Notes
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Centre d’études interdisciplinaires Walras-Pareto (Université de Lausanne) ; Centre d’Économie de la Sorbonne (Université de Paris 1). Centre d’études interdisciplinaires Walras-Pareto, Internef, Bureau 306 - Université de Lausanne - CH - 1015 Lausanne, Nicolas.Brisset@unil.ch. Je remercie Roberto Baranzini, Jérôme Lallement, François Allisson, Amanar Akhabbar, Michele Bee, Victor Bianchini, Pascal Bridel, Annie Cot, Francesca Dal Degan, Antoine Missemer, Sophie Swaton, ainsi que deux rapporteurs anonymes pour leurs précieux commentaires ayant permis d’améliorer de façon significative une précédente version de cet article. Je remercie tout particulièrement Cyril Hédoin pour les nombreux échanges que nous avons eu autour de ce texte ou d’un certain nombre de notions qu’il comporte. Enfin je remercie Marine Bonnard pour sa relecture attentive. Je reste évidemment seul responsable des éventuelles erreurs ainsi que des interprétations que défend ce texte.
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[1]
Hacking (2004) parle d’un effet boucle du genre humain.
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[2]
Si l’interaction entre sujet et objet est le lot de toute science empirique, en ce que l’outil d’observation fait toujours partie du monde de l’objet de cette même observation, il existe néanmoins une nuance de taille entre le problème de la mesure en physique quantique et ce que l’on constate dans le cadre des sciences sociales : l’objet des sciences sociales ne fait pas que réagir mécaniquement, il agit de manière stratégique en s’appuyant sur une base informationnelle contenant les sciences de l’homme elles-mêmes. Alain Boyer (1994, p. 237) fournit un exemple parlant de cette distinction entre réaction de la nature et action de l’humain : si quelqu’un, au pied d’un couloir de neige, hurle de manière suffisamment forte à un partenaire « il va y avoir une avalanche », il existe une probabilité pour que son énoncé s’autoréalise. Toutefois, cette réaction en chaîne n’est nullement le fruit d’une interprétation de la part de la couche de neige supérieure. Cet évènement n’est pas dû au sens de l’énoncé mais au volume sonore dégagé par l’allocution.
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[3]
Sur les problèmes liés à la définition de Merton, voir This (1994).
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[4]
Notons que les exemples fournis par Merton n’embrassent qu’un cas particulier d’effets boucles du genre humain : celui d’une confirmation de la prophétie. Dans d’autres cas, la prophétie peut également s’autodétruire.
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[5]
« The methods always amount to deductive causal explanation, prédiction, and testing » (Popper 1944-1945, p. 131). Nous prenons ici la partie de retraduire cette citation, les traducteurs français (Popper 1956, p. 129) ayant traduit « testing » par « vérification », ce qui est une erreur aux regard de l’épistémologie poppérienne (voir note 7).
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[6]
Rappelons que là où l’empirisme logique émanant du Cercle de Vienne érige le critère de vérification en véritable dogme permettant la démarcation entre science et non-science, Popper parle lui de falsification et de corroboration : une théorie est corroborée lorsqu’elle résiste aux tentatives de falsification (Popper 1973). On comprend donc qu’une théorie ne peut jamais être vérifiée mais seulement momentanément corroborée (elle prend constamment le risque d’être falsifiée). Notons que la discussion relative à l’influence sociale des énoncés théoriques porte plus sur la question de l’empirisme que sur les modalités de ce dernier (vérification ou falsification). Elle reste en effet la même qu’elle qu’en soit l’approche. Néanmoins Popper fût le premier à intégrer ce type de réflexion.
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[7]
Sur l’argument de Popper contre la pensée historiciste, voir This (1996 ; 1998)
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[8]
Sans nous attarder sur le sujet, soulignons que le logicien britannique John Venn (1866) est à notre connaissance le premier à introduire la notion d’autodestruction.
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[9]
Voir également Grunberg et Modigliani (1965).
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[10]
Simon (1954) utilise un raisonnement similaire en se penchant sur l’exemple du vote. Les conclusions en sont exactement les mêmes.
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[11]
Ce point est d’ailleurs à mettre en relation avec des travaux plus tardifs de Grunberg (1978) relatifs à la complexité des systèmes économiques.
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[12]
Sur les relations entre Muth, Grunberg, Modigliani et Simon, voir Sent (2002).
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[13]
C’est-à-dire qui égalise coût marginal et prix à un niveau dépendant du niveau moyen de production X. h(X) est la meilleure réponse au prix donné.
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[14]
La problématique de la symétrie entre l’agent économique, l’économiste et l’économètre est particulièrement prégnante chez Sargent : « It is also sometimes said to embody the idea that economists and the agent they are modelling should be placed on an equal foot : in the model should be able to forcast and profit-maximizing and utility maximizing as well as the economist – or should be say the econometrician – who constructed the model » (Sargent 1993, p. 21). Néanmoins, si c’est au nom de ce principe qu’il mobilise l’hypothèse d’anticipations rationnelles, il remarque vite que celui-ci, définit comme « a fixed point in a mapping from perceived to actual laws of motion typically imputes to the people Inside the model much more knowledge about the system they are operating in than is available to the economist or econometrician who is using the model to try to understand their behavior. In particular, an econometrician faces the problem of estimating probability distributions and laws of motion that the agents in the model are assumed to know » (Sargent 1993, p. 21).
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[15]
Plus récemment, l’économie expérimentale a tenté de tester l’hypothèse « d’absorption théorique », développée par Morgenstern (1972). On dit qu’une théorie est « absorbée » par un agent s’il accepte son contenu logique et prescriptif et choisit d’agir sur la base de celui-ci. Morone, Fiore, et Sandri (2007) ont ainsi testé l’absorption de la théorie des cascades informationnelles au sein d’un jeu expérimental de cascades informationnelles. Ils cherchent principalement à comparer l’écart entre équilibre théorique et équilibre testé dans le cas où les agents ont intégré à leur socle de connaissance la théorie des cascades informationnelles elles-mêmes.
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[16]
Bien que retombant ici sur un problème de scientificité, nous verrons que l’accent n’est pas tant placé sur ce point que sur la diffusion de normes. L’ambition n’est pas d’établir une ligne d’exclusion entre économie et sociologie économique mais de pointer du doigt deux tendances théoriques à l’œuvre sur le même objet. Un travail d’unification des deux approches sera l’objet de la partie finale du présent travail.
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[17]
Les figures majeures de ce programme sont David Bloor, Barry Barns et Harry Collins. Ils se revendiquent comme pratiquant d’une sociologie de la connaissance scientifique (sociology of scientific knowledge : SSK).
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[18]
« En fait, l’usage du langage, c’est-à-dire aussi bien la manière que la matière du discours, dépend de la position sociale du locuteur qui commande l’accès qu’il peut avoir à la langue de l’institution, à la parole officielle, orthodoxe, légitime » (Bourdieu 1982, p. 107).
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[19]
L’idée que les activités critiques des scientifiques ont des répercussions sur les croyances auxquelles adhèrent les agents avait déjà été développée dans La constitution de la société (1987, p. 15)
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[20]
La notion de convention a une place importante en philosophie des sciences. Poincaré (1970, p. 166) définie la convention comme un principe tautologique ni vrai, ni faux, mais simplement commode pour l’explication scientifique. À ce titre, ce sont ici les énoncés scientifiques qui peuvent être qualifiés de convention. En décalage vis-à-vis de cette vision, Popper considère que l’aspect conventionnel des théories se trouve dans les principes directeurs de la recherche scientifique. Bessis (2004) distingue chez Popper trois niveaux conventionnels : (1) celui du choix du rationalisme critique comme principe moral ; (2) celui du choix d’un critère de démarcation de ce qui doit être considéré comme scientifique ou non ; (3) celui du choix des règles méthodologiques de régulation des pratiques des chercheurs. Je remercie un des rapporteurs pour m’avoir signalé ces points importants.
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[21]
Callon emprunte cette expression à la pragmatique du langage, principalement à Austin (1970).
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[22]
Voir sur ce point Brisset (2012).
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[23]
Voir sur ce point Steiner (1998).
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[24]
La notion de dispositif (device) est empruntée à Deleuze, ce dernier l’empruntant lui-même à Foucault. Selon Deleuze, un dispositif « est composé de lignes de natures différentes. Et ces lignes dans le dispositif ne cernent ou n’entourent pas des systèmes dont chacun serait homogène pour son compte, l’objet, le sujet, le langage, etc., mais suivent des directions, tracent des processus toujours en déséquilibre, et tantôt se rapprochent, tantôt s’éloignent les unes des autres. Chaque ligne est brisée, soumise à des variations de direction, bifurcante et fourchue, soumise à des dérivations » (Deleuze 1989, p. 185). De manière plus précise, la notion d’agencement sert essentiellement à nuancer l’influence du « macro-pouvoir » (Etat) dans la création et diffusion des normes sociales, ceci au profit d’ensembles de « micro-pouvoirs » contenus dans des dispositifs sociotechniques plus localisés.
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[25]
L’ANT est donc amenée à mettre sur un pied l’humain et le non-humain. Cette thèse est particulièrement explicite dans l’ouvrage de Latour, Petites leçons de sociologie des sciences (Latour 2006), dans lequel il propose d’abattre la distinction entre humains et non-humains au profit d’une analyse dotant chaque actant d’un programme d’action cohabitant au sein de dispositifs. Cette thèse, dite de la symétrie, a prêté me flanc bon nombre de critiques, notamment de la part de Collins et Yearley (1992).
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[26]
Voir également Muniesa et Teil (2006).
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[27]
« En fait, si les pratiques les plus immédiates gardent une correspondance stricte avec celles que prévoit la théorie, c’est surtout que cette théorie a servi de cadre de référence pour instituer chaque détail du marché au cadran, notamment l’espace et les règlements qui fixent ce qui est admis ou non » (Garcia 1986, p. 13).
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[28]
Cette distinction est également présente, sous une forme différente, chez Olivier Favereau (2008).
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[29]
Favereau (2008) défend une position différente vis-à-vis de David Lewis. Tout en conservant en substance la distinction entre les deux types de conventions (un type de conventions intersubjectif en termes de monde commun et un type centré sur les interactions), l’auteur souligne une évolution dans la définition des conventions chez Lewis. Celle-ci permet in fine de retrouver chez le philosophe une approche similaire en termes de dualité des conventions.
