Notes
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Maîtres de Conférences en Économie et chercheurs au Centre Lillois d’Études et de Recherches Sociologiques et Économiques (CLERSE – UMR 8019 CNRS), Bâtiment SH2 – Faculté des Sciences Économiques et Sociales de l’USTL (Lille1), 59655 Villeneuve d’Ascq Cedex – 03 20 43 45 90 – nicolas.postel@ifresi.univ-lille1.fr et richard.sobel@univ-lille1.fr. Ce travail a bénéficié d’une aide de l’Agence Nationale de la Recherche portant la référence ANR-09-JCJC-0132-01.
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[1]
A l’intérieur du champ académique de l’économie institutionnaliste, cette perspective de critique interne a pu donner lieu, depuis une vingtaine d’années, à de multiples travaux ; citons par exemple, en langue française : Maucourant, Servet, Tiran 1998, Caillé 2007 ou Sobel 2007. La sociologie économique n’est pas en reste, puisque Polanyi demeure l’une des références théoriques du courant de l’économie sociale et solidaire (Laville 1994, Caillé 2005). Curieusement, c’est en anthropologie et en histoire qu’il semble moins discuté aujourd’hui.
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[2]
Comme nous le rappellerons en section 1, Polanyi repère explicitement trois marchandises fictives (la terre, le travail et la monnaie). Certaines recherches contemporaines usent de ce qualificatif de « fictif » pour la « connaissance » (par exemple : Azam 2007).
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[3]
Par naturalisme, nous entendons l’opération idéologique qui consiste à faire passer un phénomène social-historique pour un phénomène naturel, c’est-à?dire l’opération qui consiste à en faire disparaître le caractère de construction contingente à une société et à une histoire (Rosset 1974). L’économisme est une forme de naturalisme qui concerne cette catégorie de faits socio-historiques que sont les faits économiques En tant que posture critique du naturalisme, l’antinaturalisme n’est pas, comme une certaine dérive postmoderne peut parfois le laisser croire (voir l’analyse de Stéphane Haber 2006), une réduction à rien du réel, au sens où sa consistance propre ne serait qu’une apparence et pourrait toujours se réduire une indéfinie sédimentation de construction sociales. Au contraire, l’antinaturalisme défend une thèse ontologique fort différente : le réel est fondamentalement hétérogène (« Chaos », « Sans fonds », « Abîme », pour reprendre les termes de Cornélius Castoriadis 1975) et cette hétérogénéité, même lorsque provisoirement elle peut se présenter sous une forme stabilisée, reste toujours irréductible à l’homogénéité d’une nature, c’est-à?dire d’un ordre stable, rassurant et qui se tient derrière les choses. L’antinaturalisme est ainsi pour nous l’exigence épistémologique sous laquelle doit se placer la recherche en sciences sociales, et a fortiori en économie.
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[4]
Sur le plan de l’exactitude empirique ou historique, les analyses de Polanyi sont critiquables et critiquées (Caillé 2005), ce qui est le processus normal de toute production de connaissances scientifiques, mais n’est pas l’objet de cet article.
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[5]
Soulignons que ce que Karl Polanyi va appeler la « grande transformation », ce n’est rien d’autre que la nécessité devant laquelle vont se trouver, un moment donné, les nations capitalistes avancées de réencastrer « leur économie » dans « leur » société : le développement d’institutions de régulation sociale, notamment concernant l’usage et la reproduction de cette marchandise fictive qu’est le travail (Castel 1995, Ramaux 2006).
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[6]
Polanyi affirme même que c’est là le cas de tous les marchés avant le dix-neuvième. Toutefois c’est aller un peu vite en besogne et les travaux récents montrent que la situation, notamment dans l’Antiquité, est plus complexe. Voir par exemple l’ensemble des contributions d’historiens réunies par Roman et Dalaison (2008), ou encore les travaux d’anthropologues et d’historiens de l’antiquité, réunis Clancier, Joannés, Rouillard et Tenu (2005), qui, bien qu’ils se réclament de Polanyi, soulignent l’existence de formes de commerces et de marché bien antérieurement à ce qu’il a affirmé.
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[7]
Dans les années 70?80, en France notamment, différents travaux d’historiens de la pensée économique du courant « Critique de l’Économie Politique » ont entrepris de réfléchir sur les conditions de possibilité d’un paradigme hétérodoxe pouvant faire pièce au paradigme néoclassique en passe de devenir hégémonique et étant ainsi capable de produire une théorie générale des économies de marché (Benetti, Cartelier 1980, Cartelier 1983, De Vroey 1984). Les travaux de ce courant en sont restés principalement à l’examen de questions très générales. L’enjeu était pour l’essentiel épistémologique : en se situant dans le cadre académique d’une critique du paradigme néoclassique dominant, il s’agissait pour ces auteurs de démontrer tout le bien-fondé qu’il peut y avoir à remobiliser les « intuitions » fondamentales de Marx (concernant l’analyse de la marchandise et du salariat comme rapport social) et de celles de Keynes (concernant le rôle de la monnaie et celui de l’entrepreneur), et ce en vue de saisir la spécificité institutionnelle du capitalisme et d’en produire une compréhension pertinente, c’est-à?dire une compréhension qui ne noie pas cette spécificité dans des catégories universelles, non conflictuelles et anhistoriques (comme la rationalité, le marché ou l’information), mais la reconduise à son caractère socialement et historiquement instituée.
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[8]
Rappelons que, dans nos sociétés, la production des biens et services nécessaires n’est pas l’apanage de la seule économie de marché. L’économie de marché est certes dominante, mais elle n’en éclipse pas pour autant la production étatique ou publique et la production domestique.
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[9]
Ce donné naturel et anthropologique, chaque génération le reçoit des précédente et la transmet aux suivantes. Ce bien commun, qui a été et reste malmené par la démesure de nos modes de production, est aujourd’hui au cœur des problématique de développement durable (Larrère et Larrère 1997). Le principe d’une humanité produisant toutes les conditions de sa survie amène à adopter sans distance critique l’idéologie prométhéenne qui domine dans les sociétés occidentales et que François Flahault (2008) analyse si finement.
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[10]
Sur l’histoire du prêt à intérêt, voir (Lapidus 1987 et 1993).
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[11]
Nous ne pouvons ici exposer de façon détaillée et systématique la théorie monétaire de Polanyi ; sur ce point, voir Servet 1993 et Maucourant 2005b. Pour développer davantage la problématique « institutionnaliste » de la monnaie, il faudrait mobiliser le cadre d’analyse de J.R. Commons ; pour une explicitation, voir Maucourant 2001 et pour un usage institutionnaliste contemporain, voir Théret 1998 et 2008.
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[12]
Sur ce point, voir notamment : Cartelier 1996, Aglietta, Orléan 1982 et 1998.
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[13]
Keynes signale ainsi cette spécificité du capitalisme qui est de considérer la monnaie comme. Il complète ainsi le travail de Ricardo qui avait bien sûr souligné le statut particulier du travail et de la terre (respectivement : loi d’airain des salaires et théorie de la rente). Le lien entre Ricardo et Keynes est souligné par Van de Velde (2005).
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[14]
Polanyi développe plus longuement et plus précisément cette idée dans un essai à la lucidité assez extraordinaire : « l’essence du fascisme », qui a récemment, et fort opportunément, été mis à disposition du lecteur français dans (Polanyi 2008, p. 369-395).
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[15]
Par holisme, nous entendons toutes les théories sociales qui réifient la société et, partant, lui donnent une efficace propre sur les individus qui la composent et qui sont ainsi pour l’essentiel privés de toute épaisseur cognitive, éthique et politique par ce déterminisme unilatéral, au moins en dernière instance (Brochier 1994). En ce sens, le structuralisme ne constitue qu’une forme élaborée de holisme (Lefebvre 1975) : au lieu que la société soit pour ainsi dire présentée comme une totalité homogène et indépendante, super Individu transcendant l’ensemble des individus, elle est constituée d’une multiplicité de structures immanentes aux différents champs sociaux ; mais les individus ne changent pas vraiment de statut ontologique et ne sont finalement que les simples supports fonctionnels des structures. Les individus sont toujours des sujets constitués, jamais et dans aucune mesure des acteurs constituants.
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[16]
On reconnait ici un des objectifs de l’économie des conventions en France ; pour une étude précise de ce point, voir Defalvard 1992.
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[17]
Pour une claire compréhension des enjeux de la notion de raison pratique et de « prudence » chez Aristote nous renvoyons à l’approche désormais classique de Pierre Aubenque (2004) ainsi qu’aux travaux plus spécifiquement adaptées aux sciences sociales de Paul Ladrière (2001).
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[18]
C’est-à?dire pour lequel on ne peut plus guère qu’utiliser le terme « raisonnable » afin de préciser que l’on ne souhaite pas renvoyer à la seule définition utilitaire de la rationalité). Il peut-être parfaitement rationnel de tuer son voisin opulent si notre fonction d’utilité contient une aversion à l’obésité (à condition de le faire sans se faire prendre étant donné notre désutilité pour la prison, et en supposant donc que nous ne sommes pas trop allergique au risque), en revanche est?ce une manière de se comporter qui est raisonnable ?
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[19]
Précisons que dans cette citation le mot totalitarisme renvoie à une des deux composantes du fascisme (l’autre étant le vitalisme). Polanyi souligne l’opposition fondamentale entre ces deux pôles qui nourrissent la pensée fasciste et indique que le fascisme nazi, en particulier, tend beaucoup plus nettement vers le vitalisme, retour au corps et à l’unité biologique de l’homme et non pas à sa cohérence organisationnelle).
