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Article de revue

Migration qualifiée, développement et égalité des chances. Une critique de la taxe Bhagwati

Pages 63 à 91

Notes

  • [*]
    Science politique à l’Université Paris Descartes, titulaire de la Chaire d’excellence CERSES (UMR8137) CNRS, Paris Sorbonne Cité. Adresse : CERSES, 45 rue des Saints Pères, 75270 Paris cedex 06. Courriel : speranta.dumitru@parisdescartes.fr. Je tiens à remercier tout particulièrement Emmanuel Picavet, Alain Marciano et deux évaluateurs anonymes de ce journal, ainsi que Martin Provencher, Olivier Nalin, Gustaf Arrhenius, Gregory Ponthière, Erik Malmqvist et les participants au Séminaire d’Economie et Philosophie de Paris.
  • [1]
    L’expression « fuite des cerveaux » a été lancée par les tabloïdes britanniques pour critiquer l’émigration des scientifiques britanniques vers les Etats-Unis. La préoccupation pour les pays en développement est apparue plus tard, une fois que les Etats-Unis ont changé la loi de l’immigration. Pour un rappel historique, voir Dumitru (2009).
  • [2]
    Cf. art 13(2) de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948.
  • [3]
    Le débat sur la « fuite des cerveaux » a opposé, à ses débuts, les économistes nationalistes comme Pitkin (1968) qui considéraient le problème du point de vue d’une économie nationale, aux économistes internationalistes, comme Johnson (1965), Johnson (1968), Grubel et Scott (1966) qui formulaient le problème du point de vue du bien-être mondial.
  • [4]
    Pour une présentation, voir Kapur et McHale (2006) ou Kapur et McHale (2005)
  • [5]
    Cf. Rapport mondial sur le développement humain (2009, p. 78). L’évaluation porte sur l’année 2007 et ne prend en compte que l’argent transféré par les canaux officiels.
  • [6]
    Drescher (1977), voir aussi Eltis (1987) et Fogel (1989).
  • [7]
    La seconde justification sera traitée dans la section suivante.
  • [8]
    Pour une évaluation de la surreprésentation des femmes migrantes dans les activités de care et le déclassement des migrantes diplômées, voir le rapport de l’OECD (2006). Ce phénomène est négligé par Hochschild (2002, p. 16) qui associe la migration d’une femme ayant des études d’ingénierie au care drain plutôt qu’au brain drain. Pour l’absence d’études sur la fuite des cerveaux féminins voir Kofman (2000), Morrison et al. (2007), Docquier et al. (2007).
  • [9]
    Cf. l’étude réalisée par la fondation Soros (2007) sur un échantillon de 2037 enfants roumains. À la question « qu’est-ce que tu ressens à l’égard de… ta santé, ta famille, ta vie dans son ensemble » les enfants sans parents migrants et les enfants avec le père migrant évaluent leur bien-être de la même manière. En revanche, la valeur de l’indice du bien-être subjectif est plus grande lorsque le père est parti que lorsque les deux parents sont présents cf. fondation Soros (2007, p. 27-28).
  • [10]
    Ces résultats sont confirmés aussi par Batistella and Conaco (1998) sur un échantillon de 709 enfants philippins.
  • [11]
    Rawls (1971, § 18) reprend ce principe de Hart (1955, p. 185).
  • [12]
    Adresse du Président Julius Nyerere, 12 mai 1964, citée par M Sinclair (1979, p. 19), notre traduction.
  • [13]
    La métaphore de « l’étreinte » est empruntée à Torpey (2000).
  • [14]
    Le mépris du droit à la libre circulation et de la valeur de l’argent semble être corroboré par certains faits historiques. Dans sa Déclaration d’Arusha, en 1967, le président Nyerere affirme que le développement fondé sur « l’argent » a échoué. Au centre de la politique basée sur l’unité et l’autosuffisance, qu’il allait mener comme politique de développement alternative, se trouve la création des villages Ujamaa (littéralement, togetherness), consistant à déplacer et concentrer les paysans vivant dans des fermes isolées.
  • [15]
    Tesón (2008) ; voir aussi Dumitru (2009, p. 130).
  • [16]
    Il y a des différences entre les exigences des critiques de la « fuite des cerveaux » et les lois des corporations. Entre autres, les sept années d’apprentissage conditionnaient l’exercice de tout métier, avec une obligation de fournir un travail non rémunéré. Mais à la différence des obligations à l’égard des Etats, celle à l’égard du maître prenait fin au terme d’une période déterminée. Pour une analyse critique du système de corporations, voir Adam Smith (1776, livre 1, chapitre 10).
  • [17]
    Cette expression a été forgée par Dworkin (1981, p. 312). L’idée avait été lancée par Nozick (1974, p. 279), en réponse à Rawls (1971, p. 106) qui avait considéré la distribution des talents dans une société comme un « collective asset ».
  • [18]
    En théorie, la taxe soviétique offrait au diplômé le choix entre le remboursement du coût de l’éducation et l’exercice du métier sur place. Certes, si ce coût doit être remboursé avant le départ et qu’il est estimé égal au bénéfice que le diplômé aurait apporté en travaillant sur place sa vie durant, le modèle maintient la situation d’esclavage, bien qu’il offre en théorie la possibilité d’un dédommagement monétaire.
  • [19]
    La citoyenneté comme base de prélèvement est utilisée par les Etats-Unis et les régimes fiscaux qui s’en inspirent, aux Philippines, la Nouvelle Zélande et auparavant le Mexique. Pour une analyse, voir Pomp (1989).
  • [20]
    Selon le présupposé lockéen, cf. Locke (1690, chapitre V).
  • [21]
    Développé par Okin (1989, ch. 5), cet argument était censé montrer l’inconsistance de la théorie de Nozick et des héritiers de Locke qui déduisent le droit de propriété d’une personne sur les fruits de son travail de la propriété d’elle-même et qui conduirait, selon Okin, à un mélange de matriarcat et d’esclavage intergénérationnel.
  • [22]
    Pour la défense de l’idée d’un fond global voir Steiner (1999) et Pogge (2001).
  • [23]
    McHale (2009, p. 381) envisage que la taxe Bhagwati alimente un fond pour le développement.
  • [24]
    Cf. aussi. Moellendorf (2002, p. 49).
  • [25]
    Pour le développement de cet argument voir Carens (1987) et plus récemment, Caney (2001), Moellendorf (2002), Loriaux (2008), etc.
  • [26]
    L’égalité des enjeux est à mi-chemin entre l’égalité des chances et l’égalité des résultats. Pour une défense de cette conception, voir Jacobs (2004).
  • [27]
    A quelques exceptions près, voir par ex. Chauvier (2006) pour une défense de l’immigration rationnée comprenant les plus pauvres des pays pauvres.

1« Fuite de cerveaux » et droit à l’émigration sont des idées qui s’opposent. Considérée comme « fuite des cerveaux », l’émigration des diplômés apparaît comme une action qui nuit au pays d’origine, une action d’autant plus préjudiciable que ce pays est pauvre [1]. Considérée comme droit humain fondamental, la possibilité de « quitter tout pays, y compris le sien » [2] est un choix protégé pour tout individu quel que soit son niveau d’éducation ou la richesse du pays qu’il veut quitter. Ces deux points de vue sont-ils conciliables – peut-on regarder une action comme un droit humain fondamental si l’on pense qu’elle nuit au développement des pays pauvres ? Au début des années 1970, bien avant que des recherches n’établissent que l’émigration qualifiée ne nuit pas nécessairement aux pays pauvres, l’économiste Jagdish Bhagwati a répondu par l’affirmative (Bhagwati 1972). Il a essayé de montrer qu’au lieu de chercher à réduire l’émigration des diplômés, les pays pauvres pouvaient en bénéficier, en taxant les revenus que les migrants gagnaient dans les pays d’immigration. Les migrants devaient ainsi payer une surtaxe (s’ajoutant aux impôts du pays d’accueil) à la hauteur de 10% de leur revenu qui aurait été reversée aux pays pauvres. Cette taxe devait être prélevée pendant 10 ans, période que Bhagwati considérait comme suffisante pour que l’émigré acquière une nouvelle citoyenneté. Par cette proposition, Bhagwati pensait concilier le droit fondamental à l’émigration et la préoccupation pour le développement des pays pauvres.