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[30]
Notons que ce point trouve un écho intéressant dans les travaux d’Olivier Favereau (1985, 2005) relatifs à la distinction entre langage formel des théories économiques et langage ordinaire dans l’œuvre de John Maynard Keynes, figure revendiquée par l’Economie des conventions (cette distinction n’étant pas explicitement le fait de Keynes mais de la lecture wittgensteinienne qu’en fait Favereau. La notion d’orthodoxie à l’œuvre dans la Théorie Générale est, selon cette lecture, définit comme un jeu de langage autonomisé vis-à-vis du jeu de langage ordinaire, s’affranchissant de toute critique et bloquant les représentations sociales de l’économie. Favereau voit dans l’œuvre majeur de Keynes une tentative de restaurer le sens commun comme test ultime des théories économiques. On distingue ici un lien intéressant et encore inexploré entre le projet radical de Keynes (Favereau 1988) et la notion de performativité. Citons à cet égard Keynes (2005, p. 375) : « Les hommes d’action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste passé. Les visionnaires influents, qui entendent des voix dans le ciel, distillent des utopies nées quelques années plus tôt dans le cerveau de quelque écrivailleur de Faculté. Nous sommes convaincus qu’on exagère grandement la force des intérêts constitués, par rapport à l’empire qu’acquièrent progressivement les idées ».
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[31]
Sur ce point voir, par exemple, Butler (2010) et Brisset (2011).
Nature does not care—so we assume—whether we penetrate her secrets and establish successful theories about her workings and apply these theories successfully in predictions. In the social sciences, the matter is more complicated and in the following fact lies one of the fundamental differences between these two types of theories : the kind of economic theory that is known to the participants in the economy has effect on the economy itself, provided the participants can observe the economy, i.e., determine its present state.
However, the distribution of the kind of theory available, and the degree of its acceptance, will differ from one case to the other. This in turn will affect the working of the economy. There is thus a ‘‘back-coupling’’ or ‘‘feedback’’ between the theory and the object of the theory, an interrelation which is definitely lacking in the natural sciences.
Introduction : l’influence sociale du discours des sciences sociales et de la science économique en particulier
1L’influence de leurs discours sur les phénomènes qu’ils étudient est une problématique que partagent sociologues et économistes. Comme le souligne Anthony Giddens (1994, p. 24) : « D’une part, le savoir sociologique se développe en parasitant les concepts des agents profanes ; d’autre part, les notions forgées dans les métalangages des sciences sociales sont systématiquement réinjectées dans l’univers des phénomènes qu’ils étaient initialement chargés de décrire ou d’expliquer ». Ian Hacking (2001, 2004) fait de cette influence la spécificité première des sciences sociales [1] : contrairement aux faits étudiés par les sciences dures, les acteurs sociaux réagissent à la manière dont ils sont insérés dans les classifications scientifiques [2]. Robert K. Merton fournit une illustration parlante de ce phénomène avec la notion de prophétie autoréalisatrice, i.e une prophétie qui « consiste en une définition fausse de la situation, suscitant un comportement nouveau qui rend vraie la conception fausse à l’origine » (Merton 1948, p. 195). Il étudie à titre d’exemple la non-syndicalisation des noirs américains dans les années 1920, ceux-ci étant considérés (classifiés) comme briseurs de grève (Merton 1965, p. 144). Cette croyance engendre l’exclusion des noirs des syndicats, ce qui contraint ces derniers à accepter de travailler pour un moindre salaire et, qui plus est, en période de grève. La croyance originelle des syndicalistes se voit dès alors confirmée. Autrement dit, une croyance ainsi que les habitudes d’action qu’elle provoque, viennent confirmer (du moins, ne pas réfuter) cette croyance elle-même [3]. Une théorie entraîne sa propre réalisation [4].
2Les sciences sociales influencent le monde en raison de la réactivité des acteurs aux discours qu’elles produisent. La notion de discours théorique renvoie ici à l’ensemble des discours constitutifs des théories sociales susceptibles d’être pris en considération par les acteurs sociaux : les classifications, les hypothèses (par exemple celle de rationalité), les concepts mobilisés comme fin de l’analyse (comme la notion d’équilibre en économie) et les théories dans leur ensemble.
3Deux corpus théoriques ont plus particulièrement considéré et étudié cette particularité. D’une part, la science économique s’est elle-même penchée sur ce qu’impliquait un tel phénomène sur la nature de ses propres propositions théoriques. D’autre part, une importante littérature a émergé, depuis la fin des années 1990, dans le champ de la sociologie économique et tente de comprendre la manière dont les théories économiques amènent à la réalité les concepts qu’elles emploient : marché, agent économique, prix, etc. On parle de performativité des énoncés théoriques (Callon 1998).
4Le corpus économique aborde le problème de l’influence du discours économique sur le monde économique sous l’angle épistémologique de l’autodestruction et de la possibilité des prévisions : quels sont les effets de l’influence sociale des théories économiques sur la capacité prédictive de ces dernières ? Cet réflexion s’articule autour de concepts largement répandus : ceux d’équilibre, de point fixe ou encore d’autoréalisation. La sociologie économique s’attache elle à comprendre l’influence des énoncés économiques en se référant aux pratiques réelles des agents : il s’agit d’étudier les canaux de transmission de la théorie économique dans le monde social.
5Malgré leur sujet d’étude commun, ces deux corpus semblent s’ignorer l’un l’autre. Les références croisées sont rares, voir inexistantes. Un ouvrage récent consacré exclusivement à l’auto-référentialité en économie (Sandri 2009) ne comporte aucune référence à la notion de performativité, celle-ci jouissant pourtant d’une large visibilité académique. Inversement, les références à l’approche économique de l’influence sociale des énoncés théoriques sont peu présentes au sein du corpus sociologique. L’objectif du présent texte est de revenir sur ces deux manières de traiter l’influence des énoncés économiques sur le monde social. Il s’attache à comprendre les raisons pour laquelle deux disciplines sont amenées à développer deux approches s’ignorant l’une l’autre. Loin d’être anecdotique, cette double indifférence éclaire le fait que ces deux corpus partent de problématiques distinctes.
On pourrait se demander pour commencer, d’une façon tout à fait générale, s’il peut y avoir une science sociale ou humaine qui ne serait pas normative. […] Mais le philosophe peut déclarer a priori qu’une science de l’homme est par définition normative, et à l’appui de cette proposition il peut nier ou bien que notre science sociale soit véritablement une science, ou bien qu’elle soit véritablement libre de jugements de valeur.
7Louis Dumont ramasse ici les deux débats qui prirent place devant le constat de la particularité exprimée ci-dessus : celui de la scientificité et celui de la normativité. C’est de ces deux problématiques qu’émerge la différence de traitement de l’influence sociale des énoncés économiques respectivement par l’économie et la sociologie économique. Après l’avoir présentée de manière précise (2, 3), nous affinerons notre taxinomie au-delà d’une dichotomie disciplinaire en identifiant d’une part une approche stratégique de l’influence sociale des énoncés théoriques (celle de la science économique), s’attardant sur l’intégration du discours de l’économiste au sein des modèles de coordination, d’autre part une approche interprétative (celle de la sociologie économique), analysant empiriquement les lieux dans lesquels les représentations sociales du monde économique prennent forme (4). Nous serons amenés à rapprocher la problématique de l’influence du discours économique de la notion de convention : d’un côté, l’approche économique considère les théories économiques comme des conventions de coordinations, des points focaux à la Schelling, de l’autre, la sociologie économique les considère comme des conventions interprétatives, i.e des facteurs de formation des croyances individuelles et collectives. Ce travail permettra de nuancer l’opposition entre sociologie et économie en indiquant qu’une confrontation de ces deux approches possède un potentiel encore inexploré pour la compréhension de l’influence sociale des énoncés théoriques.
8L’apport de ce travail est donc triple :
9– Il présente deux approches du même objet s’ignorant l’une l’autre, ce travail n’ayant à ce jour pas été fait.
10– Il cherche à comprendre pourquoi ces deux approches s’ignorent en identifiant deux problématiques différentes ancrées dans des contextes épistémologiques particuliers.
11– Finalement, il rapproche ces deux perspectives en les subsumant dans une catégorisation des différents types de convention, ceci afin de souligner leur complémentarité et les potentialités d’une telle confrontation en termes de compréhension de l’influence du discours économique sur les phénomènes sociaux.
De la scientificité des sciences sociales à la science économique comme repère de coordination
12C’est essentiellement à partir des années 1930 que la théorie économique intègre peu à peu l’idée selon laquelle « l’information qui est censée décrire et simplement “refléter” la réalité, l’engendre ou du moins la modifie. Ainsi cette “réalité” que l’on cherche à connaître serait en fait déterminée en partie par les représentations que les intervenants s’en font : leurs croyances » (This 2006, p. 44). Dans un contexte où la capacité prédictive des théories est au cœur de l’expression du critère de vérité, la question de l’influence sociale des énoncés de la théorie économique est abordée sous l’angle de la scientificité des disciplines sociales : celles-ci ont-elles encore des choses à dire ? Popper permet ici de comprendre le contexte épistémologique particulier qui amènera ce traitement spécifique de l’influence sociale de ses propres énoncés par l’économie. On peut identifier le point de départ de ce traitement chez Morgenstern (2.1), premier à poser la question de la possibilité des prévisions étant donné l’influence sociale des énoncés théoriques. Morgenstern sera à l’origine d’une série de travaux (Simon 1954 ; Grunberg et Modigliani 1954) venant nuancer sa proposition d’une impossibilité logique de toute prévision (2.2). On verra que la réponse apportée par ces auteurs est un des points de départ de l’hypothèse d’anticipations rationnelles, concept aujourd’hui central (2.3).
Popper, Morgenstren et le problème de la scientificité
13Dans Misère de l’historicisme (1956), Popper nomme effet Œdipe « l’influence de la prédiction sur l’événement prédit (ou plus généralement […] l’influence d’un élément d’information sur la situation à laquelle se réfère l’information), que cette influence tende à amener l’effet produit ou à l’empêcher » (Popper 1956, p. 10). Pour lui, cet effet est l’occasion d’une renonciation à la scientificité de la part des théories qu’il qualifie d’historicistes. En effet, dans le cadre de l’épistémologie poppérienne des sciences empiriques, est considéré comme scientifique tout discours menant à des prévisions empiriquement réfutables : « Les méthodes se réduisent toujours à l’explication causale déductive, à la prédiction, et au test » (Popper 1944-1945, p. 131) [5]. On comprend alors que l’effet Œdipe, s’il est généralisé dans un sens autodestructeur, porte en lui le potentiel pour saper toute prétention scientifique des disciplines sociales en les privant de leur capacité prédictive : les théories sociales seraient toujours falsifiées et, par conséquent, ne pourraient jamais être corroborées [6]. De manière plus générale, l’effet Œdipe prive le scientifique de sa capacité d’observation extérieure [7].
