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Article de revue

Architectures des troubles phonético-phonologiques dans l’aphasie du français : des segments aux syllabes

Pages 81 à 98

Notes

  • [1]
    Fodor (1983) présente une conception modulaire du traitement de l’information dans laquelle chaque module est spécialisé dans un type particulier d’opération et des sous-modules sous-traitent des opérations spécifiques. Ainsi, le langage est un module qui recoupe des sous-modules spécialisés dans le traitement du lexique, de la sémantique ou encore de la phonologie. L’ensemble de ces modules est interconnecté et relié par un système central chargé de coordonner et centraliser l’ensemble des informations.
  • [2]
    Nous renvoyons aux références citées et à Segui et Ferrand (Leçon de parole. Paris : Odile Jacob, 2002) pour une présentation en détail de ces modèles et de leurs fonctionnements. Dans cet article, et sans présenter la nature de chacun de ces modèles faute d’espace, nous adoptons la position de Levelt et al. (1999), Hillis et Caramazza (1994) pour l’intégration d’une composante syllabique au sein du traitement lexico-phonologique, et celle de Butterworth (1992), qui présente la particularité d’offrir un modèle basé entièrement sur l’aphasie et sur le déficit phonético-phonémique.
  • [3]
    Nous adoptons l’approche linguistique de Paradis (1988) et Paradis et Nikiema (1993, p. 63), selon laquelle une stratégie de réparation/compensation correspond à un processus linguistique interne s’opérant sur une structure phonologique qui viole une/des contraintes dans la langue en raison d’un déficit. Cette opération linguistique permet au locuteur de contourner son déficit afin de réaliser la séquence. Notons qu’une réparation doit impliquer le moins d’opérations possible. Les transformations sont toujours gouvernées par le système phonologique : insertion, omission et substitution sont des stratégies de réparation engendrées par le sujet afin de simplifier un contexte linguistique. Ces stratégies sont mises en place de manière inconsciente et sont toujours réalisées en fonction du contexte linguistique.
  • [4]
    Nous faisons ici référence aux propos énoncés sur la théorie de la marque par Troubetzkoy ([1939] 1949) puis par Jakobson ([1941] 1969) [29, 30], voire un développement chez Prince (2016) [31].
  • [5]
    Parce que les premiers jours après l’AVC constituent souvent la période durant laquelle le déficit est le plus important, 22 patients ont été rejetés pour les raisons suivantes : un mutisme trop prononcé, une aphasie de Wernicke et une aphasie de conduction trop sévères conduisant à une jargonaphasie totale, un déficit trop important de la compréhension ou de la production.
  • [6]
    Dans la mesure où l’ensemble des tests n’a pas été effectué lors du diagnostic, nous ne pouvons transmettre le score de ces batteries (MT 86, HDAE-F) pour l’ensemble des patients.
  • [7]
    La comparaison des données selon le type de la tâche ne sera pas abordée ici. Si la nature de la tâche soulève des différences quantitatives (χ2[8] = 18,551 ; p <  0,005), dans les faits, les transformations appliquées par les locuteurs diffèrent plutôt d’un locuteur à l’autre et la différence s’attribue principalement à la position des séquences consonantiques (initiale, médiane et finale), comme nous allons le montrer. Pour cette raison, nous proposons d’étudier conjointement les productions issues des deux tâches.
  • [8]
    sC renvoie à une séquence de consonne de la forme /s+consonne/.
  • [9]
    Excepté la séquence /ʁ+consonne/ en position initiale puisque la langue française ne comporte pas de séquence composée d’un [ʁ] suivi d’une consonne en début de mot.
  • [10]
    Les transformations portant sur les positions consonantiques et vocaliques hors séquences consonantiques, les paraphasies sémantiques ou verbales, ou encore les transformations trop éloignées du mot cible et pour lesquelles la comparaison entre mot cible et réalisation est difficile, voire impossible, n’ont pas été codées pour cette étude.
  • [11]
    Rose Y, MacWhinney B, Byrne R, Hedlund G, Maddocks K, O’Brien P, Wareham T. Introducing PHON: a software solution for the study of phonological acquisition. In: Magnitskaia T, Bamman D, Zaller C, editors. Proceedings of the 30th Annual Boston University Conference on Language Development. Sommerville, MA: Cascadilla Press, 2006, pp. 489-500.
  • [12]
    C’est le cas de l’épenthèse consonantique en position initiale de mot (escargot : /ɛskaʁɡo/ → [desaʁdo] ; ordinateur : /ɔʁdinatœʁ/ → [zɔʁnozatœʁ]), ou encore le déplacement consonantique qui conduit à la création de nouvelles séquences (tortue : /tɔʁty/ → [oty] ; casquette : /kaskɛt/ → [skaskɛt]) principalement réalisées par un aphasique de Broca auparavant mutique (locuteur HE). On en rencontre de rares cas, certes, mais ceux-là indiquent que la simplification n’est pas toujours la règle chez les aphasiques de Broca. C’est ce que souligne certains auteurs comme Moreau [37] qui explique que lorsqu’un locuteur applique une stratégie de réparation, celle-ci peut engendrer une structure moins complexe localement, mais peut également générer un item d’un plus grand degré de complexité. C’est le cas avec ce type d’exemples.
  • [13]
    Nous renvoyons au chapitre 1 de la thèse de Prince [31] pour un développement précis.
  • [14]
    Où les deux consonnes appartiennent respectivement à la fin de la syllabe précédente et au début de la syllabe suivante.
  • [15]
    Où les deux consonnes appartiennent à la même syllabe.
  • [16]
    Une analyse détaillée de chaque type de transformations selon la position et la nature de la consonne devra faire l’objet d’une étude future.
  • [17]
    On parlera, en phonologie, selon la théorie adoptée, de la perte d’un trait distinctif ou encore de la perte d’un élément [42].
  • [18]
    Nous renvoyons à une analyse détaillée des substitutions chez Prince [45].
  • [19]
    Ce point est par ailleurs mentionné dans les travaux de Jakobson [30] concernant les erreurs dans l’acquisition.
  • [20]
    Pour un développement précis, voir la thèse de Prince [31].

Introduction

1La réalisation d’un mot fait appel à plusieurs procédés, notamment à la planification et au codage phonologique – c’est-à-dire à la sélection appropriée des phonèmes et à leur combinaison au sein de la chaîne linéaire –, ainsi qu’à la traduction de cette représentation abstraite par la combinaison de mouvements articulatoires en vue de la production des unités phonémiques. Dans l’aphasie, ces deux processus distincts, planification et réalisation articulatoire, renvoient respectivement à deux types de troubles en production : les troubles phonologiques et les troubles phonétiques. L’étude de ces troubles ouvre de nouvelles pistes pour accéder à la compréhension du fonctionnement de l’architecture phonético-phonologique, chez le sujet aphasique, mais aussi, d’une manière plus générale, chez l’individu tout-venant [1].