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[20]
Nous ne résistons pas à l’envie de suggérer, car le démontrer demanderait plus d’espace, que l’on retrouve finalement ici, sous une autre forme, ce que Kenneth Arrow formulera de manière analytique dans les années qui suivent immédiatement la parution de l’ouvrage de Polanyi, (et sans qu’aucun contact direct existent entre eux) : « Les seules méthodes de passage des préférences individuelles aux préférences collectives qui soient satisfaisantes et définies pour un très grand nombre d’ensembles d’ordres individuels, sont soit imposées, soit dictatoriales » (Arrow 1963, p. 151). Ce que disent Arrow et Polanyi repose sur un fond commun : en se fondant sur la rationalité économique instrumentale la seule manière d’établir le choix collectif est la dictature et/ou le choix imposé par une société totalitaire. Une société ouverte fondée sur le consensus requiert des individus agissant en ayant en vue le bien commun, ce qui signifie qu’ils ont accès à la raison pratique. Lengaigne et Postel (2004) défendent l’existence d’une telle thèse à partir d’une redécouverte du dernier chapitre du livre d’Arrow dans lequel se dernier fait longuement référence à l’impératif catégorique kantien (fondement de la raison pratique kantienne).
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[21]
Il faut ici remarquer bien sûr que dans un système où les marchés sont conçus comme des lieux d’échange bilatéraux entre acteurs différents, le marché est au contraire lieu de rencontre. Mais ce n’est pas de ce type de marché qu’il est ici question.
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[22]
Il n’est pas inutile d’insister ce sur lien, car le problème de certaine hétérodoxies qui se veulent institutionnalistes actuellement, c’est qu’elles continuent malgré tout à mobiliser la définition formelle ; sur ce point, voir Maucourant 2003, Caillé 2005, ou Postel, Sobel 2008.
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[23]
L’histoire et la sociologie économique, depuis Marx, Weber et Polanyi, pour ne citer qu’eux, nous ont appris à décrire et comprendre, en leur spécificité technique politique et culturelle, les différents « modes de production » des sociétés humaines. Le capitalisme, quelles que soient ses figures, n’est qu’un de ces modes, un mode dominant certes, mais un mode somme toute fort récent. Beaucoup plus récent que le mode de production domestique dont nous parle Sahlins (1976).
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[24]
Même une société libérée de toutes les oppressions – la « société communiste » de Marx par exemple – aurait encore à organiser la reproduction d’une collectivité humaine marquée par la finitude.
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[25]
On sait que certain, à la suite de Robbins (1947), ont cru trouver dans l’économicité, encore désignée sous le vocable de rationalité instrumentale, le socle objectif et universel d’une science générale de l’action humaine, « la Science Économique ». On sait également que le « calcul économique » a été appliqué aux affaires domestiques (G. Becker) et politiques (J. Buchanan).
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[26]
Le rapprochement avec l’ontologie sociale de Cornélius Castoriadis (1975) et sa notion radicale d’« imaginaire social instituant » est manifeste, même si – à notre connaissance – Cornélius Castoriadis ne commente pas les travaux de Karl Polanyi.
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[27]
L’usage de cette expression « toujours déjà » signale qu’une économie « pure » (c’est-à?dire qui existerait indépendamment de toute institution sociale) est une abstraction. C’est le point de départ des études d’anthropologie et d’histoire comparative (Valensi 1974) que propose Polanyi avec en particulier l’étude des deux grandes formes d’économie encastrée qu’il repère : la redistribution, qui fonctionne selon le modèle social de la centralité, et la réciprocité, qui fonctionne avec un modèle social fondé sur la symétrie, deux modèles auquel il ajoute l’économie domestique, autarcique, qu’il repère chez Aristote.
Introduction : la « marchandise fictive » : concept ou slogan ?
1 L’œuvre d’histoire et d’anthropologie économique de Karl Polanyi constitue une ressource dans laquelle il est courant de venir puiser pour critiquer la théorie économique dominante, notamment son incapacité à inscrire son objet d’investigation – l’économie de marché – dans son environnement naturel, humain et sociétal [1], c’est-à?dire son incapacité à en comprendre et la finitude et l’historicité essentielles. L’objet de cet article n’est pas de trancher la pertinence ou d’évaluer la portée d’une telle critique externe du paradigme standard. En se situant délibérément dans le champ des préoccupations des économistes hétérodoxes qui se reconnaissent sous la bannière d’« institutionnalistes » (Lavoie 2005, Postel 2007, Chavance 2007), le propos de cet article est questionner la solidité conceptuelle de la référence à Karl Polanyi.
2 En effet, on peut se demander dans quelle mesure le recours aux catégories polanyiennes comme le marché autorégulateur, l’encastrement, les marchandises fictives – pour ne citer que les plus connues –, ne relève pas davantage de l’artifice que du travail théorique, c’est-à?dire dans quelle mesure il s’agit véritablement de concepts opératoires, dont l’articulation produit un effet de connaissance autonome et nouveau par rapport à l’objet qu’il investigue, et non pas simplement de slogans commodes, dont l’usage n’est qu’une rhétorique qui n’ajoute conceptuellement rien. En ce qui concerne précisément les « marchandises fictives » [2] – auxquelles nous restreindrons cette étude –, on constate que le terme est convoqué sans grand développement théorique, simplement pour signaler que tel objet, état ou situation ne peut être, à proprement parler, caractérisé de marchandise. L’argumentation est quasiment intuitive, faisant presque appel au bon sens, le caractère fictif ne faisant jamais l’objet d’une théorisation spécifique. A la décharge de ces utilisateurs, on peut rappeler cette théorisation explicite est absente de l’œuvre même de Polanyi, laquelle ne mobilise au mieux que quelques remarques générales au terme d’analyses pour l’essentiel historiques sur l’inscription socio-naturelle du capitalisme.
3 Ce n’est cependant pas parce qu’une notion apparemment générale ne fait pas l’objet d’une explicitation théorique qu’elle n’est pas un concept à part entière et fonctionne ainsi dans l’œuvre d’un auteur (Vincent 1993). Nous défendons ainsi la thèse suivante : que la notion de marchandise fictive soit bel et bien un concept et qu’elle soit un concept central, cela ne peut s’apercevoir qu’en réinscrivant ce concept dans un ensemble théorique plus large, à trois niveaux, qui sous-tend les analyses socio-économiques et historiques de Karl Polanyi et qui en fait toute la spécificité, mais qui, précisément, doit être explicité. Le premier niveau est à proprement parler « théorique » et mobilise une approche structurale : il s’agit d’une théorie institutionnaliste de l’économie qui, selon nous, est à l’œuvre chez Polanyi, théorie dont la notion de marchandises fictive est la pierre angulaire, mais qui ne fait jamais vraiment l’objet d’une présentation systématique par l’auteur, pas plus que par ses commentateurs (sous une perspective d’histoire économique ou d’histoires des idées) ou que par ses utilisateurs (sous une perspective d’économie hétérodoxe ou de sociologie économique). Le second niveau est anthropologique et mobilise une approche actionnaliste : derrière la réflexion de Polanyi sur le caractère fictif de certaines marchandises se cache la conviction, dans la tradition de la philosophie pratique aristotélicienne, selon laquelle l’homme est d’abord un animal politique, ou plus précisément socio-politique (section 2). Le troisième niveau, dont l’explicitation permet de comprendre l’articulation des deux premiers, est d’ordre épistémologique : il s’agit d’une définition très précise de l’économie, la définition substantive, qui, pour Polanyi, délimite l’objet de recherche des économistes et la manière de l’investiguer. Non seulement, elle réinscrit la place de « l’économie politique » à l’intérieur de sciences sociales ; mais elle le fait selon nous d’une manière spécifique : pour être pleinement antinaturalistes [3] – et donc critiques –, et ne pas simplement être réduites à leur nécessaire moment d’analyse institutionnelle, celles-ci doivent toujours se déployer sous l’égide d’une philosophie pratique (section 3).
4 Au total, exhumer chacun de ses niveaux et comprendre leur emboîtement permet selon nous de prendre toute la mesure de la solidité conceptuelle de Karl Polanyi, quand bien même ses analyses à proprement parler historiques seraient à nuancer, à critiquer ou à écarter [4]. Notre article vise ainsi à expliciter les raisons profondes pour lesquelles les perspectives hétérodoxes contemporaines que l’on rassemble sous le vocable d’« institutionnalistes » peuvent se réclamer de Polanyi pour autant qu’elles y cherchent un camp de base théorique solide.
1 – L’irréductible encastrement socio-naturel du capitalisme
1.1 – La nouveauté du marché autorégulateur et la marchandisation nécessaire de la terre, du travail et de la monnaie
5 Sans prétendre résumer le mouvement intellectuel de l’œuvre de Karl Polanyi (Maucourant 2005a), il faut rappeler que son objet principal – en tous les cas son objet le plus connu – est cette grande rupture socio-économique qu’il identifie dans l’histoire récente des sociétés occidentales. Pour lui, dans toutes les sociétés humaines jusqu’au XIXe siècle, le domaine économique est resté confiné dans un statut social finalement subordonné aux systèmes des besoins. Quelles que soient leur formes historiques – lesquelles pouvaient donner lieu à des relations de domination et à des inégalités –, ces activités se déployaient sous des formes encadrées et encastrées dans une existence sociale, maîtrisées et régulées par des institutions d’ordre juridique ou politique. Les sociétés, jusqu’à la Révolution industrielle, avaient mis en place des dispositifs sociaux complexes pour empêcher que la recherche du profit ne devienne une fin en soi et, surtout, une fin socialement dominante faisant courir à la cohésion sociétale un danger qu’Aristote avait déjà repéré (Polanyi 1957a). Mais, à la suite de bouleversements, de relâchements des protections ou de forces endogènes, l’économie marchande a fini par se désencastrer [5].