14Dans une posture similaire à celle de Popper, c’est par le prisme de l’autodestruction des prévisions que l’influence sociale des énoncés théoriques est dans un premier temps perçue dans le champ de la théorie économique. Morgenstern est souvent considéré comme le premier à porter ce débat, pourtant ancien [8], en économie. Dans trois textes fondamentaux (Morgenstern 1928, 1935, 1972), Morgenstern développe l’idée d’une impossibilité logique de toute prévision publique de la part des sciences sociales. Le raisonnement, menant à ce qu’on a coutume de nommer le « paradoxe de Morgenstern », peut être restitué ainsi : l’économiste, suite à l’analyse d’un système économique, désire émettre une prévision. Pour se faire, il doit prendre en compte la réaction de ce système (via les agents) à sa propre prévision, ce qui l’amène à émettre une nouvelle prévision, qui sera elle-même considérée par les agents, etc. Morgenstern en arrive dès lors à la conclusion d’une spécularité infinie interdisant toute prise de décision, et donc toute prévision (voir figure 1). Ce raisonnement nous renvoie inévitablement à la problématique de la scientificité lorsqu’on lit sous la plume du même Morgenstern (1972, p. 704) que « The aim of a good theory is prediction and in prediction lies the ultimate test of validity ».
15Cette argumentation constitue à première vue une extrapolation du problème, mis en évidence par l’auteur lui-même, de la prise de décision dans le cadre d’un jeu stratégique à somme nulle du type de celui que l’on trouve dans la désormais célèbre parabole de la poursuite de Sherlock Holmes par Moriarty (Morgenstern 1928, 1935 ; Von Neumann et Morgenstern 1944). Rappelons que dans ce récit analytique, emprunté à Conan Doyle, Sherlock Holmes, alors qu’il attend le train en partance de Victoria Station pour Douvres, reconnaît Moriarty, celui-ci étant à sa poursuite. Holmes est alors confronté à une spéculation infinie : il peut décider, pour tromper Moriarty, de s’arrêter à la gare de Canterbury au lieu de Douvres. Néanmoins, le poursuivant peut également anticiper cette attitude et, lui aussi, quitter le train à Canterbury. Dans ce dernier cas, Holmes peut alors décider de finalement descendre, comme prévu, à Douvres, sauf si, à nouveau, Moriarty anticipe l’anticipation de Holmes. On tombe ainsi dans un phénomène de spécularité infinie de type « je sais que tu sais que je sais, etc. », courant en théorie des jeux. Dans ce cas l’introduction des stratégies mixtes est souvent considérée comme une des solutions potentielles.
Représentation du paradoxe de Morgenstern
Représentation du paradoxe de Morgenstern
16Il semble à première vue que le cas de la prévision scientifique rejoigne le principe général de spécularité infinie exposé ci-dessus. Néanmoins, remarquons avec Lehmann-Waffenschmidt (1990) que contrairement au paradoxe de Morgenstern, le dilemme Holmes / Moriarty repose sur un ajustement stratégique entre deux agents aux intérêts divergents. À ce titre, le problème posé est suffisamment différent pour s’adjoindre un panel de solutions différentes.
Point fixe et possibilité logique des prévisions économiques
17La réponse au scepticisme de Morgenstern viendra en deux temps. Grunberg et Modigliani (1954) [9], ainsi que Simon (1954), furent les précurseurs d’une série de travaux mobilisant la notion de point fixe afin de prouver l’existence d’au moins une prévision publique entraînant non sa propre destruction, mais sa réalisation. Pour cela, les auteurs s’attachent à montrer que la fonction de prévision des agents, supposée connue de l’économiste et contenant une prévision publique, accepte au moins un point fixe, i.e un point où la prévision de l’économiste laisse inchangée la réaction de l’agent. Une « bonne » théorie est possible si elle affecte le monde dans son sens. Dans le modèle de Grunberg et Modigliani, sur un marché donné, des producteurs ajustent leurs productions de la période t+1 en fonction de prévisions effectuées à la période t du prix du bien produit. La fonction de réaction des agents, i.e la représentation de la manière dont ceux-ci anticipent les prix futurs, peut s’écrire ainsi :
19Où pe, le prix anticipé, dépend à la fois du prix de la période t et de P, une prévision publique de prix en t+1 effectuée en t. Posant que le prix effectif en t+1 (pt+1), est fonction de pe, c’est-à-dire que le prix, en tant que fait social, dépend des anticipations des agents à son égard, on peut poser la fonction de réaction comme la fonction qui associe à pt ainsi qu’à chaque prévision publique, une valeur à la variable anticipée :
21Grunberg et Modigliani s’attachent alors à montrer que sous l’hypothèse d’existence d’une prévision privée correcte, c’est-à-dire que les agents ont toujours la capacité de prévoir les prix si il n’existe pas de prévision publique (donc pe = pt+1), il existe au moins une prédiction publique correcte, c’est-à-dire une prédiction qui, même si elle s’intègre aux croyances des agents, reste bonne, ceci sous deux conditions : premièrement, que la variable anticipée ait un minimum k et un maximum K ; secondement, que la fonction de réaction soit continue sur l’intervalle [k ; K]. Si l’on considère possible la prédiction privée, toute variation de pt+1 est due à une variation de P, la prévision publique. On a donc une nouvelle fonction de réaction :
23Celle-ci est matérialisée par la courbe du graphique ci-dessous.
Représentation graphique des points fixe d’une fonction de réaction
Représentation graphique des points fixe d’une fonction de réaction
24Si les hypothèses posées ci-dessus sont respectées, alors il existe au moins un point (ici, trois) auxquels la courbe pt+1 coupe la diagonale, celle-ci représentant l’égalité entre prix anticipé par l’agent et prix effectif. À ce point, pt+1 = G(P) = P. Autrement dit, ce point représente un point fixe de la fonction de réaction des agents [10].
25L’hypothèse de possibilité d’une prévision privée valide est ici centrale. À ce titre, il ne faut pas se méprendre sur l’objectif de la contribution de Grunberg et Modigliani. Celui-ci est double : il s’agit certes de répondre à l’impossibilité de Morgenstern, mais également de montrer que le réel problème n’est pas tant la prévision publique que la prévision privée tout court (Grunberg 1986, p. 479) [11].
Anticipations rationnelles et modèles à taches solaires
26Le second temps de la réaction au scepticisme de Morgenstern consiste en l’élaboration de l’hypothèse canonique des anticipations rationnelles. L’hypothèse d’anticipations rationnelles peut, en effet, être considérée comme une tentative pour régler le problème lié à l’émission de nouvelles informations et à la variation incessante des représentations théoriques des agents. Ce concept, central au sein de la théorie économique depuis les années 1970, considère de prime abord que les agents utilisent les représentations théoriques de l’économiste lui-même. Dans son article fondateur, « Rational Expectation and The Theory of Price Movements », Muth (1961) souligne le peu de pertinence des modèles de fluctuations négligeant la formation des anticipations. C’est pour remédier à cette lacune qu’il introduit l’hypothèse d’anticipations rationnelles, hypothèse qu’il définit alors ainsi :
The hypothesis asserts three things : (1) Information is scarce, and the economic system generally does not waste it. (2) The way expectations are formed depends specifically on the structure of the relevant system describing the economy. (3) A “public prediction”, in the sense of Grunberg and Modigliani (1954), will have no substantial effect on the operation of the economic system (unless it is based on inside information).
28Muth place explicitement l’effort de Grunberg et Modigliani (directeur de thèse de Muth) au cœur de son argumentation en considérant l’hypothèse d’anticipations rationnelles comme évitant le problème des prévisions publiques [12]. Il semble ici que les représentations des agents comme celles de l’économiste soient fixées sur une représentation pertinente de l’économie. On peut légitimement se demander ce que signifie cette notion de relevant system. Cette dernière permet de mettre au centre de l’hypothèse d’anticipations rationnelles la problématique de la prédictibilité : si l’agent comme l’économiste connaissent la vraie nature du modèle – s’il y a symétrie entre eux sur ce point – alors il n’existe plus aucun problème d’autodestruction des théories (Sent 2002, p. 299). Pour comprendre plus explicitement la signification du caractère pertinent d’une représentation de l’économie, il faut se tourner vers un autre grand contributeur aux anticipations rationnelles. Sargent (1993) pose deux composantes à l’hypothèse d’anticipations rationnelles : 1) la rationalité maximisatrice ; 2) la cohérence entre les anticipations des agents. C’est au niveau de la seconde composante que la notion de « modèle pertinent » s’éclaircit. Les représentations des agents sont cohérentes lorsque chacun, cherchant à estimer la valeur d’une variable, par exemple la production moyenne des autres agents afin de déterminer son propre niveau de production, produit une quantité x, pensant que les autres feront de même, étant eux-mêmes persuadés que l’agent en question produira lui aussi x. On entre alors, encore une fois, dans un jeu de spécularité infinie de type « je sais que tu sais que je sais que tu sais … ». Formellement cela donne :
30Où x est le niveau de production individuelle, X le niveau moyen de production et h(X) la fonction de production maximisant la recette de l’agent [13]. L’anticipation rationnelle de la variable X est donc, comme chez Grunberg et Modigliani, un point fixe de représentation : l’agent choisit de produire x = X – c’est sa meilleure réponse selon le premier principe des anticipations rationnelles – tout en pensant que les autres feront de même : X est common knowledge. Il prend alors X comme donné (il connaît X). Il y a, à première vue, concordance entre production moyenne prévue et production moyenne effective en ce qu’à la fois l’ensemble des agents et l’économiste modélisant le système prennent comme donnée la valeur X en question. Cette estimation est ce que Muth appelle représentation « pertinente », i.e l’anticipation d’une variable particulière commune à l’ensemble des agents ainsi qu’à l’économiste se trouvant in fine confirmée. Remarquons que les agents prennent comme exogène une variable dépendant de leurs propres décisions, et que, pour autant, leurs plans se réalisent (les autres agents produisent effectivement X). Cette représentation est par définition autoréalisatrice : elle est vraie (i.e non réfutée) uniquement dans la mesure où tout le monde le pense. Dans cette perspective, le point de coordination est la théorie économique elle-même (la représentation du modélisateur de la variable X).
