Notes
-
[1]
Quelle est à ce propos la doctrine éditoriale de la CUF ? Il était demandé naguère aux auteurs de ne pas confondre cette collection avec des éditions commentées et de réduire dans la mesure du possible l’exposé des controverses érudites.
-
[2]
E. Cassirer, Individuum und Kosmos, Leipzig-Berlin, 1927 (le texte latin du De sapiente a été édité par Raymond Klibansky dans le même ouvrage) ; trad. fr., par Pierre Quillet, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, Paris, 1983.
Strabon, Géographie. Tome XII. Livre XV. L’Inde, l’Ariane et la Perse, texte établi, traduit et commenté par Pierre-Olivier Leroy, Collection des Universités de France. Série grecque, 523, Paris, Les Belles Lettres, 2016, ccv + 415 pages dont 95 doubles + 4 cartes
1Pierre-Olivier Leroy a accompli un travail en tout point remarquable par sa précision et par la sûreté des très nombreuses informations qu’il contient. Dans cette partie de sa Géographie, Strabon présente des régions orientales très éloignées de l’espace méditerranéen (Inde, Ariane, Perse) avec lesquelles, à l’époque d’Auguste, le monde gréco-romain n’est plus en contact direct, si ce n’est par un peu de commerce. L’auteur lui-même n’a pas vu ces pays et refuse, d’une façon étonnante à nos yeux, de prendre au sérieux les témoignages de marchands contemporains. Surtout sur l’Inde et l’Ariane (approximativement le territoire de l’actuel Afghanistan), les informations les plus développées remontent à l’époque d’Alexandre et de ses successeurs immédiats. La Notice présente les Compagnons d’Alexandre et leurs caractéristiques et explique que leur témoignage a ensuite servi au savant alexandrin Ératosthène pour élaborer une synthèse de ces données dans sa présentation générale du monde divisé en sphragides, c’est-à-dire en grandes zones géométriquement définies. Strabon reprend le cadre défini par Ératosthène en y intégrant les détails qu’il trouvait chez les Compagnons et chez Mégasthène, envoyé vers 300 av. J.-C. comme ambassadeur de Séleucos Ier auprès du roi Sandrocottos dans sa capitale, Palibothra, assez loin à l’Est sur le Gange – ce qui fait de lui un observateur particulièrement intéressant, que Strabon cite beaucoup, même si, paradoxalement, il critique au début du livre sa tendance à privilégier le légendaire.
2Le travail du traducteur mérite d’être salué parce qu’il s’est appliqué à un texte qui présente beaucoup de difficultés, tant dans son vocabulaire que dans sa syntaxe, et pose aussi bien des problèmes d’établissement. De nombreuses notes exposent clairement ces problèmes, les diverses solutions proposées auparavant et la façon dont le traducteur a tranché. Nous remercions l’auteur d’avoir pris soin d’exposer aux lecteurs, spécialistes ou non, ces difficultés d’interprétation. La traduction nous a paru tout à fait fiable. Elle comporte toutefois des maladresses dans l’expression comme, par exemple : « Un torrent qui s’abattit pendant la nuit enleva beaucoup d’hommes et de matériel » (2, 6, p. 68-69) ; « s’abattre » s’applique à de la pluie ou de la grêle, qui viennent d’en haut, ce qui n’est pas nécessairement le cas d’un torrent ; « emporta » conviendrait mieux que « enleva » et, de plus, κατέκλυσε comporte l’idée de submersion. En 1, 49, ἡ διοίκησις τῶν ὅλων est rendu par « l’administration de l’État » : « l’administration générale » nous semblerait plus prudent. En 1, 50 et 52, deux expressions légèrement différentes (οἱ δ᾿ἐπὶ τῶν στρατιωτῶν et ἡ περὶ τὰ στρατιωτικά) sont traduites de façon identique. La nuance est certes mince, mais elle mérite d’être respectée. Il est par ailleurs curieux d’adopter l’archaïsme « gens de pied » au lieu de « fantassins » (1, 52). Est-ce aussi un archaïsme que l’emploi de « maléfices » pour traduire κακουργία (1, 60) ? Le contexte ne suggère nullement des « opérations magiques destinées à nuire » (définition que le Robert donne de « maléfice »), Strabon venant d’énoncer des médications (pommades et cataplasmes) utilisées par les Sarmanes et qui ont bonne réputation, auxquelles il en oppose d’autres qui, nous semble-t-il, ont des effets nocifs (κακουργίας πολὺ µετέχει). En 1, 59, « sans quoi » fait dire en français à la phrase le contraire de ce qu’elle signifie et doit être remplacé par « sous peine de » ou à la rigueur, plus littéralement, par « ou bien ». Au même endroit, il est gênant de traduire par le même mot « viande » deux mots différents (ἐµψύχων et σάρκας). En 1, 67, P.-O. Leroy traduit le verbe ἐµφανίζω par « démontrer » (« Néarque démontre encore l’esprit industrieux des Indiens »), verbe qui doit être réservé aux mathématiques et aux raisonnements et serait ici avantageusement remplacé par « met en évidence ». La suite de la phrase n’est pas claire en français : « beaucoup auraient rapidement fabriqué brosses et lécythes » (on comprendrait mieux en lisant « beaucoup, rapporte-t-il, étaient devenus fabricants de brosses et de lécythes »). En 1, 64, dans un passage où l’on a, par ailleurs, du mal à démêler à qui renvoient les différents pronoms personnels, l’expression εἰ οὖν µηδεὶς εἴη φθόνος, rendue par « s’il n’en était pas jaloux » ne convient pas au contexte ; φθόνος n’a ici qu’un sens très affaibli et l’expression semble une simple formule de politesse : « s’il n’y voyait pas d’inconvénient ». En 3, 12, nous lisons « les Parétacènes pressent (ἐπίκεινται) davantage les Apolloniates, en sorte qu’ils leur font plus de mal » : la malveillance est exprimée dans le second membre de phrase, le premier se contente, à notre sens, de souligner la proximité spatiale (« côtoient »). En 3, 22, la traduction de τρυφή par « excès » nous semble contestable, il aurait fallu préciser ici « luxe excessif », les exemples donnés ensuite montrant qu’il s’agit de cela et non d’ὕβρις. Signalons quelques erreurs ponctuelles, qu’il conviendra de corriger dans la réédition de l’ouvrage. Par exemple, en 1, 7, il s’est glissé une faute de conjugaison : « je parcourai les plaines des Phrygiens ». Il y a une lacune en 3, 18 : il manque « à se nourrir » devant « de fruits sauvages ». Enfin, 3, 19 comporte une coquille : « boulier » au lieu de « bouclier ». Ce ne sont là que défauts localisés dans un ensemble de grande qualité.
3La Notice initiale, très longue (225 p.), aurait gagné à être abrégée, car elle fait trop souvent double emploi avec les notes, abondantes elles aussi, à la fin du volume. Tout cet ensemble est parfaitement bien documenté, faisant largement appel à la littérature spécialisée sur l’Inde antique, mais les redites finissent par lasser. Ce beau travail est, on le sent, issu d’une thèse, comme le suggère la place considérable accordée à rendre compte des opinions des différents savants qui ont, avant l’auteur, cherché à élucider ce texte. Le lecteur en quête d’un éclaircissement sur un nom de lieu ou de personne doit parfois le chercher assez longtemps dans la note correspondante au milieu des différentes opinions confrontées : le présent volume est en réalité, dans son extension, tout à fait digne d’une édition commentée [1]. Dans la Notice, l’auteur recourt trop souvent à des périphrases un peu démodées pour éviter de répéter le nom des auteurs : Strabon devient le Géographe, Ératosthène, le Cyrénéen, Hérodote, l’historien d’Halicarnasse, tout comme Rabelais devenait autrefois « Maître François » ou « notre Chinonais ». Ces variations de vocabulaire ne sont plus de mise aujourd’hui où l’on considère que la répétition d’un nom d’auteur n’a rien de gênant, alors que ces périphrases multipliées obligent, elles, à des retours en arrière dont le lecteur se passerait (pour retrouver, par exemple, que « le Crétois » est Néarque). La longueur de la Notice amène parfois l’auteur à des formulations embrouillées telles que : « Jamais il n’emploie le mot [βασιλεύς] pour décrire la fonction des rois dont il ne trouve pas trace dans ses sources du fait qu’ils ont une capitale digne de ce nom, se contentant d’exprimer par un génitif le rapport de domination du personnage mentionné sur le territoire » (p. cvii). À propos des sources, les remarques sont parfois trop développées et nous replongent dans les délices de la Quellenforschung : « Il actualise Hérodote en se servant de Xénophon, peut-être de Dion de Colophon et de ses propres connaissances – sans compter quelques autres sources impossibles à identifier » (p. lxvi) ; « Cette observation vient probablement de Strabon lui-même, ou bien peut-être l’auteur repris ici par Strabon, qui lui-même, comme nous le pensons, reprenait Mégasthène, polémiquait-il au passage contre sa source » (n. 610, p. 230). Ces quelques réserves n’entachent pas les mérites de l’ensemble du commentaire, où le lecteur trouve tous les renseignements qu’il cherche.
4Le seul reproche d’importance à adresser à cet ouvrage est l’insuffisance et l’incohérence des quatre cartes qu’il propose à la fin du volume. Seule la première (Nuristan et Swat) comporte les noms des cours d’eau. Il est particulièrement gênant que celle qui représente le Panjab et le Sind ne précise même pas celui de l’Indus, alors que, dans la description de Strabon, fleuves et rivières (Hydaspe, Hypanis…) constituent les points de repère essentiels. Sur cette même carte, rien dans la typographie ne différencie les villes actuelles, comme Jhelum, des villes antiques, comme Taxila. Par ailleurs, les noms de certains peuples sont en latin (Malli, Oxydracae) alors qu’ils sont francisés dans la traduction et les notes et que, sur la carte voisine (représentant l’Ariane), ils figurent dans leur version française (Ichtuophages – au lieu d’ailleurs d’Ichtyophages dans la traduction et les notes –, Orites, Paropamisades). Les cartes mélangent aussi les dénominations anglaises et françaises : Central Brahui Range, Monts Zagros, Col de Catgala, Khyber Pass, Inde, India, China. D’une façon générale, la pauvreté des cartes oblige le lecteur à recourir à un atlas pour accompagner sa lecture. Quel dommage, alors que les notes sont si riches de détails géographiques, que les cartes soient de si piètre qualité – et quel paradoxe pour un ouvrage de géographie !
5Après ces quelques réserves, nous tenons à insister, pour conclure, sur la très grande qualité globale de ce travail, qui fournit au lecteur un instrument précieux et indispensable pour aborder ce texte difficile à bien des points de vue et particulièrement passionnant.
6Philippe Torrens
David Litwa, Refutation of All Heresies, introduction et traduction annotée, Writings from the Greco-Roman World, 40, Atlanta, Society of Biblical Literature, 2016, lx + 824 pages
7Est donné ici à lire en un gros volume maniable, mais pas foncièrement bon marché, l’intégralité du texte grec conservé de la Réfutation de toutes les hérésies (Elenchos) et sa traduction anglaise – l’intégralité, c’est-à-dire que sur une œuvre qui se composait de dix livres, le premier a été transmis sous le nom d’Origène par cinq manuscrits, les livres II et III ont été perdus, et les livres IV à X sont conservés par un seul témoin, Paris, Suppl. gr. 464 (P), du xive siècle. Consacré aux systèmes philosophiques grecs, le livre I a été intitulé dans une édition de 1879 Philosophoumena, titre qui s’est étendu sans doute à tort à l’ensemble, dans une édition de 1921. Litwa propose de garder le titre de Réfutation de toutes les hérésies, sans discuter la complexité du terme ἔλεγχος – on pourra lire sur ce point, comme sur les questions d’attribution, les premières pages du long chapitre d’Enrico Norelli intitulé « Hippolyte et le corpus hippolytéen » dans l’Histoire de la littérature grecque chrétienne des origines à 451, III, De Clément d’Alexandrie à Eusèbe de Césarée, sous la direction de Bernard Pouderon, Paris, Les Belles Lettres, 2017. Litwa, pour sa part, renonce prudemment à donner un nom à celui qu’il appelle finalement « notre auteur », et expose sa méthode de réfutation, qu’il organise autour du concept de plagiarism – ce que le monde francophone de la recherche désigne par le thème du larcin, reprenant un mot de la tradition grecque. « Notre auteur » présente dans les livres I et IV les sources qui auraient été plagiées par ceux qu’il réfute – le savoir grec ; dans les livres V à IX, il établit une filiation entre les Hellènes et les « hérétiques », et attaque ainsi ses opposants chrétiens, par une succession de notices consacrées à chacun d’eux ; au livre X, il expose sa « vraie doctrine ».
8Outre son travail de traduction et d’annotation, Litwa propose une nouvelle édition : il dit s’y être trouvé contraint à cause de l’abondance des corrections et des conjectures mal étayées proposées dans l’édition de Marcovich (PTS 25, 1986), qui l’empêchaient d’utiliser ce texte grec pour sa traduction. Marcovich avait en effet voulu améliorer systématiquement le manuscrit P ; Litwa revient à une pratique plus raisonnable, mais parfois incohérente (illustration ci-dessous). Apparemment la collection ne prône pas de modèle éditorial particulier, au-delà du souci de présenter des ensembles massifs d’œuvres avec le texte original et la traduction annotée ; les œuvres patristiques précédemment parues dans les « Writings from the Greco-Roman World » ont adopté des présentations différentes, certains auteurs proposant un apparat critique sous le texte, d’autres des notes de bas de page, plus ou moins abondantes. Ici Litwa ne propose pas d’apparat critique mais des notes apposées à la traduction. Certaines remarques sont ainsi la formulation explicitée d’éléments qui seraient fournis de manière schématique, mais efficace, dans un apparat. Par exemple en Ref. 7, 33, 2 (p. 568-569), on lit nettement dans le manuscrit de Paris πατρικόν (le manuscrit est disponible en ligne sur Gallica). Tous les éditeurs ont corrigé, suivant Irénée, Adv. Haer. 1, 26, 1 (spiritualem), en πνευµατικόν, et cette indication est donnée à lire de façon rédigée (note 186). Dans l’édition de Litwa, l’appel de note à ce sujet porte sur la traduction (« spiritual »). Cela a pour effet de proposer une note sur un point qui ne fait apparemment pas difficulté – quoi de plus naturel que de traduire πνευµατικόν par spiritual ; ce n’est qu’en lisant la note au texte anglais que l’on découvre la difficulté posée par le texte grec. L’avantage de cette méthode est que les non hellénistes ou non spécialistes d’édition de textes bénéficient aussi de l’apport des discussions sur l’établissement du texte, de manière aisée. L’inconvénient est que se trouvent mêlées dans un même registre des notes sur le texte, sur les sources, sur la traduction, et des notes explicatives. Cela rend les informations plus difficiles à retrouver ; néanmoins il faut souligner que les notes, sans être exhaustives, sont pertinentes et offrent souvent une bibliographie à jour, abondante et utile – ainsi, la première note sur chaque hérésie propose une synthèse bibliographique commode ; sur ce point encore, la collection n’a pas de politique fixe, il s’agit donc du choix, judicieux, de Litwa.
9La grande valeur ajoutée de l’ouvrage tient justement à la colossale synthèse réalisée : en un seul volume sont présentés le texte grec (73 000 mots), son édition, sa traduction anglaise, des notes nombreuses et développées, mais aussi une introduction, relativement courte (26 pages), accompagnée d’un plan de l’œuvre, une bibliographie d’une quarantaine de pages, un index des sources littéraires explicitement utilisées par l’auteur de la Réfutation, et un index thématique sommaire – mais il est vrai que pour les noms propres ou les termes grecs, on pourra effectuer la recherche par le TLG, où est disponible l’édition de Marcovich.