Aphasies et architecture fonctionnelle des systèmes de traitement de l’information

2La différenciation entre déficit phonétique et déficit phonémique fait l’objet de nombreux débats dans la littérature. Si certains auteurs s’accordent sur le fait qu’il faut distinguer ces deux déficits, d’autres considèrent qu’ils correspondent à une réalité similaire et qu’il n’existe pas, sur un plan linguistique et neurologique, de réelle division des composantes phonétique et phonémique. Tout du moins, ils estiment que la partition entre aphasies fluentes – i.e. à déficit phonémique – et aphasies non fluentes – i.e. troubles de la programmation articulatoire – n’est plus tout aussi pertinente qu’auparavant. Un long chemin a en effet été parcouru depuis la dichotomie phonétique/phonémique formulée par Alajouanine et al. dès 1939 [2] et réinstaurée par Lecours et Lhermitte [3]. De manière générale, les troubles phonétiques, qui résultent d’un déficit moteur et articulatoire, sont principalement attribués à l’aphasie de Broca (ainsi qu’à l’anarthrie pure où ces derniers s’apparentent au syndrome de désintégration phonétique [2]). Les troubles phonologiques, qui affectent la sélection et l’ordonnancement des phonèmes, sont plus souvent attribués à l’aphasie de Wernicke ou de conduction. Les troubles reflètent des processus physiopathologiques différents avec, d’une part, une difficulté à coordonner des mouvements articulatoires, et, d’autre part, une sélection de phonèmes inappropriée au niveau lexical. Seulement, cette distinction n’est pas toujours aussi claire. Certains patients aphasiques de Broca souffrent parfois d’un déficit phonémique. Un patient peut aussi cumuler les deux déficits. En cela, si, d’un point de vue clinique il apparaît nécessaire de distinguer les troubles phonétiques des troubles phonologiques puisque ces deux phénomènes n’impliquent pas le même type de rééducation [4], les travaux en neurolinguistique tendent à montrer qu’il n’y a pas, à proprement parler, de division nette entre aphasies fluentes et non fluentes. Comme le soulignent Buckingham et Christman ([5], p. 127) : « There is evidence that there are no clear cut linguistic and neurological divisions in these phonetic/phonemic systems and this in turn forces aphasiologists to consider their interactions in describing phonetic and phonological breakdowns subsequent to brain damage. »

3De son côté, la psycholinguistique centrée sur l’exploration de l’architecture fonctionnelle du langage génère des modèles qui ont pour but de décrire l’organisation de notre système de traitement de l’information. Deux types de modèles théoriques peuvent être exploités pour approcher le fonctionnement du système cognitif au niveau linguistique : les modèles sériels – symboliques – et les modèles connexionnistes. Si le connexionnisme prend en compte la cognition et les processus cérébraux à travers l’étude des réseaux de neurones, les modèles sériels sont plutôt basés sur une approche en symbole, c’est-à-dire en objets complexes. Ces symboles sont manipulés grâce à des contraintes et permettent de poser des hypothèses sur la nature des lois qui gouvernent les relations entre input et output.

4La conception modulariste fodorienne [1] a ainsi donné naissance à de nombreux modèles explicatifs des processus du traitement de l’information, tels que ceux, pionniers, de Garrett [6], Shattuck-Hufnagel [7, 8], Dell [9], Dell et al. [10, 11], Caramazza [12], Caramazza et Miozzo [13], Hillis et Caramazza [14], Levelt, Roelofs et Meyer [15], ou encore, en neuropsychologie cognitive, celui de Butterworth [16], pour ne citer que les modèles particulièrement impliqués dans le traitement phonético-phonémique et les déficits associés.

Le déficit phonético-phonologique et son assise psycholinguistique

5Dans la continuité des modèles sériels axés sur la production et la composante lexicale, Ferrand [17], inter alia, reconnaît trois principaux stades impliqués dans le mécanisme de production : la conceptualisation – c’est-à-dire la préparation du message préverbal par la récupération des concepts pour lesquels on retrouve des mots dans le lexique mental –, la formalisation – l’encodage et la lexicalisation, la récupération des informations sémantique, syntaxique, morphologique et phonologique –, et l’articulation du message. Quel que soit le modèle, on distingue ensuite deux niveaux principaux de traitement : l’encodage phonologique et la sélection lexicale sémantique/syntaxique. Un trouble du langage peut résulter d’une défaillance de l’un ou plusieurs de ces niveaux de traitement. Lorsque l’encodage phonologique est touché, alors, il est possible de définir trois causes à ce que nous appellerons les transformations phonético-phonologiques. Celles-ci peuvent résulter : (1) de difficultés articulatoires, c’est-à-dire d’un trouble de la planification, de la programmation motrice ; (2) d’un mauvais accès aux représentations phonologiques sous-jacentes, d’une déficience dans l’accès aux informations contenues dans le système phonologique ; (3) une affection des représentations phonologiques elles-mêmes [18, 19]. Or, si la question de l’origine des paraphasies est toujours débattue, nous suggérons ici une interface des deux niveaux [5, 20] [2]. Bien que l’origine du trouble soit différente, d’un point de vue purement linguistique les résultats des paraphasies, en structure de surface, sont bien souvent similaires, quelle que soit la nature de l’aphasie [21-23]. Autrement dit, la frontière entre les deux domaines – phonétique et phonologique – est loin d’être précisément tracée. Cet article a pour dessein d’illustrer ce phénomène. Nous cherchons ici à comprendre si un aphasique de Broca, atteint d’un déficit dit phonétique, réalise lui aussi des transformations directement liées à la structure phonologique, comme celles produites par les aphasiques de Wernicke et de conduction.

6Pour cela, les séquences consonantiques du français et leurs réalisations par des locuteurs aphasiques constituent des observatoires privilégiés. En effet, si de nombreuses études portent sur les transformations affectant les segments – i.e. les substitutions – et indiquent plusieurs différences entre les réalisations des aphasiques de Broca et de Wernicke [4], le constituant supra, la syllabe, revêt un intérêt tout particulier qui a trait directement à la composante phonologique. Bien que parfois négligée, la syllabe possède néanmoins toute son importance : c’est une unité particulièrement affectée lors d’une aphasie avec troubles phonético-phonologiques. Sa structure engendre différents types d’erreurs qui ne relèvent pas du hasard et qui respectent les contraintes des langues.

7L’observation des transformations au niveau syllabique vient mettre en lumière un point crucial dans les débats sur l’origine phonétique ou phonologique des troubles, car elle permet de revenir sur les hypothèses émises par les modèles psycholinguistiques concernant cette dichotomie.

Aphasies et phonologie

8Si l’étude clinique des troubles phonologiques dans les aphasies vient nourrir la théorie phonologique en contribuant à fournir des informations sur le fonctionnement de ce système, la phonologie, quant à elle, s’avère utile pour traiter l’aphasie : elle met en lumière des comportements sous-jacents et permet de mieux décrire les transformations en créant des modèles de rééducation plus adaptés à la nature de chaque déficit. Lorsque la composante phonologique est atteinte, on observe une modification de certains paramètres de la langue maternelle du locuteur. Dès lors, les aphasiques produisent des structures en violation des contraintes phonologiques [24-26]. Selon la théorie des contraintes et stratégies de réparation (désormais TCSR), pour pallier le trouble, des stratégies de réparation [3] sont mises en œuvre et entraînent la réalisation des transformations phonético-phonémiques se traduisant par une modification des structures phonétiques et/ou phonologiques [24, 26-28]. Les transformations s’appliquent à plusieurs dimensions : entre autres, aux traits distinctifs ou éléments – l’unité minimale primitive qui sert à caractériser les propriétés d’un segment –, aux segments – consonantiques et vocaliques –, aux syllabes ou encore à la prosodie. Ces transformations sont principalement générées dans des contextes phonologiques marqués [4] [29, 30]. Elles affectent notamment certaines consonnes, telles que les fricatives et les liquides, qui sont plus marquées que les occlusives, mais aussi, à un autre niveau, les séquences consonantiques, qui offrent des contextes plus marqués que les syllabes de type CV. Les exemples suivants témoignent de cela :

9(1).

10 escargot : / ɛskaʁɡo / → [kaɡo], [ɛʃkaʁɡo] [ɛkaɡo], [kekaɡo], [ato], [ezaʁɡo].

11 cartable : /kaʁtablə / → [katab], [kaʁkab], [tatab].

12Dans cette étude, nous nous concentrons spécifiquement sur les troubles affectant les dimensions segmentales et syllabiques.

Objectifs

13L’étude revêt une dimension psycholinguistique et phonologique à travers l’analyse des types de transformations engendrées selon la nature de l’aphasie, mais aussi par la comparaison des transformations en fonction des différents contextes phonémiques. Ce travail de recherche nous amène à formuler deux questions : (1) dans quelle mesure la nature de l’aphasie implique différentes transformations phonético-phonémiques ? Et (2) le contexte phonologique a-t-il une influence sur la nature des transformations ?

14Dans cette perspective, nous tentons, à travers cette étude, d’améliorer nos connaissances de la nature des déficits phonético-phonologiques dans différents types d’aphasies, et proposons des explications aux mécanismes déclenchés par l’aphasie dans le cas des séquences consonantiques.