2L’objectif de cet article est de montrer qu’il n’est pas nécessaire de surtaxer les migrants qualifiés pour concilier le droit à l’émigration et la justice sociale. Au contraire, ce sont les restrictions à la mobilité, y compris à l’émigration, qui sont incompatibles avec les exigences de la justice sociale. S’il est vrai que l’égalité des chances est un réquisit minimal de justice sociale et que l’accès à l’opportunité implique la mobilité, alors la position des critiques de la « fuite de cerveaux » qui cherchent à restreindre la mobilité des personnes nées aux pays pauvres, ne satisfait pas aux exigences minimales de justice sociale.

3Cet article est divisé en trois parties, correspondant à trois façons de justifier la taxe Bhagwati. Chacune des parties rejette l’une de ces justifications, à savoir : 1) les migrants diplômés devraient compenser la perte que leur départ cause au pays ; 2) les migrants dont l’éducation a été assurée par un financement public ont des obligations envers la communauté d’origine ; 3) les migrants diplômés doivent payer un impôt pour compenser l’inégalité d’opportunités créée entre eux et leurs compatriotes restés au pays.

Toute perte doit-elle être compensée par ceux qui l’ont causée ?

4La principale justification d’une taxe sur les migrants qualifiés est de fournir une compensation pour la contribution que les diplômés auraient apportée au pays, s’ils n’avaient pas émigré. C’est la façon dont Bhagwati avait justifié sa taxe (Bhagwati et Delalfar 1973). Son raisonnement éthique peut être reconstruit de la manière suivante :

(1)
(Principe de réparation) : Toute personne doit compenser les pertes que son action volontaire a causées à des tiers.
(2)
(Perte) : En quittant volontairement un pays, les travailleurs qualifiés n’apportent plus une contribution au bien-être de ce pays.
(3)
Les migrants qualifiés doivent compenser le pays d’origine pour les pertes causées par leur départ.

5Il est vrai que dès le début du débat sur la « fuite des cerveaux », plusieurs économistes avaient critiqué la 2 e prémisse de ce raisonnement, en contestant le fait que le pays d’origine subit une perte de bien-être suite à l’émigration des diplômés. En effet, la contribution que les diplômés auraient apportée au pays, s’ils n’avaient pas émigré, représente davantage un manque à gagner qu’une perte proprement dite. Mais c’est surtout le Principe de réparation (1 re prémisse) que l’on contestera ici. L’idée que la perte de bien-être subie par un pays soit compensée par ceux qui l’ont causée associe deux présupposés : l’un consiste à dire que toute perte doit être compensée et l’autre, que la compensation doit être faite par ceux qui ont occasionné la perte. Ces présupposés sont tous deux critiquables.

Perte ou manque à gagner ?

6Dès le début du débat sur la « fuite des cerveaux », plusieurs économistes ont nié qu’un pays puisse accuser une quelconque perte suite à l’émigration, s’il est concerné par le bien-être et non par le nombre de ses habitants [3]. Premièrement, il n’y a pas de perte, selon eux, si le bien-être est formulé en termes de revenu. L’émigration semble plutôt Pareto supérieure : tandis que le revenu du migrant est supposé augmenter, le revenu de ceux qui restent ne diminue pas. Au contraire, si son travail est rémunéré à sa valeur sur le marché, son départ augmentera le ratio capital/travail du pays et son absence permettra aux professionnels de son métier de voir leur salaire réévalué à la hausse. À court terme, cette hausse aura pour effet négatif une augmentation des inégalités, mais la perspective des revenus accrus dans la profession stimulera la compétition et de nouveaux postulants souhaiteront acquérir la qualification requise. Deuxièmement, il ne devrait pas y avoir de perte fiscale. On pourrait penser que par son départ, l’émigrant prive le pays de sa contribution fiscale. Or, l’émigrant amène certes avec lui sa contribution potentielle, mais aussi sa revendication à une part des bénéfices collectifs. Lorsque son départ est définitif, l’émigrant ne risque plus d’être à la charge de la collectivité. Troisièmement, la perte pourrait être formulée en termes d’externalités positives, c’est-à-dire d’effets bénéfiques non rémunérés dus à la simple présence du professionnel dans la collectivité. Selon certains, cette perte serait minime, si l’esprit organisationnel, la créativité ou la contribution à la vie politique étaient liés à la personnalité de chacun et non à une profession en particulier (Grubel et Scott 1966). A moins que l’on ne suppose que ces qualités conduisent à l’émigration, elles semblent distribuées aussi bien parmi les émigrés que parmi ceux qui restent.

7Ce raisonnement présuppose donc que sur un marché, les seuls effets négatifs de l’émigration sont dus à des déséquilibres temporaires. Plus la substituabilité du diplômé est grande et la durée de formation courte, plus le déséquilibre causé par l’émigration sera faible. Cependant, tous les pays ne sont pas organisés comme des marchés : ils n’ajustent pas facilement la main d’œuvre aux besoins et ne rémunèrent pas les diplômés à la valeur qu’ils auraient sur un marché mondial. Les inégalités entre pays pourraient être exprimées en termes de capacités à répondre à de tels déséquilibres. Ainsi, plus l’économie d’un pays est planifiée, plus sa capacité à remplacer la main d’œuvre est réduite. Mais surtout, plus un pays manque de ressources, et donc de capital à investir dans l’éducation, plus son incapacité à produire et à remplacer les travailleurs qualifiés aura des effets dramatiques. Il est certain que dans ce pays, le diplômé contribue au bien-être collectif beaucoup plus que ne le montre sa fiche de paye. C’est cette différence considérable entre la valeur de son travail et le salaire perçu qui devrait être compensée par la taxe Bhagwati (Bhagwati et Delalfar 1973, p. 94).

8Cependant, si grande que soit la différence entre la valeur du travail d’un diplômé et sa rémunération, le pays ne perd pas pour autant suite à l’émigration. Au contraire, vers la fin des années 1990, de nombreuses études ont commencé à montrer que les pays pauvres gagnent grâce à l’émigration (Mountford 1997 ; Beine et al. 2001). Ces études vont généralement au-delà de l’effet d’absence du diplômé, ressenti à court terme. D’ailleurs, sa simple présence ne garantit pas la productivité car, comme Bhagwati le reconnaissait, à défaut des conditions propices « le cerveau […] peut fuir plus vite en restant assis au mauvais endroit qu’en voyageant à Cambridge ou à Paris » (Bhagwati 2004, p. 214). En effet, l’émigration représente un gain net pour les pays pauvres si l’on prend en compte trois autres variables : l’effet prospectif (l’influence des perspectives d’émigration, notamment sur l’investissement personnel et institutionnel dans l’éducation) ; l’effet de diaspora (la valeur des transferts d’argent, des échanges commerciaux et technologiques dus à la diaspora) ; l’effet de retour (les migrants qui retournent ont un meilleur capital humain, financier et organisationnel) [4]. Si l’on ne se réfère qu’aux transferts d’argent, on peut certes déplorer que les sommes envoyées par les migrants diplômés ne soient pas directement proportionnels à leurs revenus (Faini 2007). Toutefois, si l’on compte la valeur totale de ce que reçoivent les pays en développement, le volume des transferts d’argent des migrants est considérable : il dépasse les investissements économiques étrangers dans les pays pauvres et représente aujourd’hui plus de quatre fois l’aide au développement [5]. Autrement dit, ce que font les migrants de manière bénévole dépasse de loin ce que font les Etats de façon altruiste et les entrepreneurs de façon intéressée.

Faut-il compenser un manque à gagner ?

9Même si l’effet de diaspora représente une aubaine pour de nombreux pays en développement, il n’est pas excessif de vouloir obtenir une compensation du seul effet d’absence. Ce souhait est légitime, car quelle demande de dédommagement serait invalidée seulement parce que le plaignant possède d’autres sources de revenu et ne subit pas de perte nette ?