10Le corollaire d’une telle ampleur est naturellement le caractère allusif de certaines notes ou un manque d’attention à certains détails ; mais l’auteur confie lui-même en introduction qu’il avait tout simplement besoin d’un tel volume, et qu’il l’offre « as a service to the scholarly community ». Immense service en effet, qui, comme il le souhaite, a suscité le désir de creuser un point particulier : en 7, 32, 7 [8 dans les éditions précédentes], à la fin de la notice consacrée à Carpocrate, on lit καὶ εἰκόνας δὲ κατασκευάζουσι τοῦ Χριστοῦ, λέγοντες ὑπὸ Πιλάτου τῷ καιρῷ ἐκείνῳ <γε>γενῆσθαι (p. 566), « They also fashion images of Christ, claiming that they were made by the authority of Pilate during his time » (p. 567). Je signale en italique des mots absents du texte grec, lequel est à mon sens le résultat d’une omission, ou peut-être d’une lecture rapide d’Irénée. En effet, selon Irénée (Adv. Haer. 1, 25, 6), les disciples de Carpocrate fabriquent des imagines en prenant argument du fait que Pilate, en son temps, a fait une forma Christi ; mais il n’est pas dit que ces disciples disposent de cette forma Christi, et on ne sait pas de qui sont les imagines – on sait seulement qu’elles sont exposées avec celles des philosophes (Eusèbe de Césarée, Hist. eccl. 7, 18, 4, a considéré qu’il s’agissait des images des apôtres Pierre et Paul et du Christ). Épiphane de Salamine (Pan. 27, 6, 9 – et non 27, 5, 9, comme indiqué aux notes 181 et 182) modifie le texte d’Irénée et en vient à dire que ces individus possèdent des images (εἰκόνας) qui sont des ἐκτυπώµατα […] τοῦ Ἰησοῦ, et que ces « empreintes » ont été faites (γεγενῆσθαι, qui correspond peut-être à l’idée du moulage sur vif ?) par Pilate lui-même. Hippolyte utilise lui aussi le terme εἰκόνας, qui semble être en facteur commun à deux verbes, κατασκευάζουσι et λέγοντες. La phrase perd ainsi son sens : les disciples de Carpocrate se trouvent à fabriquer des images qui ont été faites par Pilate. La traduction et les notes ne rendent pas compte de cette aporie. En outre, pour ce qui est du choix d’éditer <γε>γενῆσθαι, il faut noter d’abord que γενῆσθαι seul n’existe pas : la correction va donc plus loin que le simple ajout d’un γε initial. De fait, le manuscrit P, f. 100r, a bien γενέσθαι, leçon retenue dans l’édition Wendland (GCS 26, 1916) ; Marcovich a noté dans l’apparat la leçon du manuscrit, et a édité <γε>γενῆσθαι, en se référant à Épiphane. Or on voit que la phrase d’Épiphane n’a pas la même structure que celle d’Hippolyte, et que le verbe n’y a pas le même sujet. Corriger le texte d’Hippolyte en s’appuyant sur Épiphane me semble ici inutilement aventureux.
11En revanche, en 33, 1, dans la notice sur Cérinthe, la correction de γεγενῆσθαι en γεγε<ν>νῆσθαι paraît tout à fait pertinente, mais l’éditeur aurait pu indiquer la source de cette conjecture (Marcovich) ; cette leçon est confirmée par Irénée, Adv. Haer. 1, 26 (natum). Sur ce point, Litwa agit à l’encontre des principes d’édition qu’il pose en introduction (p. xxxi) et suit Irénée plutôt que le manuscrit, dont le texte n’est pourtant pas insensé. Curieusement, quelques mots plus loin (33, 2), pour ἀποστῆναι τὸν Χριστὸν ἀπὸ του̑ <Ἰησοῦ>, pour le verbe, Litwa est seul à suivre le manuscrit (ἀποστῆναι) contre les éditeurs (Bunsen [cf. infra], Wendland, Marcovich) qui avaient proposé ἀποπτῆναι, avec le soutien d’Irénée, revolasse. Le choix de Litwa présente ici le mérite de refléter le texte du manuscrit, qui ne pose pas de difficulté (« Christ deserted Jesus »), mais perd une image qui se trouvait chez Irénée. Peut-être est-ce par manque de place que Litwa n’explique pas ce qui motive des choix antithétiques dans des situations apparemment relativement semblables de concurrence entre les leçons du manuscrit et le texte latin d’Irénée. Sur la correction de la leçon du manuscrit Χριστοῦ (non-sens) en Ἰησοῦ, les éditeurs sont en revanche unanimes.
12En 33, 1, à propos du très sensé υἱόν (ἐξ Ἰωσὴφ καὶ Μαρίας υἱόν, texte édité), il serait honnête de préciser qu’il s’agit d’une conjecture (P : οἷον, qui est certes phonétiquement identique). Litwa indique qu’elle a déjà été proposée par Bunsen, soutenu en cela par Irénée (filium), et reprise par Wendland (qui signale la conjecture en note) et Marcovich.
13Bien que le nom de Bunsen soit régulièrement cité dans les notes de Litwa pour le livre 7, on cherchera en vain les références de son ouvrage dans l’introduction, les notes et la bibliographie ; elles se trouvent dans l’introduction de Wendland (GCS 26, 1916, note 3 p. 23) : Hippolytus and His Age, 4 vol., paru en anglais à Londres en 1852, et publié de façon quasi concomitante en allemand, Hippolytus und seine Zeit, Leipzig, vol. 1, 1852, vol. 2, 1853 (on trouvera un paragraphe à son sujet dans le chapitre de Norelli déjà évoqué, p. 422) ; Bunsen a édité quelques passages, présentés souvent en parallèle avec le texte latin d’Irénée, pour étayer son propos ; le passage pour Cérinthe est ainsi p. 62-63 du vol. 1 (allemand), mais il faut naviguer dans les volumes pour retrouver ces fragments édités, ce qui laisse penser que les références ont été reprises simplement par Litwa à l’édition de Wendland.
14On peut toujours déplorer quelques coquilles, notamment dans les titres en français ; mais l’ouvrage n’en reste pas moins utile et précieux. Il convient de saluer le courage de celui qui a proposé une nouvelle édition et une traduction anglaise complète et utilisable. Pour une nouvelle édition et une traduction française, il faudra suivre le projet du Fonds national suisse « Édition critique, traduction française et commentaire de la Refutatio omnium haeresium » lancé par Enrico Norelli.
15Anne-Catherine Baudoin
Gérard Genevrois, Le vocabulaire institutionnel crétois d’après les inscriptions (viie-iie s. av. J.-C.). Étude philologique et dialectologique. École pratique des Hautes Études. Sciences historiques et philologiques. III : Hautes études du monde gréco-romain, 54, Genève, Droz, 2017, viii + 554 pages
16Issu du remaniement de la thèse de doctorat de l’auteur, le présent ouvrage constitue une étude complète du vocabulaire institutionnel des inscriptions crétoises du ier millénaire en grec alphabétique.
17L’œuvre s’ouvre avec une introduction comportant un aperçu des études précédentes sur le sujet, une brève histoire de la Crète et les conventions propres à l’ouvrage (p. 1-12) ; elle est suivie du cœur du travail, constitué par des lemmata lexicaux, que Genevrois développe en groupant des familles de mots (p. 13-376). L’ordre suivi est alphabétique, ce qui donne l’apparence d’un dictionnaire (à l’instar des Recherches sur le vocabulaire de l’architecture grecque, d’après les inscriptions de Délos, Paris, 1992, de Marie-Christine Hellmann). Ces lemmes sont réussis : on voit aisément le sens originel des termes, ainsi que leurs usages dans le contexte et leur évolution en diachronie. Cette partie dépasse le cadre d’un simple lexique, en offrant très souvent des renseignements historiques et archéologiques qui améliorent la compréhension d’un terme ou d’une famille lexicale. Deux études, l’une concernant les noms de tribus (p. 377-393), l’autre les noms de mois, cultes et fêtes (p. 395-432), complètent le panorama institutionnel crétois non présenté sous forme de lemmes.
18Après les conclusions du travail (p. 433-455) est présentée en appendice une nouvelle traduction des Lois de Gortyne avec le texte grec (p. 457-482), ainsi qu’une liste bibliographique (p. 483-512) et des indices : mots crétois et mycéniens (p. 513-523), passages cités (p. 524-534) et gloses d’Hésychius étudiées (p. 535). Le premier est vraiment utile, voire essentiel, puisqu’il aidera tous ceux qui ont de l’intérêt pour ce domaine du vocabulaire, mais ne sont pas nécessairement experts en dialectologie, et qui auraient du mal à trouver un terme comme ὑπεχθέσιµα sous τίθηµι, ou ἀµπαντύς sous φαίνω. Quatre cartes de la Crète, une générale et trois plus détaillées, clôturent le volume (p. 539-541).
19Du point de vue formel, les fautes et coquilles du français sont rares (par exemple p. 151 n. 4, il y a une dittographie due au saut de ligne ; p. 245, « proçès » au lieu de « procès »). Pour le grec, en revanche, les mots accentués sur la dernière syllabe présentent souvent l’accent grave quand ils ne sont pas suivis d’un mot tonique (p. 297, 339, etc.). Il y a aussi des transcriptions maladroites qui ne conviennent point aux normes épigraphiques courantes, comme dans Αἰθ[α]λεὺς ᾽ταρτός (p. 379), recte Αἰθ[α]λεὺ(ς) σταρτός.
20Genevrois a réalisé un excellent travail d’ensemble : c’est l’ouvrage le plus important en dialectologie grecque de la dernière décennie et, dans les études sur le dialecte crétois, du dernier demi-siècle. Au lieu de nous offrir la énième (ré)édition avec commentaire des Lois de Gortyne, Genevrois a soigneusement analysé le lexique institutionnel du crétois à partir d’une étude minutieuse de l’usage dans les textes, en reprenant les diverses lectures des inscriptions, et sans négliger l’apport des gloses. Les contextes complets sont systématiquement traduits et, la plupart du temps, accompagnés de très bonnes analyses. L’excellent commentaire et les explications précises et judicieuses qui les accompagnent attireront l’attention des linguistes comme des historiens, qui y trouveront un outil précieux. Digne d’éloge est la comparaison systématique avec les données, tant épigraphiques que littéraires, des autres dialectes grecs ainsi que l’appel à l’analyse onomastique qui complète les analyses sémantiques et historiques pour expliquer des termes institutionnels, tâche difficile dans laquelle Genevrois est très à l’aise. Tout cela relève d’une familiarité remarquable avec les textes et d’un souci véritable de la part de l’auteur de donner les explications les plus vraisemblables et les plus cohérentes par rapport au lexique étudié. Bref, on ne trouvera dans cet ouvrage ni banalités ni discours « vides ».
21Aucun ouvrage, même de grande qualité, n’est cependant parfait. À mes yeux, deux aspects du travail de Genevrois prêtent le flanc à la critique. Tout d’abord, les conclusions (p. 433-455) me semblent trop risquées. En effet, comme l’auteur lui-même le reconnaît, seules l’Arcadie, l’Élide et la Locride offrent des textes institutionnels similaires aux textes crétois, même s’ils sont beaucoup moins nombreux (p. 433). Par conséquent, en raison du silence épigraphique des autres régions grecques, des conclusions essayant d’établir une connexion entre le vocabulaire crétois, l’ionien et le dialecte homérique, les seuls à avoir des données importantes, risquent d’avoir très peu de valeur. Les mots empreints de prudence de la p. 449, qui rappellent ce que je viens de signaler, auraient dû guider toutes les conclusions : il aurait suffi de signaler tout simplement qu’un élément du lexique se trouve dans certaines régions de la Grèce, sans aller plus loin dans la valeur de cette comparaison.
22Ma seconde réserve est relative à certaines explications phonétiques portant sur des éléments du vocabulaire grec (crétois ou pas) – heureusement peu nombreuses – qui sont adoptées par Genevrois sans avoir été soumises à un examen critique, même lorsqu’elles relèvent de la pure « phonétique-fiction » – alors que la phonétique constitue un élément essentiel, permettant de déterminer la forme des mots. Sans être exhaustif ni entrer dans trop de détails, voici quelques explications qui me semblent contestables :
23– La célèbre valeur « anti-hiatique » du digamma dans des mots comme ἀµε(ϝ)ύσασθαι est un absurde phonétique, étant donné que -ευ- est une diphtongue (p. 42).
24– Le développement µάρτυρς > µαῖτυς n’est pas une « dissimilation régressive par palatalisation du premier rhô », explication où deux processus indépendants ont été mélangés (p. 224). Dans la bibliographie citée n. 2, on parle simplement, à juste titre, de « dissimilation ».
25– Pour expliquer la conservation du ϝ- initial dans Τῆνα ϝράτιον (deux mots toniques indépendants), il n’y a pas lieu d’évoquer le composé ἀπο-ρηθῆµεν (un seul mot), qui présente la perte de wau (< *ϝρηθῆµεν ; p. 305 et n. 5).
26– *τελεσ-ϝος ne peut pas justifier τέλειος et tous les avatars dans les différents dialectes du grec (p. 321-322). Il est inévitable de poser un étymon *τελεσ-jος pour certaines formes citées.
27– La possible forme de koinè Αὐτολήτης dérivée hypothétiquement de Αὐτολᾱ́τᾱς < *Αὐτολᾱϝότᾱς (p. 388) est un adynaton dialectal, puisque la contraction /a:o/ > /a:/ n’est régulière qu’en dorien. En attique ou ionien, on s’attendrait à *Αὐτολεώτης.
28Voici par ailleurs quelques observations de détail :
29– La discussion concernant le terme αἶσα « portion » des pages 29-31 est inutile, car le mot relève du dialecte argien, et non du crétois.
30– Genevrois a probablement raison d’interpréter le verbe ἰνπίνω comme « boire à l’intérieur » (p. 289) dans les textes crétois. Cependant, ce n’est pas nécessairement parce que ἐν- conserve parfois en crétois la valeur spatiale héritée : ἰνπίνω aurait pu évoluer vers une valeur non spatiale indépendamment de l’évolution ou non évolution des autres composés en ἐν- (> ἰν-).
31– La séquence <ἰ>σς Δῖον Ἄκρον ne signifie pas « pour (la fête de ?) Dion Akron » (p. 288-290) mais « au sanctuaire de Dion Akron », le tour *ens + acc. du nom de dieu ayant une valeur spatiale ; cf. fr. Je suis à Notre-Dame (= à l’intérieur de la cathédrale de Notre-Dame).
32– Selon Genevrois, les formes analogiques du nom de Zeus Τηνός, Τηνί sont les plus anciennes en Crète, alors que les formes héritées Διός, Διί « n’apparai[ssen]t qu’avec la koiné » (p. 305 n. 1). La formulation est trompeuse, car, par définition, une forme analogique ne peut pas être la plus ancienne. En réalité, Τηνός, Τηνί sont les formes les plus anciennement attestées en Crète, alors que Διός, Διί, les formes originelles, sont des formes récupérées ou réintroduites avec la koinè.
33– À la p. 375, Genevrois rattache le terme οὐρεῖον (*ϝορϝ-) au dialecte homérique, car on attendrait *ὠρεῖον dans le dialecte. En réalité, οὐρεῖον semble un hyperkoinéisme à partir de l’équation dialecte <ω> : koinè <ου>.
34Les remarques ci-dessus ne diminuent pas mon admiration pour le travail de Genevrois, désormais référence obligée dans les études crétoises.