La méthode

Participants

15Les données exploitées dans cette étude comprennent les productions orales de 20 locuteurs aphasiques, tous sont monolingues du français standard. Dix-huit patients, dix femmes, huit hommes ont été enregistrés au sein de l’unité neuro-vasculaire de l’hôpital Nord Laënnec (Nantes, France). Chacun des patients a été diagnostiqué aphasique en phase subaiguë ou aiguë [5]. Les patients ont ensuite été évalués et testés de j + 2 à j + 25 après le traumatisme. Parce qu’il est très difficile d’obtenir un nombre élevé de locuteurs aphasiques, nous avons également choisi d’intégrer à notre étude deux autres patients (une femme et un homme) pris en charge par un cabinet orthophonique. Bien que leur AVC soit antérieur à celui des autres patients, leur profil est particulièrement intéressant et ces locuteurs répondent aux critères de notre étude. Ces participants nous ont fourni un corpus riche en paraphasies phonémiques. Le tableau 1 récapitule les informations des participants.

Tableau 1. Population des locuteurs aphasiques et données de l’examen neuropsycholinguistique.

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Tableau 1. Population des locuteurs aphasiques et données de l’examen neuropsycholinguistique.

16Le corpus étudié comprend donc les productions de 11 femmes et neuf hommes droitiers qui ont entre 36 et 82 ans (Mage = 63,10 ans). L’échantillon est composé des tableaux cliniques suivants : sept locuteurs sont aphasiques de Broca (dont quatre souffrant d’un déficit moteur, d’une anarthrie), six sont aphasiques de Wernicke, quatre locuteurs sont aphasiques de conduction et trois aphasiques souffrent d’une aphasie transcorticale sensorielle. Tous souffrent d’une lésion hémisphérique gauche, de troubles de la production orale, de la lecture et en particulier, d’un déficit phonético-phonologique. Les tableaux aphasiques ont été diagnostiqués à partir de ELAPA de Bénichou, réalisé en 2014, de la batterie Montréal-Toulouse 86 [32] et de certains tests complémentaires de la version française du Boston Diagnostic Aphasia Examination[33], HDAE-F réalisée par Mazaux et Orgogozo, 1982 [6].

Procédure et matériels

17Les données proviennent d’une étude composée de quarante items à réaliser lors d’une tâche de dénomination d’image et de répétition [7] : 20 items comprennent des séquences consonantiques de type sC [8] tel que dans moustique ou squelette, et 20 items sont constitués des séquences ʁC comme dans cartable. Ces séquences sont situées en position initiale, médiane et finale de mot [9]. Nous nous concentrons ici uniquement sur les transformations réalisées au sein des séquences consonantiques [10].

18Les données ont été transcrites et codées sous le logiciel PHON édité par Rose, MacWhinney, Burn et al. (2006)  [11] puis analysées. Au total, 1145 séquences consonantiques ont été réalisées, dont 834 bonnes productions et 311 paraphasies phonético-phonémiques portant sur les séquences consonantiques. Les transformations affectant d’autres segments, l’épenthèse ou l’omission consonantique en position initiale de mot par exemple, ne sont pas comptabilisées pour cette étude [12].

Classification des transformations

19Le tableau 2 donne un exemple de la classification utilisée pour chacune des transformations rencontrées. La classification englobe principalement les phénomènes suivants : l’omission, l’épenthèse, la métathèse, la réduction totale, et enfin, la substitution et ses sous-ensembles (assimilation, dissimilation, lénition…) [2, 3, 34-36].

Tableau 2

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Tableau 2

Classification des transformations phonético-phonémiques.

20 S’il y a de la diversité dans les transformations observées selon les locuteurs et le type d’aphasie, nous allons cependant observer que ces dernières ne sont pas aléatoires et respectent les contraintes phonologiques de la langue maternelle.

Hypothèses et prédictions

21À partir de l’ensemble des travaux issus de la littérature, les prédictions que nous pouvons émettre sont les suivantes :

  • (i) si la dichotomie phonétique vs phonologique n’est pas pertinente, l’on s’attend à trouver des transformations similaires dans les aphasies de Broca et de Wernicke, conditionnées par les stratégies de réparation qui répondent aux contraintes phonologiques des langues et à leurs violations ;
  • (ii) conformément à la TCSR, lorsque la structure syllabique d’une séquence est affectée, les transformations les plus communes sont l’omission du groupe consonantique entier et l’omission de l’un des membres, autrement dit, une réduction du groupe CCV en une séquence CV. Si une contrainte est violée et qu’elle entraîne une stratégie de réparation, le locuteur va privilégier les opérations qui permettent d’enlever du matériel syllabique ou segmental, ce qui conduit à des structures moins marquées. Ces opérations sont moins coûteuses que l’ajout de matériel. Ainsi, l’épenthèse vocalique et la métathèse, qui sont des opérations plus coûteuses, seront plus rares chez les locuteurs aphasiques [26, 37, 38] ;
  • (iii) lorsqu’un segment est marqué, il s’expose à un plus grand nombre de processus phonologiques que son voisin moins marqué. Les positions syllabiques les moins fréquentes typologiquement sont les plus marquées et font donc l’objet de transformations dans l’aphasie. Au contraire, les positions syllabiques les moins marquées et donc les plus fréquentes sont maintenues lors du déficit. Les séquences consonantiques, qui sont plus marquées par rapport aux CV, sont sujettes à un plus grand nombre de transformations  [13]. Les locuteurs aphasiques sont sensibles à la composition des séquences et les transformations réalisées dépendent de la constitution des séquences ainsi que de leur position. /s/ dans la séquence sC sera principalement affectée, car elle est en position de coda. La coda fera plus souvent appel à l’élision que la position attaque ;
  • (iv) nous prédisons que la position initiale de mot ne sera pas affectée par les mêmes phénomènes que la position finale de mot dans laquelle se situe la séquence consonantique. Le premier membre de la séquence sera principalement affecté en position initiale tandis que le second membre sera touché en position finale [39] ;
  • (v) lorsque la structure segmentale est également problématique, nous prédisons que la substitution sera l’opération principale. La substitution conduit à la modification du lieu et/ou du mode d’articulation et du voisement à travers des phénomènes d’assimilations. Par exemple, dans l’aphasie, le mode occlusif sera préféré au mode fricatif, et les consonnes non voisées seront adoptées par rapport aux voisées [4].

Analyses et résultats

22Cette section illustre les principaux résultats des productions des locuteurs selon le type d’aphasie. Certaines consonnes ou positions syllabiques sont plus souvent affectées que d’autres, comme nous allons l’exposer.

Traitement des transformations phonémiques selon le type d’aphasie

23Les résultats présentés dans le graphique ci-dessous montrent que les transformations touchant les séquences consonantiques se réduisent à cinq types : substitution, omission, métathèse, épenthèse et réduction (CCV → CV) (figure 1).

Figure 1. Répartition des transformations.

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Figure 1. Répartition des transformations.

24Le graphique suivant témoigne de cette répartition selon le type d’aphasie (figure 2).

Figure 2. Répartition des transformations selon l’aphasie.

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Figure 2. Répartition des transformations selon l’aphasie.

25 On constate ici que l’omission et la substitution sont les transformations les plus communes, tous locuteurs aphasiques confondus. Les opérations de métathèses et d’épenthèses sont plus rares, conformément à la prédiction (ii). Par ailleurs, l’épenthèse vocalique au sein d’un groupe ne concerne que les aphasiques de conduction et ne comprend que deux cas. Les aphasiques de Broca ont réalisé près de 113 erreurs sur les séquences consonantiques, dont 57 cas d’omissions. Les aphasiques de Wernicke ont réalisé près de 105 transformations, dont 57 omissions et 28 substitutions. Les aphasiques de conduction ont produit 67 transformations, dont 38 élisions. Enfin, les aphasiques souffrant d’une aphasie transcorticale sensorielle ne réalisent que 26 transformations, là aussi, principalement des omissions et des substitutions.