10Mais est-il vrai que toute perte doive être réparée ? En dehors du cas de l’émigration, nous ne pensons pas que le simple fait, pour un pays, de subir une perte justifie un dédommagement. Probablement, l’un des contre-exemples les plus persuasifs est l’abolition de l’esclavage. Après un vif débat, les historiens en sont aujourd’hui arrivés à considérer que l’abolition de l’esclavage était économiquement irrationnelle pour les pays qui l’ont décidée. Certains sont allés jusqu’à décrire la perte subie par l’Empire Britannique par le néologisme econocide, un suicide économique [6]. Cela peut paraître excessif, mais quelle que soit la valeur de cette perte, nous ne jugeons pas que l’Empire Britannique doit être compensé et encore moins que ce sont les bénéficiaires de l’abolition qui doivent en faire les frais. Le simple constat d’une perte ne suffit pas pour justifier un dédommagement. Nous estimons que seules les pertes injustes doivent être réparées. Mais cela suppose que la question de la justice et de la définition de ce à quoi on a droit est prioritaire et doit être décidée avant de déterminer qu’une perte doit être compensée. La question est alors : un pays a-t-il droit à ce que ses diplômés n’émigrent pas ?

11Le pays peut prétendre à une réparation pour deux raisons : d’une part, la valeur des externalités positives liées à la présence du diplômé et d’autre part, les coûts de son éducation [7]. La justification de la taxe Bhagwati invoque la première raison. Par définition, les externalités se réfèrent à des effets du travail et de la présence du diplômé qui ne sont pas rémunérés. Or, en dehors du cas de l’émigration, il est rare que nous croyions avoir un droit aux bénéfices issus d’un travail non rémunéré ou de la présence de certaines personnes à nos côtés. Lorsque ces personnes arrêtent de produire les bénéfices – parce qu’elles changent de métier ou parce qu’elles déménagent – nous ne considérons pas qu’elles doivent compenser notre manque à gagner, ce que nous aurions gagné si la situation était restée la même. On peut en déduire qu’habituellement, nous respectons le droit de chacun à changer de métier ou à déménager tout en acceptant les effets externes négatifs que l’exercice de ces droits implique sur des tiers. À l’inverse, chercher, comme le font les critiques de la « fuite de cerveaux », à évaluer le manque à gagner et soutenir que les diplômés doivent le compenser, c’est montrer le peu de poids que l’on accorde à un droit pourtant reconnu comme universel, le droit à l’émigration.

12À cette indifférence au droit à l’émigration, s’ajoute un biais qui tend à renforcer la conviction que les émigrants doivent compenser les effets de leur départ. Notre jugement semble biaisé par le souci pour les pays en développement, où de nombreux besoins élémentaires ne sont pas satisfaits. Lorsque le diplômé émigre, il prive ceux qui sont déjà très pauvres de l’opportunité d’être un peu moins pauvres. Le principe selon lequel un manque à gagner doit être compensé par la personne qui l’a causé reste encore très plausible.

13Mais ce nouvel assentiment est biaisé. Pour l’illustrer, prenons l’exemple de certaines auteures féministes qui sont tombées dans le piège de ce principe. Traditionnellement, les féministes s’opposent à la division sexuée du travail et à la relégation des femmes à la tâche d’élever les enfants. Mais au début du XXI e siècle, des auteures comme Arlie Hochschild et Barbara Ehrenreich ont commencé à dénoncer ce qu’elles appellent le care drain, l’émigration des femmes pour exercer les métiers du care (carework) dans les pays riches (Hochschild 2000 ; Ehrenreich et Hochschild 2002). Ces auteures expliquent que les inégalités globales engendrent une « crise de care » : les femmes des pays riches offrent des incitations financières aux femmes des pays pauvres qui quittent ainsi leurs propres familles. Seulement, en élaborant cette critique, ces auteures réaffirment la division sexuée du travail (Dumitru 2011). Lorsqu’elles pointent du doigt le fait que les femmes migrantes prennent soin des enfants des pays riches au détriment de leurs propres enfants et que leur départ cause une « crise de care », elles supposent que les enfants doivent être élevés par leurs mères. Incidemment, la position des femmes elles-mêmes est négligée dans cette analyse : assimilées partout aux activités de care – non rémunérées dans les pays pauvres et mal rémunérées dans les pays riches – ces femmes entretiennent toutefois leurs familles restées dans les pays pauvres, et ce au prix de la discrimination, du déclassement et de l’exploitation qu’elles subissent dans les pays riches [8]. Mais l’analyse de Hochschild est centrée sur les enfants et la « crise de care » générée par le départ des femmes. Or, si crise de care il y a, elle n’est pas seulement due aux inégalités globales et au désir des mères d’améliorer leur sort par la migration : la division du travail domestique dans le pays d’origine fait aussi partie de l’explication. En effet, lorsque les pères ne sont pas tenus de s’occuper des enfants, l’absence des pères ne crée pas de crise de care, elle passe inaperçue. Certaines études ont même montré que le niveau de bien-être des enfants dont le père est migrant est identique, voire meilleur que celui des enfants qui n’ont aucun parent migrant [9]. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que l’absence de la mère ait un impact négatif sur le bien-être de l’enfant [10].

14Cet exemple montre que l’attention accordée à la perte causée par l’émigration biaise notre jugement. Nous avons tendance à voir cette perte comme une séquence isolée, négligeant les conditions de rareté préalable qui font que l’émigration produit une perte. Car la pénurie de care n’est pas créée par le départ des mères : elle existe déjà du fait qu’elles sont les seules à s’occuper des enfants. Si l’on pense que les enfants doivent être adéquatement protégés, la meilleure réponse politique ne consiste pas à « attacher » leurs mères au foyer. Lorsque l’on a permis aux femmes de travailler en dehors de la maison, il y a bien eu une perte de care, mais plus personne aujourd’hui ne soutient sérieusement que les femmes n’ont pas le droit de travailler parce que les enfants sont moins bien soignés. La meilleure politique – et, en effet, la seule acceptable – est celle qui adapte la protection des enfants à la liberté des femmes.

15De façon analogue, dans le débat sur la « fuite des cerveaux », on considère qu’un pays peut traiter la pauvreté en attachant ensemble ses citoyens. Les solutions que l’on propose sont encore plus brutales que dans le cas du care drain. En effet, personne n’a encore envisagé de répondre à la crise du care par des politiques d’émigration qui interdisent aux mères, plutôt qu’aux pères, de quitter le pays ou qui obligent les femmes, plutôt que les hommes, à compenser leur départ par une taxe. Mais dans le débat sur la « fuite des cerveaux », les solutions sont toutes fondées sur la discrimination des personnes diplômées, plutôt que non diplômées, dans l’exercice du droit humain à l’émigration. Or, si l’analogie devait être menée à son terme, le véritable problème d’un pays pauvre est sa capacité à répondre aux besoins fondamentaux des citoyens et à produire de la main d’œuvre qualifiée, en s’ajustant à la mobilité de cette dernière. Le jugement des critiques du « brain drain » et du « care drain » est similairement biaisé, en se concentrant sur les effets immédiats produits par la mobilité des personnes, plutôt que sur le problème structurel de rareté des ressources.

Éducation oblige ?

16Si le manque à gagner du pays ne justifie pas une compensation par les émigrants diplômés, peut-être le financement de leurs diplômes par la collectivité la justifie-t-il davantage. Cette hypothèse semble s’appuyer sur un principe d’équité qui soutient qu’une personne qui accepte librement des avantages, comme celui de l’éducation, a des devoirs de réciprocité [11]. Le raisonnement est le suivant :

(4)
(Principe de réciprocité) : Nul ne peut tirer profit de la coopération des autres sans assumer des devoirs de réciprocité.
(5)
(Éducation publique) : Faire des études dans un établissement public, c’est tirer profit de la coopération des autres
(6)
En faisant des études dans un établissement public, on assume des devoirs de réciprocité.

17L’éducation oblige, serait la conclusion de ce raisonnement. Bon nombre d’auteurs seraient d’accord avec ce dicton, sans être d’accord sur la question de savoir qui est obligé et à quoi.