35Enrique Nieto Izquierdo
Patrick Andrist, Manuscrits grecs de la Fondation Martin Bodmer. Étude et catalogue scientifique, Fondation Martin Bodmer. Catalogues, 8, Bâle/Cologny, Schwabe/Fondation Martin Bodmer, 2016, 194 pages dont 12 planches couleurs
36La collection de livres de la Fondation Martin Bodmer à Cologny comporte, parmi ses nombreuses richesses, dont on connaît bien sûr les papyrus mais aussi bien d’autres manuscrits dans diverses langues, douze manuscrits ou fragments de manuscrits grecs. Fondée sur la conception de la Weltliteratur de son créateur et sur une certaine image de l’évolution de l’esprit humain, cette petite collection rassemble des témoignages des plus importantes œuvres écrites en grec et de leur réception, en particulier Homère et la Bible, mais aussi quelques traces des tragiques ou les centons chrétiens attribués à l’impératrice Eudocie. Cependant, il faut aussi faire la part, dans ce profil, des disponibilités du marché et des occasions saisies ou manquées. Constituée entre 1948 et 1970, cette collection de manuscrits grecs provient de quelques bibliothèques célèbres (cinq manuscrits Phillipps, un manuscrit Peckover, deux volumes Firmin-Didot), mais aussi d’achats ponctuels au fur et à mesure des disponibilités. Si certains d’entre ces manuscrits avaient déjà été étudiés pour eux-mêmes ou décrits, plus ou moins succinctement, lors des étapes antérieures de leur parcours, les douze livres ou fragments n’avaient jamais fait l’objet d’un catalogue proprement dit. On dispose maintenant d’une description détaillée de ces volumes, grâce au travail de Patrick Andrist, ainsi que d’une numérisation intégrale de la plupart d’entre eux (sauf les cotes 24 et 63) sur le site https://www.e-codices.unifr.ch/en. Ce petit volume d’un peu moins de 200 pages propose une courte introduction qui retrace l’histoire des acquisitions pour ces volumes et présente brièvement le contenu du fonds, plus brièvement encore la méthode de description, puis les notices détaillées des 12 cotes, suivies de 12 planches couleurs (mais le ms. 24, fragment en très mauvais état, n’est pas reproduit) et d’index.
37Voici une brève présentation du contenu et du contexte de production de ces douze volumes :
38Bodmer 3 et 64 : deux des six parties d’une même production du xve siècle, Eschyle, Perses et Euripide, Phéniciennes.
39Bodmer 5 : copié en Italie du Nord par Angelo Claretti vers 1491, recueil de textes classiques (Ésope, Pseudo-Pythagore et Pseudo-Phocylide, Aristophane).
40Bodmer 8 : copié à Venise vers 1541 par Georges Basilikos, mathématiques (Archimède, Eutocius, Héron d’Alexandrie).
41Bodmer 24 : fragments de divers manuscrits provenant d’une reliure, des vie-viie siècles, pour une bonne part palimpsestes (Didascalia apostolorum, Nouveau Testament, Psaumes, scholies sur l’Iliade).
42Bodmer 25 : fin xe-début xie siècle, tétraévangile avec chaînes exégétiques.
43Bodmer 63 : copié par Ange Vergèce en 1559, Centons homériques d’Eudocie.
44Bodmer 85 : copié en Terre d’Otrante dans la 2nde moitié du xiiie siècle (et non du xive siècle, comme indiqué par erreur dans le chapeau), Homère, Iliade, avec scholies.
45Bodmer 106 : deux fragments du xie siècle, évangéliaire.
46Bodmer 115 : copié pour l’essentiel par Camillo Zanetti au début des années 1570, traités de sciences militaires.
47Bodmer 136 : copié fin xive-début xve siècle (Leonardo Bruni ? identification discutée), six dialogues de Platon.
48Bodmer 184 : copié par Démétrios Damilas à Florence dans les années 1480, Planude, Vie d’Ésope, richement illustré ; autrefois uni à l’actuel manuscrit New York, Public Library, Spencer 50.
49Le faible nombre de livres décrits dans ce petit catalogue a permis à l’auteur un degré de détail très poussé, avec des descriptions de la mise en texte qui s’étendent parfois sur une page entière, ou encore un relevé, pour chaque chant de l’Iliade, des titres, incipit et desinit du lot de scholies afférent, etc. On n’en fera pas reproche à l’auteur, car il en avait ici la place. Il paraît cependant difficile de parvenir à un tel degré d’analyse dans un catalogue plus vaste, et la question de l’utilité de tels détails se pose d’ailleurs, surtout quand les manuscrits, comme ici, sont entièrement numérisés et librement accessibles à tous. Pour certains de ces points, une bonne photographie est plus parlante qu’un long texte. Dans d’autres cas, comme par exemple les longs tableaux donnant l’ordre des fables ou des chapitres dans un manuscrit au regard de l’édition, la présentation est sans doute plus claire que les listes usuelles, mais peu économique. D’autres informations sont au contraire comprimées dans des formules dont le lecteur ne trouvera nulle part la clef dans le volume – il faut aller les chercher dans les règles de catalogage publiées naguère par l’auteur à l’occasion de son catalogue bernois. C’est en particulier la solution choisie non seulement pour les systèmes de signatures de cahiers et leur position, mais aussi pour la structure en cahier ; dans ce dernier cas, le codage adopté, sans doute connu du côté latin, est inusité en grec et reste opaque au lecteur même averti. Si on comprend bien que des éléments sur la foliotation soient mis en tête de la description, puisqu’ils en conditionnent la compréhension, des détails comme ceux qui figurent en tête de la description du Bodmer 8 paraissent hors de place alors qu’on n’a encore rien dit, ou presque, du livre, de son contenu et de son contexte de production.
50Cependant, ce qui fait l’originalité de ce catalogue, et qui constitue la marque de P. Andrist, c’est l’attention portée avant tout aux discontinuités des manuscrits, plus qu’à leur unité. L’auteur, à raison, rappelle et souligne sans cesse que les manuscrits médiévaux sont des objets complexes, qui non seulement portent des traces d’usages divers, mais ont également subi des modifications plus ou moins nombreuses et reflètent rarement une unique étape de production. D’un tel constat, qu’on ne peut que partager sur le fond, P. Andrist déduit une présentation et une structuration de la description qui choisit de souligner toutes les discontinuités d’un livre. Le procédé a pour effet de grossir démesurément l’importance d’éléments secondaires (ainsi, pour le Bodmer 136, du petit morceau de la traduction ficinienne du Second Alcibiade, recopiée en marge, ou de l’extrait du De mensuris et ponderibus d’Épiphane ajouté en marge dans le Bodmer 25), qui occupent dans l’aperçu général du manuscrit autant de place que le texte principal, comme c’est aussi le cas de folios de garde restés blancs – et fort récents parfois. D’autre part, cette attention aux discontinuités conduit l’auteur à retenir les ruptures plutôt que les continuités, ainsi pour le Bodmer 8, où P. Andrist structure sa description en deux unités A et B, qui sont copiées par le même scribe sur le même modèle, avec les mêmes matériaux et contiennent des textes de même genre, parce que la seconde semble avoir été copiée séparément (unique signature αʹ pour l’unité B, corrigée ensuite en λʹ). Si doute il y a, l’auteur privilégie la rupture, quand on serait tenté de retenir plutôt la continuité, tout en indiquant en passant qu’il y a des indices qui peuvent laisser penser à quelques écarts – en effet, ici, la distance éventuelle entre les deux « parties » est faible et son poids dans l’interprétation historique de l’objet et des textes qu’il transmet, restreinte. Si Georges Basilikos a copié les deux parties sur le même modèle, il n’importe que peu à la compréhension du livre actuel de savoir que le dernier texte a été copié à part – mais avec la même mise en page… – pour être réuni ensuite par le scribe lui-même au reste du volume.
51Quelques éléments auraient pu être précisés ; ainsi, pour le Bodmer 5, l’appellation corpus pythagoricum pour les ff. 49-52 risque d’induire en erreur : il s’agit simplement des Vers d’or avec, sur un peu plus d’un folio, quelques ajouts liés à la figure de Pythagore, non un corpus de textes pythagoriciens ou pseudo-pythagoriciens. Dans le même manuscrit, la main n’est pas « identifiée à l’humaniste Angelo Claretti de Brescia » ; dans la mesure où le manuscrit est souscrit, il n’y a pas besoin d’identification – le terme est normalement employé pour signaler la reconnaissance d’une écriture anonyme dans le manuscrit. P. Andrist, et c’est à son honneur, est attentif à remercier, tout au long de l’ouvrage, ceux qui l’ont aidé ; on voit mal cependant pourquoi ces remerciements constituent (p. 44) un point à part dans l’histoire du manuscrit. Pour le Bodmer 63, on comprend mal la description de l’étiquette Firmin-Didot portant la date de 1850, alors que le livre a été acquis par ce dernier au plus tôt en 1868 : s’agirait-il d’une étiquette de remploi, ou d’une étiquette dont la date n’est pas significative ? Deux mots de l’auteur et une comparaison avec les autres étiquettes ex-libris du possesseur auraient été utiles au lecteur. On s’étonnera aussi des mentions fréquentes que le copiste a laissées de « nombreuses fautes » : qui édite des textes grecs sait que c’est toujours le cas, ou presque ; si la mention est là pour justifier l’état des incipits cités, peut-être aurait-il suffi de dire en introduction que, contrairement à l’usage des catalogues qui est le plus souvent de normaliser les incipits et desinits, au contraire des notes, cela n’a pas été le cas dans ce volume.
52Il est toujours plus facile de reprendre celui qui a travaillé que de faire le travail soi-même. On conclura donc volontiers cette présentation du catalogue en soulignant son utilité pour tous, puisqu’il fait connaître une collection jusqu’ici à peine effleurée. Si tous les choix du catalogueur n’emportent pas au même degré l’adhésion des lecteurs, ils ont cependant le mérite de refléter une position cohérente sur les manuscrits qu’il décrit. Heureux le catalogueur qui n’a que 12 manuscrits à décrire : pour en faire un livre, il peut et doit entrer dans des détails que d’autres laisseront de côté.
53Matthieu Cassin
Christine Hunzinger, Guillemette Mérot et Georgios Vassiliadès (dir.), Tours et détours de la parole dans la littérature antique, Scripta Antiqua, 104, Bordeaux, Ausonius Éditions, 2017, 250 pages
54Matrice unificante dei 14 contributi raccolti nel presente volume è la rivalutazione del concetto di scarto, come modello esplicativo dei fatti di stile, alla luce della pragmatica linguistica. In questa prospettiva, lo scarto si configura come una deviazione in rapporto alle strutture standard della comunicazione linguistica, che abbraccia un complesso di fenomeni quali l’alterazione (per eccesso o per difetto) del tasso di informazione, avanzare un’affermazione che si sa (o si crede) essere falsa, orientare le inferenze operate dall’interlocutore, veicolare un’informazione priva di rapporto con l’oggetto del discorso. La prima sezione dell’opera è dedicata alla reinterpretazione dell’ambiguità e della finzione come forme di scarto: il contributo di S. Franchet d’Espèrey, incentrato sull’analisi della teoria quintilianea della controuersia figurata (basata, cioè, sull’insinuazione), si colloca in un filone di studi che considera questa strategia retorica come un caso di implicitazione, secondo la terminologia della pragmatica di H. P. Grice: la controuersia figurata si fonda sullo scarto tra ciò che il locutore afferma (livello semantico) e ciò che vuole far intendere (livello pragmatico). Il successivo dittico, dedicato a Platone, si apre con la discussione di A. Rehbinder sull’interpretazione dei Dialoghi, tradizionalmente segnata da una netta frattura tra un approccio stilistico, che analizza le opere del filosofo come testi scritti indirizzati a un destinatario lettore, e un approccio pragmatico, che le considera come veri e propri dialoghi, due prospettive che possono trovare un punto di incontro nella nozione di scarto, applicabile a entrambi gli ambiti; questa proposta viene illustrata dall’analisi del discorso attribuito a Lisia nel Fedro, un testo che è apparso a certi settori della critica disordinato, ambiguo e oscuro; questi difetti sono da considerarsi, in realtà, delle peculiarità stilistiche, che trovano una loro motivazione nella situazione di enunciazione del discorso e vanno interpretate in rapporto all’intenzione del locutore e alle modalità con cui esso cerca di agire sul destinatario. Nel successivo studio, curato da Ch. Keime, l’analisi pragmatica degli scarti operanti nel testo platonico viene ulteriormente articolata dall’attenzione alla dimensione metatestuale: l’allegoria platonica della caverna pone in atto una trasgressione delle regole della comunicazione filosofica, in quanto non si limita a trasmettere un insegnamento ma opera come una strategia pragmatica che invita il lettore a riflettere sul processo di formazione. Nell’ambito dell’analisi metaletteraria si colloca anche lo studio di M. Diarra sullo Philopseudes e sulla Storia vera di Luciano; le due opere hanno come oggetto quella forma di deviazione dalle strategie standard della comunicazione costituita dalla menzogna, che opera nello Philopseudes su un piano intradiegetico, cioè nell’interazione tra i personaggi del dialogo, e nella Storia vera a livello extradiegetico, ossia nel rapporto tra destinatore e destinatario; sul piano metaletterario le due opere sono leggibili come una ironica riflessione sulla finzione, imperniata sul termine pseudos, che denota la menzogna ma, in taluni contesti, anche il plasma. L’indagine sullo pseudos fa da cerniera tra la prima e la seconda parte del volume, dedicata specificamente alla funzione pragmatica della menzogna nell’epica e nei generi drammatici. N. Assan-Libé analizza le menzogne di Ulisse nei libri XIV e XV dell’Odissea dal punto di vista delle strategie stilistiche (riprese lessicali e foniche, ambiguità, ellissi) adottate dal personaggio per manipolare il suo interlocutore, Eumeo, al fine di superarne la diffidenza e di creare un legame di complicità. M.‑A. Sabiani indaga il ruolo giocato dalla menzogna nella costruzione dell’azione drammatica nelle tragedie di Sofocle, con particolare riguardo alle Trachinie, dove la menzogna assume la forma prevalente dell’omissione di informazioni; il bioccolo di lana imbevuto del sangue di Nesso che si dissolve ai raggi del sole viene interpretato come metafora della menzogna che si rivela come tale nel momento in cui provoca l’annientamento del personaggio. La menzogna è strategia adottata nella commedia plautina dal servo astuto per manipolare la volontà del padrone: I. David analizza le strategie testuali, prossemiche e sovrasegmentali (gestus e uox) adottate nelle Bacchides per indurre il padrone ad agire secondo la volontà del servo, dandogli l’impressione di agire di propria iniziativa, e nell’Epidicus per distogliere il padrone dall’azione che ha intenzione di compiere. La dettagliata analisi testuale di M. Roux dimostra come la menzogna con cui Venere, in Valerio Flacco 7, 254-291, convince Medea a cedere alla passione per Giasone, sia costruita sulla trasformazione dell’ipotesto ovidiano (Her. 12, 73-88) individuato da F. Bessone, e come la menzogna svolga un ruolo cruciale nello strutturare l’intreccio epico secondo strategie proprie della tragedia. La terza parte del volume, incentrata sulla manipolazione della verità storica, si apre con lo studio M. Kazanskaya sull’uso erodoteo di apostrofi che deviano in rapporto a ciò che il contesto richiederebbe; vengono esaminate, in particolare, l’apostrofe nel discorso immaginario, i casi in cui si verifica uno scarto tra il modo in cui lo stesso personaggio è designato nel racconto autoriale e nell’apostrofe, e l’apostrofe che rivela il vero autore del discorso. P. Pontier sposta il focus dell’indagine su menzogna e verità in quanto topos: quando Senofonte (Agesil. 5, 7), nell’atto di elogiare la temperanza di Agesilao, afferma che, se dovesse mentire a proposito di ciò che tutta la Grecia conosce, non comporrebbe un encomio di Agesilao ma un biasimo di se stesso, si avvale di un topos documentato nella Rhetorica ad Alexandrum (1431b20-32), che consiste nel sostenere l’attendibilità di un testimone con la motivazione che esso non avrebbe alcun interesse a testimoniare il falso. La critica ha evidenziato come nella Pharsalia di Lucano si verifichi uno sdoppiamento del narratore in due distinte personae: un narratore di epoca neroniana, che si colloca a posteriori degli eventi narrati e presenta i caratteri del narratore onnisciente, e un narratore contemporaneo agli eventi narrati, che ne ignora l’esito; P.-A. Caltot esamina le modalità con cui il narratore contemporaneo ai fatti costruisce un destino alternativo alla verità storica, che può essere riferito al passato, al presente o al futuro. Viene poi proposta una tipologia delle strategie utilizzate dal narratore per costruire le diverse modalità del destino alternativo (apostrofe, uso della seconda persona, frase ipotetica irreale, congiuntivo ottativo, futuro). Nella sezione conclusiva l’indagine si apre a una più ampia prospettiva che abbraccia le deviazioni dalle norme sociali, politiche e giuridiche indotte dalla manipolazione del discorso. M. Blandenet elabora una lettura della Pro Sexto Roscio di Cicerone alla luce della categoria pragmatica della malafede argomentativa: l’elogio della vita rurale rientra in una strategia difensiva che presenta Roscio, figlio di un agiato cavaliere, come un rusticus per trasferire sul cliente il complesso di valori assiologicamente positivi che la cultura romana tradizionalmente associa al mondo rurale. L’ambiguità, come tratto caratterizzante della poesia ovidiana, è oggetto dello studio di M. Ledentu; l’analisi di alcuni passi delle Metamorfosi e dei Fasti dimostra come strategie testuali che consentono una calcolata soppressione di informazioni, quali, ad es., l’enumerazione lacunosa e la praeteritio, vengano sfruttate dal poeta per prendere le distanze dall’ideologia augustea. Questo percorso attraverso i generi letterari si conclude con un’escursione al di fuori dell’ambito specifico della letterarietà: M. Ducos esamina il problema dell’interpretazione distorta dei testi di legge nei giuristi romani; vengono indagati casi relativi al rapporto tra lettera e spirito della legge, il ricorso all’etimologia e alla volontà del testatore.