26 Ce sont donc les aphasiques de Wernicke et les aphasiques de Broca qui produisent le plus de transformations phonético-phonémiques. Les locuteurs souffrant d’une aphasie transcorticale sensorielle réalisent de manière équivalente les substitutions et les omissions au sein des groupes consonantiques. L’omission est fréquente chez les aphasiques de conduction, qui réalisent dans les mêmes proportions substitutions et réductions (CCV → CV). Il faut souligner que les locuteurs souffrant d’une aphasie transcorticale sensorielle ou d’une aphasie de conduction commettent d’autres transformations que celles que nous avons observées sur les groupes consonantiques (cf. notes 11 et 13).

27 Dans les sections suivantes, nous analysons l’impact du contexte phonologique : le type de segment touché et sa position, au sein de la séquence, mais aussi au sein du mot. Nous analysons si ces facteurs jouent un rôle identique dans les différents tableaux cliniques aphasiques. Cette étude porte essentiellement sur les omissions et substitutions.

28 Les opérations les plus fréquentes, l’omission et la substitution, correspondent à un phénomène de lénition en phonologie : l’omission renvoie à une lénition totale, un effacement du contenu qui vise généralement à recouvrer une syllabation universelle de type CV (la syllabe universelle et moins marquée, première acquise par les enfants), tandis que la substitution renvoie à une lénition partielle, c’est-à-dire à une diminution du contenu intrinsèque des segments via l’élision de certaines caractéristiques (le voisement ou la nasalité par exemple). On notera cependant que quel que soit le type d’aphasie, trois types de réalisations sont observés : éliminer du contenu syllabique à travers l’omission (du groupe ou de l’un des membres), et/ou modifier la structure segmentale des groupes consonantiques via la substitution, ou bien réduire à la fois la structure syllabique et segmentale des séquences consonantiques [37, 38].

Traitement et représentation des séquences : les omissions

29L’omission – ou élision – est l’opération la plus récurrente. Elle concerne 53,37 % du total des transformations sur l’ensemble des locuteurs (cf. figure 1 ).

Omissions, positions consonantiques et nature de l’aphasie

30Ce sont les aphasiques de Broca et de Wernicke qui en réalisent le plus comme l’illustre le graphique suivant (figure 3).

Figure 3.Nature de l’aphasie et omissions.

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Figure 3.Nature de l’aphasie et omissions.

31 Si on observe les omissions dans le détail, on en distingue trois types. D’abord, celle de C1 qui correspond à l’omission du premier membre d’un groupe consonantique, c’est-à-dire le [s] dans sC. C’est la transformation la plus répandue, on l’observe dans 51,2 % des cas. L’omission du second membre, celle de C2, est produite dans 45,18 % des cas. Enfin, l’élision de la séquence entière, C1C2, n’a été observée que dans 3,62 % des cas.

32Ces types d’omissions sont mis en corrélation avec la position de la séquence dans le mot – initiale, médiane et finale –, et la nature de l’aphasie. Voici les résultats obtenus des cas d’omissions, selon C1 ou C2 au sein des différents groupes de locuteurs aphasiques ( figure 4 ).

Figure 4. Répartition des types d’omission selon la position et la nature de l’aphasie.

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Figure 4. Répartition des types d’omission selon la position et la nature de l’aphasie.

33 Tous les locuteurs, sans exception, réalisent des omissions de C1 et de C2. On note ici que les aphasiques de Broca semblent produire un plus grand nombre d’omissions de la seconde consonne que les aphasiques de Wernicke, de conduction et transcortical sensoriel, qui omettent plus fréquemment C1. Au contraire, l’élision de la séquence dans son ensemble ne concerne que très peu de locuteurs et de cas. Seuls quatre aphasiques (l’aphasique transcortical JAL, un aphasique de conduction FIN, et deux aphasiques de Wernicke, MAR et JA) réalisent une ou deux fois ce type d’omission et ces cas portent principalement sur la séquence ʁC en position finale de mot (barbe, /baʁb/ → [ma:]). Il s’agit de rares cas qui montrent que ces locuteurs préfèrent élider une syllabe entière afin de passer d’un item bisyllabique à un item monosyllabique. Ce n’est jamais le cas des aphasiques de Broca. L’omission totale vise à réduire la complexité par la suppression d’une syllabe entière.

34Le procédé d’omission est attendu et logique, car il conduit à une réduction de la structure syllabique CCV en un CV par la perte de la position faible [40, 41]. En phonologie du gouvernement [39, 42], l’élision dépend de la position d’un segment au sein de la séquence. Un segment gouverné est un segment en position faible. C’est notamment le cas de la position de coda qu’occupe la liquide /ʁ/ dans tortue : [tɔʁty]. La séquence /ʁt/ est une séquence hétérosyllabique  [14], composée d’une coda /ʁ/ et d’une attaque /t/. /ʁ/ est en position faible, contrairement à /t/. Dans l’aphasie, l’on s’attend à la perte de /ʁ/, mais pas à celle de /t/. Dans une séquence tautosyllabique[15], les deux segments sont en position d’attaque, toutefois, l’une des attaques est dite gouvernante – i.e. en position forte –, tandis que l’autre est gouvernée – en position faible. Dans un item comme crabe : [kʁab], /k/ est en position forte, /ʁ/ occupe une position faible, gouvernée. L’on s’attend à ce que l’item crabe soit le plus souvent réalisé [kab].

35Lorsque l’on s’attarde sur les omissions réalisées par les locuteurs aphasiques, on note que ces dernières sont en effet conditionnées par les contraintes phonologiques de ce type. L’omission de C1 est la plus fréquente pour les différents types de séquences consonantiques et concerne tous les locuteurs. Elle porte principalement sur les segments en position faible, en coda, sujets à la lénition totale. Cependant, l’omission de C2 est tout autant importante, surtout chez les aphasiques de Broca, et indique que la nature du segment pose des difficultés.

Omission, positions de la séquence dans le mot et nature de l’aphasie

36La question est de savoir si la position de la séquence dans le mot implique elle aussi de nouvelles contraintes dans l’aphasie ( figure 5 ).

Figure 5. Répartition des omissions selon la position et la nature de l’aphasie.

figure im9

Figure 5. Répartition des omissions selon la position et la nature de l’aphasie.

37Dans cette figure, on remarque qu’en position initiale et médiane, les locuteurs élident principalement C1 : scarabée : /skaʁabe/ → [kaʁabe]). C’est aussi le cas en position médiane pour les séquences hétérosyllabiques de type ʁC comme dans l’item artichaut, /aʁtiʃo/ réalisé [atiʃo]. Les transformations réalisées par les locuteurs aboutissent à la réalisation de structures CV via l’omission des segments fricatif et liquide en position de coda, lorsque la séquence est hétérosyllabique, et sur C2 lorsque la séquence est tautosyllabique. Autrement dit, la tendance générale consiste à élider la position faible au sein de la séquence consonantique. Cependant, les aphasiques de Wernicke élident bien plus souvent C2 que C1 dans la position initiale (12 exemples contre 6 exemples), et réalisent des transformations bien plus hétérogènes, à l’image des résultats des aphasiques de conduction. A contrario, les aphasiques de Broca, avec ou sans anarthrie, réalisent autant d’omissions de C1 que de C2 en positions initiale et médiane (stylo, /stilo/ → [tilo] ; squelette, /skølɛt/ → [kølɛt]) alors qu’ils élident toujours la seconde position consonantique lorsque la séquence est en position finale de mot, tel que dans masque, /mask/ → [mas] (locuteur LI, Broca). En dehors de la régularité des transformations des aphasiques de Broca, il n’est pas possible d’établir une différence avec les transformations réalisées par les autres locuteurs : casque : /kask/ → [kas] (Wernicke et conduction, locuteurs BO et MA), ou encore, en position médiane : pastèque : /pastɛk/ → [pasɛk] (locuteur BO, Wernicke) basket : /baskɛt/ → [basɛt] (locuteur LI, Broca) ou encore moustique : /moustik/ → [musik] (locuteur RO, Broca). En position finale, la transformation qui touche principalement C2 chez les aphasiques de conduction, transcortical sensoriel et Wernicke correspond à la substitution de C2 (n’oublions pas que l’on trouve également, dans de plus rares exemples, des omissions dans cette position, les items réalisés étant identiques à ceux réalisés par les aphasiques de Broca). C’est là la seule et principale différence avec les aphasiques de Broca qui offrent un comportement plus tranché. Les aphasiques de Wernicke réalisent également des réductions totales au sein de cette position [16]. Ce résultat indique que si les aphasiques de Broca privilégient une réduction syllabique au sein de cette position, les autres types d’aphasie n’ont pas perdu l’accès aux paramètres séquences consonantiques, mais tentent plutôt de simplifier le contexte segmental en substituant l’occlusive en position finale.