Le sens de l’obligation

18À la question de savoir qui est obligé par l’éducation, les réponses peuvent diverger selon la conception que l’on a de l’éducation publique. Une première conception, présente dans la littérature sur la « fuite des cerveaux », confirme la prémisse (5) : l’éducation est un privilège offert grâce aux efforts collectifs. Lorsqu’une communauté décide de dépenser ses ressources dans l’éducation plutôt que de les orienter vers d’autres biens, elle fait un investissement et est en droit d’attendre un retour. Et plus un pays est pauvre, plus le dommage causé par le départ du diplômé apparaît comme grave. Le président tanzanien Julius Nyerere est allé jusqu’à comparer le diplômé qui émigre à un traître :

19

Pour l’éducation de certains de nos citoyens, on aura dépensé des montants importants d’argent, tandis que pour celle des autres, on ne dépense rien. Ceux qui reçoivent ce privilège ont donc un devoir de rembourser le sacrifice fait par les autres. Ils sont comme l’homme auquel un village affamé donne toutes ses vivres afin qu’il ait assez de force pour ramener les provisions d’un endroit lointain. S’il prend ces vivres et n’apporte pas d’aide à ses frères, il est un traître [12].

20Dans la littérature sur l’égalité des chances, la conception de l’éducation publique est différente de celle exprimée dans la prémisse (5). Selon cette conception, l’éducation est une source d’obligation non pas pour les jeunes qui en bénéficient, mais pour les générations aînées qui doivent la financer. L’ensemble des théories de l’égalité des chances considère l’éducation non pas comme un privilège, mais comme un moyen permettant à une personne d’augmenter ses chances de trouver un emploi et de vivre une vie meilleure. Toutes choses égales par ailleurs, plus une personne est éduquée, moins elle sera contrainte par la pauvreté. Dans cette optique, l’éducation est un moyen censé fournir l’accès vers un ensemble aussi étendu que possible d’opportunités. Si l’ensemble d’opportunités était également ouvert à tout un chacun, indépendamment de son origine, cela impliquerait, comme le dit le philosophe Darrel Moellendorf, que

21

un enfant élevé dans le Mozambique rural aurait statistiquement les mêmes chances que l’enfant d’un cadre supérieur d’une banque suisse d’atteindre la position d’un cadre supérieur d’une banque suisse.
(Moellendorf 2002, p. 49, notre traduction)

22Il n’est pas nécessaire d’adopter l’idéal ambitieux de Moellendorf pour réaliser combien ces deux conceptions sont opposées. Elles divergent sur le rôle des générations aînées : tandis que pour une conception, les générations aînées sont obligées d’assurer le financement solidaire de l’éducation, pour l’autre, le financement de l’éducation est un choix qu’une communauté peut faire, en espérant un retour sur l’investissement. Elles divergent aussi sur le but de l’éducation : tandis que pour l’une, l’éducation est un moyen de rendre une personne plus libre, en lui permettant d’espérer un niveau de vie aussi élevé que possible, pour l’autre conception, l’éducation est un moyen d’améliorer de façon limitée le sort d’une personne, à condition et dans la mesure où elle améliore à son tour le sort de sa communauté. Elles divergent enfin sur la vision du lien entre l’enfant et la famille : tandis que pour l’une, l’éducation doit libérer l’enfant du désavantage que lui crée éventuellement son origine familiale, pour l’autre conception, l’éducation attache le sort de l’enfant à celui de sa communauté d’origine conçue comme une grande famille.

23Certains pourraient prétendre que la pauvreté explique une grande partie de la divergence entre ces deux conceptions. Un pays pauvre n’est évidemment pas plus libre qu’un pays riche d’investir dans l’éducation, mais l’absence cruelle de ressources exige des choix politiques réfléchis. Si le peu d’argent public est orienté vers quelques membres de la communauté et que ceux-ci émigrent, l’argent sera entièrement perdu pour la collectivité. Dès lors, le pays pauvre n’a d’autre choix que d’étreindre les citoyens [13] et de serrer les liens de la communauté nationale.

24La validité du dicton éducation oblige dépendrait-elle donc de la pauvreté du pays ? En réalité, elle dépend de la valeur que l’on attache aux frontières plus que de l’attention portée à la pauvreté. Car en dehors du contexte international, l’idée que plus on est pauvre, plus on est obligé à l’égard de la communauté d’origine perd toute crédibilité. Imaginons un instant un pays où les coûts de l’université sont financés en grande partie par les familles ou par les communautés villageoises. Certaines familles ou villages sont pauvres, d’autres sont plus aisées. Si l’éducation créait plus d’obligations pour les pauvres, il s’ensuivrait que les enfants provenant d’un milieu défavorisé devraient retourner travailler dans leur famille ou dans leur village, ou encore payer une taxe qui leur est destinée. La première conséquence de notre dicton serait donc que plus vous êtes né pauvre, moins vous êtes libre de prospérer et inversement, plus vous êtes né riche, moins vous avez d’obligations. Il est difficile de croire qu’un tel principe serait approuvé par une quelconque théorie de la justice sociale. La seconde conséquence serait que certains jeunes nés dans des familles ou villages pauvres vont refuser les subventions aux études, en espérant gagner un revenu meilleur en échange d’un travail non qualifié dans les zones plus riches. Si leurs calculs s’avèrent corrects, la conséquence du dicton est que plus vous êtes pauvre, moins vous êtes incité à vous en sortir par l’éducation. Cela n’est sans doute pas l’objectif des politiques de développement.

Le contenu de l’obligation

25La véritable difficulté des critiques de la « fuite des cerveaux » est de ne pas pouvoir appuyer leurs conclusions sur le principe de réciprocité. Même si l’on voit l’éducation comme une source d’obligation pour ceux qui en bénéficient (selon la prémisse 5), les obligations que les critiques de la « fuite de cerveaux » assignent aux diplômés dépassent largement ce que la réciprocité requiert. Ni le retour au pays, ni la taxe Bhagwati ne peuvent être défendus au nom de la réciprocité.

26Dans le réquisitoire du président tanzanien l’obligation que ne respecte pas le diplômé est le retour au pays. Julius Nyerere compare le migrant diplômé à quelqu’un parti chercher des ravitaillements dans un endroit lointain et qui ne revient plus aider ses proches. Cette comparaison suggère une vision instrumentale-collectiviste de l’éducation : éduquer une personne, c’est lui donner pour mission de sauver sa collectivité. Mais le poids de cette mission est ici dissimulé. L’analogie crée l’illusion qu’il suffirait d’un acte simple – apporter les ravitaillements promis – pour que le diplômé s’acquitte de son obligation. Agir autrement, c’est trahir. Or, ce jugement semble fondé sur une promesse dont on ne précise pas le contenu : quelle est la valeur des ravitaillements promis, peuvent-ils être acheminés sans revenir sur place ? L’analogie suggère plutôt que le fait de retourner au pays, c’est toujours retourner avec exactement ce que l’on doit. Si la valeur des ravitaillements est si secondaire, on peut se demander si ce que l’on appelle « trahison » n’est pas le fait de ne pas retourner se mettre au service de sa communauté. Si tel est le cas [14], il s’ensuivrait que l’investissement dans l’éducation crée des obligations dont on ne peut être déchargé qu’en exerçant son métier sur place, aussi longtemps que la communauté qui a financé le diplôme en a besoin.

27Une telle obligation dépasse largement ce que la réciprocité requiert. L’investissement dans l’éducation ne peut pas créer l’obligation, pour le diplômé, de travailler indéfiniment pour la communauté qui l’a financé. Même si l’on indexe la valeur de l’investissement sur les ressources de la communauté, en tenant compte de l’importance de la dépense pour une communauté dépourvue de ressources, il doit toujours être possible de spécifier la valeur de ce que le diplômé doit en retour. En dehors du cas de l’immigration, tout contrat qui prévoirait qu’une partie s’engage, en échange du financement de son éducation, à travailler pour une autre aussi longtemps que cette dernière en a besoin serait considéré comme un contrat de réduction en esclavage (self-enslavement).