31Le cheminement de Muth et Sargent – opposé à celui de Simon et son concept de rationalité limitée – est également la toile de fond de la fameuse critique de Lucas (1976) vis-à-vis de la macroéconomie keynésienne. Cette critique se concentre en partie sur l’absence de prise en considération des réactions des agents aux politiques économiques (absence qui rend suffisante la calibration des modèles sur la base de l’observation des valeurs passées). Lucas attaque principalement le modèle d’anticipations adaptatives à la Friedman, engendrant des erreurs systématiques de la part des agents. Il part du principe que sur un marché réactif, les agents finissent toujours par connaître la théorie économique si celle-ci est utilisée par les pouvoirs publics. À ce titre, un modèle à anticipations adaptatives ne peut, in fine, qu’être contredit par les faits, alors que l’hypothèse des anticipations rationnelles offrirait l’avantage de fonder des théories « vraies », i.e qui restent vraies lorsque les agents les intègrent à leur socle de connaissance.
32Muth, Lucas et Sargent ne font en fait que donner corps à l’intuition de Grunberg, Modigliani et Simon : la bonne théorie économique est celle qui ne s’autodétruit pas, elle doit conserver sa validité même dans le cas où les agents en prennent connaissance et l’utilisent pour construire leurs prévisions. En somme, il y a ici symétrie entre agents et économistes [14] (Sent 1998, 2001, 2002). Il semble que l’hypothèse d’anticipations rationnelles réponde au problème de la scientificité évoqué par Morgenstern : une théorie économique vraie (prédictive ou descriptive), ou du moins non contredite par les faits, est possible. Notons néanmoins un glissement important : le point de départ de Morgenstern est celui de l’impossibilité de la prévision. Si Grunberg, Modigliani et Simon sont encore dans cette optique, les anticipations rationnelles y ajoutent l’ambition d’établir un modèle de détermination d’un équilibre de coordination unique. Deux questions se superposent dès lors : une question épistémologique, évoquée par Morgenstern et réglée (au moins à ce niveau de notre présentation) par Grunberg, Modigliani et Simon, ainsi qu’une question relative à la capacité explicative des modèles économiques (en ce qui concerne les nouveaux classiques, comment penser l’apurement des marchés en un équilibre unique) au sein desquels les agents ont une aptitude à théoriser ce qu’ils observent. C’est en raison de cette deuxième question qu’est introduite l’hypothèse de symétrie entre observations théoriques des agents et du modélisateur.
33La réponse au paradoxe de Morgenstern apportée par l’hypothèse des anticipations rationnelles est en fait relativement fragile. En effet, à supposer que, comme le souligne De Vroey (2009, p. 133), « les agents [aient] la capacité de prévoir, avec l’information dont ils disposent et en moyenne, les résultats du modèle dans lequel ils évoluent […, que] dans cette perspective, on [puisse] supposer que les attentes des agents sont conformes aux prédictions du modèle théorique » et que l’hypothèse d’anticipations rationnelles impose de ne retenir comme vraie qu’une théorie autoréalisatrice, il est possible qu’existent plusieurs théories (donc plusieurs déclinaisons du modèle dans lequel évoluent les agents) autoréalisatrices incompatibles, c’est-à-dire plusieurs valeurs possibles de X : « Des prédictions différentes engendrent des comportements différents aujourd’hui, donc des réalités différentes demain. Rien n’interdit que, dans chaque cas, la réalité soit conforme à la prévision qui l’a engendrée » (Chiappori 2004, p. 107). Si une théorie est vraie parce qu’elle contribue à faire advenir la situation qu’elle annonce, on retombe inévitablement sur la question de l’indétermination en ce qu’il n’existe pas une unique théorie autoréalisatrice. Une série de travaux illustre cette idée à l’aide de modèles dits « à taches solaires ». Leur objectif est d’étudier la possibilité d’existence d’une multitude d’équilibres d’anticipations rationnelles dans le cadre de modèles à horizon infini, chaque équilibre correspondant à l’influence d’une variable exogène (i.e n’ayant a priori aucun impact sur les fondamentaux de l’économie) sur les anticipations des agents. Par exemple : l’apparition de taches solaires. On pourrait s’attendre à ce que la théorie de référence, la « vraie » théorie, soit celle n’accordant aucune place aux facteurs extrinsèques. Pourtant, Azariadis et Guesnerie (1982), reprenant le modèle de référence développé par Azariadis (1981), montrent qu’il peut exister, dans un modèle déterministe à anticipations rationnelles, des équilibres à taches solaires. S’il y a multiplicité d’équilibres, l’autoréalisation comme critère de vérité n’est pas suffisante pour lever l’indétermination de la coordination, encore faut-il sélectionner un unique équilibre correspondant à une théorie particulière. À partir de là, « la vérité de la théorie reste conditionnelle à son hégémonie ; elle n’est exacte que dans la mesure où elle est considérée comme telle » (Chiappori 2004, p. 112).
34Cette conclusion pose une difficulté de type conventionnel : si les théories utilisées par les agents sont des repères permettant aux agents de se coordonner (nous y reviendrons section 4), comment expliquer le choix d’une d’entre elles aux dépens des autres ? En soi, l’hypothèse des anticipations rationnelles résout le problème en considérant la théorie économique du modélisateur comme repère de coordination, mais que faire s’il existe plusieurs théories concurrentes ? La littérature relative aux équilibres à taches solaires s’est par la suite consolidée en intégrant à ses modèles des algorithmes d’apprentissage (Desgranges et Negroni 2001). La difficulté reste néanmoins la même : comment choisir un modèle d’apprentissage plutôt qu’un autre [15] ?
35La sociologie économique s’éloigne en apparence considérablement de la problématique de la scientificité en sortant du cadre des prévisions ou des modèles de coordination. La science économique n’est plus un repère de coordination mais crée un cadre interprétatif plus général. Nous verrons par la suite que cette approche tend à faire un pas supplémentaire dans le cadre de la problématique posée par les économistes.
De la normativité des sciences sociales à la science économique comme cadre interprétatif
36La problématique de l’influence sociale des énoncés économiques est abordée tout autrement par une frange de la sociologie économique développée à la fin des années 1990 (3.2). Il s’agit désormais de comprendre la manière dont les théories économiques influencent les représentations que se font les acteurs sociaux du monde qui les entoure. On parle alors de performativité des énoncés théoriques. Si cette manière de penser l’économie-discipline est systématisée par les travaux relatifs à la performativité, elle prend racine dans une problématique plus ancienne, celle de la nécessaire normativité des théories. Les travaux de Pierre Bourdieu et d’Anthony Giddens sont une bonne illustration de l’émergence de cette problématique (3.1).
Bourdieu, Giddens et la normativité des sciences sociales
37Au-delà des problèmes de scientificité évoqués ci-dessus, l’influence sociale des discours théoriques implique un brouillage de la frontière entre positif et normatif. Si longtemps, suivant la fameuse guillotine de Hume, on a rejeté les énoncés normatifs hors du giron de la science en affirmant, à l’instar du positivisme logique, la neutralité axiologique des systèmes théoriques [16], de nouvelles approches épistémologiques préfèrent voir la science comme « Prise dans des activités et relations sociales diversifiées, répondant à des objectifs multiples » (Pestre 2006, p. 5). Dominique Pestre (2006), nomme science studies ces nouvelles approches animées par la volonté d’opérer à une déconstruction sociale des sciences. Une de celles-ci, le programme fort (strong programme) de l’école d’Edimbourg [17], pointe du doigt les luttes sociales comme déterminants externes des controverses scientifiques. La science prend place dans un espace social préexistant qu’il s’agit d’étudier pour comprendre l’émergence des théories scientifiques. Si les science studies concentrent leur attention autant sur les sciences naturelles que sur les sciences sociales, la problématique de l’influence sociale des énoncés théoriques permet de faire un pas supplémentaire vers une certaine préoccupation quant à la manipulation du monde social par le monde scientifique : d’observateur, l’homme de science, devient manipulateur de l’ordre social (de manière consciente ou inconsciente).
38Pierre Bourdieu s’est particulièrement penché sur ce phénomène dans ses études relatives à la force du langage (1981, 1982). Il y disserte de ce qu’il nomme « effet de théorie » : « La description scientifique la plus strictement constatative est toujours exposée à fonctionner comme prescription capable de contribuer à sa propre vérification en exerçant un effet de théorie propre à favoriser l’avènement de ce qu’elle annonce » (Bourdieu 1981, p. 72). L’analyse bourdieusienne de la force du langage scientifique prend corps au sein de sa conceptualisation générale de l’espace social, ensemble de champs au sein desquels les acteurs sont positionnés en fonction d’une situation hiérarchique déterminée par leur dotation en capital (économique, culturel, social). De tels champs sociaux sont les lieux d’affrontement pour la domination, le poids de chaque acteur dépendant de ses avantages concurrentiels (volume et structure du capital des différentes espèces). Cette domination équivaut à un plus grand pouvoir sur la structure du champ, c’est-à-dire une plus grande influence sur la fixation des règles du jeu social. Être dominant c’est donc acquérir la légitimité symbolique dans la fixation des différenciations sociales en fonction des dotations capitalistiques de chacun (légitime/illégitime ; dominant/dominé ; faible/fort ; etc.) Cette position est le signe d’une forte dotation en capital symbolique, défini comme « la forme que prend toute espèce de capital lorsqu’elle est perçue à travers des catégories de perception qui sont le produit de l’incorporation des divisions ou des oppositions inscrites dans la structure de la distribution de cette espèce de capital » (Bourdieu 1994, p. 117). La lutte pour le capital symbolique est donc la lutte pour l’imposition d’une vision du champ social. Cette vision peut in fine trouver son objectivation dans divers rites institutionnels marquant la différenciation sociale : remise de diplôme, mariage ou encore l’investiture, dont Bourdieu prend l’exemple : « L’investiture exerce une efficacité symbolique tout à fait réelle en ce qu’elle transforme réellement la personne consacrée : d’abord parce qu’elle transforme la représentation que s’en font les autres agents et surtout peut-être les comportements qu’ils adoptent à son égard […] ; et ensuite parce qu’elle transforme du même coup la représentation que la personne investie se fait d’elle-même et les comportements qu’elle se croit tenue d’adopter pour se conformer à cette représentation » (Bourdieu 1982 p. 125). Au-delà des reconnaissances formelles, les rapports de forces pour l’appropriation du capital symbolique sont des actes cognitifs (Bourdieu 1994, p. 124) mettant en place des normes de représentations.