38Si les locuteurs réalisent avant tout une structure CV via l’élision d’une consonne constituant la séquence consonantique, ils n’élident pas n’importe quel segment de la chaîne. Le type de paraphasie n’est donc pas le fait du hasard, mais semble suivre une logique de réduction.

39 Enfin, la position de syllabe finale est sujette à de nombreux phénomènes en français et il n’est pas anodin que lorsque C2 est omis, ce soit en raison de sa position finale de mot. Les locuteurs aphasiques de Broca qui réalisent en majorité ce type de transformation semblent avoir des difficultés motrices à réaliser une suite fricative + occlusive au sein de cette position. En outre, de nombreux travaux en phonologie font état du statut instable des consonnes en position finale en français lorsque ces dernières sont précédées d’une autre consonne. Ces résultats confirment nettement les prédictions en (iii) et (iv).

40 Notons que tous peuvent omettre C2 en position initiale et médiane : l’occlusive est élidée tel que dans porc-épic, /pɔʁkepik/ → [poʁepik], ou encore cartable, /kaʁtablə/ → [kaʁab]. Ce phénomène est plus rare dans la mesure où /ʁ/, comme /s/ dans la même position, est un segment en position faible, qui fait, la plupart du temps, l’objet de l’élision. Nous n’avons pas encore d’explication pour ces cas. Si la phonologie du gouvernement [39, 42] permet de rendre compte de l’élision des liquides et fricatives dans la plupart des cas, elle rend compte des processus lors d’un déficit phonologique et du fait que les locuteurs aphasiques réalisent des paraphasies similaires et ont tendance à éliminer certains segments en fonction des positions qu’ils occupent. Elle indique que lorsqu’il y a un déficit, les locuteurs aphasiques se conforment, inconsciemment, à une grammaire interne dans laquelle certaines structures phonologiques sont affectées et nécessitent la mise en place de stratégies de réparation puisque les paramètres ne sont plus conformes à ceux de la grammaire de la langue maternelle. Si l’élision de C2, des occlusives en position médiane, ne trouve pas d’explication au niveau syllabique, car ce sont les segments situés en position forte, c’est parce que ce phénomène est relié au niveau segmental. Nous formulons une explication de ce phénomène dans la section suivante.

Traitement des segments : les substitutions

41Dans la continuité des travaux de Blumstein [35, 36], ou encore ceux de Baqué et al. [43, 44], les données indiquent que, là encore, les substitutions concernent principalement les aphasiques de Broca – qui réalisent 40,79 % des substitutions – et de Wernicke – qui en produisent 31,14 % – contre moins de 15 % pour les aphasiques de conduction et ceux souffrant d’une aphasie transcorticale sensorielle.

42Plusieurs types de substitutions sont susceptibles d’engendrer une modification de la structure segmentale. Nous en retenons trois :

  • la lénition : perte totale ou partielle d’une caractéristique [17], par exemple : absent, /absɑ̃/ → [asɑ̃] ;
  • l’assimilation/l’harmonie : phénomène phonétique qui se déclenche lorsqu’un son est phonétiquement trop proche de son voisin et qu’il tend à lui devenir identique. Celui-ci récupère certaines caractéristiques comme le voisement ou dévoisement de l’autre segment. L’assimilation peut être régressive tel que dans absent, /absɑ̃/ → [apsɑ̃] ou bien ou progressive, cheveu, /ʃəvø/ → [ʃfø] ;
  • la réduction totale renvoie à la transformation de deux segments en un troisième, qui ne correspond ni à l’un ni à l’autre : absent, /absɑ̃/ → [atɑ̃].

43Ces opérations correspondent aux transformations les plus fréquentes chez les locuteurs aphasiques, toutes aphasies confondues. Chaque opération peut engendrer un changement de mode d’articulation, de lieu d’articulation ou encore de voisement.

Substitutions, position syllabique et nature de l’aphasie

44Les substitutions relevées ont ensuite été classées selon qu’elles impliquaient uniquement le mode d’articulation (occlusif, fricatif, nasal, oral, etc.), uniquement le lieu d’articulation (coronal, labial, dorsal), le mode et le lieu, ou encore une modification du voisement/dévoisement. Si on rencontre bien souvent des cas de dévoisement ou des contextes où les fricatives deviennent des occlusives [21, 22, 28], ici, et chez tous les locuteurs, on remarque que les caractéristiques de voisement et le mode d’articulation impliquent moins de difficulté que le lieu d’articulation. La répartition de ces substitutions, selon le type d’aphasie est la suivante ( figure 6).

Figure 6. Répartition des substitutions selon la nature de l’aphasie.

figure im10

Figure 6. Répartition des substitutions selon la nature de l’aphasie.

45 On observe dans la figure ci-dessus que la nature de l’aphasie n’engendre pas de différences majeures entre les types de substitutions. Plus encore, il est frappant d’observer que tous les locuteurs réalisent des substitutions de lieu d’articulation et que le voisement est moins affecté contrairement aux autres études [43]. Ce fait pourrait s’attribuer à la phase aiguë lors de laquelle ont été enregistrés les locuteurs aphasiques. L’observation des résultats des aphasiques de Broca indique nettement une propension à la modification du lieu d’articulation. Enfin, les locuteurs de Wernicke réalisent des substitutions plus variées, comme les aphasiques de conduction et transcortical sensoriel.

46 En réalité, le résultat de la substitution n’est pas anodin, et ce, quelle que soit la nature de l’aphasie, fluente comme non fluente. Si de la variation s’observe plutôt chez les fluents que chez les non fluents, ce qui est logique et attendu, la nature des substitutions est cependant identique.

47 Premièrement, seuls 11 cas au total concernent la substitutions de C1 contre 79 substitutions de C2. Parmi ces 11 cas, cinq sont réalisés par deux aphasiques de Wernicke (locuteurs MA et BO), quatre par un locuteur transcortical sensoriel (JAL), et deux par deux aphasiques de Broca (locuteurs CR et HE). Dans dix cas sur 11, /s/ est réalisé [ʁ] en position médiane, tel que dans casquette, /kaskɛt/ → [kaʁkɛt]. L’on peut suggérer ici que /s/ prend une couleur vélaire, c’est-à-dire que la consonne acquiert la dorsalité en raison de la consonne qui la suit, /k/. Les locuteurs maintiennent les deux segments et le groupe consonantique, mais ils appliquent un même lieu d’articulation. Il y a assimilation / harmonie consonantique. On observe un cas où /s/ devient [ʃ] (cf. escargot, /ɛskaʁɡo/ → [ɛʃkaʁɡo]). Là aussi, le procédé est identique. Le mode fricatif est maintenu, mais le lieu change en faveur d’un segment palatal, celui-ci acquiert de la dorsalité. On remarque donc que C2 a la propriété d’être substituée, C1, quant à elle, est surtout élidée sauf lors des cas décrits ci-dessus.