28Comme le souligne Fernando Tesón, l’attention portée à la « fuite des cerveaux » est incompatible avec le respect de la propriété de soi [15]. En effet, chercher des moyens coercitifs permettant à un pays de jouir pleinement du travail de « ses » diplômés, c’est ne pas reconnaître le droit des diplômés à disposer d’eux-mêmes : à choisir où, pour qui et pour quel salaire ils travaillent. Dans ce sens, les diplômés ne sont pas considérés comme les pleins propriétaires d’eux-mêmes (full self-owners), pas plus que ne l’étaient les apprentis dans les corporations médiévales. Ceux-ci étaient tenus, en échange de l’apprentissage, de travailler pendant une période déterminée, au service des maîtres qui leur ont appris le métier [16]. De nos jours, ce sont les Etats qui, aux yeux des critiques de la « fuite des cerveaux », devraient être les propriétaires de jure de « leurs » diplômés. Ronald Dworkin a appelé « esclavage des talentueux » un régime où la communauté s’arroge un droit sur l’exercice des talents des individus [17].

29Or, non seulement la critique de la « fuite des cerveaux » n’est pas compatible avec la propriété de soi, mais elle élabore et légitime un mécanisme d’appropriation des talents individuels. L’Etat est supposé acquérir des droits de propriété sur l’exercice des talents individuels par le financement de l’éducation. L’éducation, si elle créé des obligations pour les diplômés et des droits pour la collectivité, devient ainsi un outil d’asservissement des premiers à la seconde, une façon de prendre autrui pour un moyen, « de considérer les capacités et les talents des gens comme les ressources d’autrui » (Nozick 1974, p. 228).

30Si l’obligation du retour définitif au pays semble difficilement défendable, qu’en est-il de la taxe Bhagwati ? Certains auteurs ont soutenu que

31

même un contrat de courte durée, exigeant la réalisation des tâches de routine et inoffensives est un contrat de mise en esclavage et par conséquent légalement inapplicable s’il empêche les employés de dédommager en argent la réalisation des tâches promises.
(Kronman 1983, p. 779)

32Vu sous cet angle, le payement d’une taxe est bien une solution : elle sauve la norme éducation oblige du domaine des contrats d’esclavage. La taxe Bhagwati (tout comme la taxe d’émigration soviétique [18]) permettrait donc de pouvoir racheter sa dette, en gardant sa liberté.

33En réalité, la taxe Bhagwati est confrontée aux mêmes difficultés que l’obligation de retour au pays. La première difficulté est de ne pas pouvoir être justifiée par le principe de la réciprocité. En effet, la taxe Bhagwati ne rembourse pas une dette déterminée. La raison n’est pas que la taxe a été conçue comme une compensation de l’effet d’absence du diplômé plutôt que comme un remboursement de l’investissement dans l’éducation (Bhagwati et Dellalfar 1973). La raison est qu’elle est indexée sur le revenu de celui qui la paye. Prélever 10% pendant 10 ans du revenu des émigrants diplômés signifie que dans certains cas, leur éducation aura été rachetée plusieurs fois, tandis que dans d’autres, elle sera loin d’être remboursée. Par exemple, deux diplômées issues d’une même école tanzanienne n’honoreront pas de la même manière le devoir de réciprocité si l’un immigre en Afrique du Sud et l’autre, en Suisse. La taxe Bhagwati ne paye pas les mensualités d’un prêt étudiant, mais celles d’un impôt sur la citoyenneté au-delà des frontières [19].

34La deuxième difficulté vient du fait que la taxe Bhagwati est une taxe connectée aux talents. Si elle ne revient pas à conférer aux Etats un droit de réduire en esclavage les personnes éduquées, elle institue toutefois une forme de propriété intellectuelle sur les individus. Tout comme l’auteur d’un livre, sans être propriétaire de chaque exemplaire, a un droit sur son écrit et gagne un pourcentage de la vente de chaque ouvrage, de même l’Etat s’arroge un droit sur les diplômés. Sans être propriétaire de chaque individu, il perçoit un pourcentage à chaque départ à l’étranger d’un talent qu’il a éduqué. L’investissement dans l’éducation devient, pour l’Etat, une source de royalties.

35D’aucuns ne trouveront rien à contester dans cette forme de propriété. Si l’auteur a un droit sur son écrit en raison du travail et des ressources qu’il y a investis, pourquoi l’Etat n’aurait-il un droit sur le diplômé, en raison des dépenses engagées pour sa formation ? Mais cette analogie est contestable pour au moins trois raisons. La première réside dans l’asymétrie entre les matières premières sur lesquelles agit le travail de l’auteur et respectivement, de l’Etat éducateur. À supposer que le travail confère des droits de propriété sur la matière transformée [20], cette matière représente un ouvrage inerte dans un cas et une personne humaine, dans l’autre. Deuxièmement, à la différence du travail sur une matière inerte, l’éducation n’agit sur une personne que si celle-ci fait un effort. En effet, la conception de l’éducation que les critiques de la « fuite des cerveaux » endossent voit l’éducation simplement comme un bénéfice, un bien qui se consomme comme on sirote une boisson un jour ensoleillé. Or, si le bien de l’éducation, notamment supérieure, ne peut pas être consommé sans une quantité significative de travail de la part du « bénéficiaire », celui-ci acquiert aussi des droits de propriété. Troisièmement, si le travail sur une personne devait conférer des droits sur celle-ci, il est des prétendants beaucoup plus légitimes à ce droit que l’Etat. En effet, le premier travail qui fabrique entièrement une personne humaine est celui « douloureux, prolongé et risqué d’une femme qui produit un enfant » (Shaw 1984, p. 21) [21]. Ne serait-il pas plus légitime de payer la taxe Bhagwati au bénéfice des mères, plutôt que des Etats ? Et si, plus tard, la vie d’une personne est sauvée par un médecin, celui-ci ne serait-il pas en droit de prétendre que la santé oblige et qu’une partie des revenus futurs de la personne traitée lui revient de droit ? Dans ce contexte de conflit entre les « propriétaires », dont le nombre peut être multiplié à l’infini, les prétentions monopolistes de l’Etat sont difficilement défendables.

36Pour résumer, le dicton éducation oblige ne saurait justifier, au nom de la réciprocité, plus que le coût de l’éducation elle-même. La vision de l’éducation comme investissement et moyen de collecter des royalties pour les Etats s’oppose à une vision de l’éducation comme moyen d’accès aux opportunités pour les jeunes. Si l’on reconnaît que « les humains ne poussent pas du sol comme les champignons » mais qu’ils ont besoin d’assistance pour devenir des adultes (Kittay et al. 2005, p. 443), alors les générations adultes ne sont pas libres de ne pas investir leurs ressources dans l’éducation lorsque cet investissement ne leur paraît pas suffisamment rentable. L’éducation oblige certes, mais elle oblige d’abord les générations aînées. Son financement solidaire permet d’éviter qu’une inégalité des chances trop grande ne s’installe au sein de la jeune génération. Le coût de l’éducation ne devrait-il pas alors être financé par un fond global [22] ?

Faut-il taxer la migration ?

37Si la taxe Bhagwati ne peut être justifiée ni par le manque à gagner du pays, ni par l’investissement dans l’éducation, pourquoi ne l’utiliserait-on pas pour corriger les inégalités [23] ? En particulier, ses recettes pourraient corriger l’inégalité des chances qui semble augmenter avec l’immigration. Le raisonnement serait le suivant :

(7)
(Égalité des chances) : La justice demande d’égaliser (autant qu’il est possible) l’accès aux opportunités.
(8)
(Migration) : Par immigration, certains accèdent à plus d’opportunités que leur concitoyens restés au pays.
(9)
La justice demande de taxer les migrants pour compenser les moindres opportunités de leurs concitoyens.

38La perspective de ce raisonnement est nationaliste dans le sens où le cadre de référence choisi pour évaluer et remédier à l’inégalité des chances est limité aux personnes nées dans le même pays. Mais sa perspective est aussi sédentariste, en ce sens que la compensation pour l’inégalité des chances est faite en taxant la mobilité. En l’absence de ces deux présupposés, la conclusion alternative serait :

(9*)
La justice demande de favoriser l’immigration.

