimente alors de sa propre énergie, potentialisant la force de l’ensemble, à la façon évoquée par le mouvement d’un pont quand un grand nombre d’individus y marchent au pas cadencé.

65Cette fusion de l’individu dans la masse n’est pas étrangère au phénomène de symétrie[33] à l’instar des images données par deux miroirs qui se font face, dans lesquels une même image est répétée à l’infini. Une seule image pour tous : la symétrie fait rester dans le même.

66C’est d’ailleurs dans la mesure où les répétitions ne se produisent pas exactement à l’identique que l’évolution est possible, au plan individuel comme au plan collectif, et même au plan du vivant dans son ensemble. Ce qui permet de faire observer à nos patients que, s’ils ont l’impression de revivre « toujours la même chose » – « Je n’en sortirai jamais ! », – une observation fine leur permet de constater qu’ils retraversent sans doute le même type de situation ou d’expérience, mais pas de la même façon, pas avec la même intensité ni la même durée. Sur le plan collectif, je ne me hasarderai pas à faire une lecture globale de l’évolution des phénomènes, politiques en particulier, mais il me semble que l’on peut discerner que, fort heureusement, les types de situation ne se répètent pas non plus « à l’identique ».

L’éthique, l’individuel et le collectif

67On discerne peut-être mieux de quoi ont été porteurs les jeunes insurgés de Varsovie en 1944 et ce qui les a animés. Mais de quoi ont-ils été la cible, pour être, ensuite, rejetés par leur propre milieu ? Quel processus était là en jeu ? La guerre finie et l’ennemi n’étant plus à l’extérieur, aura-t-il fallu qu’il soit transposé à l’intérieur, les transformant eux-mêmes en ennemis pour leur entourage ? Mais au nom de quoi ? « Le manque de reconnaissance a prolongé une blessure qui ne se refermera qu’à la mort. » conclue Ann Kutek.

68Cette phrase, qui met fin au récit des révoltés avant d’ouvrir sur le poème, nous semble faire sens de deux façons. Tout d’abord, la double blessure de ces jeunes combattants – celle du combat meurtrier auquel ils ont été encouragés sans avoir aucune chance d’une issue positive, puis celle du rejet par leur propre milieu – est sans doute restée à vif pour le reste de leur propre vie. Fin de l’histoire ? Voire… Lorsqu’il y a ainsi un rejet, c’est que les deux pôles d’un archétype sont dissociés. On peut penser, dans le cas qui nous occupe, que ceux qui ont rejeté les combattants survivants auraient peut-être eu à faire face, par exemple, à la culpabilité de n’avoir pas eu leur courage ni la même liberté d’agir sans rien demander à personne. Mais on sait qu’un traumatisme non digéré, ou encore, en termes jungiens, que l’effet d’un archétype dont les pôles demeurent dissociés, rejaillit sur les générations suivantes. Dans cette optique, il n’est pas certain que l’insurrection de Varsovie aura été totalement vaine. La suite de l’histoire ne pourrait-elle pas en porter le témoignage [34] ? Le second sens qu’évoque cette phrase finale concerne le terme « reconnaissance », qui fait écho à l’avertissement de Jung cité plus haut : « En réalité, seul un changement dans la mentalité de l’être individuel peut amener un renouvellement de l’esprit des nations. » Reconnaissance est alors à entendre comme synonyme de prise de conscience, de « confrontation avec » et répond à ce qui précède en pointant que les nouvelles générations reçoivent en héritage la dynamique d’une situation, leur façon de la gérer s’avérant déterminante pour la suite.

69On ne sait pas, on ne peut savoir, les conséquences d’une action à moyen et long terme. Peut-être tout simplement parce que l’inconscient existe, actif et créatif, et que l’être humain et la société humaine sont éminemment complexes. Ce qui fait dire à Edgar Morin que « l’action peut ne pas réaliser l’intention » et il précise : « L’écologie de l’action nous indique que toute action échappe de plus en plus à son auteur à mesure qu’elle entre dans le jeu des inter-rétro-actions du milieu où elle intervient. » (Op. cit. pp. 40-41).