55La raccolta di saggi non è costruita, come troppo spesso accade, attorno a un semplice nucleo tematico (polo generalmente dotato di scarsa capacità di aggregazione concettuale) ma muove da un problema di teoria della letteratura, la costruzione di una pragmatica dello scarto, un’operazione critica che conferisce all’intero progetto un’apprezzabile compattezza metodologica. L’applicazione della pragmatica dello scarto all’analisi dei testi non fa emergere, nella maggior parte dei casi, strategie testuali che non siano già state individuate in precedenti studi ispirati a differenti criteri metodologici ma ne consente una più precisa ed efficace messa a fuoco e una reinterpretazione ancorata a un più solido retroterra teorico.
56Cesare Marco Calcante
Thorsten Fögen et Edmund Thomas (dir.), Interactions between Animals and Humans in Graeco-Roman Antiquity, Berlin-Boston, De Gruyter, 2017, viii+498 pages
57La parution de cet ouvrage est consécutive à la tenue d’un séminaire animé par Th. Fögen et E. Thomas à l’université de Durham en 2015, et à l’organisation, la même année, d’un colloque portant sur la question des différentes formes d’interaction entre l’homme et l’animal dans les sociétés grecques et romaines. Construit en partie par confrontation avec les recherches portant sur le statut de l’animal dans les sociétés contemporaines (cf. R. Spannring, K. Schachinger, G. Kompatscher et A. Boucabeille [dir.], Disziplinierte Tiere ? Perspektiven der Human-Animal Studies für die wissenschaftlichen Disziplinen, Bielefeld, 2015, et L. Birke et J. Hockenhull, « On investigating human-animal bonds. Realities, relatings, research », dans L. Birke et J. Hockenhull [dir.], Crossing Boundaries. Investigating Human-Animal Relationships, Leyde-Boston, 2012, p. 15-36), l’ouvrage propose d’interroger, non les limites (boundaries) entre l’homme et l’animal, mais au contraire les différentes formes de rapprochement physique, cognitif ou affectif. Une attention particulière est portée à la corporalité de ces interactions, sujet au cœur des recherches entreprises par Th. Fögen (cf. Th. Fögen et M. Lee [dir.], Bodies and Boundaries in Graeco-Roman Antiquity, Berlin–New York, De Gruyter, 2009) ; ces interactions sont en effet perçues à travers le prisme de l’hybridité, de la tendresse ou de la maltraitance envers l’animal, ou grâce aux différentes formes de cohabitation qui le lient à l’homme.
58L’ouvrage rassemble ainsi dix-sept contributions, rédigées en anglais, d’auteurs qui s’intéressent à la matérialisation du rapport homme/animal dans les sources littéraires et iconographiques émanant des mondes grec et romain. Celles-ci sont parfois confrontées à d’autres modèles culturels (mésopotamien ou achéménide). Une importante bibliographie, rassemblée et organisée par Th. Fögen, occupe la fin du livre, constituant ainsi un outil de synthèse précieux pour les Animal studies, aux côtés de plusieurs index : un index rerum, un index animalium, un index nominum et un index locorum.
59La lecture d’ensemble permet de distinguer plusieurs approches de la question qui ne sont pas rassemblées thématiquement, mais se répondent au fil de l’ouvrage. Nous pouvons remarquer que plusieurs contributions particulièrement novatrices traitent ainsi des formes d’interactions physiques et spatiales entre l’homme et l’animal induites par la proximité (voire la promiscuité) quotidienne. Ainsi, la contribution proposée par S. Lewis met en lumière la longue durée de cohabitation entre un propriétaire et ses animaux domestiques, en particulier les auxiliaires de travail comme le bœuf ou l’âne, à la lumière des sources archéozoologiques et littéraires. L’étude d’E. Thomas offre un pendant à ce constat en montrant l’importance de la présence des animaux dans l’espace urbain, en termes de bruit et de cohabitation dans l’espace public (les témoignages relatifs aux accidents causés par les animaux dans la rue apportent un éclairage pertinent), mais aussi dans l’espace privé : l’intégration des animaux d’élevage (bœuf ou âne) dans l’espace de la domus, à proximité du péristyle, est un élément intéressant à prendre en compte.
60À une autre échelle d’étude, l’article de L. Llewellyn-Jones aborde la question du statut des animaux composant le tribut des régions contrôlées par l’empire achéménide. Plusieurs aspects touchant notamment aux realia de la capture et de l’élevage des animaux exotiques, mis en valeur dans les images, sont soulignés par l’auteur. Plus que l’abattage de l’animal exotique c’est bien la garantie de sa survie, au sein de ce microcosme du territoire conquis que représente le paradeisos, qui est au cœur de l’idéologie impériale.
61Ce sont aussi les formes de proximité physique et affective qui sont analysées par plusieurs auteurs traitant de l’animal de compagnie. L’article de C. Franco aborde de manière très intéressante les formes de désignation de l’animal familier dans la littérature grecque et latine, pour en dégager les connotations érotiques. Elles traduisent un rapport à l’animal de compagnie profondément différent du rapport « filial » entretenu dans les sociétés contemporaines. La contribution de L. Calder reprend en partie ces interrogations en se concentrant sur l’iconographie de l’animal familier (équivalent du pet anglo-saxon), en particulier sur les stèles et les vases attiques où la connotation érotique, suggérée par nombre d’animaux faisant office de présent amoureux, est très présente.
62La plupart des contributions s’intéressent surtout aux formes d’analogie entre l’homme et l’animal développées dans les textes et les images. Les rapprochements inter-espèces peuvent être d’ordre cognitif ou moral. A. Zucker se penche ainsi sur un topos littéraire : celui de la supposée envie ou jalousie de certaines espèces d’animaux, dont une partie du corps est généralement employée pour un usage médicinal, et qui se soustrairaient volontairement aux hommes pour leur causer préjudice. Ce topos est absent chez Théophraste qui adopte une position singulière et conteste l’existence de ce sentiment, par l’argument de l’impossibilité cognitive d’anticiper l’action humaine. Th. Fögen pose de son côté la question de l’existence de biographies d’animaux dans les sources littéraires, reposant sur la reprise des formes rhétoriques (individualisation de l’animal par son prénom et ses hauts faits) existant pour les portraits d’humains.
63L’analogie sert néanmoins surtout l’argumentation des auteurs antiques dans un but critique, moralisateur et politique. Ainsi le chœur des Guêpes d’Aristophane, de même que la description animalisée du personnage de Philocléon dans la même pièce, étudiée par S. Miles, servent la portée critique de la pièce. La mise en évidence par l’auteur de la reprise de stéréotypes moraux accolés à certaines espèces, présents chez Ésope et repris à destination du public athénien, est particulièrement intéressante. Elle fait écho à l’article de K. F. Kitchell qui étudie l’existence et les formes d’une culture littéraire animalière partagée par les Grecs à travers le traitement du personnage de Philoctète chez Sophocle et de Dolon dans l’Iliade. L’analogie entre l’homme et l’animal sert bien souvent de procédé critique pour condamner les comportements humains, procédés étudiés par G. Clark chez Porphyre et Augustin ou par S. T. Newmyer chez Plutarque. J. Wilkins s’intéresse de son côté aux prescriptions alimentaires de Galien et au rapport d’analogie entre l’animal consommé (ici le cas du poisson) et son consommateur.
64Un dernier aspect se dessine au travers de plusieurs contributions, concernant les formes d’hybridités et donc l’abolition des frontières physiques entre homme et animal. J. McInerney se concentre sur la réception de la figure d’homme-poisson incarnée par le dieu babylonien Apkallu, connu dans sa forme grecque d’Oannes grâce aux Babyloniaca de Bérose. Sa récupération correspond à la fois à une continuité culturelle et religieuse encouragée par les souverains séleucides et par la réception d’une figure hybride qui, à l’instar de Chiron ou Nérée, incarne la civilisation en construction. A contrario, les hybrides sur les vases du peintre d’Édimbourg, étudiés par C. Beier, incarnent une menace et sont l’objet de procédés iconographiques de distanciation. A. Harden montre de manière très intéressante comment le traitement des personnages vêtus de peaux animales évolue dans les sources littéraires et iconographiques grecques. Si le costume animal est connoté plutôt positivement à l’époque archaïque, il devient à partir du ve siècle av. J.-C. associé à l’ensauvagement et à ses dérives, alors que s’affirme et se systématise l’iconographie dionysiaque. M. Vespa se penche également sur ce processus de refus de l’altérité à travers le récit d’une epideixis de Galien. Ce dernier, refusant de pratiquer une dissection sur un singe en raison de la méfiance populaire envers cet animal, illustre bien la perception antique de cette espèce qui est associée à l’humain incomplet ou corrompu, à l’instar de l’eunuque ou du kinaidos.
65La lecture d’ensemble de l’ouvrage invite en particulier à revoir non la hiérarchie entre homme et animaux, mais les formes de séparation qui contrastent avec celles qui sont envisagées dans les sociétés occidentales contemporaines. La notion de limite qui se pose à l’échelle des cultures de l’Antiquité classique est donc bien questionnée, de façon très originale, lorsqu’il s’agit de la nature du rapport affectif entre l’homme et animal et des sources permettant d’appréhender la relation vécue.
66Marlène Nazarian
Jan Robinson Telg genannt Kortmann, Hannibal ad portas. Silius Italicus, Punica 12, 507-752. Einleitung, Übersetzung und Kommentar, Wissenschaftliche Kommentare zu griechischen und lateinischen Schriftstellern, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2018, 406 pages
67L’épopée fluviale de Silius Italicus offre un vaste champ aux auteurs de commentaires détaillés auxquels F. Spaltenstein a ouvert la voie sans épuiser, loin s’en faut, la matière. À la suite de quelques chercheurs récents comme P. Roosjen, E. Ariemma et J. Littlewood, J. Telg (auteur par ailleurs d’un article sur le jour et la nuit comme motifs d’ouverture et de clôture dans les Punica) s’est donc engagé dans la voie d’un commentaire partiel qui est la forme la mieux à même de pénétrer à fond dans un texte d’une telle ampleur. Bien plus : plutôt que sur le chant XII dans son entier, c’est sur la deuxième partie de celui-ci qu’il a choisi de se focaliser, en laissant de côté la partie consacrée aux opérations militaires en Italie du Sud postérieurement à la chute de Capoue (v. 1-506). Un choix justifié par la forte unité thématique de cet ensemble, consacré au fameux épisode d’Hannibal devant les murs de Rome, qui est un « point d’orgue » des Punica. Le poète flavien s’y est attaché à réécrire cet épisode célèbre en prenant appui sur la source principale livienne, mais en la soumettant à un travail de transposition et d’amplification épiques par l’orchestration grandiose du thème littéraire de la prise de ville et de ses topoi afférents (panique collective notamment), la mobilisation de l’intervention divine pour infléchir la scène vers un affrontement titano-gigantomachique d’Hannibal contre Jupiter, et l’enrobage du tout dans un déchaînement météorologique qui recycle le topos épique de la tempête. Les intertextes d’Énéide, IX (Turnus ad portas) et II (prise de Troie, ostension des dieux au combat avec inversion du motif entre défense et destruction) sont évidemment les modèles majeurs, mais une foule d’autres intertextes mis en lumière par le détail du commentaire (dont plausiblement la geste de Capanée au chant X de la Thébaïde) viennent enrichir cette évocation d’un moment fondateur de la conscience historique romaine. Tous ces enjeux sont parfaitement exposés dans la longue et riche introduction (p. 1-88), qui est incontestablement l’un des points forts de cet ouvrage : pour ainsi dire une véritable monographie à elle toute seule ; ce qui tranche avec le caractère souvent succinct des introductions de full-length commentaries, même excellents par ailleurs. Après une introduction générale, on y trouve une série de développements synthétiques sur la place du chant XII dans l’épopée, puis sur l’épisode d’Hannibal ad portas et sa portée dans l’œuvre, sur les protagonistes (Hannibal, Jupiter, les Romains), sur la technique littéraire (traitement des sources historiques, avec un très utile tableau comparatif entre Silius et Tite-Live, intertextualité épique, effets proleptiques et analeptiques), et sur les motifs (thème des murs, symbolique du Capitole, topos de l’urbs capta, structures temporelles, tempête). Il ne manque peut-être à cet excellent panorama synthétique des enjeux majeurs du texte qu’un aperçu plus formalisé sur la question de l’esthétique du Sublime (dans la continuité des travaux de Ph. Hardie et de P. Schrijvers, ou encore ceux de F. Delarue et M. Leigh sur Stace) et de sa probable mise en œuvre consciente par Silius dans cet épisode (on pense notamment à la présence obsédante des schèmes de verticalité et du lexique de l’élévation : arduus, celsus, altus, sublimis, etc., au déchaînement de phénomènes météorologiques, et à la forme de magnitudo animi pervertie que met en œuvre l’entreprise gigantomachique d’Hannibal) : une mise en parallèle avec le Traité du Sublime, sous doute antérieur de quelques années aux Punica, aurait sans doute enrichi le versant proprement littéraire du commentaire. Cela dit, telle qu’elle est, cette introduction apporte bien l’essentiel sur les centres d’intérêt du passage, avec une mention particulière pour les analyses de composition (p. 83-86) qui mettent bien en lumière la structuration dramatique ternaire que le poète a choisi de donner à l’épisode en remaniant la temporalité de sa source livienne. Ce principe ternaire est en effet un procédé structurant des Punica, tant au niveau des épisodes, comme ici, que sous la forme de récurrences ternaires de motifs avec variations tout au long de l’épopée, et il y aurait une belle étude d’ensemble à faire là-dessus. Mais il faudrait préciser que ce principe du tricolon généralisé a un précédent notable dans l’Énéide, que la belle étude de R. Lesueur sur la composition rythmique de cette épopée a parfaitement étudié. Bref, disons que le principe adopté par l’auteur d’une ample introduction synthétique, s’il n’est pas sans engendrer par la suite quelques redites avec le commentaire de détail, est de très bonne méthode, et devrait faire école. En ce qui concerne le texte, J. Telg n’a pas effectué à nouveaux frais le travail de collation des manuscrits bien effectué par d’autres, mais s’est essentiellement appuyé sur l’édition de J. Delz (1987), en la confrontant avec les autres éditions existantes. Il ne s’écarte qu’en quatre ou cinq endroits de l’édition Teubner (572 : inflexit/induxit ; 577 : uestra/nostra, 578 ; sacras/sacratas ; 669 : uenturam caeli rabiem/uentorum uerti rabiem ; plus la correction d’une coquille de Delz en 539 : leniter/lenitur) ; il s’agit le plus souvent d’un retour aux leçons des mss contre des émendations de Delz. Tous les choix sont évidemment discutés et argumentés dans le commentaire. Au final, le texte procuré comporte assez peu de différences avec celui de M. Martin dans la Collection des Universités de France ; en voici la liste (en commençant par le texte de Budé) : 558 plangor/clangor ; 675 culmine/fulmine ; 679 obesset/adesset ; 685 armis/minis. Le texte latin est confronté à sa traduction allemande en vis-à-vis. Vient ensuite le commentaire, évidemment très détaillé et approfondi, mais aussi partiellement synthétique, avec des introductions d’ensemble partie par partie, voire par sous-parties, selon un usage de plus en plus répandu et toujours bienvenu, en rupture avec le pointillisme et le morcellement des commentaires « à l’ancienne ». Le commentaire lui-même tient à distance les démonstrations d’érudition gratuite et les effets de gonflement artificiel (citations longues, par exemple) pour s’en tenir à ce qui éclaire véritablement le texte : problèmes d’établissement, de sens, intertextualité épique (en identifiant clairement les antécédents directs probables), allusions diverses, effets littéraires. Une méthode pleinement au point par conséquent, nourrie d’une parfaite maîtrise de la bibliographie manifestée par le jeu des renvois qui font gagner de l’espace et du temps. Avec, au fil du texte, des aperçus tout à fait intéressants sur des thèmes comme le motif de la défiance dans les murs (p. 146), la double dimension de Rome, à la fois locale et « olympienne » (p. 201 sq.), l’argumentation « épicurienne » de l’impie Hannibal (p. 261), les effets de uariatio dans la description des tempêtes (p. 247), ou les manifestations de piété collective (p. 324-325). Tout au plus pourrait-on suggérer ici ou là des compléments, comme l’intertexte d’Horace, Épod. 7, 1 : quo ruitis ? pour le quo ruis ? de 703 ; en outre, le motif du « regard rétrospectif » (respectans, 594, 729) pourrait être rapporté à la fois à une influence élégiaque (étudiée notamment par F. Bessone à propos de la Thébaïde) et, dans le cas d’Hannibal, à un souvenir précis de Tite-Live, XXX, 20, 7 (départ d’Hannibal d’Italie). La bibliographie, intelligemment exploitée, on l’a dit, dans le commentaire, est très étoffée et bien actualisée. On pourrait y ajouter (parce que cela touche à un thème qui a particulièrement retenu l’attention de J. Telg) l’article de H. Bardon, « L’aurore et le crépuscule (thèmes et clichés) », REL, 24, 1946, p. 82-115, ainsi que la thèse de R. Lesueur (L’Énéide de Virgile. Étude sur la composition rythmique d’une épopée) que j’ai citée plus haut. En résumé, au-delà de son intérêt pour la compréhension du texte de Silius Italicus, ce commentaire peut être considéré comme un exemple à suivre sur le plan de la méthode et de la conception d’ensemble.