39Le but de cet article n’est pas de défendre cette conclusion, mais seulement de rejeter la conclusion (9), selon laquelle la migration reconnue comme moyen d’accès à l’opportunité doit donner lieu à une taxe pour compenser l’inégalité ainsi créée entre les opportunités de ceux qui partent et celles de ceux qui restent. Pour comprendre ce qu’il ne tourne pas rond dans l’idée de taxer la migration, il n’est pas besoin d’endosser une conception de l’égalité des chances à l’échelle globale. Il suffit de se demander d’une part, si l’égalité des chances est compatible avec la ségrégation territoriale et d’autre part, si l’accès à plus d’opportunités est l’objet propre de la taxation.

Chances égales, mais séparés ?

40En matière d’égalité, le programme capable de rassembler le plus des penseurs égalitaristes cible deux objectifs. Le premier vise l’égalité des chances laquelle apparaît « aux yeux de nombreux auteurs, [comme] un but égalitaire minimal, (éventuellement) questionnable pour être trop faible » (Nozick 1974, p. 235 nous soulignons) [24]. Le second vise les inégalités globales dont la réduction s’impose, mais dans le cadre des États séparés. « Égaux mais séparés » pourrait bien être le slogan de cet objectif. Mais ce programme est-il cohérent ?

41Par sa justification première, l’égalité des chances est un idéal de justice globale [25]. L’idée que nul ne doit être pénalisé en raison de son origine sociale, de son sexe ou de sa couleur de peau est justifiée avant tout par le fait que nul ne choisit les circonstances de sa naissance. Or, comme son pays de naissance n’est pas davantage choisi que son origine sociale, la portée de l’idéal d’égalité des chances devrait être globale, indifférente au pays de naissance. Mais pour le plaisir de l’argument, évitons ici tout recours à des positions que les critiques de la « fuite des cerveaux » n’accepteraient pas facilement. Limitons notre raisonnement à un seul pays : l’égalité des chances serait-elle compatible avec un pays divisé en régions « égales, mais séparées » ?

42On peut soutenir, comme l’avait fait le Juge Henry B. Brown dans la célèbre affaire Plessy c. Ferguson, que la séparation est compatible avec l’égalité. Selon lui, la séparation à elle seule n’est susceptible ni de réduire les privilèges, les immunités et la propriété de quiconque, ni de nier l’égale protection des lois. La séparation, pourrait-on dire, n’est outrageante que lorsqu’elle est accompagnée d’inégalités et qu’elle sert à les amplifier. Mais une fois que l’on s’est assuré que les opportunités sont strictement égales dans chaque région, la séparation entre régions n’a plus rien de répréhensible.

43Cet argument lance un vrai défi au théoricien de l’égalité des chances. Si deux régions du même pays enferment exactement les mêmes opportunités et que les habitants ont exactement le même accès aux opportunités de leur région mais pas de l’autre région, peut-on encore dire que la frontière régionale prive ces habitants d’un accès égal aux opportunités ?

44La réponse à cette question est fondamentale pour les théories de la justice en matière d’immigration. En effet, bon nombre d’auteurs adoptent une position que j’appelle sédentariste : ils pensent que la mobilité est une condition exceptionnelle, qui ne caractérise pas « la nature humaine » et que l’on ne peut expliquer que par la présence des inégalités :

45

les êtres humains se déplacent beaucoup, mais pas parce qu’ils aiment se déplacer. Ils sont, pour la plupart, enclins à rester là où ils sont, à moins que leur vie ne soit très difficile dans l’endroit en question.
(Walzer 1983, p. 70)

46Ces auteurs considèrent qu’en l’absence d’inégalités, il n’y aurait ni migration, ni autre changement :

47

Imaginez un monde dans lequel il n’y a aucune différence significative, politique ou de richesse, entre les unités d’appartenance distinctes […] Dans un tel monde, […] il n’y a aucune motivation pour le changement et la migration.
(Shachar 2009, p. 5 notre traduction)

48Considérant la migration comme toujours forcée, ces auteurs proposent des trade-off entre l’aide au développement et l’immigration pour ramener la « pression migratoire » « à l’équilibre ». Toute préférence impliquant la mobilité leur apparaît comme rare ou excentrique :

49

La persécution, l’oppression et l’absence d’opportunité sont sûrement les principales incitations à la migration […]. Un individu pourrait chercher à migrer afin de s’éloigner autant que possible de sa famille, de maitriser une langue étrangère ou de vivre dans un pays où les gens ont l’habitude de faire la sieste. Par simplicité, je supposerai que de telles préférences ne favorisent pas un pays plutôt qu’un autre.
(Cavallero 2006, p. 105, notre traduction, nous soulignons)

50Au niveau politique, ces auteurs réduisent les politiques d’admission de migrants à des politiques de réduction des inégalités et considèrent donc les premières comme des solutions « second best » aux secondes :

51

Je ne nie pas que persuader les gouvernements et les compatriotes d’accepter plus d’étrangers besogneux ne soit une cause qui a de la valeur. Mais si elle a de la valeur, c’est en raison de la protection qu’elle accorde aux personnes qui sont très démunies.
(Pogge 2005, p. 713 notre traduction)

52Pour résumer, si la sédentarité est considérée comme la conduite « naturelle » dans des conditions d’égalité, un monde avec des régions « égales mais séparées » ne semble poser aucun problème. Mais la sédentarité est-elle compatible avec l’égalité des chances ?

53Il est plus probable que l’idéal d’égalité que ces penseurs ont à l’esprit vise seulement l’égalité des résultats et non l’égalité des chances. Ces conceptions de l’égalité sont distinctes. Premièrement, les résultats finaux et les chances d’atteindre ces résultats sont des choses différentes. Pour illustrer l’idée selon laquelle l’égalité des chances implique une incertitude sur le résultat final, Sven Hansson donne un exemple éloquent : « si j’ai la certitude de recevoir mon salaire pour mon mois de travail sur mon compte bancaire, ce serait bizarre de dire que j’ai une chance de recevoir mon salaire » (Hansson 2004, p. 306, notre traduction). Il s’ensuit, deuxièmement, que ces conceptions ont un rapport différent à l’action. Tandis que l’égalité des résultats est indifférente à ce que font les individus, l’égalité des chances porte sur l’accès à l’opportunité : elle spécifie les conditions dans lesquelles l’action des individus doit s’exercer. Si les penseurs sédentaristes voient les individus comme de simples récipiendaires d’une redistribution de ressources, selon l’idéal d’égalité des chances, ils sont des agents en mouvement.

54L’attachement à l’égalité des résultats et au sédentarisme explique pourquoi nous sommes tentés de croire que le pays des deux régions égales mais séparées respecte l’égalité des chances de ses habitants. En pensant à la valeur des enjeux [26], notre attention est concentrée sur l’égalité des opportunités au détriment de l’accès à l’opportunité. Mais les frontières et la ségrégation ne sont pas compatibles avec l’accès (égal) aux opportunités. Pour mieux saisir la question imaginons un pays où la frontière ne divise pas les régions, mais les emplois : certains emplois sont réservés aux femmes, d’autres aux hommes et aucune femme ne peut postuler pour un emploi d’homme et vice versa. Les opportunités sont les mêmes : dans chaque catégorie d’emplois, le travail le mieux payé (s’il y en a un) est aussi bien rémunéré pour les femmes que pour les hommes, la proportion de femmes et d’hommes est la même pour chaque niveau de salaire et il y a autant d’emplois attractifs et pénibles pour chaque sexe. Ne dirions-nous pas que ce pays a organisé un régime de discrimination égale plutôt que de chances égales ?

55La différence entre une politique de discrimination égale et une politique de chances égales est évidente : seule la seconde politique ouvre l’ensemble des positions à tous. Il s’agit d’une condition de la justice sociale qui est minimale et souvent considérée comme insuffisante. En effet, bon nombre d’auteurs considèrent, comme Rawls, qu’un régime où « tous ont au moins les mêmes droits légaux d’accès à toutes les positions sociales pourvues d’avantages » (Rawls 1971, p. 103) ne représente qu’une égalité formelle des chances. Selon une conception plus avancée, mais toujours insuffisante, « les positions ne doivent pas seulement être ouvertes à tous dans un sens formel, mais tous devraient avoir une chance équitable d’y parvenir » (Rawls 1971, p. 103). Cela implique des politiques plus volontaristes, en matière d’éducation par exemple, qui assurent que « ceux qui sont au même niveau de talent et de capacités et qui ont le même désir de les utiliser, devraient avoir les mêmes perspectives de succès, ceci sans tenir compte de leur position sociale dans le système social » (Rawls 1971, p. 104). L’éducation, si elle est comprise comme une politique d’égalité des chances, vise à augmenter autant que possible les opportunités auxquelles aura accès l’individu. Toujours est-il qu’une telle politique a toujours pour but de permettre aux individus d’aller au-delà des opportunités auxquelles les prédestinerait leur origine. Être éduqué, c’est pouvoir partir si on le souhaite.