6 Karl Polanyi (1983) a essayé d’analyser ce désencastrement à partir de la fiction du marché autorégulateur, que l’idéologie libérale met en scène. Pour lui, le marché désigne le lieu abstrait – théorisé par les économistes classiques et néoclassiques – où se forment les prix, lesquels sont entendus comme la résultante objective et autonome – par rapport aux forces sociales et politiques – d’une confrontation entre deux flux anonymes (offre et demande, relevant de désirs hétérogènes). Ce marché autorégulateur est proche de ce que la théorie économique dite néo-classique appelle le marché de concurrence pure et parfaite. Bien avant l’avènement du marché autorégulateur il existait déjà des marchés. Mais d’une part la plupart d’entre eux étaient socialement régulés et ne produisaient pas un prix autonome de chacun des acteurs en présence, comme le veut la règle de la concurrence (Braudel 1979) [6]. D’autre part, et de manière finalement plus crucial, l’environnement (que Polanyi qualifie de « terre »), la substance (c’est-à?dire le « travail ») et la mesure (la monnaie de crédit) de l’activité humaine de production n’étaient pas gérés par le marché.
7 Pour que le marché autorégulateur se mette en place, il est nécessaire que les facteurs de production, qui alimentent de façon continue la production soient eux aussi gérés par un dispositif marchand (Polanyi 1983, particulièrement p. 110). La relative autonomisation de la sphère économique grâce au développement du marché concurrentiel survient ainsi dans une société particulière, dont l’évolution socio-historique a permis progressivement le désencastrement (notamment, la construction d’une force de travail « libre » dans le cadre du rapport salarial (Taouil 1998). Cependant, la société ne peut pas devenir spontanément auxiliaire du marché, puisque le « marché » n’est pas une réalité naturelle sui generis et que ce sont forcément toujours des dispositifs politico-juridiques particuliers qui constituent les conditions de possibilité du marché (Droit de propriété, respect de la concurrence, monnaie pour la mesure et les transactions (Defalvard 1994)). Les travaux de Michel Foucault (2004) permettent d’accentuer encore la position polanyienne : le marché autorégulateur est un construit politique très instrumenté, qui forme l’alpha et l’oméga de la politique libérale. Celle-ci ne se contente donc pas de « déréguler » mais fonde les institutions nécessaires à la mise en place de cette fiction de marché.
8 Le cœur de cette construction réside donc dans la mise en place de trois marchés qui permettent le fonctionnement d’une activité de production « gérée » par le marché. Dans le sillage de la révolution industrielle, l’exigence de valoriser et d’accumuler le capital productif sans interruption et sur une longue période nécessite que l’on puisse fournir à l’industrie, de manière continue, un flux de travail, de matières premières naturelles, et de possibilité de financement des biens de production. Produire cela signifie, au fond, modifier des matières premières par l’application de travail humain et d’outils. Trois éléments sont donc indispensables pour la formation d’une activité de production tournée vers le marché : un marché des matières premières (associant à tout moment des éléments naturels à un prix), un marché du travail (dans lequel il est possible de puiser en permanence le nombre d’heures de travail nécessaires en fonction du prix associé à cette heure), un marché de la monnaie de crédit (sur lequel il est possible d’acquérir, par l’emprunt, des biens de production afin de produire). La construction politique de ces trois marchés est la condition sine qua non de l’apparition d’un marché autorégulateur et donc d’un processus de production déterminé par trois prix : celui des matières premières, du travail et du capital.
1.2 – La « marchandise » comme rapport social historiquement déterminé
9 Pour désigner ces marchandises, Polanyi utilise l’expression « marchandises fictives ». Cependant, pour saisir en quoi ces marchés reposent sur une fiction, il faut nécessairement préciser ce qu’est une marchandise (faute de quoi la dénonciation de la marchandisation ne connait pas de limite (Sobel 2007)). Polanyi en propose une définition très rapide en emboitant deux critères. « Les marchandises sont ici empiriquement définies comme des objets produits [critère de production] pour la vente [critère de validation] » (Polanyi 1983, p. 107). Ces deux critères tranchent avec la compréhension courante. Le plus souvent, « marchandise » s’entend en un sens très large. On parle de marchandises dès que « “quelques chose” apparaît comme objet de transaction au sein d’un marché, composé d’une triade d’éléments caractéristiques : l’offreur, le demandeur, le prix. Position minimaliste : est marchandise “ce qui est transféré d’un individu à un autre en échange de la monnaie qu’il reçoit” » (Deleplace 1979, p. 227). Si « prix » signifie « prix relatif », la monnaie peut être elle aussi considérée comme une marchandise ; dans le cas contraire de « prix monétaire », la monnaie doit alors être exclue du champ des marchandises, même entendu en un sens aussi large. On peut considérer qu’il s’agit là d’une définition attrape-tout et qui, cantonnée à la sphère de l’échange, ne produit pas suffisamment de distinctions pour éclairer de façon pertinente la réalité du fonctionnement des économies capitaliste de marché, en tant que mode historiquement déterminé de production, de distribution et de consommation de ressources.
10 La définition polanyienne vise une caractérisation restreinte du champ des marchandises et, partant, de son périmètre d’extension : non seulement tout ce qui est dans le monde n’est pas marchandise (ou ne peut le devenir, c’est-à?dire être « marchandisé »), mais tout ce qui est dans la société ne l’est pas – et ne peut le devenir – non plus ! La limite n’est pas l’effet de l’application d’une contrainte « normative » externe car l’analyse de Karl Polanyi est de part en part « positive ». Il s’agit bien plutôt d’une limite interne au monde, d’une limite plus profonde et qui revêt une triple dimension : sociale, anthropologique et naturelle.
11 Pour expliciter les tenants et aboutissants de la redéfinition de Karl Polanyi, nous pensons qu’il est éclairant de mobiliser les réflexions théoriques sur les fondements des catégories fondamentales de l’analyse économique qu’ont développées certains économistes contemporains qui se reconnaissaient sous la bannière « Critique de l’Économie Politique » [7]. A notre connaissance, ce courant n’a pas mobilisé Karl Polanyi dans sa tentative de refonder l’Économie Politique. Il n’a pas non plus proposé de clarification conceptuelle de son œuvre sous cette perspective, jugeant sans doute Polanyi moins « analytique » que les deux grands « hétérodoxes » remobilisés, Marx et Keynes. Pour autant, comme on le verra, le rapprochement que nous proposons n’a rien d’artificiel. Même si ce n’est pas le lieu ici de le développer, sans doute peut-on dire que cette communauté profonde de problématisation institutionnelle et historiciste de l’économie passe par Marx, dont Polanyi fut un réel lecteur (Maucourant 2000).
12 Dans sa définition de la catégorie de marchandise, le courant « Critique de l’Économie Politique » fait apparaître trois critères. Le premier critère, qui pourra sembler évident mais qui permet d’historiciser l’analyse, est la qualification du contexte économique : on ne peut parler de marchandise que dans le cadre d’une économie de marché, c’est-à?dire d’une économie d’initiatives productives privées à la fois décentralisées et interdépendantes [8]. Dans un tel contexte, une valeur d’usage, objet de la transaction sur le marché, peut revendiquer le statut de marchandise au sens strict si elle est le résultat d’une activité de travail, non pas de travail en général, mais d’une activité de travail bien précise, une activité de travail professionnel privé. Cette condition nécessaire n’est pas suffisante : le candidat-marchandise ne devient pleinement marchandise que par la validation sociale sur le marché. Cela revient à sortir le concept marxien de travail abstrait de toute définition substantielle en insistant sur l’enchaînement de deux critères sociaux : la professionnalité et la validation. Le tableau suivant explicite ces critères et les distinctions que leur application rend possible :
Une conception institutionnaliste de la marchandise Source : adapté de De Vroey (1984 et 1985)
Caractéristiques détaillées d’une marchandise | Définition négative des non-marchandises | |
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1) Caractère privé de la décision de production |
– Contexte social d’une économie de choix privés réellement décentralisée (pas de mécanisme walrasien de « commissaire-priseur »). – Les agents sont des unités décisionnelles autonomes dont la composition, à ce niveau, ne fait pas problème (producteur indépendant, collectif de producteur, capitaliste). – Le lien social est véritablement produit lors de la vente : il est donc d’essence précaire, toujours en train de se nouer et de se dénouer. | Une non-marchandise est une valeur d’usage qui n’est pas échangée à l’intérieur d’une économie de marché (biens ou services collectifs, biens ou services domestiques). |
2) Professionnalité des activités de travail privé |
– La marchandise est un rapport social d’échange dont la valeur d’usage n’est que le support. La marchandise est donc un rapport social (Marx sans Ricardo) qui ne concerne ni le contenu ni les caractéristiques physiques des activités initiales. – Ce critère n’est pas naturel (la marchandise comme produit du travail humain en général) mais social (la professionnalité est le cadre formel d’exercice d’une activité qui nécessite une certaine reconnaissance sociale et qui se codifie strictement par des règles et des procédures). – Toutes les activités exercées à titre professionnel, quels que soient leurs objets, sont intégrées à la production (y compris donc, les activités de services). | Une non-marchandise est une valeur d’usage qui n’est pas le résultat d’un travail privé professionnel (les ressources naturelles et les soi-disant marchandises particulières comme la force de travail). |
3) La nécessité de la vente |
– Validation ex post des projets de production initiés ex ante (la monnaie exprime cette reconnaissance sociale. – Possibilité d’échec marchand puisque cette validation n’a rien d’automatique (« le saut périlleux de la marchandise », suivant l’expression de Marx). – Le travail privé est reconnu comme participant à la production sociale, et donc contribue ainsi à étendre le stock de la richesse sociale. | Une non-marchandise est une valeur d’usage qui échoue à être vendues ou qui ont déjà été vendues (puisqu’une marchandise ne peut être validée qu’une seule fois). |
Une conception institutionnaliste de la marchandise Source : adapté de De Vroey (1984 et 1985)
13 Armé d’une définition, reconstruite mais précise, de ce qu’est une marchandise, et confronté à la nécessité, que requiert le capitalisme, de marchandiser le travail, l’environnement naturel et la monnaie de crédit, il est désormais possible de saisir 1) en quoi ces éléments ne sont pas des marchandises, 2) en quoi leur marchandisation provoque des problèmes sociopolitiques majeurs et surtout 3) en quoi cette dislocation de la société se caractérise fondamentalement pour Polanyi par la disparition de ce qui en est au cœur, à savoir de la raison pratique. On fait ainsi un lien entre le concept de marchandise fictive, et la représentation de l’action humaine sur laquelle s’appuie – le plus souvent implicitement –, Karl Polanyi. Pour le dire encore autrement, l’enjeu est d’articuler intimement une analyse socio-historique et structurale (celle de la forme marchandise) et une interrogation philosophique sur l’action humaine – ce que les commentateurs de Polanyi ne font jamais, ou en tout cas jamais explicitement. Or, pour nous, toute perspective institutionnaliste se doit de tenir ensemble ces deux bouts de l’analyse.