39L’homme de science, en ce qu’il produit des catégorisations du monde, des classifications (Hacking 2001), est un des « professionnels de la symbolique [qui] s’affrontent, dans des luttes ayant pour enjeu l’imposition des principes légitimes de vision et de division du monde naturel et social » (Bourdieu 1994, p. 91). Il est porteur de représentations du monde au sein d’un ordre social particulier [18]. Il tend soit à le légitimer dans le temps, en en produisant une reconnaissance (« discours dominant »), soit à en briser l’adhésion (« discours hérétique »). À ce titre, science et politique se chevauchent : « L’action proprement politique est possible parce que les agents, qui font partie du monde social, ont une connaissance (plus ou moins adéquate) de ce monde et que l’on peut agir sur le monde social en agissant sur leur connaissance de ce monde. Cette action vise à produire et à imposer des représentations (mentales, verbales, graphiques ou théâtrales) du monde social qui soient capables d’agir sur ce monde en agissant sur la représentation que s’en font les agents » (Bourdieu 1981, p. 69). On entend donc ici par normatif, au-delà de l’affirmation de ce qui doit être, l’imposition d’une vision du monde, d’une norme de représentation légitimatrice des règles du champ social. Dans son étude du champ des sciences sociales, Bourdieu (2001, p. 173) conclut que « L’analyste fait partie du monde qu’il cherche à objectiver, et la science qu’il produit n’est qu’une des forces qui s’affrontent dans ce monde ».
40Comme indiqué en introduction, Anthony Giddens fait également de l’influence sociale des énoncés sociologiques un point essentiel de la dynamique institutionnelle. Dans Les conséquences de la modernité (1994), cette influence est considérée comme une particularité des sociétés modernes dont la mécanique est intimement liée à la confiance des agents envers les systèmes d’experts [19]. Si Giddens et Bourdieu semblent proches sur ce point, le premier met un accent supplémentaire sur les lieux de rencontre entre idées scientifiques et systèmes de représentations. Il nomme ces lieux points d’accès. À ces points se jouent aussi bien le passage d’idée que l’édification de la confiance envers les systèmes experts.
D’une part, les descriptions des sociologues doivent véhiculer les cadres de signification qu’utilisent les acteurs pour orienter leurs conduites ; d’autre part, ces descriptions sont des catégories interprétatives qui exigent à leur tour un effort de traduction et de retraduction pour entrer et sortir des cadres signification des théories sociologiques
42Giddens ouvre ici la porte à une focalisation sur le lien de traduction entre théorie et savoir profane là où sociologie bourdieusienne à été critiquée pour son manque de considération vis-à-vis du travail de réappropriation et de réinterprétation par les acteurs sociaux des propositions scientifiques, alors même que la notion de l’influence sociale des énoncés théoriques est consubstantielle de la capacité réflexive des agents (Boltanski 2009, p. 43). Il est nécessaire de détailler la manière dont une convention proprement scientifique devient une convention pour des individus hors du strict champ scientifique [20]. Depuis la fin des années 1990 une frange de la sociologie économique aborde tout spécifiquement la problématique de la normativité de la science économique en se concentrant sur ce point précis de la traduction : la théorie de la performativité des énoncés théoriques.
La théorie économique comme modèle interprétatif : l’approche de la sociologie économique
43Le terme performativité des énoncés est propre à l’approche sociologique développée en premier lieu par Michel Callon à la fin des années 1990 [21]. Dans une série d’ouvrages collectifs (Callon 1998 ; Callon, Millo, et Muniesa 2007 ; MacKenzie, Muniesa et Siu 2007), la sociologie économique de la performativité défend l’idée selon laquelle « La science économique, au sens large du terme, performe, modèle et formate la réalité, plutôt qu’elle n’observe la manière dont elle fonctionne » (Callon 1998, p. 2). La science économique est génératrice de représentations particulières du monde, représentations qui seront la toile de fond de la construction de la réalité sociale. Si cette idée est loin d’être nouvelle – on trouve déjà chez Hegel, Marx, Polanyi [22], Schumpeter, Weber [23] ou encore Dumont l’intuition que les idées des économistes prennent la forme de savoirs agissant en modelant le monde social – la sociologie de la performativité s’attache à lui donner un caractère systématique en l’introduisant dans un corpus théorique globalisant, celui de la sociologie de l’Acteur Réseau (Actor Network Theory, désormais ANT). Dans la lignée de celle-ci, Callon part du principe que « si les agents peuvent calculer leurs décisions, indépendamment du degré d’incertitude concernant le futur, c’est parce qu’ils sont pris dans un réseau de relations et de connexions, ils n’ont pas besoin de s’ouvrir au monde car ils contiennent leurs mondes. Les agents sont des acteur-mondes » (Callon 1998, p. 8). La notion clef est celle de dispositif sociotechnique [24]. L’ANT ne concentre pas son analyse sur l’acteur social comme humain mais comme agencement contenant l’Homme ainsi que l’ensemble des dispositifs sociotechniques dont il use dans ses prises de décisions [25]. Muniesa et Callon (2003) utilisent le terme calcul pour désigner ces pratiques lorsqu’elles prennent place sur les marchés :
Calculer ne signifie pas nécessairement effectuer des opérations mathématiques ou même numériques. Le calcul commence en établissant des distinctions entre des choses ou des états du monde, puis en imaginant des cours d’actions associés à ces choses ou à ces états, pour enfin évaluer [les] conséquences. En partant d’une telle définition (large, mais habituelle) de la notion de calcul nous essayons d’éviter la distinction (conventionnelle, mais trop aiguë) entre jugement et calcul.
45Le calcul consiste essentiellement en l’établissement d’un continuum entre jugements qualitatifs et quantitatifs (Muniesa et Callon 2003, p. 197). Pour qu’une transaction marchande ait lieu, il s’agit dans un premier temps de rendre les biens calculables au sein d’espaces de calculs, élément nécessaire à l’ajustement entre les différents intervenants sur un marché particulier. Devant un ensemble d’opportunités qui s’offrent à lui, un acteur économique doit procéder en trois temps :
461. Abstraire les objets afin de les intégrer à un espace de calcul.
472. Ces entités abstraites sont associées entre elles, déplacées, remaniées au sein de ce même espace de calcul.
483. Extraire les résultats, i.e dégager de nouvelles entités améliorant la capacité de choix : prix, information, label, etc.
49Les individus sont donc pris dans des dispositifs sociotechniques permettant les opérations de calcul : « Le bien, requalifié, a été placé dans un cadre avec d’autres biens, et des relations ont été établies entre eux, menant à de nouvelles classifications qui autorisent des formes de comparaison : le bien peut enfin être calculable » (Muniesa et Callon 2003, p. 205) [26]. Une fois cela posé, la problématique de la performativité des énoncés émerge naturellement de ce que la science économique, ses modèles, les outils techniques dont elle renseigne l’élaboration, font partie de ces dispositifs et prennent part à leurs reconfigurations constantes. L’économie comme science est partie prenante de la réalité qu’elle décrit car elle produit des représentations permettant aux agents de distinguer les objets et les états du monde, de les classifier afin d’évaluer les conséquences de leurs actes : « les sciences du marché sont elles-mêmes une partie des marchés » (Muniesa, Millo et Callon 2007). À ce titre, là où la sociologie économique « traditionnelle » s’attache à enrichir les concepts, jugés réducteurs, de l’analyse économique (en particulier néoclassique), la sociologie performativiste entend étudier le lien entre marché théorique et marché physique (market place) : la manière dont les concepts de l’analyse économique s’imposent comme normes de représentation. C’est notamment le sens de l’affirmation polémique selon laquelle « Oui, l’homo oeconomicus existe, mais il n’est pas une réalité anhistorique ; il ne décrit pas la nature cachée de l’homme. Il est le résultat d’un processus de configuration… Bien sûr, cela requiert des investissements matériels et métrologiques […], mais nous devrions ne pas oublier la contribution essentielle de l’économie discipline à la performation de l’économie-activité » (Callon 1998, p. 22-23).
50L’intervention de la science économique au sein de l’économie réelle ne doit pas être circonscrite au strict plan des idées. Muniesa et Callon (2009) prennent soin d’établir une taxinomie des différents modes d’intervention. Si la notion de performativité émerge du champ linguistique, elle ne s’y réduit pas. S’il est bien entendu que le discours même des économistes fait advenir une certaine représentation sociale (performation théorique), l’influence de l’économie sur le monde qu’elle décrit passe également par l’ingénierie sociale prenant racine en dehors du strict champ universitaire (performation expérimentale). De manière similaire, les auteurs soulignent que la performativité n’est pas nécessairement une question de croyances individuelles et collectives (performation psychogène). Les agents peuvent être amenés à agir conformément à ce que décrit la théorie dans ces modèles en raison d’une architecture particulière dont la mise en place a été renseignée par la théorie elle-même (performation matérielle). C’est notamment le cas lorsque les places de marché sont construites en vue de respecter les conditions des marchés théoriques. L’exemple du marché au cadran de Fontaine-en-Sologne, étudié par Marie-France Garcia (1986) [27], est sur ce point emblématique. La performation peut également être rigoureusement planifiée ou émerger d’interactions multiples (performation distribuée) : « un artefact économique se trouve être au bon endroit et au bon moment et le fait qu’il y soit mis en usage lui assure son succès d’abord local puis sa diffusion plus générale » (Muniesa et Callon 2009, p. 301). Enfin, une dernière distinction a trait à l’échelle ainsi qu’au degré de fermeture du site de performation : celui-ci peut se réduire à un laboratoire d’économie expérimentale (performation restreinte) ou prendre place dans un espace social ouvert (performation élargie). La sociologie de la performativité donne donc corps aux points d’accès de Giddens en en détaillant l’architecture sociotechnique.
51Si Muniesa et Callon marquent la frontière entre une vision réductrice de la performativité en termes de diffusion de croyance, et une vision plus large incluant, en plus des seules idées, les outils, l’architecture des lieux, etc., il semble néanmoins qu’à un niveau de conceptualisation plus élevé, la question de la performativité puisse se réduire à une question de diffusion des croyances et de représentations. En effet, toute technique, toute architecture nécessite d’être utilisée dans un sens spécifique. Lorsque Muniesa et Callon (2009, p. 298) soulignent que pour qu’un acteur économique agisse en conformité avec « la doctrine néoclassique », « il suffit que l’architecture du marché nous y oblige ! », c’est sans compter que :
52(i) Cette architecture nécessite une utilisation ainsi qu’un savoir particulier qu’il faut intégrer.
53(ii) Dans le cas où ces utilisations sont contraintes par des règles formellement établies par l’architecte lui-même, une règle nécessite toujours, pour être respectée, une certaine adhésion (au moins de la part de celui qui la fait respecter). L’utilisation d’une technique nécessite donc à la fois une connaissance pratique et légitimatrice. Ces deux caractéristiques sont constitutives de l’habitus bourdieusien défini comme un « système acquis de préférences, de principes de vision et de division […], de structures cognitives durables […] et de schèmes d’action qui orientent la perception de la situation et la réponse adoptée » (Bourdieu 1994, p. 45).
