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Article de revue

La neuropsychanalyse : une neuropsychologie des profondeurs

Pages 233 à 235

1Le regretté Oliver Sacks déplorait souvent que la neuropsychologie ne parvînt pas à inclure véritablement dans son champ d’observation la vie émotionnelle des patients, ou plus globalement leur subjectivité. C’est ce qu’il rappelait dans sa préface au livre de Mark Solms et Oliver Turnbull intitulé Le cerveau et le monde interne [1], traduit cette année en français par nous, qui est une introduction au domaine encore nouveau de la « neuropsychanalyse ».

2Le terme pourrait évoquer une technique futuriste de psychothérapie assistée par l’imagerie cérébrale, ou bien une tentative d’immuniser la psychanalyse vis-à-vis de l’accusation d’obsolescence dont elle est parfois l’objet par l’ajout d’un préfixe secourable, voire même un canular tant la combinaison apparaîtra à certains comme un oxymore. Mais la neuropsychanalyse dont il est question ici n’est rien de tout cela : il s’agit plus modestement, plus honnêtement et plus sérieusement d’une tentative d’ouvrir un champ interdisciplinaire entre les neurosciences et la psychanalyse, tentative qui, toute originale qu’elle puisse paraître, n’a en fait rien que de naturel.

3En effet, il faut se souvenir pour commencer que Freud était neurologue, élève un temps de Jean-Martin Charcot, et qu’il n’abandonna l’étude du système nerveux que par pragmatisme : elle n’était d’aucune utilité à l’époque pour comprendre les cas de névroses qui composaient l’essentiel de sa clientèle. Mais c’est avec l’idée que son renoncement au point de vue neurologique ne serait que provisoire que Freud adopta une méthode d’investigation strictement psychologique.

4Les neuroscientifiques étudient le plus subtilement possible et de la façon la plus reproductible possible le fonctionnement du cerveau, organe de notre psychisme. Les psychanalystes étudient le plus subtilement et le plus intimement possible le fonctionnement du psychisme, produit de notre cerveau. Nous pouvons percevoir notre cerveau uniquement de façon extéroceptive et publique (par exemple à travers un examen d’imagerie) ; nous percevons notre psychisme uniquement par nos émotions et nos pensées conscientes, qui sont intérieures et privées : le cerveau est l’incarnation sensible de notre psychisme, le psychisme est l’émergence de notre cerveau, ils sont aussi réels l’un que l’autre et forment deux aspects de notre réalité psychophysique essentiellement unique. Neuroscientifiques et psychanalystes étudient au bout du compte deux aspects de la même chose : notre « être », nous-mêmes.

5Le dialogue neuropsychanalytique est scientifiquement ainsi fondé, et consiste pour ainsi dire à repartir de là où Freud s’était arrêté il y a plus d’un siècle, en considérant que les progrès neuroscientifiques réalisés depuis le permettent. La neuropsychologie ne se limite plus en effet à l’étude des modalités perceptives ou de fonctions mentales très circonscrites, elle s’intéresse à présent aux émotions, aux motivations des prises de décision et des comportements, à l’imagination, aux aspects personnels de la mémoire et de l’identité, à la conscience … et même aux rêves ! En outre, les neuroscientifiques considèrent eux aussi que l’immense majorité des processus mentaux sont inconscients. À cet élargissement des horizons de la neuropsychologie correspondent des progrès techniques ininterrompus en imagerie et en explorations fonctionnelles cérébrales, ainsi qu’en neurobiologie moléculaire. Pourquoi ne pas y ajouter les connaissances et la technique d’observation que peut apporter la psychanalyse ?

6Les propositions pratiques couvrent deux domaines principaux de recherche. Le premier est celui de l’étude psychanalytique des patients cérébrolésés, ou de sujets ayant d’autres types de modifications cérébrales. Il s’agit là de la neuropsychanalyse clinique, aussi appelée « neuropsychologie des profondeurs » [2] en référence à une expression de Freud. Le second domaine de recherche est celui des neurosciences psychodynamiques [3], les « neurosciences d’inspiration psychanalytique » pourrait-on dire : l’investigation neuroscientifique d’hypothèses inspirées de la théorie psychanalytique, ce qui peut aller jusqu’à tester des hypothèses psychanalytiques par des méthodes neuroscientifiques.