2 – Marchandises fictives et disparition de la raison pratique
2.1 – Pourquoi les facteurs de production (terre, travail, capital) ne sont pas des marchandises
14 En mobilisant les deux critères tels que nous venons de les expliciter, ni le travail (au sens de travail-vivant, de force de travail, et plus largement de capacité d’agir), ni la terre (au sens d’environnement naturel de déploiement de la condition humaine) d’une part, ni la monnaie de crédit (au sens d’institution sociale rendant possible la production et l’échange marchands) d’autre part, ne peuvent être considérées comme des marchandises (cf. tableau 2). Si on parle de marchandise à leur propos, ce ne peut être que par abus de langage, en oubliant de façon plus ou moins explicite l’un ou l’autre des deux critères. Elles ne sont cependant pas à mettre tout à fait sur le même plan.
Le statut particulier de marchandises fictives
Les trois marchandises fictives |
Premier critère d’existence sociale d’une marchandise au sens strict : Critère de production pour le marché |
Second critère d’existence sociale d’une marchandise au sens strict : Critère de validation sur le marché |
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Environnement-support naturel « La terre » |
Non pertinent La « terre » a le statut ontologique d’un donné (et non d’un produit) que l’on ne peut que modifier partiellement (appropriation de telle ou telle parties ou « ressources naturelles »). C’est le marqueur fondamental de la finitude de la condition humaine |
Pertinent Une ressource naturelle est une valeur d’usage mise à la disposition des hommes par la nature et dont la quantité disponible n’est pas l’effet d’un travail. C’est une non-marchandise, au sens strict, bien qu’au sens large, elle puisse, sur un marché, faire l’objet de transactions portant à la fois sur un volume et sur un prix |
Environnement-support socio-anthropologique-anthropologique « Le travail » |
Non pertinent Si le « travail » ne peut pas être considéré comme un donné naturel, c’est un construit particulier qui relève globalement d’un proces- sus de socialisation extra-économique |
Non pertinent Sauf à confondre salariat et travail indépendant, le salarié ne vend aucune marchandise, mais loue l’usage de sa force de travail dans des conditions socialement déterminé. Le salaire n’est pas un prix mais une convention |
Environnement-support économique « La monnaie de crédit » |
Non pertinent La monnaie est convention sociétale de mesure commune des richesses et permet la pré-validation des productions marchandes (monnayage et crédit). C’est une production sociopolitique externe des au champ restreint de la marchandise |
Non pertinent La théorie keynésienne du taux d’intérêt comme prix déterminée de manière conventionnelle-mimétique sur le marché de la monnaie, et son exposé des conséquences sur le niveau sous optimal d’investissement qu’un tel système génère souligne le caractère inadéquat d’une conception strictement marchande de la monnaie |
Le statut particulier de marchandises fictives
15 A proprement parler et jusqu’à présent, ni la terre (dans sa globalité) ni le travail ne sont les produits d’un processus de production capitaliste. Ce sont des éléments essentiels qui témoignent qu’il y a du donné irréductible dans toute forme humaine de vie sociale [9]. En ce sens, ni la terre, ni le travail ne valident le premier critère (existence sociale) d’une marchandise. Pour ce qui est du second critère (évaluation marchande), l’affaire est également relativement simple : l’ensemble des travaux menés en économie du travail tendent à montrer (même si c’est pour le regretter) que le salaire n’est pas un prix comme les autres, mais répond à des règles institutionnelles particulières ; l’évaluation marchande de la « terre » (ressources naturelles et espace vital) pouvait quant à elle fonctionner en apparence normalement… mais l’ensemble des problèmes environnementaux actuels tendent à remettre singulièrement en cause cette modalité de gestion.
16 S’agissant de la monnaie, son impossibilité à être considérée comme une vraie marchandise (premier critère) ne se situe pas au niveau fondamental, mais à un niveau secondaire : la monnaie n’est pas une condition naturelle (« terre ») ou anthropologique (« travail ») de toute économie, mais la condition sociale d’une forme particulière d’économie : l’économie de marché (c’est-à?dire en fait, le capitalisme). On sait en effet que l’émergence du capitalisme est conditionnée par la possibilité du prêt, donc d’une monnaie de crédit fondée sur la possibilité de tirer profit du « temps » ce que les scholastiques condamneront longtemps [10]. Mais la monnaie est aussi condition de possibilité de cette forme économique particulière en raison du lien collectif qu’elle supporte [11]. La monnaie relève en effet toujours d’un pouvoir politique ou étatico-politique (le pouvoir de « battre monnaie ») et témoigne donc de la nécessité d’une intervention et d’une régulation sociopolitique minimale de toute économie de marché [12].
17 Pour ce qui concerne a possibilité de validation de la valeur de la monnaie sur un marché (second critère) la théorie keynésienne représente à elle seule un immense démenti à l’idée selon laquelle le marché pourrait adéquatement « gérer » la monnaie et déterminer sa valeur. La théorie keynésienne considère que dans une économie capitaliste non régulée, le taux d’intérêt est déterminée de manière conventionnelle sur le marché de la monnaie (Keynes 1936, chap. 12, et 1937). Ce mécanisme est à l’origine du niveau sous optimal de l’investissement, de la nature erratique de la croissance et de l’existence de chômage involontaire. En effet ce pseudo-marché de la monnaie ne fonctionne pas comme un marché normal, comme le rappellent, en se situant dans la filiation de Keynes, les nombreux travaux d’André Orléan (1988, 2008) récemment réactualisés dans les faits par la crise que nous connaissons [13].
2.2 – Fiction marchande et désencastrement de l’économique
18 L’identification du caractère non marchand du travail, de la terre et de la monnaie, est au fondement de l’édifice critique polanyien. En effet, ce ne sont pas des marchandises, mais il faut pourtant bien que ces trois élément soient traités comme tels pour que le capitalisme fonctionne. Polanyi propose ainsi une forme de critique proprement dialectique de l’instabilité inhérente au capitalisme (on reconnait ici l’apport de Marx). Pour que le capitalisme « tienne » socialement, il faut en effet au minimum organiser les pseudos-marchés et protéger ainsi la société du marché. Cependant, cette protection entrave le fonctionnement proprement économique du capitalisme et limite la valorisation du capital suscitant par la même des crises économiques… Polanyi relate longuement cette double tension propre au capitalisme et livre ainsi une clé de compréhension des causes de l’effondrement du le capitalisme libéral au début durant les années 30.
19 Il faut cependant immédiatement lever un malentendu possible : fictif ne signifie nullement, pour Polanyi, imparfait. Il se peut au contraire que les marchés « fictifs » fonctionnent exactement comme le conçoit la théorie de la concurrence pure et parfaite. La critique polanyienne n’est donc pas une critique portant sur le caractère intrinsèquement instable ou économiquement sous-optimal d’une économie de marché (à la différence de ce que fera Keynes). Sa critique n’est pas interne au fonctionnement de la sphère économique mais porte sur les relations entre ce système et la sphère sociale. Dans cette optique la crise est d’abord le signe de l’oubli de la nature fictive des fondements du système. Les marchés s’organisent en effet autour de biens naturels et de services humains dont l’existence préexiste à l’échange et qui ne sont donc nullement « produit pour être vendus ». Ces marchés sont factices parce que s’y échangent des marchandises « fictives ». Le maintien d’une vie sociale requiert de faire « tenir » cet artifice : une société ou travail, terre et monnaie seraient vraiment traitées comme marchandises serait en effet invivable, et elle est en ce sens, inconcevable (cela est du domaine du mythe même si ce mythe est actif et travaille en permanence la société capitaliste). C’est là la base de l’édifice intellectuel polanyien, et la source de son pouvoir explicatif quant aux enjeux de notre modernité libérale. Le machinisme nécessite la construction d’un pseudo marché pour ces trois éléments substantiels de la société qui deviennent ainsi « marchandises fictives » et, ce faisant, l’économie marchande tend à se désencastrer de la société. Ces piliers de la vie sociale que sont l’environnement (la « terre »), la capacité d’action humaine (le « travail ») et la possibilité (ici monétaire) d’accumulation des moyens de production sont en effet placés artificiellement sous évaluation marchande :
Le point fondamental est le suivant : le travail, la terre et l’argent sont des éléments essentiels de l’industrie ; ils doivent eux aussi être organisés en marchés ; ces marchés forment en fait une partie absolument essentiels du système économique. Mais il est évident que travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises ; en ce qui les concerne, le postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit avoir été produit pour la vente est carrément faux. En d’autres termes, si l’on s’en tient à la définition empirique de la marchandise, ce ne sont pas des marchandises. […] Aucune société ne pourrait supporter, ne fut?ce que pendant le temps le plus bref, les effets d’un pareil système fondé sur des fictions grossières, si sa substance humaine et naturelle comme son organisation commerciale n’étaient pas protégées contre les ravages de cette fabrique du diable.