70Nos actions, d’une part, sont mues, au-delà de l’intention consciente, par des motifs inconscients qui nous échappent en grande partie. D’autre part, elles engagent une dynamique qui entre en interaction avec les inconscients de tous les protagonistes du contexte, et tous les facteurs inconnus de ce contexte. Qu’on le veuille ou non, nous sommes plongés dans un système complexe, au sens de la physique, ce qui n’est pas nécessairement que négatif. C’est ce qu’affirme F. Martin-Vallas (2008) : « l’ordre peut émerger du désordre » et il en propose, à propos du transfert, une représentation en faisant le lien avec le domaine de la physique dans lequel le système « chaotique, imprévisible » qu’est un « attracteur étrange » finit par aboutir à l’émergence « d’un ordre tout autant imprévu qu’imprévisible. » Cela nous ramène à la révolution tunisienne dont le facteur déclencheur a été un évènement (le suicide par le feu d’un homme malmené) qui était loin d’être le premier du genre, mais qui, ce jour-là, à cet endroit-là, a déclenché tout ce qui a suivi. Ceci peut évoquer également, m’a rappelé Ann Kutek, l’acte meurtrier de Gavrilo Princip à Sarajevo qui a déclenché il y a 100 ans la Première Guerre Mondiale – tous ces actes ayant eu des conséquences qui n’ont pas été imaginées.

71Être conscient de cette incertitude foncière, c’est-à-dire faire réellement la place à l’autre, inconnu, en soi et à l’extérieur de soi, est fondamental au regard de la responsabilité humaine, et donc éthique, dans toute situation. On pourrait ajouter « qu’elle soit individuelle ou collective », mais à bien y réfléchir, est-ce vraiment pertinent ? En effet, seule l’intériorité de chaque individu peut être le lieu de transformation des forces inconscientes, et aucun individu n’existe sans être interdépendant du milieu dans lequel il vit (Williams, 1963, op. cit.), interdépendant, redisons-le, supposant une inter-rétro-action individu/milieu (Morin, 2004). En d’autres termes, l’individu influe sur son milieu, lequel influe sur lui en retour, et ainsi de suite, continûment. Les situations individuelles ont par conséquent toujours, en même temps, une dimension collective. Et inversement. À partir de là, comme Jung le postule, on ne voit en effet pas d’autre issue aux conflits « collectifs » dans lesquels nous sommes plongés que de transformer, pour notre part, à l’intérieur de nous-mêmes, l’énergie qui nous anime et les affects qui en proviennent, sachant que le fruit de cette transformation suit son chemin propre à l’intérieur de nous et en dehors de nous, dans les interactions complexes qui s’effectuent en chemin. Les actes posés à l’issue de cette transformation intérieure ont alors une tout autre portée.

72Il en est de même pour notre travail clinique. Les interactions entre conscient et inconscient des deux protagonistes de la relation transférentielle, figurées par le quaternio de Jung [35], ou la Chimère transférentielle telle que l’élabore F. Martin-Vallas (2006, 2008), sont donc nécessairement un schéma à la fois simplifié et métaphorique du processus relationnel, transférentiel en particulier, puisqu’intervient aussi tout l’ensemble du milieu – et du moment – où ils se situent. D’où l’importance d’une attitude éthique qui sache maintenir une grande vigilance sur le contenu du moment présent, possiblement différent de celui d’avant, et sache aussi demeurer consciente sans relâche de l’existence de l’inconnu de la situation, à commencer par l’inconnu en nous-mêmes. Cela implique une ouverture sans attente, qui accepte de « ne pas savoir à l’avance » (Colman, 2014) et accueille par conséquent le nouveau et l’inattendu, souvent conduits par la synchronicité immanente. [36]

73Vous pouvez commenter cet article, interroger son auteur, poursuivre la réflexion sur le forum : www.revue-pa.forumactif.org. Ce forum est modéré et accessible sur inscription.

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Mots-clés éditeurs : exégèse, transformation, archétype, masse, conjunctio, contre-transfert, révolte, Wotan, éthique, énergie