54Il semble dès lors possible de réduire conceptuellement la notion de performativité utilisée par la sociologie économique à une question de diffusion de représentation du monde, une question de normativité : les théories économiques font émerger des normes de représentations prenant la forme de processus de calcul.
55On retiendra essentiellement que les vecteurs performatifs sont variés : instruments de mesure, théories, modèles mathématiques ou encore lois ; et qu’ils donnent naissance à des entités sociales nouvelles : indices, titres de propriété, modes de calcul, marchandises. Ainsi, la science économique façonne le monde économique selon deux mouvements : en créant des définitions (ce qu’est une marchandise, ce qu’est la propriété, etc.), et en créant des modes de calculs pour manier ces entités (indices, prix, etc.). Finalement, si les vecteurs performatifs sont multiples, les quatre distinctions de Callon et Muniesa peuvent se subsumer dans l’idée que l’économie comme science a la capacité de traduire des normes de représentations cristallisées au sein de modèles de calcul. Ces représentations, en s’intégrant à des dispositifs sociotechniques, autorisent pratiquement et normativement les pratiques individuelles et sociales. On déplace alors le débat en l’éloignant de la problématique de la scientificité pour le tourner vers la question des effets de la science sur nos représentations du monde, sur les pratiques qui y sont rattachées et finalement sur le monde social lui-même (Muniesa et Callon 2009, p. 294).
Approche stratégique et approche interprétative de l’influence sociale des énoncés de la science économique
56Une mise en perspective de la manière dont l’économie et la sociologie économique traitent respectivement le phénomène de l’influence du discours économique sur le monde qu’il décrit a permis de situer ces deux voies au sein de problématiques différentes : celle de la possibilité de penser la prévision, ainsi que la coordination économique dans des modèles théoriques, pour la science économique – « qu’est-ce que la science peut dire ? » –, et celle de l’affinement de la frontière entre positif et normatif pour la sociologie économique – « qu’est-ce que la science fait ? ». Cette partition nous mène finalement à un parallèle entre l’idée d’influence sociale des discours théoriques (ici économique) et celle de convention. Certains auteurs conventionnalistes, particulièrement ceux ayant participé à l’ouvrage collectif Théorie des conventions (Batifoulier 2001), insistent sur la démarcation entre deux types de convention : stratégique et interprétative [28]. Bien que cette dichotomie puisse être contestable à plusieurs égards (Orléan 2004), elle permet ici de relever deux états d’esprit différents face à la problématique de l’influence sociale des énoncés théoriques. On verra qu’ainsi caractérisées, les deux approches deviennent complémentaires.
Approche stratégique de l’influence sociale des énoncés théoriques : la science économique comme repère de coordination
57La problématique de l’influence des énoncés théoriques sur les phénomènes sociaux est traitée par la science économique par le prisme d’un échec à expliquer la coordination des agents dans un monde intégrant le savoir de l’économiste lui-même. L’hypothèse d’anticipations rationnelles introduit à ce titre une idée forte : la bonne théorie est par essence autoréalisatrice ; elle reste valide même en intégrant ce savoir aux croyances des agents. Cependant, rien n’est dit de l’apprentissage des anticipations rationnelles. Ce dernier point prend toute son importance avec les modèles à taches solaires, lorsque plusieurs équilibres potentiels coexistent. La théorie économique en place dans un contexte historique particulier devient un repère de coordination permettant de discriminer un équilibre de coordination unique, autrement dit, la théorie est une convention au sens de Sugden :
Quand nous disons qu’une manière de faire est une convention au sein d’un groupe, nous voulons dire que chacun dans ce groupe, ou presque chacun, se conforme à cette manière de faire. Mais nous voulons dire plus que cela. En effet, chacun dort et mange, sans que ces pratiques soient des conventions. Quand nous disons qu’une manière de faire est une convention, nous supposons qu’une partie au moins de la réponse à la question ‘‘pourquoi chacun fait-il R ? ’’ se trouve dans : ?parce que tout les autres font R?. Nous supposons également que les choses auraient pu être différentes : chacun fait R parce que tous les autres font R, mais il aurait pu arriver que chacun face R’ parce que tous les autres avaient fait R’.
59Cette définition prend place dans le cadre de l’analyse économique évolutionniste et considère la convention comme le petit plus permettant de résoudre les problèmes d’indétermination dans les coordinations. À ce titre, la convention commence là où le seul principe de maximisation de l’utilité ne suffit plus. Cette approche, dite « stratégique » (Batifoulier 2001), se développe principalement à partir de l’étude des jeux de coordination et part du constat que pour se coordonner, les agents économiques ont besoin de règles émanant de contrats, de contraintes ou, enfin, de conventions. Ces dernières sont considérées comme des solutions saillantes aux actes de coordination. Lewis définit, de manière plus précise, la convention R comme suit (1993, p. 12-13) :
601) Chacun se conforme à R.
612) Chacun croit que les autres se conforment à R.
623) Cette croyance que les autres se conforment à R donne à chacun une bonne raison pour se conformer à R.
634) Tout le monde préfère une conformité générale à R plutôt qu’une conformité d’une moindre généralité.
645) Il existe au moins une alternative R’ pour laquelle les étapes précédentes seraient valables.
65Les points 1 à 5 sont connaissance commune.
66Le cadre théorique au sein duquel l’analyse économique intègre la problématique de l’influence de ses propres énoncés théoriques sur les phénomènes sociaux relève de la définition stratégique des conventions : devant un problème de coordination, la théorie économique pertinente T est celle qui, si elle est adoptée par les agents, conduit à un équilibre, i.e une situation dans laquelle personne n’a intérêt à réviser ses plans : « je me conforme à la théorie T car je sais que les autres feront de même, je sais qu’ils savent que je me conformerai à T, je sais qu’ils savent que je sais … ad infinitum ». T est donc common knwoledge (soit le principe de cohérence tel qu’il est exprimé par Sargent). Autrement dit, la théorie est un point focal (Schelling 1960). S’il existe plusieurs théories pertinentes potentielles, comme nous le montrent les modèles à taches solaires, alors le choix de la théorie relève d’un ajustement conventionnel : « la vérité de la théorie reste conditionnelle à son hégémonie ; elle n’est exacte que dans la mesure où elle est considérée comme telle » (Chiappori 2004, p. 112). Interprétée ainsi, la vérité d’une théorie reste relativement volatile : elle peut en effet être victime d’un retournement de convention (Orléan 1989) si un doute sur sa nature common knowledge survient.
Approche interprétative de l’influence sociale des énoncés théoriques : la science économique comme mode d’évaluation conventionnelle
67La sociologie de la performativité adopte une posture différente. Le point de départ n’étant plus la coordination proprement dite mais la constitution d’un contexte d’interprétation prenant racine dans les classifications de la science économique. Cette approche renvoie, certes, encore à la notion de convention, mais cette fois prise dans un sens différent : la convention comme cadre interprétatif, comme modèle d’interprétation conventionnelle. Si dans l’approche stratégique des conventions, celles-ci permettent la convergence des anticipations des agents à une échelle locale, convergence matérialisée par la discrimination des équilibres, les conventions interprétatives se situent à un niveau d’abstraction plus élevé : en raison des capacités cognitives limitées des agents impliquant une impossibilité pour eux de connaître l’ensemble des tenants et des aboutissants de leurs actes dans le monde social, les règles conventionnelles (i.e les conventions au sens stratégique du terme) sont nécessairement incomplètes. À ce titre, l’économie des conventions relève le rôle primordial de l’interprétation [29] : devant une situation complexe, l’agent se réfère non à l’intégralité de l’information disponible, mais à un modèle interprétatif qu’il partage avec ses semblables, un modèle d’évaluation conventionnelle chargé normativement. « le jugement sur lequel repose la décision de se conformer à une convention R ne se réduit pas exclusivement à un calcul d’utilité comme dans l’approche évolutionniste, mais peut également porter sur la “légitimité” des conduites prescrites par R ; autrement dit il s’agit de prendre en compte les “jugements de valeur” » (Orléan 2004, p. 15). Ce contexte commun d’interprétation balise le champ des possibles et facilite le choix des agents. Luc Boltanski (2009, p. 49) parle à ce titre d’« équipements cognitifs et déontiques, c’est-à-dire des compétences, dont il faut supposer l’existence pour comprendre la façon dont les acteurs parviennent […] à coordonner leurs actions ou à faire converger leurs interprétations ». C’est exactement le mécanisme performatif révélé par la sociologie callonienne : la science économique diffuse des représentations du monde permettant l’économie des ressources cognitives, la stabilisation des représentations et in fine la coordination entre les agents. Ces représentations peuvent également s’appuyer sur des technologies, béquilles cognitives venant activer les représentations en offrant des repères de coordination concrets (Batifoulier et Thèvenon 2001, p. 249). La théorie n’est plus ici une saillance à laquelle les agents se coordonnent, mais un facteur épistémique : elle modèle l’appréhension du monde plus que ne donne un repère explicite. Comme nous l’avons déjà évoqué, rabattre la notion de performativité sur celle de convention ne va pas de soi. C’est ce qu’indique Michel Callon :
La thèse de la performativité, dont je conçois qu’elle donne lieu à de nombreux contresens, devient plus claire et plus intéressante, me semble-t-il, lorsqu’on la situe par rapport à d’autres notions, qui ont été ou sont utilisées pour décrire les rapports entre economics et economy, comme celles de prophétie auto-réalisatrice, de dimension prescriptive ou normative de l’economics, ou de performance (au sens anglo-saxon du terme). La notion de prophétie auto-réalisatrice, si l’on s’en tient à elle, permet de soutenir que la théorie économique est à la fois fausse (elle ne décrit pas la réalité des marchés) et efficace (elle a un impact sur le comportement des agents et rend possible le fonctionnement des marchés) : la théorie est un outil de coordination dans des situations où les agents manquent de points de repère communs. La théorie joue le rôle d’une convention : si les gens croient que les autres croient qu’ils croient que la théorie est vraie […] alors il existe une convention qui permet de se coordonner. La différence fondamentale que je vois avec la thèse de la performativité est le rapport à la vérité. La performativité suppose des agencements socio-techniques qui conduisent à un effet sur les comportements.
69Nous défendons néanmoins une asymétrie entre acteurs passifs (les technologies) et actifs (les acteurs sociaux), permettant de rabattre la notion de performativité sur celle de convention (voir supra). Notons par exemple que certains conventionnalistes pensent les objets comme cristallisations de conventions aidant la prise de décision (Batifoulier et Thévenon 2001, p. 249).