21 Au?delà de la mise en évidence de l’artifice, ce que Polanyi entend dénoncer n’est rien d’autre que le caractère insoutenable de cette fiction pour la société humaine, celle-ci finissant toujours par se disloquer sous l’effet de celle-là. Ainsi La grande transformation relate sur cette base, une explication économique de la mise en place en Allemagne et en Italie de régimes fascistes [14]. Le fascisme s’explique selon lui par la nécessité de retrouver l’unité sociale (fantasmée dans un peuple, etc.) dissoute par l’extension du capitalisme libéral et sa forme insuffisante d’intégration sociale qu’est le Marché Autorégulateur. Saisir en quoi les piliers de la vie sociale ne peuvent être traités « comme » s’ils étaient vraiment des marchandises, permet ainsi de comprendre pourquoi le libéralisme économique, qui découle de l’oubli de ce principe, peut déboucher sur ce qui en première analyse peut apparaître comme son exact opposé : le totalitarisme fasciste. Les deux ont en effet en commun d’évacuer l’altérité et donc de réduire à rien la dimension éthico-politique de la condition humaine. C’est l’apport spécifique de Polanyi à la compréhension de l’effondrement des démocraties européennes dans les années trente : une claire conscience que la dislocation sociale procède d’abord d’une disparition de l’espace dévolue à la raison pratique.
2.3 – Disparition de l’altérité et dégénérescence fasciste
22 Pour le comprendre, il faut selon nous rompre avec l’idée superficielle, mais répandue, que la pensée de Polanyi serait fondamentalement holiste. Le holisme méthodologique est couramment opposé à l’individualisme méthodologique, c’est-à?dire l’analyse qui dénie toute réalité propre à la « société » ou aux « structures » et qui reconduit tout phénomène social à ce qu’il est fondamentalement, à savoir le produit de l’action individuelle ou de la composition d’actions individuelles, l’effet pouvant bien sûr en échapper aux individus eux-mêmes [15]. Or Polanyi rejette un individualisme strict qui nierait toute pertinence au rôle du collectif dans le comportement individuel. Pour autant il ne se laisse pas prendre dans cette opposition simple. Sa critique de l’individualisme méthodologique ne le conduit pas à affirmer un holisme strict… et cela en raison du statut épistémologique qu’il donne aux institutions et – même s’il est moins explicite sur ce point – à sa réflexion sur l’action (qui déborde largement l’agir instrumental traditionnellement au cœur de l’individualisme méthodologique). En ce sens Polanyi peut être d’une grande aide pour dépasser l’opposition entre ces deux grands modes de réductionnisme propre aux sciences sociales [16]. En effet, la société n’est pas, pour Polanyi, une entité douée d’une vie propre. Elle désigne simplement le commun qui permet à l’homme d’agir. En cela, la pensée de Polanyi s’inscrit dans la tradition de la philosophie pratique (Volpi 1996) qui part d’Aristote [17] et, pour la période contemporaine, se retrouve en partie chez Habermas (1987) et surtout chez Arendt (1983). L’action ne peut se dérouler que dans un environnement collectif. Ce dernier présente les caractéristiques suivantes : il doit s’inscrire dans la durée et être fondée sur la reconnaissance de la différence et de l’égalité de tout un chacun. C’est en ce sens que la notion de société est indéfectiblement liée à celle d’action. La crise de la société est donc d’abord celle de la possibilité d’agir, possibilité qui disparait lorsque chaque individu, piégé par la fiction marchande, se voit renvoyer à son animalité et son égoïsme.
23 Polanyi souligne, dans son maître ouvrage, que « la véritable critique que l’on peut faire à l’économie de marché n’est pas qu’elle était fondée sur l’économique – en un sens toute société quelle qu’elle soit doit être fondée sur lui –, mais que son économie était fondée sur l’intérêt personnel » (Polanyi 1983, p. 320). Cette remarque, sibylline et que nous expliciterons dans la section 3, cache une conviction que Polanyi étaye dans de nombreux essais : le problème des sociétés capitalistes n’est pas qu’elles proviennent originellement d’une recherche d’efficacité productive, mais qu’elles se soient progressivement pliés à l’objectif d’efficacité productive jusqu’à en faire le fondement du comportement humain. Polanyi, optimiste et pensant vivre la grande transformation qu’il appelle de ses vœux, parle de cette confusion au passé :
On croyait que l’homme avait deux composantes : une part de lui apparentée à la faim et au gain, l’autre à l’honneur et au pouvoir ; une part « matérielle » l’autre « idéale » ; la première « économique », l’autre « non économique » ; la première « rationnelle » l’autre « irrationnelle ». Les utilitaristes allèrent si loin qu’ils identifièrent les deux séries de terme attribuant dés lors l’aura de rationalité au côté économique du caractère de l’homme. Ainsi, celui qui aurait refusé de reconnaître qu’il agissait seulement par amour du gain serait passé non seulement pour un être immoral mais aussi pour un fou.
25 On ne saurait, pourtant, faire constat plus actuel sur l’inadéquation patente entre ce que les économistes qualifient spontanément de rationnel, et la signification que recouvre normalement ce terme pour désigner un comportement socialement adapté [18]. L’absurdité patente du recouvrement du raisonnable par le rationnel est donc parfaitement et lucidement perçu par Polanyi. Mais celui fait de plus un lien qui est rarement fait : « La fiction de la marchandisation consigne le destin de l’homme et de la nature au fonctionnement d’un automate qui suit sa routine et est régit par ses propres lois » (ibid., p. 507). La cohérence de la thèse de Polanyi, qui laisse souvent le lecteur « analytique » insatisfait devant un foisonnement d’idées agitées est ici parfaitement limpide. Il s’agit en effet pour Polanyi d’établir un lien direct entre la marchandisation fictive de l’environnent social-humain-naturel (monnaie de crédit, travail, terre)… et l’affirmation du primat d’un mode de rationalité technique, utilitaire, instrumentale dans les affaires humaines. Ce qui rassemble totalitarisme fasciste et économie sous libéralisme débridée, c’est, au fond, ce primat à l’aune duquel les individus sont des automates tous identiques dans leur comportement, et non plus des acteurs marqués par l’expérience, l’histoire et l’éthique.
26 Pour Polanyi, en effet, le marché et le fascisme sont ainsi deux figures opposées d’une même disparition : celle d’un acteur qui agit sous raison pratique, avec comme horizon le bien commun (ou, plus exactement, la possibilité de justifier son action en fonction du bien commun) : « C’est la réalité d’une société de marché que l’on perçoit dans le totalitarisme » (Polanyi 2008, p. 386) [19]. Cette remarque est d’une sidérante lucidité quant à ce qui unit au fond, ce que l’observateur pressé a tendance à opposer absolument : la logique libérale et le principe totalitaire. Ce que perçoit en effet Polanyi est que ce sont là deux figures opposées d’un même malaise social, ou, pour être plus précis, deux stades successifs d’une même maladie consistant à ne plus rendre possible l’épanouissement d’une forme de raison pratique permettant l’établissement de règles de vie communes. A travers le totalitarisme, les individus désocialisés, incapables d’agir au sens plein du terme, trouvent un remède à l’anomie en fusionnant dans un principe commun totalitaire (selon des formes diverses propre à chaque système totalitaire : race, religion, idéologie …). Que leur reste-t-il d’autre pour faire société ? C’est précisément parce que ce totalitarisme est le seul mode d’accord collectif ne supposant pas l’existence d’un consensus social et ne mobilisant pas la raison pratique qu’il se présente comme l’ultime réflexe d’auto-défense de la société dont la cohésion est en passe d’être dissous par la fiction du marché autorégulateur [20].
27 Dans un régime totalitaire, l’acteur n’est alors qu’agent d’un système. La particularité de Polanyi est de souligner que le même procédé totalisant existe dans la radicalisation de la logique marchande. Fondamentalement, le marché est un processus totalisant qui tend à unifier les comportements pour permettre leur mise en équivalence. C’est pourquoi l’approche micro-économique « standard » propose le terme d’agent pour qualifier l’acteur, et suppose, à travers sa représentation de la prise de décision, une forme d’unicité et d’homogénéité du comportement des agents. A l’aune de la maximisation sous contrainte, chaque agent à un comportement identique et se conduit selon une loi de comportement prévisible compte tenu des ces préférences supposées. Fondamentalement l’univers marchand est, en concurrence pure et parfaite, un univers sans altérité [21]. Ainsi, dans les deux cas de figure, il n’y a plus de place pour l’action, ni, donc, pour la raison pratique qui accroche le sujet économique à la société et la politique.
28 Pour nous, c’est en ce sens que le concept de marchandise fictive est la pierre angulaire de l’institutionnalisme polanyien : le processus que ce concept désigne est en effet à l’origine de la disparition des institutions sociales, et plus encore de l’action qui les fonde et les régénère en permanence. Avant d’en venir à cette question de la liberté humaine par l’institution (et non « par la machine » comme le suggère l’analyse walrasienne (Berthoud 1988)), il est cependant indispensable de revenir plus explicitement que nous l’avons fait jusqu’ici sur le lieu ou se joue ce partage : celui de la définition de l’économique.