48 Ensuite, si l’on observe les substitutions qui touchent C2, ces dernières sont similaires d’une aphasie à l’autre. Par exemple, les aphasiques de Broca souffrant d’une anarthrie (locuteurs LI, JAU, AG, RO) réalisent de façon récurrente les transformations de /k/ vers [t]. Les aphasiques de Wernicke et de conduction réalisent eux aussi ce type de substitutions. Ainsi, en analysant les exemples suivants, il apparaît difficile, si ce n’est impossible, de déterminer a priori de quel type d’aphasie souffre les locuteurs qui réalisent les items suivants :

49(2) Substitutions des occlusives

figure im11

50Si l’on observe les lieux d’articulation de plus près, indépendamment de la nature de l’aphasie, on remarque principalement un déséquilibre entre les segments des classes [dorsal] et [coronal] : les [coronal] remplacent facilement toutes autres consonnes (serpent, /sɛʁpɑ̃/ → [tɛʁpɑ̃], locuteur LI) voire même les positions vides (escargot, /ɛskaʁɡo/ → [tetaɡo]) ( figure 7 ).

Figure 7. Répartition des substitutions selon le lieu (indépendamment de C1 et C2 et de la nature de l’aphasie).

figure im12

Figure 7. Répartition des substitutions selon le lieu (indépendamment de C1 et C2 et de la nature de l’aphasie).

51 Les [dorsal] sont plus souvent affectées par les processus, ce sont elles qui sont communément élidées ou substituées alors que les [labial] s’avèrent plus stables.

52 Chez les locuteurs aphasiques, ces dernières subissent moins de transformations, quel que soit le groupe de locuteurs. Ces résultats sont toutefois particulièrement saillants chez les aphasiques de Broca.

Modification des segments, aphasies et hypothèses

53La majorité des transformations concernent les lieux d’articulation [dorsal] et [coronal]. Les [dorsal] se transforment en [coronal] et/ou [labial], les [labial] en [coronal]. Les [coronal] reçoivent les éléments d’autres lieux lors des assimilations et remplissent des positions vides pour recréer un contexte syllabique CV. Les segments problématiques, plus marqués, subissent davantage la transformation alors que les segments moins marqués, qui sont des segments par défaut, surfacent.

54 Lorsque les [coronal] se transforment en [dorsal], c’est toujours dans le contexte d’une harmonie consonantique et parce qu’une autre [dorsal] est déjà présente au sein de l’environnement. Les données révèlent que les [coronal] sont les segments par défaut en français (conformément aux travaux détaillés dans l’ouvrage de Paradis et Prunet [44]) et qu’elles surfacent dans l’aphasie, car elles remplacent les consonnes pour lesquelles le lieu d’articulation fait défaut. Ainsi, les coronales et les dorsales, impliquées dans la plupart des substitutions, semblent liées par une propriété similaire, contrairement aux labiales [18]. La direction est très nette dans l’aphasie de Broca où les vélaires se transforment en coronal, alors que chez les autres, les labiales deviennent parfois des coronales (cf. 2).

55Pour expliquer cela, nous émettons deux hypothèses. (1) Les aphasiques réalisent des mots contenant de préférence un seul lieu d’articulation, [labial] ou [coronal], par le biais de l’assimilation, car le contraste entre les lieux n’est plus saillant. L’origine est purement phonologique et se situe dans l’accès aux représentations. (2) La réalisation est épurée, car les locuteurs éprouvent des difficultés à réaliser – dans la programmation articulatoire – des items contenant plusieurs lieux d’articulation. Quelle que soit l’origine du déficit, phonémique ou phonologique, le résultat est semblable, et au fur et à mesure qu’ils récupèrent, les aphasiques commencent à combiner les formes et à produire, pour un même mot, plusieurs lieux d’articulation.

56 Sur la base des transformations que nous avons pu observer sur les segments et leur contenu, nous suggérons que les locuteurs aphasiques n’ont plus accès aux valeurs de certains segments. Ces segments, spécifiquement leurs lieux d’articulation, sont définis par contraste et constituent un inventaire fini et ancré dans la grammaire adulte, ils sont paramétrés lors de l’acquisition et possèdent leur propre représentation. Dans l’aphasie, que l’origine de l’erreur provienne d’un déficit moteur ou non, la direction des substitutions est identique. Dans tous les cas, l’accès à ces représentations et à ces contrastes phonologiques est déficitaire. La plupart du temps les locuteurs intervertissent les coronales /t/ et les dorsales /k/, car le contraste entre les deux est perdu [19]. Autrement dit, la valeur de certains paramètres ne correspond plus à la valeur des paramètres de la langue maternelle. Le processus de substitution résulte de ces réajustements constants pour contourner les paramètres désactivés. Une question persiste quant au statut des labiales : pourquoi ces dernières sont-elles moins affectées ? Si nous proposons, à l’issue de ces résultats, que la classe [coronal] constitue une classe par défaut en français et si la classe [dorsal] est plus marquée, il reste maintenant à trouver une manière d’expliquer ces résultats à travers une représentation phonologique en mesure d’en rendre compte [20].

Interaction des contraintes segmentales et syllabiques dans l’aphasie

57Cette section offre une hypothèse aux comportements sous-jacents observés et revient sur les questions et prédictions formulées dans l’introduction et dans la première partie.

Transformations phonético-phonémiques et aphasies

58Nous confirmons, en accord avec la prédiction (iii) que la démarche tend, de manière générale, vers la simplification des structures, syllabique et/ou segmentale. Le plus souvent, les aphasiques de Broca opèrent la lénition totale à travers l’omission, soit de C1 soit de C2, en fonction de la position. Les transformations réalisées sont régulières et respectent le même schéma d’un patient à l’autre. Celles des aphasiques de conduction, de Wernicke et transcortical prennent la même direction dans les formes de surface mais sont plus hétérogènes : elles aboutissent à des réalisations plus variées qui signalent peut-être un déficit phonologique plus important.

59 Nonobstant, les résultats des différentes transformations indiquent qu’un aphasique de Broca souffrant d’une anarthrie produit les mêmes réalisations de surface qu’un aphasique de Wernicke, bien que certaines préférences s’affichent en fonction du contexte. En position finale, la consonne C2 est plus souvent touchée que C1 par l’omission ou bien par la substitution. Si, en règle générale, la lénition est totale chez les aphasiques de Broca, elle tend plus souvent à être partielle dans les autres types d’aphasies. Parfois, ceux-ci substituent les segments auxquels ils n’ont plus d’accès plutôt que les élider. Les violations des contraintes sur les séquences consonantiques et la structure syllabique sont mineures par rapport à celles qui touchent les segments. Globalement, la tendance est similaire dans tous types d’aphasies. En ce sens, notre étude ne permet pas tout à fait de distinguer deux niveaux de traitement, l’un phonétique, l’autre phonologique, et confirme l’idée d’une interaction constante entre niveau d’encodage phonétique et phonologique. Les prédictions (i) ainsi que (ii) sont validées.

Rôle du contexte phonologique, stratégies et aphasies

60Un schéma global apparaît assez clairement chez l’ensemble des locuteurs aphasiques. La direction et le type d’omissions et de substitutions nous apportent de nombreuses informations : la position de la séquence consonantique dans l’item et le type de structure syllabique conduisent à différentes transformations. Les contraintes positionnelles semblent jouer un rôle fondamental sur le comportement de C1 et/ou de C2 puisque la position finale engendre des transformations principalement sur C2 quel que soit le type d’aphasie alors que les positions initiale et médiane convoquent plutôt l’omission de C1. Toutefois, la seconde partie de l’analyse portant sur les substitutions donne à voir que la nature de la consonne joue elle aussi un rôle clé. Ainsi, conformément aux prédictions (ii), (iii) et (iv), au sein d’un groupe consonantique, le segment en position de coda est plus souvent affecté par l’omission que le segment en attaque, et ce, quelle que soit la nature de l’aphasie. Cela indique que toutes les transformations dans l’aphasie répondent aux contraintes de la langue.

61Les contraintes phonologiques de la langue maternelle sont, dans certains cas, absentes ou désactivées des représentations lors d’une lésion conduisant à une aphasie. Si le paramètre des séquences consonantiques est souvent inactif dans l’aphasie de Wernicke et de Broca, favorisant un contexte CV, les contraintes positionnelles : position syllabique C1 ou C2 et position de la séquence dans le mot, ne le sont pas.