68François Ripoll
Cristian Criste, ‚Voluntas auditorum’. Forensische Rollenbilder und emotionale Performanzen in den spätrepublikanischen ‚quaestiones’, Kalliope. Studien zur griechischen und lateinischen Poesie, 15, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2018, 404 pages
69Nel panorama degli studi critici sull’oratoria ciceroniana, tradizionalmente imperniati sulla figura dell’oratore, lo studio di Criste si contraddistingue per un taglio indiscutibilmente innovativo: il focus dell’analisi viene spostato sull’interazione tra destinatore e destinatario del discorso giudiziario, valorizzando in particolar modo la funzione del destinatario nella determinazione delle strategie retoriche adottate dall’oratore. I quattro ruoli costitutivi del processo, ossia accusa, difesa, giudice, uditorio, vengono interpretati alla luce della teoria sociologica dei ruoli, modalità di comportamento tipizzate, governate da norme sociali in grado di generare un sistema di attese dalla cui violazione o osservanza discende la reazione del gruppo sociale di riferimento. In quest’ottica, l’effetto persuasivo del discorso dipende in misura determinante dal rispetto delle norme costitutive del ruolo di cui l’oratore è portatore. L’indagine, condotta su un corpus costituito pressoché esclusivamente dalle orazioni pronunciate da Cicerone in processi per omicidio, si articola in due momenti. La prima parte, dedicata specificamente ai ruoli forensi, si apre con un’ampia panoramica storico-sociologica che illustra i caratteri del patronus e dell’accusatore, i casi in cui un cittadino poteva assumere la difesa o l’accusa in un processo senza incorrere nella sanzione sociale e lo sviluppo storico che porterà a una graduale professionalizzazione della figura dell’avvocato. Particolare attenzione merita la trattazione relativa agli attributi dei quattro ruoli. La caratterizzazione dell’oratore è basata su aetas, ingenium e auctoritas, che devono essere differenziati a seconda del ruolo (accusa o difesa). Al difensore sono associati i caratteri propri dell’uomo maturo, la cui oratoria deve essere improntata a grauitas nella scelta dei temi, nell’actio e nell’elocutio; l’accusatore è invece caratterizzato dagli stereotipi dell’età giovanile, ossia impetuosità e una certa aggressività; se il patronus deve astenersi da tali comportamenti, pena la mancata accettazione da parte del gruppo sociale di riferimento, l’avvocato dell’accusa, in ragione della sua giovane età, può ingenerare nel destinatario una certa diffidenza. I casi di violazione di queste norme (ad es. quando la difesa è sostenuta da un oratore giovane) devono essere giustificati da una adeguata strategia argomentativa e possono condizionare l’intera linea difensiva, come nella Pro Sexto Roscio, in cui il giovane Cicerone opera un rovesciamento del suo ruolo, trasformando la difesa in accusa. L’ingenium e l’ars, ossia il talento oratorio e la tecnica retorica, non devono essere esibiti ma, al contrario, dissimulati, perché potrebbero ingenerare nell’uditorio il sospetto di inganno. In epoca ciceroniana, l’ingenium era un attributo che suscitava reazioni contrastanti di ammirazione e di diffidenza; originariamente ammesso solo nel patronus, l’ingenium venne gradualmente accettato anche nell’accusatore; parallelamente a questo processo si possono cogliere, nell’opera di Cicerone, i primi segni di uno sviluppo che porterà, in epoca quintilianea, all’accettazione di un’elaborazione retorica ostentatamente artificiosa, indice di una professionalizzazione dell’attività oratoria. Aetas e ingenium conferiscono al patronus una peculiare auctoritas, che può invece rappresentare un ostacolo per l’avvocato dell’accusa, in quanto estranea al suo ruolo; d’altra parte, l’auctoritas riconosciuta al patronus può essere utilizzata dall’avvocato della parte avversa per ingenerare il sospetto di indebite influenze che potrebbero condizionare lo svolgimento del processo. Attributi del giudice nell’oratoria ciceroniana sono la clemenza, l’imparzialità, la scrupolosità (religio), la sapientia e la prudentia, essenziali per valutare le argomentazioni delle parti in causa e per giungere all’accertamento della verità, e la fides, garante dell’affidabilità della sentenza. Gruppo sociale di riferimento, che può riconoscere o meno al giudice i suoi attributi caratterizzanti, è il popolo che, esprimendo una sanzione positiva o negativa in merito al verdetto, svolge un fondamentale ruolo di controllo sociale. A giudicare dalla documentazione discussa nello studio, la teoria retorica non sembra prevedere una codificazione specifica dei ruoli dell’accusa e della difesa: aetas e auctoritas, ad es., sono attributi dell’oratore che prescindono dal ruolo. Il collegamento tra accusa e stereotipi dell’età giovanile, come quello tra difesa ed età matura, sono individuati da Criste attraverso l’analisi del testo oratorio e rientrano in un complesso di norme iscritte nel modello socio-culturale interiorizzato dal gruppo sociale di riferimento, in assenza di una esplicita codificazione. Questi importanti risultati mettono in evidenza i limiti non indifferenti della teoria retorica e apportano significativi elementi alla discussione sul rapporto tra teoria e prassi oratoria. Nella seconda parte del volume il focus dell’indagine viene spostato dalle norme sociali al condizionamento da esse esercitato sulle emozioni che l’oratore deve (mostrare di) provare. L’analisi, ispirata alla sociologia delle emozioni, verte sul ruolo fondamentale che vergogna e timore svolgono nel processo penale. Nella società romana uerecundia e pudor derivavano, in sostanza, dal timore che la dignitas e l’existimatio associate al proprio ruolo sociale potessero essere intaccate o messe a rischio. L’ambiguo status teorico della vergogna, elencata da Aristotele tra le passioni ma passata sotto silenzio da Cicerone, ha indotto la critica a sottostimarne l’importanza nel processo, nonostante nella trattatistica retorica emerga ripetutamente la raccomandazione di dimostrare pudor nel proemio dell’orazione. La vergogna che l’oratore deve mostrare di provare per agire in conformità alle attese del gruppo sociale di riferimento, ossia i giudici, nasce dalla consapevolezza (reale o solo esibita) della difficoltà del compito che lo attende e dal timore di non dimostrarsi all’altezza del ruolo che si trova a rivestire; in tale processo comunicativo giocano un ruolo cruciale anche i segni fisiologici della vergogna, come il rubor. La definizione della vergogna come « timore del fallimento » segnala lo stretto legame che intercorre tra le due emozioni e che trova conferma nel rapporto di subordinazione del pudor al metus istituito da Cicerone. La teoria retorica definisce inoltre una semiotica del timore: tono di voce basso ed esitante, pallore, tremore, alzare e stringere le spalle sono indici di un’emozione che tradisce, nell’accusato, la coscienza della propria colpevolezza, e possono essere sfruttati dall’avvocato come efficace argomento contro l’avversario. Al timore si oppone la spes, che scaturisce dalla fiducia nella giustezza della propria causa e dall’aspettativa di un equo verdetto. Questa assiologia delle emozioni viene rovesciata quando la spes venga attribuita alla controparte insinuando che essa farebbe affidamento su un potere in grado di esercitare un’influenza indebita sull’esito del processo. In questo caso, il rischio di vedere minate le norme che stanno alla base di un equo processo giustifica la manifestazione del timore e la trasforma in un appello ai giudici e alla comunità dei cittadini che può influire sull’andamento del processo.
70Lo studio ha l’indubbio merito di aver posto con particolare forza l’accento sulla funzione argomentativa degli stereotipi socio-culturali e delle emozioni socialmente condizionate, e di aver portato alla luce, mediante un’attenta analisi testuale, un complesso di norme implicite nella dinamica della comunicazione oratoria ma non sempre codificate dalla trattatistica retorica e per questo motivo oggetto di insufficiente attenzione da parte della critica.
71Cesare Marco Calcante
Maud Mulliez, Le Luxe de l’imitation. Les trompe-l’œil de la fin de la République romaine, mémoire des artisans de la couleur, Naples, Centre Jean Bérard, 2014, 236 pages
72This lucidly argued and thought-provoking monograph considers the role of wall painting within Roman Republican understandings of luxury. For several decades, ancient Roman mural decoration has been one of the most popular media within the field of classical art history. Le Luxe de l’imitation reveals that there is yet more to say. Since the 1880s, art historians have relied on August Mau’s typology of Four Styles of Roman wall painting, each distinguished by the relative realism of its architectural illusion. M.’s monograph focuses on the Second Style, which flourished in the late Republic. The Second Style is sometimes also referred to as the “Architectural Style,” on account of its large-scale depictions of the built environment. While M.’s interest in color broadens the scope of her analysis to encompass figural scenes and paintings of objects, she is most concerned with the depiction of architectural elements, such as the imitation of stone walls and more complex architectural façades. The topic of her monograph, as its title implies, is somewhat diffuse: M. examines numerous facets of this uniquely representational style, including its sources, symbolism, and techniques. The most original contributions of the volume, however, develop from the author’s analysis of the pictorial depiction of marbles and other stones.
73The volume opens with a consideration of the interdependence between painting and architecture: painting functions as a means of coating, protecting, and decorating walls; at the same time, murals depict architectural scenes and thus provide reflections, no matter how skewed, of architectural traditions. The first chapter offers an overview of the prevailing theories of the sources of the Second Style, which include theatrical design and Hellenistic palace architecture (as refracted through the lens of stage paintings). M. is not interested in embracing one particular theory of origin, however, but rather in demonstrating how each of these sources, which she rightly sees as complementary founts of pictorial inspiration, was itself a luxurious form of architecture, in which the use of precious materials was essential to the visual effect and symbolism. Indeed, the presence of such materials functions as a kind of touchstone that allows for the interplay of various interpretations. Another important factor for M. is the movement of precious materials across the divide between public or religious buildings and private ones. Noting previous interpretations that identify Etruscan tomb paintings as antecedents of the Second Style, M. argues for an aura of religious significance around these paintings. After all, one of the places where Romans would most likely have glimpsed precious materials was in sacred spaces and grand public building projects. M.’s comments are important, because they underscore the ways in which distinctions heavily emphasized in the literary record—such as the disparity between private and public space—are decentralized by a unifying and equalizing visual language of luxury.
74In the second chapter, M. casts a sweeping glance across the record of Second Style Roman wall painting to examine the distribution of colors in rooms of various type and in different genres of composition. Though the graphs and charts assessing the frequency of paint colors (rather than pigments themselves) on the archaeological record are interesting, the first sections of this chapter could have been condensed without loss: some of the findings, such as the sparing use of blue or the scarcity of monochromatic (tone-on-tone) decorative schemes, will not be surprising to those familiar with the corpus and lack implications for the book’s most compelling arguments. The latter half of the chapter is particularly valuable, however, for its discussion of how Second Style paintings, even while aspiring to a trompe l’œil effect, nevertheless contain overt gestures towards the unreality of pictorial images: instead of darkened apertures, painted theater masks appear to have eyes; corbels within painted architectural entablatures are replaced by lithe human figures. M.’s approach to this well-worn topic is refreshing in its de-emphasis on Vitruvius’ De architectura 7.5, a passage that often has been read too literally (and thus accorded too much weight) as a commentary on issues of realism in Roman painting. M’s discussion of the ornate cladding and lifting bosses on columns, and their probable debt to movable theater architecture, is engaging. Her close analysis of techniques of light, shadow, and perspective is well-illustrated by detail photography.
75The third chapter considers how the painted representation of decorative stone became a sign of luxury. In order to uncover the symbolism of this decoration, M. surveys the geographic distribution of stone quarries in the ancient Mediterranean known to Romans at the end of the Republic. The catalogue of types that follows, which is organized by color, makes an important point about the abundant variety of marble and other prestigious stones that were quarried, traded, and incorporated into building projects at the time, as compared to the smaller fraction that were adapted into trompe l’œil pictorial imagery. Furthermore, some of the marbles types represented were fantastical rather than close approximations of real minerals. The topics covered in this chapter overlap considerably with Lynley J. McAlpine’s 2014 PhD dissertation at the University of Michigan, Marble, Memory, and Meaning in the Four Pompeian Styles of Wall Painting. Unfortunately, these two authors do not appear to have been aware of one another’s work.
76The imitation of other expensive materials is the subject of the fourth chapter. Chief among these are metals. M. explores how metal elements in architecture, including door components, corbels, and acroteria, were transformed when represented in paintings. Also analyzed are gems, wood, tortoiseshell, ivory, textiles, and glass. M. likewise includes a class of material often passed over in iconographical studies of Roman luxury: vegetation. Their fineness and meticulous arrangement, however, brings garlands and wreaths into close association with cut stone and other precious objects transformed by human hands. While such vegetal decorations are commonly interpreted as hallmarks of the sacred, M. encourages a more fluid dynamic, in which garland and wreaths assume luxurious connotations, just as costly architectural materials signal religious space.