56La raison pour laquelle la mobilité géographique et la mobilité sociale vont de pair apparaît désormais plus clairement. Si le but politique minimal de la justice sociale est de permettre aux individus de pouvoir accéder au maximum d’opportunités, où qu’elles se trouvent, alors l’égalité des chances implique la liberté de circulation. Rawls avait en effet considéré la liberté de circulation et le libre choix de l’occupation comme des biens premiers, des biens qui nous sont utiles quel que soit notre plan de vie. Selon lui,

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la liberté de mouvement et le libre choix de l’occupation sur un fond de possibilités diverses […] permettent la poursuite des diverses fins ultimes et rendent effective la décision de le réviser et de les changer si nous le désirons.
(Rawls 1993, p. 224 et p. 366)

58N’étant pas un défenseur du cosmopolitisme, Rawls faisait référence à la liberté de circulation à l’intérieur de l’Etat. Cela étant, le lien entre la liberté de circulation et l’accès à l’opportunité lui apparaissait comme un lien nécessaire.

Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans le débat sur la « fuite des cerveaux » ?

59Par sa visée, le programme des critiques de la « fuite des cerveaux » est un programme de justice sociale. Son objectif est véritablement d’améliorer – certes, dans le cadre des Etats séparés – le niveau d’opportunités des plus démunis. Mais, bien qu’ils reconnaissent que l’éducation et l’immigration sont des voies d’accès à l’opportunité, les critiques de la « fuite de cerveaux » blâment ceux-là même qui empruntent ces voies.

60Les conséquences de leur critique sont parfois surprenantes. Prenons la taxe Bhagwati : ceux qui doivent la payer sont les migrants diplômés. Si l’éducation et la migration sont synonymes d’accès à l’opportunité, la proposition de Bhagwati revient à taxer… la mobilité sociale. Ce principe nous paraîtrait étrange en dehors du débat sur l’immigration car habituellement, ce que l’on taxe ce sont les revenus et non les individus dont les revenus augmentent. Un enfant de paysan pauvre qui part en ville pour faire des études et gagner cent euros de plus devrait-il payer un impôt spécial ? Faut-il lui faire payer une taxe que ne payerait pas l’enfant d’un banquier dont le revenu est haut mais stable et qui reste sur place ? Or, ceux qui sont assujettis à la taxe Bhagwati ne sont pas l’ensemble de personnes à hauts revenus, mais seulement les migrants diplômés, qui accèdent à un haut niveau de revenu. L’objectif d’un programme minimalement juste n’est-il pas l’amélioration du niveau d’opportunité ? Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans l’attachement de la critique de la « fuite des cerveaux » à la justice sociale ?

61Deux hypothèses pourraient être émises pour expliquer cette dissonance entre attachement à la justice sociale et critique de la « fuite des cerveaux » : la première est le nationalisme prioritariste et la seconde, le sédentarisme. Qu’est-ce que le nationalisme prioritariste ? Pour le nationaliste, on l’a vu, l’objet premier de préoccupation éthique est le pays. Les critiques de la « fuite des cerveaux » reconnaissent que l’amélioration du niveau d’opportunités est un but primordial, mais ils soulignent qu’ils sont concernés seulement par une amélioration à l’intérieur d’un pays. L’accès à l’opportunité en dehors du pays n’est pas compté comme un succès de leur programme. Leur jugement s’accompagne, en outre, d’un prioritarisme strict : l’amélioration du niveau d’opportunités concerne prioritairement les citoyens les plus démunis d’un pays ; toute amélioration dans le niveau d’opportunité d’autres citoyens qui n’est pas suivie de l’amélioration du sort des plus démunis est moralement critiquable. Pour cette raison, lorsque certains accèdent à plus d’opportunités par l’éducation et/ou par l’immigration, mais n’améliorent pas le sort de leurs compatriotes, les nationalistes prioritaristes ne trouvent pas de raison de se réjouir.

62Cette hypothèse rend cohérent et compréhensible le programme de justice sociale des critiques de la « fuite des cerveaux ». Mais son pouvoir explicatif est insuffisant. Si les critiques de la « fuite des cerveaux » étaient simplement concernés par le sort des plus démunis des pays pauvres, ils devraient se précipiter pour défendre l’immigration des travailleurs pauvres ou moins qualifiés. L’ancien économiste à la Banque Mondiale, Lant Pritchett montre que les politiques d’immigration favorisant la mobilité du travail notamment moins qualifié sont des instruments pour lutter contre la pauvreté. Il déplore que le développement soit conçu comme une politique concernée par les endroits et non par les gens. Une telle approche est, selon lui, immorale car « ce sont les gens et non les bouts de terre qui éprouvent du bien-être » (Clemens et Pritchett 2008, p. 395). Il propose un changement de paradigme, en se demandant non seulement de façon rhétorique :

63

Combien de temps encore les aides financières seront-elles les seuls mécanismes pour promouvoir le développement ? Combien de temps seule la Bolivie, l’Arménie ou le Nigéria doivent figurer sur l’agenda internationale et non les Boliviens, les Arméniens ou les Nigérians.
(Pritchett 2006, p. 140 notre traduction)

64Mais la plupart des critiques de la « fuite des cerveaux » ne défendent pas l’accès des travailleurs les moins qualifiés des pays les plus pauvres à des opportunités dans les pays riches [27]. Leur prioritarisme ou bien n’est pas authentique, ou bien ne représente pas la seule valeur qu’ils défendent.

65Mais ce n’est pas non plus le nationalisme qui explique leur attitude. Dans ses développements récents, la critique de la « fuite de cerveaux » a commencé à prendre pour cible la migration des diplômés à l’intérieur d’un pays. Les ONG qui viennent aider les pays pauvres et qui emploient du personnel local à des salaires plus élevés, sont désormais accusées de débaucher les talents ou de saper les services publics :

66

La prolifération rapide des ONG a provoqué la « fuite des cerveaux » du secteur public en les détournant par des salaires plus élevés, la fragmentation des services et des difficultés d’administration accrues pour les autorités locales de nombreux pays.
(Pfeiffer et al. 2008, p. 2134 notre traduction)

67Certes, le fait que l’on souligne parfois que les ONG étrangères causent des dommages aux autorités étatiques peut suggérer une approche nationaliste :

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On reconnaît de plus en plus le danger posé par les agences étrangères en recrutant de façon indiscriminée les professionnels de la santé qualifiés du secteur public des pays en développement. […] Cette fuite des cerveaux « locale » est potentiellement nuisible à la délivrance effective des services de santé dans un pays où cela constitue une perte financière énorme et pourrait avoir un effet négatif sur l’économie.
(Deribe Kassaye 2006, p. 1153, notre traduction)

69Mais la migration interne déplorée, notamment celle du personnel de la santé, ne concerne pas seulement les ONG étrangères :

70

Dans les pays en développement, la migration interne circule généralement du premier niveau des soins premiers vers les hôpitaux, des zones rurales vers les zones urbaines, des emplois hospitaliers et de recherches vers des emplois de management et des services gouvernementaux vers le secteur privé.
(Marchal et Kegels 2003, p. S89 notre traduction)

71La critique est bel et bien orientée contre tout accès à l’opportunité. Justifié par les besoins médicaux du pays, le blâme vise tout changement professionnel, comme si le personnel soignant devait rester pétrifié là où il se trouve.