3 – Vers une conception institutionnaliste complète de l’économie
3.1 – Un bref rappel : les deux définitions de l’économie pour Polanyi
29 Cette théorie institutionnaliste de Polanyi, dont on saisit désormais mieux la productivité socio-historique en aval, il convient également d’en mesurer la solidité épistémologique en amont. Le grand apport de Polanyi est précisément de parvenir à lier, autour d’une problématique de philosophie pratique, ces analyses institutionnalistes à une définition précise de l’économie, définition qui, dans l’économie académique, est loin d’aller de soi [22].
30 Pour Karl Polanyi (1986), l’économie s’est toujours entendue en deux sens. En un premier sens, dit « substantif » ou encore « matériel », l’économie désigne un certain domaine de la vie sociale en général, un ensemble de pratiques, de règles et d’institutions dont l’objet est la production, la distribution et la consommation des ressources, biens ou services, nécessaires à la vie individuelle et collective. Certes, cet ensemble de pratiques peut recevoir un contenu variable, être différemment repéré, explicité ou valorisé selon les époques et les sociétés, et différemment organisé suivant la nature des forces productives et celle des rapports sociaux qui l’organise [23]. Mais en ce premier sens du terme, aucune formation sociale ne saurait se concevoir sans économie [24]. En un second sens, dit « formel », l’économie ne qualifie plus une sphère de la vie sociale mais une certaine disposition de l’esprit humain. Cette disposition – appelons là « économicité » – désigne un calcul portant, à fin donnée, sur l’utilisation la plus efficace des moyens disponibles dans un contexte de rareté, contexte hors duquel il n’y aurait pas le moindre sens à vouloir être économe [25].
31 Certes, l’économie au premier sens du terme ne peut se passer, pour peu qu’elle se veuille viable, d’une problématique « économique » au premier sens du terme. Pour autant, la définition formelle comporte intrinsèquement une puissance d’extraversion qui fait qu’elle est à la fois différente et plus large que la définition substantive. L’économicité se présente comme une disposition psychique qui peut, a priori, objectiver n’importe quoi. N’importe quelle activité humaine, quelles que soient sa « substance » et son épaisseur historique, peut être saisie sous le point de vue de l’économicité, décomposée en fin(s) et moyen(s) et rationalisée quant à l’usage des moyens sous la forme réductrice d’une rationalité instrumentale intemporelle (Lazear 2000). Toutefois fonder l’étude de l’économique sur ce seul sens introduit un biais redoutable dans nos connaissances, puisqu’au lieu d’étudier les pratiques économiques nous en venons à ne plus étudier que ce qu’il y a d’économique dans tout acte. En soi, cette optique n’est bien sûr pas sans intérêt, mais elle ne nous éclaire pas du tout sur la manière de faire que notre société produise une « bonne » réponse à la question substantive de la rareté. Au contraire, elle porte en elle le risque d’une grave confusion consistant à croire non pas que l’économique est une question essentielle pour la société, mais que la société est économique, et qu’au-delà de cette forme de rationalité particulière qu’est la rationalité instrumentale… il n’y a rien. L’illusion est alors grave puisque non seulement elle ne permet plus de poser les bonnes questions sur l’articulation de l’économique et du social, mais surtout, elle porte une réponse mortelle pour le social en généralisant la légitimité du raisonnement instrumental : puisque que l’économie est conçue comme indispensable à tout vie sociale… et que l’économie c’est la rationalité instrumentale, alors il est indispensable de faire preuve partout où cela est possible de rationalité instrumentale.
3.2 – Le sous-bassement naturel de toute économie : le triptyque « besoin-nature-institution »
32 Pour se prémunir contre ce danger, Polanyi élabore une autre définition de l’économie, replacée dans le giron d’une science sociale réunifiée : « nous nous proposons essentiellement de déterminer le sens du terme “économique” de telle sorte qu’il puisse s’appliquer uniformément à toutes les sciences sociales » (Polanyi 1957b, p. 239). Dans cette perspective, il propose de rassembler les chercheurs en sciences sociales autour d’une définition de l’économie substantive, « qui tire son origine de la dépendance de l’homme par rapport à la nature » (ibid., p. 239), c’est-à?dire d’une sorte d’universel empirique de la condition humaine. Cet universel le conduit à préciser sa définition de l’économie « substantive » comme « procès institutionnalisé d’interaction entre l’homme et son environnement qui se traduit par la fourniture continue des moyens matériels permettant la satisfaction des besoins » (ibid., p. 242). Ce procès peut s’analyser comme l’emboîtement de trois stades : nature, besoin, institution.
33 La nature constitue le premier stade de cette définition. Polanyi assume l’ancrage naturaliste de sa définition, tout en soulignant bien « qu’aucun concept purement naturaliste de l’économie ne peut concurrencer l’analyse économique dans l’explication des mécanismes dans lesquels l’homme assure son existence dans un système de marché » (ibid., p. 236). Bien évidemment Polanyi sait que l’homme, dans les sociétés occidentales, n’est plus dans un rapport direct à la nature – à supposer qu’il l’ait un jour été –, et qu’il ne se trouve plus dans une économie de subsistance. Mais il cherche à faire apparaître ce cas particulier comme s’intégrant quand même dans une perspective générale, laquelle, assure-t-il, trouve son origine dans cette dialectique homme/nature. Quand on a suivi en particulier avec quelle lucidité Polanyi rejette par ailleurs le naturalisme des Classiques et le concept de rareté comme fondement universel de l’économie, cette assise est étrange (Berthoud 1986). C’est qu’au concept de rareté, Polanyi suggère de substituer celui de besoin, second stade de sa redéfinition.
34 Polanyi oppose en effet l’économie formelle, qui repose sur le choix des moyens alternatifs pour faire face à la contrainte de rareté, à l’économie substantive, qui mobilise simplement la notion de besoin matériel. L’argument est massue : « à moins qu’un homme n’ait à manger, il doit mourir de faim, qu’il soit ou non rationnel » (ibid., p. 236). Cette translation est moins anodine qu’il n’y parait puisqu’elle déplace la contrainte d’où nait le problème économique d’une perception subjective (le sentiment de rareté) à un problème objectif (le besoin vital de nourriture). Cette translation, habile, permet en effet à Polanyi d’identifier une dimension humaine qui ne soit pas un simple produit de l’imaginaire instituant d’une époque, mais qui tienne à la condition humaine et constitue ainsi une dimension universelle.
35 Le troisième stade de sa définition est institutionnel. En effet « si ce procès économique se limitait à une interaction mécanique, biologique et psychologique des éléments, il ne posséderait pas de réalité globale. […] D’où l’importance fondamentale de l’aspect institutionnel de l’économie » (ibid., p. 244). L’institution est ainsi ce qui détermine ce qu’est l’économie dans un lieu et un temps donné. Contre la « robinsonnade » (au sens de Marx) d’un homme seul face à la nature, Polanyi défend la thèse qu’il y a toujours institution sociale de l’ordre économique [26] , ce que l’explicitation de sa théorie institutionnaliste de la marchandise nous a bien montré. En définitive, la nature n’est convoquée que pour souligner le caractère « universel », car indispensable, d’une telle institution. Pour Polanyi, le fait économique fondamental est que toute collectivité produit une structure institutionnelle pour organiser ses rapports matériels spécifiques avec la nature. La définition substantive de l’économie est donc avant tout une définition socio-institutionnelle de l’économie. Toutes les sociétés ont nécessairement leur part économique, part qui est toujours déjà [27] « encastrée », insérée dans le social.
36 On peut présenter la définition substantive de l’économie à l’aide d’un triptyque ayant la prétention d’englober le triptyque formel. D’une certaine manière en effet Polanyi indique que la situation naturelle de l’homme permet de faire émerger la notion universelle de besoin, puis celle d’institution permettant d’y faire face. Ainsi émerge le triptyque « nature-besoin-institution », le marché n’étant qu’une des institutions envisageable dans ce cadre. Une institution, qui plus est, « encastrée » dans la société – comme toute formule institutionnelle viable socialement selon Polanyi. Cette définition est forte de sa généralité : « Seul le sens substantif d’économique est capable de produire les concepts qu’exigent les sciences sociales pour analyser toutes les économies empiriques du passé et du présent » (Polanyi 1957b, p. 239). Pour autant, même si cette généralité est un progrès important pour l’analyse de l’économique dans les sciences sociales, elle n’est cependant pas entièrement aboutie.
3.3 – Être plus polanyien que Polanyi : retrouver l’ancrage de l’économie substantive dans la raison pratique
37 Quelque soit sa pertinence, le triptyque polanyien « nature-besoin-institution » n’en reste pas moins ambigu en ce qu’il privilégie l’entrée, toujours délicate en sciences sociales, par la « nature » (Rosset 1974). On part du constat que les groupes humains subsistent en vertu d’une interaction institutionnalisé avec leur environnement matériel – interaction qu’il revient aux chercheurs d’analyser à chaque fois pour rendre pleinement compte de sa singularité. C’est la thématique philosophique de la finitude humaine : l’existence humaine s’insère dans des limites physiques et biologiques, et l’économique, ce n’est rien d’autre que l’organisation (institutions et règles) à chaque fois différente de cette contrainte (la marchandisation en est une perversion récente et dangereuse, rien de plus pour Karl Polanyi). Mais il faudrait au fond que cette articulation entre nature et institution passe par un élément moins flou que celui de « besoin » tant ce terme est ambigu. On sait en effet à quel point les besoins de consommation sont suscités par le système économique, en particulier dans le capitalisme dont c’est un des ressorts. Si au contraire on veut identifier uniquement des hypothétiques « authentiques besoins » (manger, se loger, se soigner…) la notion de besoin nous renvoie entièrement vers la part naturelle de notre être. Ce terme est donc maladroit, puisqu’il nous enferme ou bien 1) dans une boucle institutionnelle qui risque de se clore sur elle-même et est donc porteuse d’une illimitation de l’économique, ou bien 2) dans une définition strictement naturaliste et finalement faible pour désigner les besoins humains (de liberté ? de pensée ?). Reste alors à relier, au fond, cette définition avec ce qui fait, pour nous, le cœur de l’analyse de Polanyi : préserver un espace d’expression de la raison pratique.