7On peut dire d’ores et déjà que la neuropsychanalyse est un succès d’audience, comme en témoigne la réussite mondiale du livre de Solms et Turnbull dont nous avons parlé, la fréquentation massive du congrès annuel de la Société Internationale de Neuropsychanalyse et les citations de sa revue Neuropsychoanalysis. Mais au-delà de ces réussites d’audience et institutionnelles, il y a le contenu scientifique, les connaissances et les concepts générés.

8L’apport le plus significatif concerne les connaissances obtenues chez les patients cérébrolésés, avec des observations psychanalytiques menées pour différents types de localisations lésionnelles et de syndromes neuropsychologiques associés [2,4]. Parmi ces observations, celles réalisées auprès de patients atteints de lésions étendues de l’hémisphère droit ont permis de dégager des éléments de compréhension du mystérieux syndrome clinique qui s’y associe. Elles ont tout d’abord montré que l’anosognosie et l’anosodiaphorie du syndrome de l’hémisphère droit étaient en réalité relatives : plusieurs patients manifestaient en effet au cours des séances des moments de reconnaissance de leur hémiplégie gauche et de ses conséquences, ce qui suscitait chez eux des émotions extrêmement douloureuses, de l’ordre du désespoir dépressif, et qu’ils semblaient mettre de côté le reste du temps [2]. À l’inverse, les patients misoplégiques manifestaient eux une préoccupation permanente pour leurs membres paralysés, dont ils souhaitaient absolument se débarrasser, sans toutefois pouvoir considérer ce qu’il leur en coûterait.

9Le fait que des lésions cérébrales comparables puissent provoquer des réactions affectives catégoriquement opposées suggère une dynamique émotionnelle sous-jacente, pour laquelle Kaplan-Solms et Solms ont proposé, en se basant sur leurs observations cliniques, une hypothèse qui rend compte aussi de son association spécifique à des lésions hémisphériques droites [2] : la convexité périsylvienne de l’hémisphère droit aurait, conjointement à son rôle dans la cognition spatiale, un rôle neurophysiologique dans l’établissement d’un rapport affectif mature avec l’environnement, les « relations d’objet » en termes psychanalytiques. Sa destruction brutale laisserait place à un fonctionnement immature bien connu des psychanalystes, celui de l’« introjection » et du « clivage de l’objet », c’est-à-dire d’une part que le rapport émotionnel à soi-même est étendu aux représentations issues des perceptions extéroceptives, et d’autre part que les affects positifs et négatifs liés à ces représentations sont traités de façon rigoureusement séparée. En réaction aux affects négatifs liés aux conséquences de l’hémiplégie sur l’ensemble des relations aux choses et aux personnes, autant de « mauvais objets » douloureusement introjectés, l’appareil psychique aurait nécessairement recours au mécanisme de défense ad hoc : le « déni ». L’anosognosie et l’anosodiaphorie correspondraient à la neutralisation plus ou moins complète du mauvais objet par le déni, et la misoplégie au recours imposé par son échec à un mécanisme de défense plus coûteux encore, la « projection », dont la réussite complète provoque l’attribution à autrui par le patient de la partie méprisée de son corps. Les patients semblent pouvoir passer d’un état d’organisation défensive à un autre selon les circonstances extérieures et dans une certaine mesure, mais toujours au sein des organisations dites « narcissiques », qui ne permettent par la restauration d’un monde interne intègre par l’accomplissement de deuils. Tout ceci n’existerait pas pour les lésions de l’hémisphère gauche car celui-ci ne ferait pas partie du substrat neuroanatomique sous-tendant la maturation des relations d’objet – dans ce cas, les patients semblent effectivement mettre en place des processus de deuil normaux vis-à-vis de leur perte d’autonomie [2]. Bien que ces observations et les hypothèses qui en découlent conservent des faiblesses et laissent de ce fait des questions en suspens, elles apportent de nouvelles perspectives sur les fonctions émotionnelles complexes de l’hémisphère droit et sont susceptibles d’améliorer notre compréhension de l’ensemble des manifestations cliniques du syndrome de l’hémisphère droit.