77The fifth chapter broaches various subjects under the heading of technique. M. proposes that we can better appreciate the luxurious effect of Second Style Roman wall paintings through analysis of technical features, such as their underdrawings and evidence for brush strokes. She notes that there is no evidence for preparatory sketches of imitation stone. Painters would have mastered strategies for dripping and sponging pigment with their brushes in order to create faux marbling on Roman walls extemporaneously. The alacrity with which Roman plaster dried encouraged painters to work in teams. M. perceives evidence for different hands at work, aided by the use of pattern books, in the serial depiction of bowls of fruit in oecus 23 of Villa Oplontis A. The chapter also briefly surveys the archaeological evidence for how modifications and repairs to Second Style paintings were carried out.
78Le luxe de l’imitation is admirably agile in its negotiation of the issue of realism. Much of the book consists of careful, typological analysis of the representation of various marbles, and the work makes some important arguments in a positivist mode. Nevertheless, M. is quick to emphasize that the pictorial language of precious stone must not be viewed or assessed as documentation of architectural practice, or even of contemporary attitudes towards luxury building. Instead, she views mural painting as a medium with its own unique strategies and aims, which borrows and adapts imagery from luxury architecture on its own terms. Her findings reveal that one of the most important criteria underlying painters’ choices of what to represent was the brilliance (i.e. susceptibility to polishing) of the material. Thus, metals are depicted glowing, ivory is smooth and shining, and gems are lustrous and transparent. While some scholars have construed the depiction of precious materials in wall painting as a gesture of humility (in essence, a patron’s diffident refusal to construct his home using the costly materials portrayed), M.’s work suggests powerful reasons why Second Style wall paintings were symbols of luxury in their own right.
79The volume is generously and thoughtfully illustrated with high-quality photographs and useful graphics. The “Annexes” that end the volume, especially the appendix of ancient Greek and Roman textual sources with French translations, will be helpful to those pursuing further research in this area. Currently, this book is not widely available in library collections in the Western Hemisphere. Hopefully, that will soon be remedied.
80Marden Fitzpatrick Nichols
François Bérard, L’Armée romaine à Lyon, Bibliothèque des écoles françaises d’Athènes et de Rome, 370, Rome, École française de Rome, 2015, 620 pages + vii planches
81Tant du point de vue de l’histoire de l’armée romaine que de celles des cités de l’empire, la garnison de Lyon est un cas particulier, en particulier au iiie siècle, quand elle s’est différenciée de sa jumelle de Carthage, la victoire de Sévère sur Albinus ayant entraîné le remplacement de la cohorte urbaine lyonnaise par des détachements des légions du Rhin. Exploitant une documentation avant tout épigraphique, souvent lacunaire, l’importante monographie de François Bérard éclaire cette situation singulière, tout en ayant un intérêt bien plus large. La première partie précise d’abord l’histoire des unités attestées à Lyon. L’origine de la garnison est mal connue et le statut des cohortes présentes à l’époque julio-claudienne difficile à préciser. Comme pour bien d’autres points où il est difficile, sinon impossible, de trancher, un bilan clair présente les hypothèses possibles et les met en perspective. L’époque flavienne voit l’installation d’une cohorte désormais qualifiée d’urbana. L’analyse montre que le passage de la Ire cohorte urbaine à la XIIIe dans le premier tiers du iie siècle est plus complexe qu’on avait pu le penser. Il ne se résume pas à un simple échange entre Lyon et Carthage, car la Ire est passée par Rome avant de s’installer en Proconsulaire. Le propos se concentre ensuite sur les détachements légionnaires présents après 197 et connus par une documentation abondante : plusieurs dizaines d’inscriptions. Si l’historiographie contemporaine appelle volontiers « vexillations » de tels détachements, François Bérard rappelle que le terme est absent du dossier lyonnais et compare la garnison lyonnaise avec les autres cas connus de détachements légionnaires, brossant en quelques pages un bilan nourri de nos connaissances sur les uexillationes. La méthode est récurrente dans l’ouvrage : les éléments du dossier lyonnais sont systématiquement examinés à la lumière de nos connaissances plus générales sur l’armée romaine. Cela permet au livre de proposer un bilan renouvelé sur les troupes présentes à Lyon sans pour autant que la documentation locale se soit beaucoup accrue récemment. Ce faisant il propose à son lecteur nombre de synthèses de portée plus générale, donnant un état de l’art sur de nombreuses questions touchant à l’organisation et à l’histoire de l’armée romaine du haut-empire. La démarche permet en effet d’éclairer au mieux la situation lyonnaise mais elle fait aussi de l’ouvrage un outil de référence pratique dont l’intérêt va bien au-delà du cas étudié. La seconde partie est consacrée aux soldats et forme le véritable cœur de l’ouvrage, en lien avec l’importante annexe épigraphique. En raison de la répartition chronologique de la documentation, elle s’intéresse surtout aux légionnaires présents à Lyon. Signalons que le dossier lyonnais, par son abondance épigraphique, constitue un échantillon remarquable au regard de ce que l’on sait des légionnaires de Germanie à cette époque. C’est d’abord par l’onomastique que l’on peut approcher ces soldats et préciser leur recrutement, un certain nombre de dénominations sont corrigées comme lorsque le nom thrace Disas est reconnu dans l’inscription CIL, XIII, 1886-1887 (n° 33 du catalogue final). L’ouvrage apportera donc nécessairement à ceux qui s’intéressent à l’onomastique des Gaules et des Germanies, et procure une discussion de l’onomastique militaire désormais incontournable, même si certains travaux importants ont été publiés depuis la rédaction ou alors qu’elle était déjà très avancée (ainsi l’Onomasticon Thracicum de D. Dana apparaît dans les addenda bibliographiques). Certaines des interprétations avancées ont déjà pu être discutées, comme la suggestion qu’au iiie siècle nombre des soldats portant d’anciens gentilices impériaux (comme Flavius et Ulpius) les auraient reçus au moment de leur engagement et seraient de nouveaux citoyens (on verra ainsi les objections de M.-Th. Raepsaet-Charlier, « Notes épigraphiques », L’Antiquité classique, 86, 2017, p. 211). L’hypothèse est avancée avec prudence, elle nous semble reposer sur des arguments sérieux, en particulier en s’attachant à réfléchir sur des séries plus que sur des cas isolés (p. 215-216). Le bilan du recrutement n’est pas en faveur de l’histoire lyonnaise : on ne peut trouver aucune trace d’un recrutement local parmi les légionnaires. La dernière grande partie de l’ouvrage se consacre aux officia, du gouverneur, des procurateurs, du tribun mais aussi les officia légionnaires. L’analyse est menée systématiquement et aborde de nombreux points d’administration militaire, débrouillant, dans la mesure du possible, les difficultés du Rangordnung. Des annexes procurent la liste des soldats et une discussion détaillée sur le medicus castrensis. Surtout l’ouvrage se termine par le catalogue des épitaphes militaires lyonnaises au nombre de 87 qui constitue désormais l’édition de référence pour ces textes, en attendant la publication du corpus de Lyon. L’ouvrage offre encore une importante bibliographie classée par thèmes et des indices précis.
82Le sujet abordé concentre le propos sur l’histoire militaire et institutionnelle, en étroite dépendance avec la nature des sources. L’insertion des soldats dans la cité est donc parfois peu visible mais l’auteur n’ignore pas les questions sociales et culturelles que sa documentation peut soulever, on songera à cet égard à son étude sur les vétérans de Lyon (F. Bérard, « Vie, mort et culture des vétérans d’après les inscriptions de Lyon », REL, 70, 1992, p. 166-192). Une approche plus explicite de telles questions aurait pu être souhaitable, mais on lui objectera d’une part la taille déjà plus que respectable de l’ouvrage, et d’autre part le caractère fragmentaire et limité de la documentation : la synthèse aurait pu être illusoire. Le lecteur s’en consolera aisément en trouvant nombre d’observations au fil de sa lecture ou dans les notices du catalogue. On attirera par exemple l’attention sur les passages concernant la culture épigraphique des soldats et ses liens avec les pratiques locales. L’apport militaire aux pratiques lyonnaises est justement reconsidéré et semble faible – l’usage des agnomina. Les soldats adoptent un luxe épigraphique en suivant les usages locaux. L’opposition principale confrontait moins soldats et civils qu’elle ne distinguait les élites civiles et les cadres militaires d’une part, les simples soldats et le reste de la population civile de l’autre. Les usages épigraphiques sont alors remis en perspective : « les officiales et les centurions qu’on a crus jadis chrétiens, puis pythagoriciens voulaient peut-être tout simplement, en écrivant grec, faire romain » (p. 269). L’étude des militaires à Lyon n’est pas sans conséquence sur l’étude générale de l’épigraphie lyonnaise et constitue une étape importante dans la constitution du corpus épigraphique lyonnais. On songe en particulier à la datation des inscriptions, l’étude amenant à reconsidérer les critères de datation et la périodisation des inscriptions lyonnaises, proposant un nouveau découpage convaincant pour la période allant de la fin du iie siècle au déclin de la pratique épigraphique (p. 440). L’auteur a le souci de ne jamais masquer les lacunes de sa documentation, et ne cherche pas à les combler artificiellement, sans refuser non plus, au bénéfice de son lecteur, de donner pour certains sujets comme les officiers légionnaires un panorama complet. Surtout, il s’attache comme on l’a dit à placer la documentation lyonnaise en regard de ce que l’on sait par ailleurs, l’insérant dans des séries plus vastes ou plus complètes, transformant bien souvent l’étude locale en bilan de nos connaissances générales. L’information est particulièrement fiable y compris lorsque l’auteur s’éloigne de Lyon et des régions gauloises et germaniques ; on ne peut que signaler une confusion, sans doute par inattention, à propos de l’envoi de cohortes des légions II et III Italicae en Maurétanie, envoi qui n’a pu avoir lieu sous Antonin, car les unités en question n’existaient pas encore (p. 99, une date plus correcte est indiquée p. 87, n. 29). Même si on aurait pu souhaiter parfois des photographies d’inscriptions plus grandes (malgré quelques belles planches finales), la réalisation de l’ouvrage est particulièrement soignée avec très peu de coquilles (« fomulaires » pour formulaire, p. 176). On ne peut donc que saluer ce riche travail, appelé à rendre bien des services, qui donne à la garnison de Lyon toute sa place dans l’histoire de l’armée romaine.
83Benoît Rossignol
Blandine Colot, Lactance. Penser la conversion de Rome au temps de Constantin, Biblioteca della Rivista di Storia e Letteratura Religiosa. Studi, 31, Florence, Olschki, 2016, 356 pages
84Le livre de Blandine Colot, Maître de conférences habilitée en latin à l’Université d’Angers, a pour objet l’œuvre du rhéteur africain et apologiste Lactance, élève d’Arnobe, surnommé à la Renaissance le « Cicéron chrétien », né vers 250, mort vers 325, appelé par Dioclétien pour enseigner la rhétorique latine à la cour de Nicomédie en 290, tardivement converti au christianisme (autour de ses 50 ans) puis contraint à une retraite en raison de la persécution déclenchée par Dioclétien et Galère, et surtout familier de Constantin, qui fit de lui le précepteur de son fils Crispus.
85Lactance, « théologien laïc » (et non clerc), occupe une place inconfortable dans l’histoire de la patristique latine, entre Tertullien et Cyprien d’un côté, et, après lui, Ambroise, Jérôme et Augustin. Comme théologien, il a mauvaise réputation, et les critiques ont souvent jugé sa théologie médiocre ou inconsistante, et sa doctrine, incohérente. Comme doxographe, il est apprécié en raison de la masse d’informations qu’il est parfois le seul à avoir conservées (textes philosophiques, oraculaires, poétiques, textes de la tradition païenne).
86Laissant de côté la théologie au sens dogmatique du terme, et la doxographie, Blandine Colot se donne pour objectif de mettre Lactance à la place qu’il mérite dans l’histoire du christianisme occidental, à partir d’une interprétation (et d’une réévaluation) des Institutions Divines (en 7 livres, entre 305 et 311) appréhendées dans leur dimension rhétorique et étudiées à partir de la pragmatique du discours apologétique – qui est un discours « engagé » et « en situation », c’est-à-dire à interpréter en fonction des situations d’énonciation. La rhétorique n’est pas un « exercice de pure virtuosité ou d’ingéniosité », mais un art de persuasion, dont la fin est « la conviction du lecteur », principalement le lecteur païen qu’il s’agit de convaincre « de la juste cause du christianisme à Rome ». Ce point de vue permet de comprendre la configuration d’ensemble de l’œuvre, sa finalité et en définitive sa cohérence. L’apologie est un discours « engagé » qui, nous dit Blandine Colot, est « porté […] par un homme suffisamment convaincu de sa foi pour se dire prêt à convaincre de la vérité de sa religion ses contemporains encore rétifs, dubitatifs ou hostiles vis-à-vis d’elle » (p. XVI). Les partenaires de ce dialogue apologétique sont multiples : les païens persécuteurs, les philosophes (dont un interlocuteur fictif omniprésent : Cicéron), les chrétiens eux-mêmes dont certains avaient une foi encore « chancelante », ou encore le public juif – où l’on voit que les mutations religieuses de l’Antiquité tardive s’effectuent selon une équation à trois termes, Rome, le christianisme, le judaïsme, conformément à l’analyse de Guy Stroumsa. L’apologie « en situation » est comme un levier de compréhension qui permet à Blandine Colot de proposer une interprétation du moment constantinien, et d’articuler l’étude rhétorique et l’étude historique – la carrière littéraire de Lactance étant parallèle à la carrière politique de Constantin.
87Le ton souvent violent de Lactance conduit Blandine Colot à se situer dans le débat sur l’interprétation de la confrontation entre paganisme et christianisme dans les siècles de l’Antiquité tardive, entre les tenants d’une vision polémique, issue du xviiie siècle, et ceux d’une vision irénique, conduisant à minimiser l’affrontement religieux – c’est la position de bon ton introduite notamment par la vision de l’Antiquité tardive proposée par Peter Brown et critiquée naguère, par exemple, par Polymnia Athanassiadi. Avec Lactance, il ne s’agit pas d’irénisme, il n’y a pas à proprement parler de « synthèse » entre culture classique et christianisme, ni de conciliation. L’apologiste efficace livre bataille, soucieux de convaincre, certes, mais surtout de vaincre. À travers l’œuvre de Lactance, Blandine Colot se propose de penser comment quelque chose comme « la conversion de Rome » était possible, et comment il fut ainsi possible de dénouer le lien traditionnel, et constitutif, entre Rome et ses cultes, entre politique et religion (la « foi politique ») : l’objectif de Lactance semble avoir été de démontrer à ses adversaires et interlocuteurs païens, en dépit de ce qu’ils pouvaient penser, que Rome était compatible avec le christianisme, qu’une articulation nouvelle était pensable, et ce faisant les Institutions Divines entrent en résonance avec le geste de Constantin – la rupture politico-religieuse effectuée au sommet de l’État s’opérant parallèlement dans les représentations. Cette évaluation nouvelle de l’œuvre de Lactance conduit naturellement à un parallèle avec Eusèbe de Césarée, qui dans les mêmes années élaborait une théologie politique de l’Empire romain.