38 Chez Polanyi, l’institution est certes prégnante et toujours déjà première par rapport aux comportements individuels : « si les effets sociaux du comportement individuel dépendent de la présence de conditions institutionnelles déterminées, celles-ci ne résultent pas pour autant du comportement personnel en question » (Polanyi 1957b, p. 245). Mais il indique également : « Les institutions sont les incarnations d’un sens et d’un projet humain » (Polanyi 1983, p. 326). C’est précisément dans cette articulation entre le sens des institutions et leur pérennité que se joue l’exercice de la raison pratique, laquelle – rappelons-le – nait de la présence d’institutions collectives et travaille toujours déjà à les transformer. Ainsi la véritable articulation entre la nature et l’institution réside-t-elle dans cette capacité humaine de contenir la rationalité instrumentale dans le règne naturel et de lui articuler le raisonnement proprement humain de la justice et l’éthique.
39 Au total, et pour consolider, avec Polanyi, l’approche institutionnaliste, nous voudrions suggérer ainsi que l’on devrait pousser à la reconnaissance d’un triptyque « nature-raison pratique-institution » plutôt qu’à un triptyque « nature-besoin-institution » qui se lit plus facilement chez Polanyi, mais ne rend pas compte de son opposition à toute approche « naturaliste » en sciences sociales. Au?delà de la formule, il nous semble qu’il faut précisément lire Karl Polanyi avec ce souci constant de souligner qu’une « bonne » économie est une économie qui propose une réponse à la question de la rareté naturelle qui soit bornée par l’exercice de la raison pratique. C’est finalement à partir de cette vision que l’on peut comprendre, en retour, ce qui ne va pas dans le principe du marché autorégulateur, et en quoi les marchandises terre, travail et monnaie sont fictives : le marché autorégulateur écrase la résistance qu’oppose la notion de raison pratique à celle de rareté en suscitant en permanence un sentiment de rareté et les trois fictions qui lui sont nécessaires rendent la société malade d’une instrumentalisation de sa substance.
Conclusion
40 Dans la théorie sociale de Karl Polanyi, l’entrée par le concept de marchandise fictive et l’exploration de ses tenants et aboutissants, bien que rarement faites ou peu développées, se révèlent en définitive particulièrement éclairantes. Cela permet notamment de mettre en évidence le lien fort qui existe entre, d’une part, mise en évidence du rôle des institutions et, d’autre part, reconnaissance de la dimension « éthique » ou « éthico-politique » du comportement de l’acteur, ce que nous appelons raison pratique. Il ne s’agit pas d’une simple juxtaposition de deux plans d’analyse, mais bien plutôt d’une tension. Le propre de Polanyi – ce en quoi il constitue selon nous une boussole antinaturaliste en sciences sociales –, c’est d’installer sa pensée au cœur même de cette tension entre acteur et institution et de tenir bon cette exigence intellectuelle tout au long de ses analyses historiques, sans retomber d’un côté (individualisme méthodologique) ou de l’autre (holisme ou structuralisme). On pourra éventuellement lui reprocher de ne pas avoir explicité sa posture – ou de ne l’avoir pas fait suffisamment en se positionnant clairement par rapports aux grands débats de théorie sociale. Mais force est de reconnaître que cette posture se montre pertinente et déploient tous ses effets critiques, notamment s’agissant de l’analyse de l’économique et de l’économisme propres à notre modernité. Dans un univers sans institutions – univers finalement non tenable –, la raison pratique s’aplatit en rationalité instrumentale et disparaît. En ce sens, son expression dépend des institutions collectives qui « contiennent » l’économique, évitent son désencastrement et, partant, évitent que ne se répande partout cette mauvaise « chrématistique » (pour reprendre une formulation aristotélicienne) ou ce « mauvais infini » (pour reprendre une formulation hégelienne) qu’exprime pleinement la logique marchande généralisée. Mais par ailleurs, c’est cette faculté d’être raisonnable (de faire preuve de « prudence » selon l’analyse désormais classique d’Aristote par Pierre Aubenque (1966) qui produit et anime les institutions. C’est pourquoi au cœur de l’analyse de l’économique, telle que Polanyi nous aide à la redéfinir, entre la nécessité naturelle d’économiser ses forces pour vivre et la dimension institutionnelle que prennent les formes de l’économique, se trouve cette dimension de la raison humaine, dimension que les économistes standards oublient le plus souvent en rabattant raison sur rationalité instrumentale, institution sur contrainte, et en s’abandonnant finalement à un naturalisme socialement dévastateur. C’est cette leçon que doivent méditer les économistes « hétérodoxes » ou « institutionnalistes » (Caillé, Favereau, Boyer 2008) s’ils ne veulent pas se contenter d’une critique superficielle de l’économisme dominant mais construire un camp de base théorique qui soit radicalement antinaturaliste.
Références
-
Aglietta M. et Orléan A. (dir.) 1982, La violence de la monnaie, Paris, PUF.
– (dir.) 1998, La monnaie souveraine, Paris, Odile Jacob. - Arendt H. 1983, La condition de l’homme moderne, Paris, Agora Pocket- Plon (publ. orig. 1961).
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Mots-clés éditeurs : capitalisme, raison pratique, institution, marchandises fictives, économie substantive
Date de mise en ligne : 21/04/2011
https://doi.org/10.3917/rpec.112.0003Notes
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[*]
Maîtres de Conférences en Économie et chercheurs au Centre Lillois d’Études et de Recherches Sociologiques et Économiques (CLERSE – UMR 8019 CNRS), Bâtiment SH2 – Faculté des Sciences Économiques et Sociales de l’USTL (Lille1), 59655 Villeneuve d’Ascq Cedex – 03 20 43 45 90 – nicolas.postel@ifresi.univ-lille1.fr et richard.sobel@univ-lille1.fr. Ce travail a bénéficié d’une aide de l’Agence Nationale de la Recherche portant la référence ANR-09-JCJC-0132-01.
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[1]
A l’intérieur du champ académique de l’économie institutionnaliste, cette perspective de critique interne a pu donner lieu, depuis une vingtaine d’années, à de multiples travaux ; citons par exemple, en langue française : Maucourant, Servet, Tiran 1998, Caillé 2007 ou Sobel 2007. La sociologie économique n’est pas en reste, puisque Polanyi demeure l’une des références théoriques du courant de l’économie sociale et solidaire (Laville 1994, Caillé 2005). Curieusement, c’est en anthropologie et en histoire qu’il semble moins discuté aujourd’hui.
-
[2]
Comme nous le rappellerons en section 1, Polanyi repère explicitement trois marchandises fictives (la terre, le travail et la monnaie). Certaines recherches contemporaines usent de ce qualificatif de « fictif » pour la « connaissance » (par exemple : Azam 2007).
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[3]
Par naturalisme, nous entendons l’opération idéologique qui consiste à faire passer un phénomène social-historique pour un phénomène naturel, c’est-à?dire l’opération qui consiste à en faire disparaître le caractère de construction contingente à une société et à une histoire (Rosset 1974). L’économisme est une forme de naturalisme qui concerne cette catégorie de faits socio-historiques que sont les faits économiques En tant que posture critique du naturalisme, l’antinaturalisme n’est pas, comme une certaine dérive postmoderne peut parfois le laisser croire (voir l’analyse de Stéphane Haber 2006), une réduction à rien du réel, au sens où sa consistance propre ne serait qu’une apparence et pourrait toujours se réduire une indéfinie sédimentation de construction sociales. Au contraire, l’antinaturalisme défend une thèse ontologique fort différente : le réel est fondamentalement hétérogène (« Chaos », « Sans fonds », « Abîme », pour reprendre les termes de Cornélius Castoriadis 1975) et cette hétérogénéité, même lorsque provisoirement elle peut se présenter sous une forme stabilisée, reste toujours irréductible à l’homogénéité d’une nature, c’est-à?dire d’un ordre stable, rassurant et qui se tient derrière les choses. L’antinaturalisme est ainsi pour nous l’exigence épistémologique sous laquelle doit se placer la recherche en sciences sociales, et a fortiori en économie.
-
[4]
Sur le plan de l’exactitude empirique ou historique, les analyses de Polanyi sont critiquables et critiquées (Caillé 2005), ce qui est le processus normal de toute production de connaissances scientifiques, mais n’est pas l’objet de cet article.
-
[5]
Soulignons que ce que Karl Polanyi va appeler la « grande transformation », ce n’est rien d’autre que la nécessité devant laquelle vont se trouver, un moment donné, les nations capitalistes avancées de réencastrer « leur économie » dans « leur » société : le développement d’institutions de régulation sociale, notamment concernant l’usage et la reproduction de cette marchandise fictive qu’est le travail (Castel 1995, Ramaux 2006).