70La considération sociologique de l’influence sociale des énoncés théoriques, en ce qu’elle entre dans le détail de l’influence des catégorisations scientifiques sur la formation des conventions interprétatives, casse le lien direct de l’approche par les anticipations rationnelles. Cette dernière, si elle pose l’influence de la science sur les systèmes sociaux, réduit ce lien à une simple équivalence entre la modélisation des agents et les agents. Ce point de vue est parfaitement représentatif de l’erreur épistémocentrique évoquée par Bourdieu au sujet des théories de l’action rationnelle : « voir tous les agents sociaux à l’image du savant […] ou, plus exactement, à placer les modèles que le savant doit construire pour rendre raison des pratiques dans les consciences des agents, à faire comme si les constructions que le savant doit produire pour comprendre les pratiques, pour rendre raison, étaient le principe déterminant des pratiques » (Bourdieu 1994, p. 222). L’approche économique de l’influence sociale des énoncés théoriques est tronquée en ce qu’elle retire à l’agent toute capacité réflexive de construction de ses propres représentations sur la base des représentations collectives. Autrement dit elle se focalise sur l’acteur économique comme simple machine à calculer inapte à penser le collectif. Boltanski souligne a contrario que les équipements cognitifs, ici les conventions d’interprétation, aident à la coordination entre les acteurs « malgré les disputes qui les opposent ou même, pour être plus exact, par le truchement de ces disputes » (Boltanski 2009, p. 49). À ce titre, l’approche interprétative de l’influence sociale des théories économiques introduit la question de l’émergence et de la stabilisation des interprétations issues de ces théories au sein d’un environnement social porteur d’épreuves de vérité prenant la forme de disputes relatives au choix de la convention pertinente. Les travaux sociologiques traitant de la performativité soulignent l’importance du processus constant de configuration et reconfiguration des réseaux de traduction des savoirs scientifiques en fonction d’épreuve de vérité : « C’est parce qu’elles [les sciences économiques] produisent des modélisations et des représentations, qui impliquent des épreuves de vérité, qu’elles peuvent intervenir, avec une efficacité qui leur est propre, dans ces agencements et tirer des leçons des expériences qu’elles organisent » (Muniesa et Callon 2009, p. 319).
La science économique comme convention : quelques pistes de réflexion
71Les différentes approches des effets sociaux des discours économiques ont été regroupées autour de la notion de convention. Que celle-ci soit stratégique ou interprétative, la définition de la science économique comme convention pose néanmoins problème. Une convention entretient les caractéristiques suivantes : elle est arbitraire, vague, non forcément garantie par des règles de droit, d’origine incertaine (Biencourt, Chaserant et Rebérioux 2001, p. 217). On comprend dès lors que rabattre la théorie économique sur la notion de convention pose un défi à l’analyse économique : ses résultats en sont fortement relativisés. Cette caractéristique prend, dans chacune des deux approches explorées, une forme différente :
72(a) L’économie pose le problème du potentiel explicatif de son propre discours dans un contexte menant à sa relativisation. Ce qu’indique l’aspect nécessairement arbitraire des conventions.
73(b) La sociologie économique, dans son désir de description et de compréhension du phénomène de l’influence sociale des énoncés théoriques, est confrontée au problème de la performativité d’une théorie plutôt qu’une autre. Un important débat a d’ailleurs pris place sur ce sujet (Felin et Foss 2009a, 2009b ; Ferraro, Pfeffer et Sutton 2005, 2009 ; Butler 2010 ; Callon 2010 ; Brisset 2011).
74À ce titre, la notion de convention, quel que soit son type, permet d’identifier une limite commune aux deux approches : celle de la relativité des théories. Cette relativité mène à la fois à des questions d’ordre épistémologiques concernant le critère de vérité de la théorie économique (toute théorie peut-elle servir de convention de coordination ? quelle est la valeur scientifique d’un énoncé économique ?) et à une question d’ordre heuristique (comment comprendre la performativité d’une théorie particulière aux dépens d’une autre dans une situation précise ?) Il est par contre possible de penser un rapprochement de ces deux ensembles théoriques, chacune venant préciser l’autre. Nous identifions principalement quatre échanges possibles.
751) L’approche économique fournit un outil permettant de définir les effets sociaux des énoncés théoriques : une théorie T à un impact sur le monde social dans la mesure où elle est considérée par les agents comme un repère de coordination. Cette définition permettrait, entre autre, d’introduire dans la définition même de la performativité la possibilité de son échec.
762) La sociologie économique complète l’analyse économique en mobilisant une vision épistémique de l’influence sociale des énoncés théoriques : l’économie discipline est, plus qu’un simple repère, une nouvelle représentation du monde.
773) Dans la mesure où l’approche stratégique mène, suite à la problématique des taches solaires, à une impasse (il existe plusieurs équilibres non discriminés), l’approche de la sociologie économique proposerait une solution à ce problème de coordination en l’inscrivant dans un cadre interprétatif dont dépendrait le choix d’un équilibre de coordination particulier. En d’autres termes, les conventions de coordinations renseignées par les théories économiques sont par essence moins stables que les conventions interprétatives en ce que ces dernières sont des interprétations du monde constitutives d’un héritage social, et non de simples repères soumis aux contingences du choix rationnel. À ce titre, un cadre interprétatif particulier permet de penser la sélection par les agents d’un repère de coordination parmi d’autres.
784) Finalement, l’approche interprétative de l’influence sociale des énoncés théoriques, en dotant les agents d’une capacité réflexive, d’une compétence critique, ainsi qu’en intégrant une dimension délibératoire à la coordination, permet de penser la sélection d’une convention scientifique sur la base du choix d’agents évoluant dans un contexte d’interprétation social [30]. Là où l’approche économique entrevoit uniquement la capacité structurante des conventions économiques vis-à-vis des stratégies intéressées, l’approche sociologique confronte cet aspect à la dimension structurée des conventions via l’étude spécifique de leur mise en place au sein de cadres interprétatifs.
79Les points 3 et 4 sont principalement le fait de notre interprétation de la performativité comme mise en place de conventions. Comme nous l’avons vu, cette perspective est loin de faire l’unanimité au sein de la sociologie performativiste.
80La reconstruction proposée ici laisse donc entrevoir une hiérarchie logique entre les catégories mobilisées par l’économie et la sociologie de la performativité. On retombe néanmoins dans l’impasse de la discrimination des cadres interprétatifs concurrents : si le simple fait d’émettre un discours sur un système économique modifie le système économique lui-même, alors comment la science économique peut-elle nous dire quelque chose ? Il apparaît clairement qu’une généralisation extrême du problème des effets sociaux des énoncés théoriques laisse la science économique sans voix et qu’un travail plus profond sur le lien entre science économique et monde économique semble essentiel pour comprendre à quel point l’installation d’une théorie économique est aléatoire. La dichotomie entre approche stratégique et approche interprétative permet par exemple de penser des degrés de relativité en ce qu’il existe un niveau de convention plus stable que l’autre. Cette différence de degrés permet de mobiliser l’idée d’une sélection des conventions stratégiques inspirées par la science économique par les conventions interprétatives préexistantes : les modes de représentations, comme principes cognitifs et normatifs supérieurs communs, sélectionnent les équilibres de coordinations concurrents par le biais des capacités critiques des agents liées au contexte normatif dans lequel il évoluent. Une telle vision du monde économique et social est également le fait d’une certaine frange de l’économie institutionnelle, plus particulièrement Geoffrey Hodgson (2004) ou encore Tony Lawson (2003), orientée vers une vision structurée de l’ontologie sociale permettant de penser la sélection théorique par une réalité sociale ne dépendant pas exclusivement des représentations des acteurs sociaux à un niveau stratégique. Si cette piste est encore largement inexplorée, le travail effectué ici permet d’en saisir la potentielle utilité au sein du débat relatif à l’influence sociale de la théorie économique.
Conclusion
81L’ambition de ce travail a été triple. Il s’est premièrement attaché à présenter de manière synthétique la problématique de l’influence sociale des théories économiques. Il a ainsi dégagé deux grandes problématiques : celle de la scientificité de la science économique et celle de sa normativité. Cette dualité a ensuite été mise en relation avec deux approches différentes du phénomène : celle développée par la science économique elle-même et celle engendrée par la sociologie économique. Ce rapprochement n’avait jusqu’ici été l’objet d’aucune étude.
82Il s’est ensuite attaché à rapprocher la notion de l’influence sociale des énoncés théoriques de celle de convention, ceci dans le but à la fois de souligner les particularités propres aux approches économique (approche stratégique) et sociologique (approche interprétative), et de dégager le problème plus fondamental lié au phénomène de l’influence sociale des énoncés théoriques : celui de la discrimination des théories. Cette distinction a également permis d’ouvrir des pistes de réflexion dans l’étude de l’influence sociale des discours théoriques. Il a notamment souligné l’importance de la notion de sélection des théories économiques par les cadres de représentations. L’idée d’un effet sélectif d’un type de convention sur un autre est une piste heuristique encore peut explorée [31] dans le cadre de la problématique de l’influence sociale des discours théoriques. Le présent travail constitue un premier pas dans cette voie via la mobilisation de la notion de convention.
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Mots-clés éditeurs : anticipations rationnelles, paradoxe de Morgenstern, économie des conventions, influence sociale des discours théoriques, performativité
Date de mise en ligne : 02/01/2013
https://doi.org/10.3917/rpec.132.0025Notes
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[*]
Centre d’études interdisciplinaires Walras-Pareto (Université de Lausanne) ; Centre d’Économie de la Sorbonne (Université de Paris 1). Centre d’études interdisciplinaires Walras-Pareto, Internef, Bureau 306 - Université de Lausanne - CH - 1015 Lausanne, Nicolas.Brisset@unil.ch. Je remercie Roberto Baranzini, Jérôme Lallement, François Allisson, Amanar Akhabbar, Michele Bee, Victor Bianchini, Pascal Bridel, Annie Cot, Francesca Dal Degan, Antoine Missemer, Sophie Swaton, ainsi que deux rapporteurs anonymes pour leurs précieux commentaires ayant permis d’améliorer de façon significative une précédente version de cet article. Je remercie tout particulièrement Cyril Hédoin pour les nombreux échanges que nous avons eu autour de ce texte ou d’un certain nombre de notions qu’il comporte. Enfin je remercie Marine Bonnard pour sa relecture attentive. Je reste évidemment seul responsable des éventuelles erreurs ainsi que des interprétations que défend ce texte.
-
[1]
Hacking (2004) parle d’un effet boucle du genre humain.