88L’ouvrage est construit rigoureusement, en deux parties et six chapitres. La première partie, intitulée « Révélation biblique, débat et polémique : la justice entre politique et religion à Rome », comprend trois chapitres. Le premier chapitre est consacré à la façon dont Lactance, le « Cicéron chrétien », a conçu son projet d’apologiste dans le contexte politique et religieux d’une Rome païenne, la question rectrice étant d’ordre propédeutique (« comment faire lire la Bible au Romain persécuteur »). Le deuxième chapitre s’attache, dans cette perspective, à la composition des Institutions Divines et aux stratégies d’écriture suivies par Lactance, pour parler des persécutions et conduire le lecteur païen à la confrontation. Le « fil rouge » des ID est le thème de la justice, qui est au centre de l’œuvre. Blandine Colot s’attache à étudier un vocabulaire qui « balise » le discours, et dont les maîtres-mots sont ecclesia, christiani (moins de dix occurrences dans les ID), et surtout le couple iusti-iniusti (occurrences innombrables, exprimant l’antagonisme entre chrétiens et païens). Le chapitre III développe l’étude des notions et décrit la façon dont les termes traditionnels de iustitia et pietas subissent une réinterprétation, à partir d’une problématique stoïcienne et « romaine » qui est celle de Cicéron (autour de la notion stoïcienne d’oikeiôsis), jusqu’à revêtir, au terme du transfert, une nouvelle signification – désormais chrétienne. Le projet de Lactance est de convaincre son interlocuteur que Rome peut « servir un idéal de justice véritablement universel mais depuis une tout autre représentation de la iustitia » (p. 79). Cette première partie décrit en quelque sorte les ressorts sur lesquels Lactance peut s’appuyer, chez son interlocuteur païen, pour agir sur lui et le convaincre à partir de thèmes relevant d’un espace partagé.
89La deuxième partie du livre, intitulée « Lactance acteur de son temps », parle de rupture, et étudie la nouveauté de la pensée de Lactance. Elle s’attache tout d’abord (c’est le chapitre IV, intitulé Vers un empire romain et chrétien) à sa théologie politique, comparée à celle de son contemporain Eusèbe de Césarée, en une confrontation des visions « romaine » et « grecque » de la « victoire » du christianisme et de la figure de Constantin. La méthode de Blandine Colot articule tout au long du livre l’analyse rhétorique et historique à des considérations d’ordre philosophique et épistémologique, et l’on relève par exemple une formule particulièrement forte à propos de ce qui est selon elle un point essentiel pour interpréter son auteur : « la problématique de l’universalité telle qu’elle peut, certes, être étudiée chez les auteurs grecs, ne pouvait être [scil. chez Lactance] proprement religieuse sans être aussi politique et civique et donc, au début du ive siècle encore, sans être spécifiquement romaine » (Conclusion, p. 322).
90Le chapitre V décrit la façon dont, la Bible étant rendue lisible par le lecteur païen, une nouvelle vision religieuse du monde est possible, Romains, chrétiens et juifs étant absorbés dans une seule histoire humaine, l’Histoire universelle inspirée du texte biblique. Argumentant à un « premier niveau de conversion » (p. 107, p. 252 sq.) qui puisse ensuite conduire à une spiritualité plus haute, Lactance montre qu’au cours de cette histoire, le polythéisme a succédé à un monothéisme originel. Les hommes sont ainsi tous des consanguinei, différenciés secondairement en diverses gentes ayant soit conservé le monothéisme initial, soit abandonné celui-ci pour les « dieux » du paganisme – le polythéisme recevant une explication évhémériste. Le christianisme, lui, appelé à dominer le monde, assure désormais « l’unité politico-religieuse de la communauté humaine » (p. 324), l’universalité de Rome accédant en définitive à son sens chrétien. Et Blandine Colot résume la perspective générale en expliquant que « la conversion chrétienne selon Lactance se présente d’abord et avant tout comme un retour à l’origine du Dieu unique, qui permettait aux hommes […] de retrouver leur filiation à ce père unique et créateur du premier homme qui était à l’origine du genus humanum » (p. 259).
91L’ouvrage se termine par un Chapitre (Ch. VI : Lactance et la langue latine ou comment redéfinir la religion dans l’Histoire) qui aborde, quatre siècles après Cicéron, la question de l’étymologie du mot « religio » et décrit la façon dont ce terme clé de la langue latine a été réinterprété par l’apologiste en fonction d’une nouvelle conceptualisation, le christianisme devenant alors, avec Lactance, la religio. Blandine Colot rend ainsi à l’apologiste « son rôle dans l’histoire ‘du mot et de la chose’ religio », contre l’opinion selon laquelle l’Apologeticum de Tertullien serait le moment où pour la première fois religio aurait désigné le mouvement chrétien comme uera religio ueri Dei (p. 268 sqq.).
92Ce livre extrêmement intéressant, riche, parfois complexe, de très grande qualité scientifique, qui utilise de façon féconde la perspective d’une rhétorique pragmatique pour renouveler notre compréhension du genre apologétique, réévalue, dans l’histoire du christianisme ancien, une figure parfois décriée ; il présente les Institutions Divines de Lactance comme une œuvre en situation, soucieuse d’efficacité, et propose un éclairage très fort sur un événement historique majeur, la conversion de Rome au temps de Constantin. Il décrit la constitution d’une identité religieuse nouvelle, et chrétienne, qui se reflète dans une resémantisation du mot « religio ». Il offre une image renouvelée de la confrontation entre courants religieux (chrétien, païen, mais aussi juif) au ive siècle, et sa contribution à l’histoire religieuse est novatrice.
93Philippe Hoffmann
Anne-Hélène Klinger-Dollé, Le De sensu de Charles de Bovelles (1511). Conception philosophique des sens et figuration de la pensée, suivi du texte latin du De sensu traduit et annoté, Travaux d’humanisme et Renaissance, 557, Genève, Droz, 2016, 881 pages, nombreuses figures
94En 1927, Ernst Cassirer, en consacrant au philosophe picard Charles de Bovelles (1479-1567) quelques pages denses centrées sur le De sapiente [2], a donné une véritable impulsion à l’étude de ce philosophe tombé dans l’oubli durant plus de trois siècles. Ce fut pourtant un « grand penseur de la Renaissance française » (B. Groethuysen) que ce disciple précoce de Jacques Lefèvre d’Étaples (c. 1455 ?-1536), le célèbre humaniste parisien – d’origine picarde également – qui reste lui-même trop méconnu en tant que philosophe et pédagogue. Près d’un siècle après Cassirer, l’importance de la métaphysique de Bovelles a été soulignée par B. Groethuysen, et son parcours intellectuel examiné (notamment par Joseph M. Victor, 1978), mais son œuvre demeure encore en grande part inexplorée, faute d’éditions critiques et de traductions modernes. Certes, le latin fort peu cicéronien dans lequel Bovelles exprime sa pensée originale a pu, de prime abord, rebuter le lecteur, hier comme aujourd’hui ; mais Bovelles a aussi écrit des ouvrages de « géométrie pratique » en français, il s’est même intéressé en linguiste (si l’on ose ce terme anachronique) au parler de sa Picardie natale. En France, des travaux significatifs ont été menés depuis la seconde moitié du xxe siècle par Pierre Magnard (édition et traduction des traités De sapiente, De nichilo et Ars oppositorum) et, d’autre part, par Jean-Claude Margolin (notamment la publication des Lettres et poèmes de Ch. de Bovelles, 2002). Ces savants ont contribué à faire sortir de l’ombre une œuvre riche et multiforme ; et à date récente, plusieurs études d’Emmanuel Faye (notamment sur le De intellectu) et un chapitre important de son livre Philosophie et perfection de l’homme (1998) ont fait puissamment avancer les connaissances sur Bovelles. Tous ces travaux sont d’un inestimable mérite, mais il manquait un livre pour donner une présentation d’ensemble, aussi claire que possible, de la personne et de l’œuvre si variée de Bovelles, associée à une édition de texte. Il importait de retracer en profondeur la trajectoire biographique de cet attachant personnage, qui est aujourd’hui mieux connue, même s’il persiste de larges zones d’ombre. Il importait plus encore de donner une vue globale, tout à la fois précise et synthétique, de son réseau de relations et de son parcours intellectuel, afin d’en suivre l’évolution et d’en montrer la cohérence, depuis ses débuts à Paris et sa rencontre décisive avec Lefèvre, qui l’emmena au collège du Cardinal-Lemoine, jusqu’à ses derniers ouvrages mûris dans une relative solitude, où il apparaît toujours tourné vers les mathématiques (la Geometrie practique) mais surtout préoccupé de problèmes métaphysiques et hanté d’aspirations spirituelles et religieuses (avec ses dialogues sur l’immortalité de l’âme et la résurrection). Aucun chercheur, à ma connaissance, ne s’était fixé cette tâche préalable, avec la double ambition de présenter les données biographiques essentielles et de conduire le lecteur, à partir d’un traité, au cœur de la doctrine philosophique. On peut affirmer que cette lacune est désormais comblée, et qu’elle l’est de façon magistrale, puisque le livre d’AHK, quoique centré sur le De sensu, peut se lire d’abord comme une solide, vaste et très claire introduction à la vie et à la pensée de Charles de Bovelles. Avant de présenter le De sensu, AHK offre en effet une longue étude, approfondie, argumentée et détaillée, qui se propose de faire comprendre l’œuvre de Bovelles « considérée dans sa variété, sa logique propre et ses visées, explicites ou implicites » (p. 18). Une telle orientation se distingue d’emblée de la démarche de Cassirer qui, voulant « rendre intelligible la naissance progressive de l’idéalisme moderne », a reconnu en Bovelles « un maillon important [qu’il entendait] resituer dans une chaîne intellectuelle plus vaste », un « contenu spéculatif de frappe si spécifiquement moderne » qu’il y voyait comme une préfiguration « [des] grands systèmes de l’idéalisme philosophique moderne, de Leibniz ou de Hegel » (p. 12). C’est en adoptant une démarche résolument différente qu’AHK s’emploie à caractériser ce que la pensée de Bovelles comporte d’original, tout en éclairant les racines philosophiques auxquelles il se rattache et dont il se réclame ouvertement, notamment Raymond Lulle et Nicolas de Cuse. En même temps, elle indique, par de nombreuses références, les rapports de sa pensée avec celle de ses contemporains que l’on peut dire « humanistes », comme Marsile Ficin, Alain de Varènes ou Guillaume Budé, entre autres. Elle met l’accent sur l’importance que joue l’analogie dans la pensée de Bovelles. Bien loin d’y voir, comme Cassirer, une « scorie médiévale », il faut y reconnaître, au contraire, un trait fondamental de sa démarche philosophique : « découvrir, organiser des relations analogiques et leur donner une finalité », telle est la tâche à laquelle doit s’employer le philosophe, selon Bovelles. Entre le monde de la pensée et les réalités concrètes, d’innombrables relations sont décelables. L’analogie, qui met en rapport deux séries de réalités, semblables ou égales, en fait apparaître les similitudes respectives, ce qui permet d’établir entre elles un lien de causalité, s’il existe une certaine égalité et un certain équilibre des choses à comparer. La découverte des analogies s’appuie fréquemment sur le principe de la coïncidence des opposés, que le philosophe picard a découvert chez Nicolas de Cuse. C’est bel et bien un rôle fondamental que joue l’analogie dans la philosophie de Bovelles, notion qui se prolonge et se complète avec celle d’assurrectio, dérivée de la théologie, par laquelle Bovelles désigne la démarche ascensionnelle de la pensée en direction de la transcendance.
95AHK commence par retracer les principaux moments du parcours intellectuel de Charles de Bovelles. Le lecteur trouvera, aux p. 799-806, une liste complète de ses productions, depuis les Annotationes à l’Ars suppositionum de Lefèvre, imprimées dès 1500 – Bovelles n’a alors que 21 ans –, et l’Introductio in artem oppositorum (Paris, Wolfgang Hopyl, 24 décembre 1501), jusqu’aux derniers traités (les dialogues De animae immortalitate… : Lyon, Sébastien Gryphe, 1552 ; et la Geometrie practique… reveue, augmentee et grandement enrichie : Paris, Marnef-Cavellat, 1566) : en tout sont recensés 35 titres d’ouvrages imprimés du vivant de Bovelles, à quoi s’ajoute une vingtaine de rééditions posthumes. Quant au réseau de relations que le philosophe a entretenues avec de nombreux représentants de l’humanisme parisien et européen, on peut en entrevoir l’ampleur grâce au « Répertoire des dédicataires des œuvres de Bovelles » (p. 362-365) et à la « Table des correspondants de Bovelles (correspondance imprimée) », p. 366-368. Partant des premières œuvres (faut-il y voir « des manuels fabristes » ?), AHK s’arrête longuement sur l’année 1511, celle de la publication sans doute la plus importante de Bovelles, le « recueil philosophique » dont il confie le soin à l’imprimeur-libraire parisien Henri Estienne, qui fut aussi le grand imprimeur de Lefèvre. Bovelles, alors âgé de 32 ans, y rassemble sept traités philosophiques, dont certains déjà écrits quelques années auparavant (De intellectu, De sensu, De nichilo, Ars oppositorum, De generatione, De sapiente, De XII numeris) ; il y ajoute un choix de lettres (Epistolae complures) qu’il avait échangées avec des correspondants prestigieux (Germain de Ganay, Jímenez de Cisneros, cardinal de Tolède ; Lefèvre d’Étaples, Alain de Varènes) ; le recueil s’achève sur cinq brefs traités mathématiques (Mathematicum opus quadripartitum, De numeris perfectis, De mathematicis rosis, De geometricis corporibus, De geometricis supplementis). C’est à cet ensemble, copieusement illustré de figures géométriques, de schémas, de tableaux divers, sans oublier de superbes bois gravés, que l’ouvrage d’AHK est consacré. Toutes ces représentations figurées offrent matière à interrogation. Mais le parcours de Bovelles se poursuit, au cours des années 1512 à 1515, avec plusieurs publications, régulières et fournies : ce sont des ouvrages qui n’ont pour ainsi dire pas encore été étudiés. Ils sont suivis, de 1516 à 1520, d’un silence éditorial complet. Mais les dix années qui suivent (1520-1530) connaissent « une reprise des publications contrariée par la censure », venue des théologiens de la faculté de Paris, qui reprochent surtout à Bovelles, retiré dans sa Picardie natale (il est alors simple chanoine de Noyon) de n’être pas l’un des leurs. Il n’est pourtant pas suspect de la moindre sympathie pour le luthéranisme. Enfin, de la décennie suivante (1530-1540) ne nous sont parvenus que « des échos très fragmentaires de l’activité intellectuelle de Bovelles ». Malheureusement, de nombreux ouvrages restés manuscrits ont été perdus dans l’incendie de la chartreuse du Mont-Regnault, près de Noyon, où leur auteur les avait déposés.