-
[6]
Polanyi affirme même que c’est là le cas de tous les marchés avant le dix-neuvième. Toutefois c’est aller un peu vite en besogne et les travaux récents montrent que la situation, notamment dans l’Antiquité, est plus complexe. Voir par exemple l’ensemble des contributions d’historiens réunies par Roman et Dalaison (2008), ou encore les travaux d’anthropologues et d’historiens de l’antiquité, réunis Clancier, Joannés, Rouillard et Tenu (2005), qui, bien qu’ils se réclament de Polanyi, soulignent l’existence de formes de commerces et de marché bien antérieurement à ce qu’il a affirmé.
-
[7]
Dans les années 70?80, en France notamment, différents travaux d’historiens de la pensée économique du courant « Critique de l’Économie Politique » ont entrepris de réfléchir sur les conditions de possibilité d’un paradigme hétérodoxe pouvant faire pièce au paradigme néoclassique en passe de devenir hégémonique et étant ainsi capable de produire une théorie générale des économies de marché (Benetti, Cartelier 1980, Cartelier 1983, De Vroey 1984). Les travaux de ce courant en sont restés principalement à l’examen de questions très générales. L’enjeu était pour l’essentiel épistémologique : en se situant dans le cadre académique d’une critique du paradigme néoclassique dominant, il s’agissait pour ces auteurs de démontrer tout le bien-fondé qu’il peut y avoir à remobiliser les « intuitions » fondamentales de Marx (concernant l’analyse de la marchandise et du salariat comme rapport social) et de celles de Keynes (concernant le rôle de la monnaie et celui de l’entrepreneur), et ce en vue de saisir la spécificité institutionnelle du capitalisme et d’en produire une compréhension pertinente, c’est-à?dire une compréhension qui ne noie pas cette spécificité dans des catégories universelles, non conflictuelles et anhistoriques (comme la rationalité, le marché ou l’information), mais la reconduise à son caractère socialement et historiquement instituée.
-
[8]
Rappelons que, dans nos sociétés, la production des biens et services nécessaires n’est pas l’apanage de la seule économie de marché. L’économie de marché est certes dominante, mais elle n’en éclipse pas pour autant la production étatique ou publique et la production domestique.
-
[9]
Ce donné naturel et anthropologique, chaque génération le reçoit des précédente et la transmet aux suivantes. Ce bien commun, qui a été et reste malmené par la démesure de nos modes de production, est aujourd’hui au cœur des problématique de développement durable (Larrère et Larrère 1997). Le principe d’une humanité produisant toutes les conditions de sa survie amène à adopter sans distance critique l’idéologie prométhéenne qui domine dans les sociétés occidentales et que François Flahault (2008) analyse si finement.
-
[10]
Sur l’histoire du prêt à intérêt, voir (Lapidus 1987 et 1993).
-
[11]
Nous ne pouvons ici exposer de façon détaillée et systématique la théorie monétaire de Polanyi ; sur ce point, voir Servet 1993 et Maucourant 2005b. Pour développer davantage la problématique « institutionnaliste » de la monnaie, il faudrait mobiliser le cadre d’analyse de J.R. Commons ; pour une explicitation, voir Maucourant 2001 et pour un usage institutionnaliste contemporain, voir Théret 1998 et 2008.
-
[12]
Sur ce point, voir notamment : Cartelier 1996, Aglietta, Orléan 1982 et 1998.
-
[13]
Keynes signale ainsi cette spécificité du capitalisme qui est de considérer la monnaie comme. Il complète ainsi le travail de Ricardo qui avait bien sûr souligné le statut particulier du travail et de la terre (respectivement : loi d’airain des salaires et théorie de la rente). Le lien entre Ricardo et Keynes est souligné par Van de Velde (2005).
-
[14]
Polanyi développe plus longuement et plus précisément cette idée dans un essai à la lucidité assez extraordinaire : « l’essence du fascisme », qui a récemment, et fort opportunément, été mis à disposition du lecteur français dans (Polanyi 2008, p. 369-395).
-
[15]
Par holisme, nous entendons toutes les théories sociales qui réifient la société et, partant, lui donnent une efficace propre sur les individus qui la composent et qui sont ainsi pour l’essentiel privés de toute épaisseur cognitive, éthique et politique par ce déterminisme unilatéral, au moins en dernière instance (Brochier 1994). En ce sens, le structuralisme ne constitue qu’une forme élaborée de holisme (Lefebvre 1975) : au lieu que la société soit pour ainsi dire présentée comme une totalité homogène et indépendante, super Individu transcendant l’ensemble des individus, elle est constituée d’une multiplicité de structures immanentes aux différents champs sociaux ; mais les individus ne changent pas vraiment de statut ontologique et ne sont finalement que les simples supports fonctionnels des structures. Les individus sont toujours des sujets constitués, jamais et dans aucune mesure des acteurs constituants.
-
[16]
On reconnait ici un des objectifs de l’économie des conventions en France ; pour une étude précise de ce point, voir Defalvard 1992.
-
[17]
Pour une claire compréhension des enjeux de la notion de raison pratique et de « prudence » chez Aristote nous renvoyons à l’approche désormais classique de Pierre Aubenque (2004) ainsi qu’aux travaux plus spécifiquement adaptées aux sciences sociales de Paul Ladrière (2001).
-
[18]
C’est-à?dire pour lequel on ne peut plus guère qu’utiliser le terme « raisonnable » afin de préciser que l’on ne souhaite pas renvoyer à la seule définition utilitaire de la rationalité). Il peut-être parfaitement rationnel de tuer son voisin opulent si notre fonction d’utilité contient une aversion à l’obésité (à condition de le faire sans se faire prendre étant donné notre désutilité pour la prison, et en supposant donc que nous ne sommes pas trop allergique au risque), en revanche est?ce une manière de se comporter qui est raisonnable ?
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[19]
Précisons que dans cette citation le mot totalitarisme renvoie à une des deux composantes du fascisme (l’autre étant le vitalisme). Polanyi souligne l’opposition fondamentale entre ces deux pôles qui nourrissent la pensée fasciste et indique que le fascisme nazi, en particulier, tend beaucoup plus nettement vers le vitalisme, retour au corps et à l’unité biologique de l’homme et non pas à sa cohérence organisationnelle).
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[20]
Nous ne résistons pas à l’envie de suggérer, car le démontrer demanderait plus d’espace, que l’on retrouve finalement ici, sous une autre forme, ce que Kenneth Arrow formulera de manière analytique dans les années qui suivent immédiatement la parution de l’ouvrage de Polanyi, (et sans qu’aucun contact direct existent entre eux) : « Les seules méthodes de passage des préférences individuelles aux préférences collectives qui soient satisfaisantes et définies pour un très grand nombre d’ensembles d’ordres individuels, sont soit imposées, soit dictatoriales » (Arrow 1963, p. 151). Ce que disent Arrow et Polanyi repose sur un fond commun : en se fondant sur la rationalité économique instrumentale la seule manière d’établir le choix collectif est la dictature et/ou le choix imposé par une société totalitaire. Une société ouverte fondée sur le consensus requiert des individus agissant en ayant en vue le bien commun, ce qui signifie qu’ils ont accès à la raison pratique. Lengaigne et Postel (2004) défendent l’existence d’une telle thèse à partir d’une redécouverte du dernier chapitre du livre d’Arrow dans lequel se dernier fait longuement référence à l’impératif catégorique kantien (fondement de la raison pratique kantienne).
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[21]
Il faut ici remarquer bien sûr que dans un système où les marchés sont conçus comme des lieux d’échange bilatéraux entre acteurs différents, le marché est au contraire lieu de rencontre. Mais ce n’est pas de ce type de marché qu’il est ici question.
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[22]
Il n’est pas inutile d’insister ce sur lien, car le problème de certaine hétérodoxies qui se veulent institutionnalistes actuellement, c’est qu’elles continuent malgré tout à mobiliser la définition formelle ; sur ce point, voir Maucourant 2003, Caillé 2005, ou Postel, Sobel 2008.
-
[23]
L’histoire et la sociologie économique, depuis Marx, Weber et Polanyi, pour ne citer qu’eux, nous ont appris à décrire et comprendre, en leur spécificité technique politique et culturelle, les différents « modes de production » des sociétés humaines. Le capitalisme, quelles que soient ses figures, n’est qu’un de ces modes, un mode dominant certes, mais un mode somme toute fort récent. Beaucoup plus récent que le mode de production domestique dont nous parle Sahlins (1976).
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[24]
Même une société libérée de toutes les oppressions – la « société communiste » de Marx par exemple – aurait encore à organiser la reproduction d’une collectivité humaine marquée par la finitude.
-
[25]
On sait que certain, à la suite de Robbins (1947), ont cru trouver dans l’économicité, encore désignée sous le vocable de rationalité instrumentale, le socle objectif et universel d’une science générale de l’action humaine, « la Science Économique ». On sait également que le « calcul économique » a été appliqué aux affaires domestiques (G. Becker) et politiques (J. Buchanan).
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[26]
Le rapprochement avec l’ontologie sociale de Cornélius Castoriadis (1975) et sa notion radicale d’« imaginaire social instituant » est manifeste, même si – à notre connaissance – Cornélius Castoriadis ne commente pas les travaux de Karl Polanyi.
-
[27]
L’usage de cette expression « toujours déjà » signale qu’une économie « pure » (c’est-à?dire qui existerait indépendamment de toute institution sociale) est une abstraction. C’est le point de départ des études d’anthropologie et d’histoire comparative (Valensi 1974) que propose Polanyi avec en particulier l’étude des deux grandes formes d’économie encastrée qu’il repère : la redistribution, qui fonctionne selon le modèle social de la centralité, et la réciprocité, qui fonctionne avec un modèle social fondé sur la symétrie, deux modèles auquel il ajoute l’économie domestique, autarcique, qu’il repère chez Aristote.