10Une autre pathologie dont l’investigation psychanalytique s’est révélée fructueuse est le syndrome de Korsakoff [2, 4]. En effet, l’étude approfondie de quelques patients a mis en évidence que le contenu de leurs fabulations mnésiques pouvait être décrit selon le concept psychanalytique de « processus psychique primaire » : échec du principe de réalité, mobilité des investissements, atténuation des principes de successivité (atemporalité) et de contradiction. Les souvenirs fabulatoires des patients procèdent d’un processus de récupération non contrôlé, et semblent correspondre en quelque sorte à des frayages libres dans le système de représentation mnésique, comparables à certains égards à la « pensée magique » des jeunes enfants. Ces observations ont fait naître une hypothèse sur un biais émotionnel positif des fabulations dans le syndrome de Korsakoff, qui a pu être testée de façon standardisée et confirmée sur un groupe de patients [5]. Ceci constitue ainsi un exemple de recherche neuropsychologique inspirée par la neuropsychanalyse clinique. D’autre recherches intéressantes en neurosciences d’inspiration psychanalytique ont été ou sont menées, concernant les rêves, le deuil, ou encore le rôle des échanges émotionnels et du toucher dans la distinction soi-autrui [3].

11Le développement de l’approche neuropsychanalytique se heurte toutefois à certains obstacles théoriques et pratiques. Le premier est que l’étude psychanalytique de patients cérébrolésés, même si elle se fait dans un cadre aménagé sous forme d’entretiens thérapeutiques en face à face [2, 4], suppose de pouvoir proposer une intervention de ce type aux patients, ce qui est encore peu fréquent. L’apport scientifique de la neuropsychanalyse clinique repose donc pour le moment sur des séries de quelques cas seulement, et d’importants moyens seront à mobiliser pour obtenir des observations plus nombreuses. On peut dire aussi que la neuropsychanalyse suscite des réticences : dans la communauté neuroscientifique d’une part, en raison d’une méfiance bien compréhensible vis-à-vis de l’univers conceptuel de la psychanalyse réputé hermétique ; dans la communauté psychanalytique également, très divisée et au sein de laquelle la démarche scientifique est peu présente il faut le dire.

12Quoi qu’il en soit, on ne peut à notre avis qu’encourager la démarche neuropsychanalytique qui, sans se contenter de spéculations ni de transpositions vagues, vise principalement à modéliser le fonctionnement mental scientifiquement et de façon réaliste, c’est-à-dire sans réductionnisme excessif et donc en incluant autant que possible le fonctionnement émotionnel et la subjectivité. La description d’une architecture fonctionnelle réaliste du psychisme conduit entre autres à revisiter la démarche « métapsychologique » initiée par Freud, tout en sachant que, pour citer un célèbre journaliste scientifique américain (Fred Guterl), « la question n’est pas de prouver que Freud avait tort ou raison, c’est de finir le boulot ! ».

13Nous sommes très heureux d’y apporter une modeste contribution.

Liens d’intérêts

14les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

Bibliographie

Références

  • 1. Solms M., Turnbull O.. Le cerveau et le monde interne. Paris : Presses Universitaires de France, 2015 .
  • 2. Kaplan-Solms K., Solms M.. Clinical studies in neuro-psychoanalysis. New York : Other Press, 2002 .
  • 3. Fotopoulou A., Pfaff D., Conway M.A.. From the couch to the lab. Oxford (UK) : Oxford University Press, 2012 .
  • 4. Turnbull O., Solms M.. Depth psychological consequences of brain damage.  In : Panksepp J.. Textbook of biological psychiatry . Hoboken (NJ) : Wiley, 2004 pp. 571-95.
  • 5. Fotopoulou A., Conway M.A., Tyrer S., et al. Is the content of confabulation positive? An experimental study. Cortex 2008  ; 44 : 764-72.

Date de mise en ligne : 14/01/2016.

https://doi.org/10.1684/nrp.2015.0355

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