96Avant d’aborder le De sensu, AHK ne manque pas d’éclairer, en premier lieu, la formation philosophique et spirituelle reçue dans sa jeunesse par Charles de Bovelles et d’interroger les liens qui l’ont d’abord uni au groupe fabriste, ce puissant foyer d’innovation philosophique qui, autour des années 1500, a fait souffler à Paris un vent nouveau dans l’étude des textes d’Aristote. L’enseignement de la philosophie, au collège du Cardinal-Lemoine, fait alors systématiquement retour ad fontes : on lit désormais Aristote dans des traductions récentes, réalisées par des humanistes actifs en Italie (Ermolao Barbaro, Argyropoulos) sur le texte grec original, auquel on commence à accéder, alors que l’université de Paris est encore fortement dominée par une scolastique qui s’épuise. Avec Lefèvre, Bovelles s’est enthousiasmé non seulement pour ce nouvel Aristote, mais aussi pour les mathématiques de Boèce, pour la géométrie d’Euclide (et accessoirement pour le jeu pythagoricien dit Rythmimachiae ludus). Il a également découvert les Contemplationes de Raymond Lulle ainsi que Nicolas de Cuse et son art des opposés, qu’il a repris à son propre compte dans l’une de ses toutes premières publications, cette Introductio in artem oppositorum (1501) qui a suscité une vive admiration du maître pour son jeune élève. Après cette plongée dans le milieu fabriste, AHK entreprend d’évaluer le caractère pédagogique de l’œuvre de Bovelles, qui porte visiblement la marque de la pédagogie novatrice de Lefèvre : les schémas explicatifs, les tableaux et figures abondaient déjà dans les ouvrages du maître, ainsi que les manchettes marginales. Mais il apparaît vite que l’intention de Bovelles, toute personnelle et indépendante, dépasse largement les limites qui sont d’ordinaire celles d’une pédagogie pratique. C’est que le souci pédagogique qui anime Bovelles ne se borne pas à établir – et à justifier – une ratio studiorum, ni même à proposer des moyens de faciliter l’étude aux jeunes esprits : sa pédagogie doit être comprise comme une démarche ancrée dans le processus même de la connaissance, en étroite dépendance à l’égard des données fournies par les sens externes à l’imagination, à la mémoire et à l’intellect. Dans cette conception philosophique, finissent par se rejoindre docere et discere. Aussi bien la pédagogie que le système philosophique de Bovelles s’organisent fermement autour de la notion, mise en valeur par le De sensu, de « médiations sensibles » (media sensibilia), dont les principales sont la parole et l’écriture. C’est pourquoi toute une partie de l’ouvrage d’AHK est consacrée à expliciter le rôle dévolu « aux figures présentes dans toute l’œuvre de Bovelles, médiation sensible par excellence ». Cet usage des figures peut et doit, assurément, être situé dans des traditions universitaires et scientifiques déjà séculaires, mais dépasse les valeurs traditionnelles que reprend Bovelles (la figure comme soutien pour l’intelligence, ou comme moyen mnémotechnique) : on accède alors à l’idée bien plus originale de l’invention d’une pensée par images. AHK rapproche ici Bovelles du graveur Geoffroy Tory (qui connaît le philosophe picard et le cite dans son Champfleury de 1529) : la fonction première des figures est de « faire jaillir l’évidence » (p. 312). Par la figure, loin de rechercher « l’hermétisme ou les significations occultes », Bovelles veut permettre à l’élève « par l’intuition mais aussi par l’observation et le raisonnement, d’acquérir l’évidence intérieure de la pertinence du savoir que le maître veut lui transmettre » (p. 313).
97Revenons plus précisément au De sensu, car c’est bien au texte et à la traduction de ce traité qu’AHK consacre l’essentiel de son ouvrage (p. 361-797). Formellement, le De sensu se déroule en une suite de trente-six chapitres, dont chacun comporte un titre d’une ou deux lignes ; chacun de ces chapitres est constitué d’une série de propositions (entre 5 et 9 selon les chapitres) ; et chacune de ces propositions commence par un lemme (bref énoncé descriptif ou courte phrase, de mode affirmatif), qui est explicité et démontré en un paragraphe de longueur variable (entre 5 et 50 lignes). Face au texte latin, repris de l’édition de 1511, une traduction en français est présentée en regard, avec un souci très heureux de correspondance visuelle (les décalages de mise en page entre le latin et le français, si fâcheux dans ce type de présentation, ont été sagement évités). De nombreuses figures, non seulement utiles, mais nécessaires à l’intelligence du texte, sont reproduites à l’identique, tirées de l’édition de 1511 ou de publications ultérieures de Bovelles. L’ouvrage d’AHK peut donc d’abord se recommander comme une remarquable édition de texte, celui-ci étant éclairé d’une indispensable traduction, car si la pensée de Bovelles est conceptuellement exigeante, son latin est aussi dense et difficile, ne serait-ce que déjà sur le plan lexical. Il comporte de nombreux termes rares (comme par exemple les adj. limentinus [qualifiant les sens « du seuil »] et excutaneus [qualifiant les sens « situés au-dessus de la peau »] : dans l’épître préliminaire, p. 378-379 ; ou le verbe expatari [« se laisser connaître, se découvrir au regard et à la connaissance d’autrui »] : en III, 8, p. 416-417 ; le verbe effaxillat [qui indique un mouvement ascendant de l’âme] : en VIII, 2, p. 462-463 ; XXI, 6, p. 598-599 et XXI, 8, p. 602-603) ; il use volontiers d’hellénismes latinisés (comme les adj. parochus [« fournisseur »] et prodromus [« avant-coureur »] : en II, 3, p. 398-399 ; l’adj. apathem [animam apathem… id est impassibilem esse] : en IV, 3, p. 422 ; le subst. ypostasis [à propos de la terre, au sens de « lieu de dépôt »] : en V, 1, p. 430-431 ; le subst. sagmata [au sens inhabituel de « liquides parfumés »] : en XIII, 1, p. 510-511 ; l’adj. apseuti [« véridique », ἀψευδής] : en XXXV, 1, p. 750-751) ; il ne craint pas les mots rares (phylura : XXVI, 3 : voir la note 124, p. 225) ; les emplois métaphoriques, comme celui du mot accubitus (le « lit » du repos divin, XXI, 9, p. 606-607) pour désigner « le ciel extrême, celui de l’intelligence ». Il faut donc se familiariser avec de nombreuses particularités de la langue de Bovelles. Mais grâce à plusieurs centaines de notes infrapaginales, AHK apporte à toutes ces difficultés des éclaircissements qui, bien au-delà des particularités lexicales, visent à préciser scrupuleusement la signification philosophique d’un terme, en offrant souvent d’indispensables rapprochements avec d’autres textes, antiques ou médiévaux : voir par exemple la note 173, p. 551 (sur le vocabulaire du raisonnement analogique : adaptare [« faire se correspondre »], congruentia [« accord »], concordia [« concorde »] : ces termes sont rapprochés de ceux qu’utilise l’exégèse tropologique, qui veut lire l’Ancien Testament comme une préfiguration du Nouveau) ; ou encore la note 211, p. 609, qui éclaire le sens de l’adjectif successiuus (dans le titre du chap. XXI : De successiua et permanente qualitate). Ces notes, indissociables compléments de la traduction, confèrent à cette édition une qualité exceptionnelle : le texte ainsi donné à lire apparaît dans une étonnante clarté, que bien des latinistes chevronnés n’auraient jamais su goûter s’ils avaient été réduits au seul texte de Bovelles. AHK assume (dans son ‘Avertissement’, p. [9]) le fait que « les termes latins species et fantasmata ne sont pas traduits, conformément à l’usage suivi par certains médiévistes ». De fait, la polyvalence de ces termes exigerait qu’on parvienne à leur trouver en français, selon les contextes, de multiples correspondants, si différents les uns des autres que leur multiplicité ferait disparaître l’unité de leur noyau sémantique : ce sont donc bien des « intraduisibles ». Il faut s’y résoudre et souligner enfin la qualité typographique exemplaire de l’ouvrage d’AHK, qui rend particulièrement sensibles et signifiantes les articulations du texte en chapitres et en propositions : pleinement adaptée à la démarche démonstrative voulue par Bovelles, cette disposition offre d’emblée un véritable plaisir à l’œil, ce qui favorise grandement la lecture, et donc l’intelligence, de l’œuvre éditée. La continuité entre sens et intellect trouve déjà ici une toute première illustration, matérielle et typographique : il faut en féliciter AHK ainsi que son célèbre éditeur genevois.
98C’est avec raison qu’AHK souligne la cohérence du cheminement proposé au lecteur dans le De sensu, car la progression du traité n’obéit pas à un plan linéaire (p. 195) : on peut ici reprendre, dans ses grandes lignes, l’exposé d’AHK. Bovelles décrit d’abord la sensibilité externe (les cinq sens que sont l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût, le toucher) et la sensibilité interne : différents, mais complémentaires, ces deux niveaux de sensibilité (sensus) forment un couple d’opposés, liés et interdépendants, de sorte que le major mundus (l’univers) est d’abord appréhendé sensiblement par le minor mundus (l’homme tout entier, corps et âme), dont il est partie intégrante. Après avoir donné une analyse particulière du sens interne ou imagination, Bovelles montre qu’aux cinq « êtres » de l’univers (le monde, le corps, l’âme, l’Ange et Dieu) correspondent cinq puissances dans l’âme humaine : sens externe, sens interne, raison (ratio), intellect (intellectus) et intelligence (mens). La hiérarchisation des sens externes place, au milieu d’une ontologie scalaire, l’âme (anima), qui correspond à la raison. Plus bas qu’elle se situent le monde et le corps (correspondant au sens externe et à l’imagination) ; plus haut se trouvent l’Ange et Dieu (correspondant à l’intellect, intellectus et à l’intelligence, mens). Il existe une analogie entre les sens externes et les puissances de l’âme : les deux sens les plus bas (toucher et goût) sont immediati (ils s’exercent sans milieu intermédiaire), grâce à un organe unique et indifférencié ; l’odorat occupe une position intermédiaire ; la vue et l’ouïe occupent une position supérieure. Ces trois sens agissent grâce à l’intervention d’un medium (milieu intermédiaire), l’air ou l’eau, qui permet à la sensation de s’exercer à distance ; et ils disposent d’organes dédoublés : deux narines, deux yeux, deux oreilles. Tout cet ensemble est figuré par une magnifique pyramide inversée (fig. p. 207). C’est alors que le De sensu marque un tournant, quand (au chap. XIII) Bovelles attribue une valeur éthique particulière à chacun des cinq sens externes. Au toucher et au goût, qui sont les deux sens externes inférieurs, il consacre une analyse spécifique qui s’étend jusqu’au chap. XX. Le chap. XV contient des développements approfondis sur le toucher, que deux grandes « passions » affectent : la veille et le sommeil. D’où un excursus, amorcé dans le chap. XIV et qui se poursuit dans les chap. XVI-XX : c’est « l’une des parties du De sensu dont la portée exacte reste encore à préciser » (p. 211) ; le sommeil est conçu comme une liaison, un ligotage des sens (ligatio). Les chap. XXI-XXIII traitent des deux sens externes supérieurs, la vue et l’ouïe. Bovelles affirme la supériorité de l’ouïe sur la vue : « le son, en particulier la parole humaine, est pour lui l’expression de l’âme » (p. 220). « La vue est le sens de l’écriture, l’ouïe le sens de la parole. Or, la parole est l’âme et la vie (anima et uita) de l’écriture. » (De sensu, XXIII, 3). D’où une « préférence marquée pour la transmission orale sur l’enseignement écrit » (p. 220-221). À la fin du chap. XXIII, l’analyse des sens laisse la place à celle des « médiations sensibles » (media sensibilia), dont l’usage apparaît presque exclusivement pédagogique chez Bovelles. Commence alors (chap. XXIV) « ce qui pourrait sembler une longue digression sur la pédagogie, et qui constitue en réalité la pointe véritable du traité » (p. 221). De là, jusqu’à la fin du traité, on voit s’infléchir le sujet du De sensu. Se livrant à une généalogie de la connaissance humaine, Bovelles cherche à « manifester la valeur pédagogique éminente des sens et du sensible » (p. 224). Puis il schématise (chap. XXIV-XXXIV) l’accomplissement de l’âme, qui se fait par la parole et l’écriture (p. 224) en passant par quatre étapes successives, symbolisées par des cercles concentriques : 1. Existence pure et simple de l’âme ; puis 2,3,4 : sa réalisation en trois « actes ». Le premier, purement intellectuel, est appelé « pensée » ou « concept » ; les deux autres, « parole » et « écriture », sont sensibles. L’âme, perfectionnée, devient capable de s’exprimer et donc de se rendre accessible à autrui (p. 224).
99Comme on a pu le voir, ce n’est donc pas une analyse de la manière physiologique dont se réalisent les divers phénomènes perceptifs que propose Bovelles dans le De sensu, mais c’est une conception philosophique des sens dans laquelle, par la hiérarchie qu’il établit, il donne à voir ce que sont les puissances de l’âme et les voies par lesquelles elles peuvent être menées à leur perfection. Connaître la hiérarchie des sens est indispensable pour connaître et réaliser leur finalité la plus haute. Ainsi, le rôle primordial accordé à l’ouïe, qui prime sur la vue, a pour conséquence, dans l’ordre de la pédagogie, que l’auditio (l’écoute que le disciple porte à celui qui enseigne) l’emporte sur la lectio ; pour tout apprentissage, l’une et l’autre ont cependant un rôle essentiel. C’est ce qu’illustre le superbe bois gravé représentant le studiosus palestrites « l’athlète de l’étude », placé à la fin du De sensu (fig. xxxii, reproduit p. 788 ; commenté p. 127). On notera que ce bois gravé a été réemployé par Henri Estienne à la fin de la réédition du 15 mars 1510 (= 1511 n. st.) des manuels mathématiques de Boèce par Lefèvre d’Étaples (Epitome compendiosaque introductio), dont le titre annonce aussi une Introductio in geometriam en six livres, de Bovelles. Dans le De sensu comme déjà dans le De intellectu, ce que propose Bovelles, à la suite de Lulle, c’est finalement un « système des puissances de l’âme » très optimiste, fondé sur l’admiration pour l’œuvre du Créateur : les apports des cinq sens externes, se poursuivent avec l’éveil des sens internes (imagination, mémoire) et fournissent à l’intellect le moyen d’une anagogie qui va le conduire à atteindre la connaissance angélique, au terme de son parcours, juste avant la connaissance divine. Car le monde matériel a été créé par Dieu pour être connu de l’intellect, et c’est grâce aux médiations sensibles que l’homme, en réalisant sa propre nature, « parachève en définitive le cosmos : il constitue en effet un savoir qui est présenté comme l’illumination, l’embellissement et l’accomplissement de l’univers » (p. 185).
100Comme AHK en exprimait le souhait dans son introduction, les perspectives choisies par elle pour analyser l’œuvre de Bovelles, en la situant notamment dans la lignée de Raymond Lulle et de Nicolas de Cuse, permettent de « repenser le partage entre tradition et nouveauté, imagination et conceptualisation, pensée médiévale et spéculation moderne » (p. 17-18). Cet ouvrage, qui témoigne d’une recherche menée avec passion et foisonne d’une joyeuse érudition, est riche en découvertes et donc en enseignements (discere – docere) ; son discours ferme, argumenté, mais tout en nuances, ouvre aussi de nombreuses perspectives et donne lieu à quantité d’explorations, qui sont autant d’invites à poursuivre la recherche. L’une de ses principales qualités tient sans doute au fait que, sur bien des points, les questions posées ne reçoivent pas de réponses catégoriques ou définitives, mais sont amplement et précisément nourries de faits, de doctrines, d’hypothèses. Ainsi, pour se limiter à un dernier exemple, la question fort complexe : « Bovelles, néoplatonicien ? » est savamment discutée (p. 235-240), sans être tranchée de façon décisive. Lecteur de Denys l’Aréopagite et de Marsile Ficin, le philosophe picard ne limite pourtant pas le rôle des sens à une fonction purement transitoire, comme si les images sensibles ne devaient rien faire d’autre que d’assurer le passage du sensible à l’intelligible, et permettre ainsi une contemplation qui deviendrait autonome. Chez lui, au contraire, « jamais l’analyse conceptuelle ne se passe du secours de l’image » ; et d’autre part, dans sa réévaluation de la dimension corporelle de l’homme, certes « il accorde une grande importance à la révélation sensible de Dieu », mais sans jamais placer la perfection de l’homme sous la dépendance dogmatique de l’histoire chrétienne du salut. Il serait donc réducteur de vouloir ramener Charles de Bovelles à une seule tradition doctrinale, si complexe soit-elle : c’est toujours très librement qu’il a su fondre, dans ses traités de 1511, certains éléments platoniciens à des emprunts venus de l’aristotélisme et du christianisme. La pertinence même des questions posées par AHK invite le lecteur à réfléchir, à s’efforcer de comprendre plutôt qu’à prétendre savoir ; à lire et à méditer Bovelles, tout simplement.
101Jean-Marie Flamand
Notes
-
[1]
Quelle est à ce propos la doctrine éditoriale de la CUF ? Il était demandé naguère aux auteurs de ne pas confondre cette collection avec des éditions commentées et de réduire dans la mesure du possible l’exposé des controverses érudites.
-
[2]
E. Cassirer, Individuum und Kosmos, Leipzig-Berlin, 1927 (le texte latin du De sapiente a été édité par Raymond Klibansky dans le même ouvrage) ; trad. fr., par Pierre Quillet, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, Paris, 1983.