Date de mise en ligne : 12/07/2016

https://doi.org/10.3917/rpa.003.0027

Notes

  • [1]
    Cet article trouve son origine dans une rencontre jungienne anglo-franco-belge en 2002, où Ann Kutek fit un exposé concernant l’attentat du 11 septembre 2001 survenu quelques mois plus tôt. C’est alors la veille de la guerre d’Irak et « le printemps arabe » est encore loin. [La traduction de cet exposé était de Françoise Hutton].
  • [2]
    Séminaire anglo-franco-belge, Windsor Castle, 2002.
  • [3]
    Une recherche historique sur le soulèvement de Varsovie a permis à la première auteure de découvrir l’identité cachée de l’infirmière qui a sauvé la vie d’un combattant survivant et de la lui transmettre après une attente de 70 ans. Ce moment est décrit dans le poème.
  • [4]
    2002 ; mais c’est toujours d’actualité en 2014.
  • [5]
    C’était pendant le mandat de G. W. Bush, porteur de la notion de « l’axe du mal ».
  • [6]
    « Une seule arme est propice : la blessure ne peut être fermée que par la lance qui l’a faite. » Richard Wagner, Parsifal, Acte 3 (http://users.skynet.be/etc/Art_Steiner/Ders6799.html).
  • [7]
    Échoppe.
  • [8]
    Voile qui recouvre la figure.
  • [9]
    Voir ci-dessous le Chant IX du poème.
  • [10]
    NSZ : Narodowe Si ły Zbrojne = Forces Armées Nationales de tendance démocratiques. Rien à voir, donc, avec « Nazi » comme la sonorité de ce sigle pourrait l’évoquer.
  • [11]
    Voir poème Chant IX ci-dessous. En réalité, l’infirmière l’a vigoureusement tiré en arrière comme on le ferait d’un enfant sur le point d’être écrasé par une voiture.
  • [12]
    Contrairement aux tours jumelles, l’immeuble du syndicat des cheminots a survécu aux dégâts de la guerre et peut être visité à l’heure actuelle.
  • [13]
    Simon Armitage (2007)
  • [14]
    « Lig », son nom de guerre, mourut le 4 août 1944. Toutes les personnes mentionnées ici sont identifiées par leur nom de guerre.
  • [15]
    Chrobry : nom propre ; forme archaïque en polonais de « vaillant ».
  • [16]
    De son vrai nom, Piotr Zacharewicz, ingénieur de formation et juif « caché ». Il fut très apprécié par sa compagnie. Il fut emprisonné par les Nazis. Après la guerre, il changea son nom en Peter Talbot et émigra en Australie, où il mourut en 1963, âgé de 50 ans.
  • [17]
    « Kruczkowski », nom de guerre.
  • [18]
    Un ancien cheval de fiacre.
  • [19]
    Les voisins orientaux avaient sans doute rassemblé des criminels, habillés en soldats.
  • [20]
    « Proboszcz », jugé être un homme d’un rare courage.
  • [21]
    Bernardo Bellotto, dit « Canaletto le jeune », neveu d’Antonio Canal, « Canaletto ». Grâce à ses tableaux, qui ont été sauvegardés, Varsovie a pu être reconstruite dans sa gloire du XVIIIe siècle.
  • [22]
    London, UK.
  • [23]
    Écrit en 1936.
  • [24]
    Écrit en mai 2014.
  • [25]
    Ce texte fut tout d’abord écrit par Jung en 1918, et repris en 1936
  • [26]
    « La notion de reliance, inventée par le sociologue Marcel Bolle de Bal, comble un vide conceptuel en donnant une nature substantive à ce qui n’était conçu qu’adjectivement, et en donnant un caractère actif à ce substantif. ‘Relié’ est passif, ‘reliant’ est participant, ‘reliance’ est activant […] » (Morin, 2004, p. 239).
  • [27]
    Voir à ce sujet E. Morin (2005) et (1994).
  • [28]
    Rappelons que le Soi représente « le centre archétypique de la personnalité totale, consciente et inconsciente » et par conséquent « une unification virtuelle de tous les opposés » (Agnel & Co, 2008, p. 171).
  • [29]
    Paul Valéry semble d’un avis approchant quand il dit : « L’existence des voisins est la seule défense des nations contre une perpétuelle guerre civile. » Œuvres II, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 948.
  • [30]
    Ce processus est également présent dans la relation transférentielle. Voir Raguet (2012).
  • [31]
    Taisen Deshimaru (1985, p. 248) ne dit pas autre chose à propos des relations, celles de couple en particulier, quand il affirme qu’elles ne sont pas « d’abord une cause, puis ensuite un effet, mais une relation mutuelle d’interdépendance. »
  • [32]
    L’article de François Martin-Vallas (2009), concernant les possibles bases neurophysiologiques du transfert, apporte indirectement un éclairage très intéressant sur cette troublante et complexe question de l’interaction cerveau/esprit/culture, en particulier par son explication du mécanisme de la mémoire.
  • [33]
    C’est Ann Kutek qui m’a signalé que la notion de symétrie/asymétrie était développée par le psychiatre-psychanalyse chilien Matte Blanco. Voir à ce sujet : http://fr.wikipedia.org/wiki/Ignacio_Matte_Blanco+
  • [34]
    Il y a eu, depuis, Solidarnosc, la chute du Mur de Berlin, la dissolution de l’URSS, l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne…
  • [35]
    Adepte et Soror seraient remplacés par « Conscient » et Anima et Animus par « Inconscient ». Voir C.G. Jung (1936 [1980]), p. 81).
  • [36]
    Contrairement aux tours jumelles, l’immeuble du syndicat des cheminots a survécu aux dégâts de la guerre et peut être visité à l’heure actuelle.

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