-
[2]
Si l’interaction entre sujet et objet est le lot de toute science empirique, en ce que l’outil d’observation fait toujours partie du monde de l’objet de cette même observation, il existe néanmoins une nuance de taille entre le problème de la mesure en physique quantique et ce que l’on constate dans le cadre des sciences sociales : l’objet des sciences sociales ne fait pas que réagir mécaniquement, il agit de manière stratégique en s’appuyant sur une base informationnelle contenant les sciences de l’homme elles-mêmes. Alain Boyer (1994, p. 237) fournit un exemple parlant de cette distinction entre réaction de la nature et action de l’humain : si quelqu’un, au pied d’un couloir de neige, hurle de manière suffisamment forte à un partenaire « il va y avoir une avalanche », il existe une probabilité pour que son énoncé s’autoréalise. Toutefois, cette réaction en chaîne n’est nullement le fruit d’une interprétation de la part de la couche de neige supérieure. Cet évènement n’est pas dû au sens de l’énoncé mais au volume sonore dégagé par l’allocution.
-
[3]
Sur les problèmes liés à la définition de Merton, voir This (1994).
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[4]
Notons que les exemples fournis par Merton n’embrassent qu’un cas particulier d’effets boucles du genre humain : celui d’une confirmation de la prophétie. Dans d’autres cas, la prophétie peut également s’autodétruire.
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[5]
« The methods always amount to deductive causal explanation, prédiction, and testing » (Popper 1944-1945, p. 131). Nous prenons ici la partie de retraduire cette citation, les traducteurs français (Popper 1956, p. 129) ayant traduit « testing » par « vérification », ce qui est une erreur aux regard de l’épistémologie poppérienne (voir note 7).
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[6]
Rappelons que là où l’empirisme logique émanant du Cercle de Vienne érige le critère de vérification en véritable dogme permettant la démarcation entre science et non-science, Popper parle lui de falsification et de corroboration : une théorie est corroborée lorsqu’elle résiste aux tentatives de falsification (Popper 1973). On comprend donc qu’une théorie ne peut jamais être vérifiée mais seulement momentanément corroborée (elle prend constamment le risque d’être falsifiée). Notons que la discussion relative à l’influence sociale des énoncés théoriques porte plus sur la question de l’empirisme que sur les modalités de ce dernier (vérification ou falsification). Elle reste en effet la même qu’elle qu’en soit l’approche. Néanmoins Popper fût le premier à intégrer ce type de réflexion.
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[7]
Sur l’argument de Popper contre la pensée historiciste, voir This (1996 ; 1998)
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[8]
Sans nous attarder sur le sujet, soulignons que le logicien britannique John Venn (1866) est à notre connaissance le premier à introduire la notion d’autodestruction.
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[9]
Voir également Grunberg et Modigliani (1965).
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[10]
Simon (1954) utilise un raisonnement similaire en se penchant sur l’exemple du vote. Les conclusions en sont exactement les mêmes.
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[11]
Ce point est d’ailleurs à mettre en relation avec des travaux plus tardifs de Grunberg (1978) relatifs à la complexité des systèmes économiques.
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[12]
Sur les relations entre Muth, Grunberg, Modigliani et Simon, voir Sent (2002).
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[13]
C’est-à-dire qui égalise coût marginal et prix à un niveau dépendant du niveau moyen de production X. h(X) est la meilleure réponse au prix donné.
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[14]
La problématique de la symétrie entre l’agent économique, l’économiste et l’économètre est particulièrement prégnante chez Sargent : « It is also sometimes said to embody the idea that economists and the agent they are modelling should be placed on an equal foot : in the model should be able to forcast and profit-maximizing and utility maximizing as well as the economist – or should be say the econometrician – who constructed the model » (Sargent 1993, p. 21). Néanmoins, si c’est au nom de ce principe qu’il mobilise l’hypothèse d’anticipations rationnelles, il remarque vite que celui-ci, définit comme « a fixed point in a mapping from perceived to actual laws of motion typically imputes to the people Inside the model much more knowledge about the system they are operating in than is available to the economist or econometrician who is using the model to try to understand their behavior. In particular, an econometrician faces the problem of estimating probability distributions and laws of motion that the agents in the model are assumed to know » (Sargent 1993, p. 21).
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[15]
Plus récemment, l’économie expérimentale a tenté de tester l’hypothèse « d’absorption théorique », développée par Morgenstern (1972). On dit qu’une théorie est « absorbée » par un agent s’il accepte son contenu logique et prescriptif et choisit d’agir sur la base de celui-ci. Morone, Fiore, et Sandri (2007) ont ainsi testé l’absorption de la théorie des cascades informationnelles au sein d’un jeu expérimental de cascades informationnelles. Ils cherchent principalement à comparer l’écart entre équilibre théorique et équilibre testé dans le cas où les agents ont intégré à leur socle de connaissance la théorie des cascades informationnelles elles-mêmes.
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[16]
Bien que retombant ici sur un problème de scientificité, nous verrons que l’accent n’est pas tant placé sur ce point que sur la diffusion de normes. L’ambition n’est pas d’établir une ligne d’exclusion entre économie et sociologie économique mais de pointer du doigt deux tendances théoriques à l’œuvre sur le même objet. Un travail d’unification des deux approches sera l’objet de la partie finale du présent travail.
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[17]
Les figures majeures de ce programme sont David Bloor, Barry Barns et Harry Collins. Ils se revendiquent comme pratiquant d’une sociologie de la connaissance scientifique (sociology of scientific knowledge : SSK).
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[18]
« En fait, l’usage du langage, c’est-à-dire aussi bien la manière que la matière du discours, dépend de la position sociale du locuteur qui commande l’accès qu’il peut avoir à la langue de l’institution, à la parole officielle, orthodoxe, légitime » (Bourdieu 1982, p. 107).
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[19]
L’idée que les activités critiques des scientifiques ont des répercussions sur les croyances auxquelles adhèrent les agents avait déjà été développée dans La constitution de la société (1987, p. 15)
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[20]
La notion de convention a une place importante en philosophie des sciences. Poincaré (1970, p. 166) définie la convention comme un principe tautologique ni vrai, ni faux, mais simplement commode pour l’explication scientifique. À ce titre, ce sont ici les énoncés scientifiques qui peuvent être qualifiés de convention. En décalage vis-à-vis de cette vision, Popper considère que l’aspect conventionnel des théories se trouve dans les principes directeurs de la recherche scientifique. Bessis (2004) distingue chez Popper trois niveaux conventionnels : (1) celui du choix du rationalisme critique comme principe moral ; (2) celui du choix d’un critère de démarcation de ce qui doit être considéré comme scientifique ou non ; (3) celui du choix des règles méthodologiques de régulation des pratiques des chercheurs. Je remercie un des rapporteurs pour m’avoir signalé ces points importants.
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[21]
Callon emprunte cette expression à la pragmatique du langage, principalement à Austin (1970).
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[22]
Voir sur ce point Brisset (2012).
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[23]
Voir sur ce point Steiner (1998).
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[24]
La notion de dispositif (device) est empruntée à Deleuze, ce dernier l’empruntant lui-même à Foucault. Selon Deleuze, un dispositif « est composé de lignes de natures différentes. Et ces lignes dans le dispositif ne cernent ou n’entourent pas des systèmes dont chacun serait homogène pour son compte, l’objet, le sujet, le langage, etc., mais suivent des directions, tracent des processus toujours en déséquilibre, et tantôt se rapprochent, tantôt s’éloignent les unes des autres. Chaque ligne est brisée, soumise à des variations de direction, bifurcante et fourchue, soumise à des dérivations » (Deleuze 1989, p. 185). De manière plus précise, la notion d’agencement sert essentiellement à nuancer l’influence du « macro-pouvoir » (Etat) dans la création et diffusion des normes sociales, ceci au profit d’ensembles de « micro-pouvoirs » contenus dans des dispositifs sociotechniques plus localisés.
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[25]
L’ANT est donc amenée à mettre sur un pied l’humain et le non-humain. Cette thèse est particulièrement explicite dans l’ouvrage de Latour, Petites leçons de sociologie des sciences (Latour 2006), dans lequel il propose d’abattre la distinction entre humains et non-humains au profit d’une analyse dotant chaque actant d’un programme d’action cohabitant au sein de dispositifs. Cette thèse, dite de la symétrie, a prêté me flanc bon nombre de critiques, notamment de la part de Collins et Yearley (1992).
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[26]
Voir également Muniesa et Teil (2006).
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[27]
« En fait, si les pratiques les plus immédiates gardent une correspondance stricte avec celles que prévoit la théorie, c’est surtout que cette théorie a servi de cadre de référence pour instituer chaque détail du marché au cadran, notamment l’espace et les règlements qui fixent ce qui est admis ou non » (Garcia 1986, p. 13).
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[28]
Cette distinction est également présente, sous une forme différente, chez Olivier Favereau (2008).
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[29]
Favereau (2008) défend une position différente vis-à-vis de David Lewis. Tout en conservant en substance la distinction entre les deux types de conventions (un type de conventions intersubjectif en termes de monde commun et un type centré sur les interactions), l’auteur souligne une évolution dans la définition des conventions chez Lewis. Celle-ci permet in fine de retrouver chez le philosophe une approche similaire en termes de dualité des conventions.
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[30]
Notons que ce point trouve un écho intéressant dans les travaux d’Olivier Favereau (1985, 2005) relatifs à la distinction entre langage formel des théories économiques et langage ordinaire dans l’œuvre de John Maynard Keynes, figure revendiquée par l’Economie des conventions (cette distinction n’étant pas explicitement le fait de Keynes mais de la lecture wittgensteinienne qu’en fait Favereau. La notion d’orthodoxie à l’œuvre dans la Théorie Générale est, selon cette lecture, définit comme un jeu de langage autonomisé vis-à-vis du jeu de langage ordinaire, s’affranchissant de toute critique et bloquant les représentations sociales de l’économie. Favereau voit dans l’œuvre majeur de Keynes une tentative de restaurer le sens commun comme test ultime des théories économiques. On distingue ici un lien intéressant et encore inexploré entre le projet radical de Keynes (Favereau 1988) et la notion de performativité. Citons à cet égard Keynes (2005, p. 375) : « Les hommes d’action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste passé. Les visionnaires influents, qui entendent des voix dans le ciel, distillent des utopies nées quelques années plus tôt dans le cerveau de quelque écrivailleur de Faculté. Nous sommes convaincus qu’on exagère grandement la force des intérêts constitués, par rapport à l’empire qu’acquièrent progressivement les idées ».
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[31]
Sur ce point voir, par exemple, Butler (2010) et Brisset (2011).