62Outre la réduction syllabique, la nature des segments influence également le type de transformation. En effet, C2 est omis plus fréquemment lorsqu’il correspond à l’occlusive /k/ ou /t/, mais plus rarement à l’occlusive /p/. La tendance est nette chez les aphasiques de Broca comme chez les autres. Par ailleurs, lorsque C2 est touchée chez les aphasiques de Broca, il s’agit presque toujours de la consonne vélaire /k/. Si certaines substitutions résultent d’une harmonie consonantique, d’autres s’expliquent d’une manière différente : elles révèlent le passage à un autre mode d’articulation sans entraîner la modification du lieu ou bien elles sont le résultat d’un processus de lénition qui vise à réduire le degré de marque de la séquence.

63Les transformations appliquées sur les séquences sont déclenchées par le fait que, lors de l’aphasie, les locuteurs essaient de faire face à ces deux processus en même temps : la perte des valeurs pour les segments et les séquences syllabiques. Ils doivent alors trouver un équilibre entre les contraintes qui pèsent sur la structure syllabique et celles qui pèsent sur la structure segmentale. La structure syllabique des séquences consonantiques semble impliquer un plus grand nombre de transformations, elle est plus problématique que le contenu segmental. C’est la raison pour laquelle les locuteurs produisent le plus souvent des omissions, quelle que soit la nature de la séquence. Nous avons aussi noté que la structure segmentale pose des difficultés, et c’est la raison pour laquelle ils réalisent de nombreuses substitutions. La variation des réalisations s’explique par le fait que les locuteurs aphasiques souffrent de différentes aphasies et que la nature du déficit peut impliquer divers processus. Autrement dit, si certains locuteurs aphasiques peuvent avoir un déficit de la grammaire – structure de la séquence syllabique, conditions de gouvernement – d’autres souffrent d’un déficit dans l’accès aux représentations – trait, élément, segment, etc. – qui donne alors lieu à des substitutions. Dans ce dernier cas, la représentation n’est pas vraiment affectée, c’est plutôt l’accès à celle-ci qui est compromis. Dans l’aphasie, le déficit de la grammaire à travers la perte des valeurs des paramètres conduit à la réalisation de transformations phonético-phonémiques. D’après la TCSR, elles correspondent à des alternances phonologiques en surface qui renvoient à l’application de stratégies de réparation engendrées par les locuteurs dans le but de réparer un contexte linguistique qui fait défaut [28, 37]. Dans l’aphasie, en raison d’une lésion cérébrale, les contraintes individuelles des locuteurs diffèrent des contraintes standard qui pèsent sur chaque langue. La substitution s’explique principalement par la difficulté qu’ont les aphasiques à accéder à la représentation lexico-phonologique, et plus précisément au contenu des segments et aux contrastes entre ceux-ci. Si la position syllabique est toujours ancrée, mais que l’accès au contenu du segment est bloqué, la stratégie de réparation sera alors de remplacer le contenu du segment initial par du matériel auquel le locuteur a toujours accès. Conformément à la prédiction (ii), l’objectif consiste d’abord à retirer du matériel linguistique. Une analyse phonologique comme celle-ci combinée aux outils d’analyse de la phonétique articulatoire permettra de poursuivre cette piste et d’approfondir l’ensemble de ces résultats. Celle-ci devra se faire par la comparaison entre locuteur.

Conclusion

64Dans ce travail, nous avons exposé les différentes étapes dans le déclin de la phonologie, en montrant que plusieurs dimensions peuvent être affectées : les segments ou encore les syllabes, entre autres. Parfois, plusieurs de ces dimensions sont touchées dans le même temps. Les transformations réalisées répondent à la mise en place et à la perte des valeurs paramétriques de la langue maternelle consécutive à une aphasie. Ces transformations dépendent du type d’aphasie, mais surtout des contraintes individuelles des locuteurs et de leurs préférences intrinsèques. Néanmoins, nous avons pu constater une certaine régularité dans le type de transformations réalisées. En ce sens, nous avons montré qu’une logique sous-tendait le déficit phonético-phonologique conformément aux contraintes de la langue maternelle. Les réalisations produites par les locuteurs ne sont pas le fruit du hasard et les mêmes contextes phonologiques sont affectés. À ce stade, un schéma se dessine alors où deux étapes principales semblent visibles chez l’ensemble des locuteurs :

  • la première étape donne à voir une modification de la structure segmentale tout en préservant les constituants syllabiques. Cette étape se traduit par des substitutions de l’occlusive et/ou fricative via une modification du lieu, du mode d’articulation ou encore par le voisement. Cette étape est observée plus souvent chez les aphasiques de Wernicke et de conduction ;
  • une seconde étape montre des modifications du contenu syllabique, particulièrement les séquences de consonnes, qui constituent un contexte plus marqué que les syllabes composées d’une consonne suivie d’une voyelle. Cette étape a diverses conséquences ; l’omission de la séquence CC dans sa globalité, l’omission d’un membre de la séquence, C1 ou C2 selon le type de structure syllabique (les liquides dans les séquences occlusive + liquide, et liquide + occlusive, et /s/ dans les séquences s + occlusive), l’omission des positions syllabiques complexes spécifiques à la langue maternelle : coda en positions médiane et finale, ou encore, mais dans de plus rares cas, l’épenthèse vocalique ou consonantique. L’objectif est toujours de briser un groupe consonantique et de rétablir une syllabation de type consonne + voyelle. Cette seconde étape est plus souvent observée chez les aphasiques non fluents comme les aphasiques de Broca.

65Enfin, certaines transformations conduisent à une modification de la structure segmentale et à une modification de la structure syllabique : il s’agit notamment de la réduction totale qui entraîne à la fois une omission et une substitution simultanées : escargot : /ɛskaʁɡo/ → [atoto] ou encore la métathèse, qui peut, dans certains cas, entraîner la restructuration des syllabes via l’échange de deux segments et leurs déplacements. Ce type de stratégie est plus complexe et se rencontre plus fréquemment chez les aphasiques de Wernicke, de conduction et transcortical sensoriel.

66Cependant, tous ces locuteurs aphasiques semblent avoir perdu la valeur de certains paramètres syllabiques et/ou segmentales de leur langue maternelle et ne possèdent plus ou n’ont plus accès aux représentations internes conformes à celle de la grammaire de leur langue [24, 26, 37]. La variation des transformations indique que s’ils ont perdu la valeur des paramètres, des représentations transitoires sont réalisées dans l’attente de recouvrer les valeurs de la grammaire et traduisent l’application de stratégies de réparation. Quel que soit le cas, les locuteurs enregistrés ici réalisent les mêmes types d’omissions et de substitutions, que l’atteinte soit phonétique ou phonémique. Nous suggérons en ce sens que le déficit ne peut pas être purement phonétique ou purement phonologique, mais que l’atteinte correspond à un seul et même type de processus et conduit à des transformations similaires, régies par les contraintes du système phonético-phonologique de la langue maternelle du locuteur aphasique.