72Ce qui ne tourne vraiment pas rond dans la critique de la « fuite des cerveaux » n’est pas tant son approche nationaliste, que son sédentariste. Le débat sur « fuite des cerveaux » interne ou locale montre certes, à quel point l’on peut être sédentariste et en arriver à critiquer toute ascension sociale. Mais cette vision du monde montre aussi que le sédentarisme et l’accès à l’opportunité ne sont pas compatibles. Plus qu’un monde où nous sommes « égaux mais séparés », les critiques de la « fuite des cerveaux » veulent un monde pétrifié.

En guise de conclusion : qui doit payer pour quoi ?

73Cet article est une critique de l’idée de Bhagwati de taxer la mobilité géographique et sociale représentée par la migration du personnel qualifié originaire des pays pauvres. Critiquant la taxe Bhagwati, l’article ne soutient pas pour autant que les migrants diplômés ne doivent pas payer d’impôts. Si la réduction des inégalités de chances est un idéal minimal de justice sociale, alors les migrants, tout comme les sédentaires, ont une obligation d’y contribuer. Un impôt global n’est une idée ni nouvelle, ni excentrique : en effet, l’aide au développement est un outil fiscal déjà en place, conçu pour réduire l’inégalité d’opportunités en termes d’espérance de vie, d’éducation et de revenu. Actuellement payé par les Etats, cet impôt pourrait être payé par l’ensemble des personnes à hauts revenus. Les migrants payent, de façon agrégée, quatre fois plus que les recettes que rapporte cette taxe. Seulement, la justice sociale interdit qu’ils le fassent seuls ou en raison de leur mobilité.

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Mots-clés éditeurs : justice fiscale, « fuite des cerveaux », égalité des chances, mobilité, développement

Mise en ligne 02/01/2013

https://doi.org/10.3917/rpec.132.0063

Notes

  • [*]
    Science politique à l’Université Paris Descartes, titulaire de la Chaire d’excellence CERSES (UMR8137) CNRS, Paris Sorbonne Cité. Adresse : CERSES, 45 rue des Saints Pères, 75270 Paris cedex 06. Courriel : speranta.dumitru@parisdescartes.fr. Je tiens à remercier tout particulièrement Emmanuel Picavet, Alain Marciano et deux évaluateurs anonymes de ce journal, ainsi que Martin Provencher, Olivier Nalin, Gustaf Arrhenius, Gregory Ponthière, Erik Malmqvist et les participants au Séminaire d’Economie et Philosophie de Paris.
  • [1]
    L’expression « fuite des cerveaux » a été lancée par les tabloïdes britanniques pour critiquer l’émigration des scientifiques britanniques vers les Etats-Unis. La préoccupation pour les pays en développement est apparue plus tard, une fois que les Etats-Unis ont changé la loi de l’immigration. Pour un rappel historique, voir Dumitru (2009).
  • [2]
    Cf. art 13(2) de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948.
  • [3]
    Le débat sur la « fuite des cerveaux » a opposé, à ses débuts, les économistes nationalistes comme Pitkin (1968) qui considéraient le problème du point de vue d’une économie nationale, aux économistes internationalistes, comme Johnson (1965), Johnson (1968), Grubel et Scott (1966) qui formulaient le problème du point de vue du bien-être mondial.
  • [4]
    Pour une présentation, voir Kapur et McHale (2006) ou Kapur et McHale (2005)
  • [5]
    Cf. Rapport mondial sur le développement humain (2009, p. 78). L’évaluation porte sur l’année 2007 et ne prend en compte que l’argent transféré par les canaux officiels.
  • [6]
    Drescher (1977), voir aussi Eltis (1987) et Fogel (1989).
  • [7]
    La seconde justification sera traitée dans la section suivante.
  • [8]
    Pour une évaluation de la surreprésentation des femmes migrantes dans les activités de care et le déclassement des migrantes diplômées, voir le rapport de l’OECD (2006). Ce phénomène est négligé par Hochschild (2002, p. 16) qui associe la migration d’une femme ayant des études d’ingénierie au care drain plutôt qu’au brain drain. Pour l’absence d’études sur la fuite des cerveaux féminins voir Kofman (2000), Morrison et al. (2007), Docquier et al. (2007).
  • [9]
    Cf. l’étude réalisée par la fondation Soros (2007) sur un échantillon de 2037 enfants roumains. À la question « qu’est-ce que tu ressens à l’égard de… ta santé, ta famille, ta vie dans son ensemble » les enfants sans parents migrants et les enfants avec le père migrant évaluent leur bien-être de la même manière. En revanche, la valeur de l’indice du bien-être subjectif est plus grande lorsque le père est parti que lorsque les deux parents sont présents cf. fondation Soros (2007, p. 27-28).
  • [10]
    Ces résultats sont confirmés aussi par Batistella and Conaco (1998) sur un échantillon de 709 enfants philippins.
  • [11]
    Rawls (1971, § 18) reprend ce principe de Hart (1955, p. 185).
  • [12]
    Adresse du Président Julius Nyerere, 12 mai 1964, citée par M Sinclair (1979, p. 19), notre traduction.
  • [13]
    La métaphore de « l’étreinte » est empruntée à Torpey (2000).
  • [14]
    Le mépris du droit à la libre circulation et de la valeur de l’argent semble être corroboré par certains faits historiques. Dans sa Déclaration d’Arusha, en 1967, le président Nyerere affirme que le développement fondé sur « l’argent » a échoué. Au centre de la politique basée sur l’unité et l’autosuffisance, qu’il allait mener comme politique de développement alternative, se trouve la création des villages Ujamaa (littéralement, togetherness), consistant à déplacer et concentrer les paysans vivant dans des fermes isolées.
  • [15]
    Tesón (2008) ; voir aussi Dumitru (2009, p. 130).
  • [16]
    Il y a des différences entre les exigences des critiques de la « fuite des cerveaux » et les lois des corporations. Entre autres, les sept années d’apprentissage conditionnaient l’exercice de tout métier, avec une obligation de fournir un travail non rémunéré. Mais à la différence des obligations à l’égard des Etats, celle à l’égard du maître prenait fin au terme d’une période déterminée. Pour une analyse critique du système de corporations, voir Adam Smith (1776, livre 1, chapitre 10).
  • [17]
    Cette expression a été forgée par Dworkin (1981, p. 312). L’idée avait été lancée par Nozick (1974, p. 279), en réponse à Rawls (1971, p. 106) qui avait considéré la distribution des talents dans une société comme un « collective asset ».
  • [18]
    En théorie, la taxe soviétique offrait au diplômé le choix entre le remboursement du coût de l’éducation et l’exercice du métier sur place. Certes, si ce coût doit être remboursé avant le départ et qu’il est estimé égal au bénéfice que le diplômé aurait apporté en travaillant sur place sa vie durant, le modèle maintient la situation d’esclavage, bien qu’il offre en théorie la possibilité d’un dédommagement monétaire.
  • [19]
    La citoyenneté comme base de prélèvement est utilisée par les Etats-Unis et les régimes fiscaux qui s’en inspirent, aux Philippines, la Nouvelle Zélande et auparavant le Mexique. Pour une analyse, voir Pomp (1989).
  • [20]
    Selon le présupposé lockéen, cf. Locke (1690, chapitre V).
  • [21]
    Développé par Okin (1989, ch. 5), cet argument était censé montrer l’inconsistance de la théorie de Nozick et des héritiers de Locke qui déduisent le droit de propriété d’une personne sur les fruits de son travail de la propriété d’elle-même et qui conduirait, selon Okin, à un mélange de matriarcat et d’esclavage intergénérationnel.
  • [22]
    Pour la défense de l’idée d’un fond global voir Steiner (1999) et Pogge (2001).
  • [23]
    McHale (2009, p. 381) envisage que la taxe Bhagwati alimente un fond pour le développement.
  • [24]
    Cf. aussi. Moellendorf (2002, p. 49).
  • [25]
    Pour le développement de cet argument voir Carens (1987) et plus récemment, Caney (2001), Moellendorf (2002), Loriaux (2008), etc.
  • [26]
    L’égalité des enjeux est à mi-chemin entre l’égalité des chances et l’égalité des résultats. Pour une défense de cette conception, voir Jacobs (2004).
  • [27]
    A quelques exceptions près, voir par ex. Chauvier (2006) pour une défense de l’immigration rationnée comprenant les plus pauvres des pays pauvres.
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