67 Des tendances générales se dessinent alors indépendamment de la variabilité. Comme l’exprime Nespoulous (2006 : 2676) [46], dans l’aphasie «  la variabilité des performances est la règle, même si variabilité n’est en aucune manière synonyme d’anarchie. Le rôle du neuropsycholinguiste est donc de découvrir la logique sous-jacente d’une telle variabilité ». C’est dans cette perspective que nous avons tenté, dans cet article, de comprendre les mécanismes déclenchés par l’aphasie dans le cas des troubles phonético-phonologiques en nous focalisant particulièrement sur le comportement des séquences consonantiques. Si nous savions que la nature des segments est bien souvent affectée lors d’une aphasie, nos observations éclairent sur le fait que la structure d’une syllabe, sa composition, ainsi que la position dans laquelle elle se situe dans le mot, jouent un rôle prééminent dans ce type de déficit. L’ensemble de ces observations mériterait maintenant un approfondissement détaillé à partir d’analyses fines pour chacun des locuteurs. Ces dernières permettraient d’enrichir le débat sur les tableaux cliniques et de revenir sur les modèles psycholinguistiques de traitement de l’information pour la production orale. Si les modèles psycholinguistiques tournés vers la compréhension et le traitement des opérations effectuées dans le langage pathologique formulent de bonnes prédictions sur la nature des déficits et le fonctionnement des mécanismes cognitifs [47], néanmoins, aucun d’entre eux ne peut encore rendre compte des processus étudiés ici ni déterminer la nature des représentations phonologiques abstraites. Lorsqu’un aphasique de Broca réalise une substitution, tel que le passage d’un lieu vélaire à un lieu coronal et d’un dévoisement, comme nous venons de le voir, aucun des modèles cités ne rend compte de la nature même de ce type de transformations. De même, ils ne peuvent expliquer pourquoi une liquide est omise dans un groupe occlusive + liquide alors que /s/ est omise dans une séquence s + occlusive. Ces modèles nécessitent alors le recours à des théories phonologiques basées sur des modèles formels précis. Seule l’utilisation concomitante de ces modèles – phonologique et psycholinguistique – permettra de parvenir à déterminer le niveau de représentation affecté à l’origine des déficits dans les différentes aphasies.

68 L’enjeu futur consistera alors à établir un modèle psycholinguistico-phonologique en mesure de comprendre et de décrire l’ordonnancement des différents processus à l’œuvre et d’en offrir une comparaison au sein des tableaux cliniques observés dans les aphasies.

Liens d’intérêts

69 l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

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  • 32. Nespoulous J.-L., Lecours A.R., Lafons D., et al. Protocole Montréal-Toulouse d’examen linguistique de l’aphasie. Isebergues : Ortho Edition, 1986 .
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  • 43. Baqué L., Marczyk A., Rosas A., et al. Disability, repair strategies and communicative effectiveness at the phonetic level. Evidence from a multiple-case study.  In : Astesano C., Jucla M.. Neuropsycholinguistic Perspectives on Language Cognition . Londres : Routledge, 2015 p. 144-165 (essays in honor of Jean-Luc Nespoulous. Series: explorations in cognitive psychology).
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Notes

  • [1]
    Fodor (1983) présente une conception modulaire du traitement de l’information dans laquelle chaque module est spécialisé dans un type particulier d’opération et des sous-modules sous-traitent des opérations spécifiques. Ainsi, le langage est un module qui recoupe des sous-modules spécialisés dans le traitement du lexique, de la sémantique ou encore de la phonologie. L’ensemble de ces modules est interconnecté et relié par un système central chargé de coordonner et centraliser l’ensemble des informations.
  • [2]
    Nous renvoyons aux références citées et à Segui et Ferrand (Leçon de parole. Paris : Odile Jacob, 2002) pour une présentation en détail de ces modèles et de leurs fonctionnements. Dans cet article, et sans présenter la nature de chacun de ces modèles faute d’espace, nous adoptons la position de Levelt et al. (1999), Hillis et Caramazza (1994) pour l’intégration d’une composante syllabique au sein du traitement lexico-phonologique, et celle de Butterworth (1992), qui présente la particularité d’offrir un modèle basé entièrement sur l’aphasie et sur le déficit phonético-phonémique.
  • [3]
    Nous adoptons l’approche linguistique de Paradis (1988) et Paradis et Nikiema (1993, p. 63), selon laquelle une stratégie de réparation/compensation correspond à un processus linguistique interne s’opérant sur une structure phonologique qui viole une/des contraintes dans la langue en raison d’un déficit. Cette opération linguistique permet au locuteur de contourner son déficit afin de réaliser la séquence. Notons qu’une réparation doit impliquer le moins d’opérations possible. Les transformations sont toujours gouvernées par le système phonologique : insertion, omission et substitution sont des stratégies de réparation engendrées par le sujet afin de simplifier un contexte linguistique. Ces stratégies sont mises en place de manière inconsciente et sont toujours réalisées en fonction du contexte linguistique.
  • [4]
    Nous faisons ici référence aux propos énoncés sur la théorie de la marque par Troubetzkoy ([1939] 1949) puis par Jakobson ([1941] 1969) [29, 30], voire un développement chez Prince (2016) [31].
  • [5]
    Parce que les premiers jours après l’AVC constituent souvent la période durant laquelle le déficit est le plus important, 22 patients ont été rejetés pour les raisons suivantes : un mutisme trop prononcé, une aphasie de Wernicke et une aphasie de conduction trop sévères conduisant à une jargonaphasie totale, un déficit trop important de la compréhension ou de la production.
  • [6]
    Dans la mesure où l’ensemble des tests n’a pas été effectué lors du diagnostic, nous ne pouvons transmettre le score de ces batteries (MT 86, HDAE-F) pour l’ensemble des patients.
  • [7]
    La comparaison des données selon le type de la tâche ne sera pas abordée ici. Si la nature de la tâche soulève des différences quantitatives (χ2[8] = 18,551 ; p <  0,005), dans les faits, les transformations appliquées par les locuteurs diffèrent plutôt d’un locuteur à l’autre et la différence s’attribue principalement à la position des séquences consonantiques (initiale, médiane et finale), comme nous allons le montrer. Pour cette raison, nous proposons d’étudier conjointement les productions issues des deux tâches.
  • [8]
    sC renvoie à une séquence de consonne de la forme /s+consonne/.
  • [9]
    Excepté la séquence /ʁ+consonne/ en position initiale puisque la langue française ne comporte pas de séquence composée d’un [ʁ] suivi d’une consonne en début de mot.
  • [10]
    Les transformations portant sur les positions consonantiques et vocaliques hors séquences consonantiques, les paraphasies sémantiques ou verbales, ou encore les transformations trop éloignées du mot cible et pour lesquelles la comparaison entre mot cible et réalisation est difficile, voire impossible, n’ont pas été codées pour cette étude.
  • [11]
    Rose Y, MacWhinney B, Byrne R, Hedlund G, Maddocks K, O’Brien P, Wareham T. Introducing PHON: a software solution for the study of phonological acquisition. In: Magnitskaia T, Bamman D, Zaller C, editors. Proceedings of the 30th Annual Boston University Conference on Language Development. Sommerville, MA: Cascadilla Press, 2006, pp. 489-500.
  • [12]
    C’est le cas de l’épenthèse consonantique en position initiale de mot (escargot : /ɛskaʁɡo/ → [desaʁdo] ; ordinateur : /ɔʁdinatœʁ/ → [zɔʁnozatœʁ]), ou encore le déplacement consonantique qui conduit à la création de nouvelles séquences (tortue : /tɔʁty/ → [oty] ; casquette : /kaskɛt/ → [skaskɛt]) principalement réalisées par un aphasique de Broca auparavant mutique (locuteur HE). On en rencontre de rares cas, certes, mais ceux-là indiquent que la simplification n’est pas toujours la règle chez les aphasiques de Broca. C’est ce que souligne certains auteurs comme Moreau [37] qui explique que lorsqu’un locuteur applique une stratégie de réparation, celle-ci peut engendrer une structure moins complexe localement, mais peut également générer un item d’un plus grand degré de complexité. C’est le cas avec ce type d’exemples.
  • [13]
    Nous renvoyons au chapitre 1 de la thèse de Prince [31] pour un développement précis.
  • [14]
    Où les deux consonnes appartiennent respectivement à la fin de la syllabe précédente et au début de la syllabe suivante.
  • [15]
    Où les deux consonnes appartiennent à la même syllabe.
  • [16]
    Une analyse détaillée de chaque type de transformations selon la position et la nature de la consonne devra faire l’objet d’une étude future.
  • [17]
    On parlera, en phonologie, selon la théorie adoptée, de la perte d’un trait distinctif ou encore de la perte d’un élément [42].
  • [18]
    Nous renvoyons à une analyse détaillée des substitutions chez Prince [45].
  • [19]
    Ce point est par ailleurs mentionné dans les travaux de Jakobson [30] concernant les erreurs dans l’acquisition.
  • [20]
    Pour un développement précis, voir la thèse de Prince [31].
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