Introduction
1Les progrès médicaux en néonatalogie ont permis l’amélioration du taux de survie des enfants prématurés ainsi que des enfants ayant survécu à des conditions de naissance difficiles ayant entraîné des lésions neurologiques. Mais, si ces enfants survivent à ces situations dramatiques, la prévalence des dysfonctionnements cérébraux qu’ils soient minimes ou plus sévères est en augmentation dans l’ensemble des pays industrialisés. On considère ainsi que 3 à 4 % des enfants de quatre à six ans, c’est-à-dire environ un enfant par classe, en maternelle, présente un trouble de la fonction visuelle consécutif à une lésion neurologique acquise autour de la naissance [1]. Ainsi, alors que par le passé, les maladies ophtalmologiques étaient responsables d’une grande malvoyance, aujourd’hui, toutes les études épidémiologiques récentes montrent que la première cause de cécité et de grande malvoyance dans les pays industrialisés est d’origine neurologique [2]. Chez l’enfant, les lésions neurologiques acquises autour de la naissance représentent ainsi la première cause d’atteinte du système visuel [3]. Ces troubles longtemps ignorés ou confondus avec des troubles ophtalmologiques ou au contraire avec des troubles des apprentissages ont longtemps souffert de leur statut : ils intéressent la fonction visuelle, mais sont pourtant d’origine neurologique puisque les dysfonctionnements responsables se situent entre le chiasma optique et les aires visuelles corticales [4]. De par leur nature, ils intéressent donc la modalité visuelle mais de par leur corrélat anatomique, ils sont plus neuropsychologiques et cognitifs que perceptifs. On ne peut, en effet, réduire la vision à la simple capacité à détecter un stimulus visuel. Voir, c’est tout à la fois reconnaître son environnement et ses proches afin d’interagir avec le monde extérieur, pouvoir imiter les gestes, y compris articulatoires afin d’acquérir le répertoire de gestes de communication et d’utilisation des objets, pouvoir ajuster un geste de préhension à l’objet désiré, être à même de se repérer dans l’espace pour se déplacer en évitant les obstacles. Mais Voir, c’est aussi faire attention visuellement au monde qui nous entoure, pouvoir chercher un objet parmi d’autres, pouvoir comprendre une scène visuelle complexe, une figure ambiguë ou un tableau. Voir c’est également apprendre à reconnaître le langage écrit ou tout autre symbole, contrôler le geste graphique ou encore organiser son écriture sur une page ou organiser spatialement toutes les étapes nécessaires au calcul. Enfin, Voir, c’est également percevoir et décoder visuellement les émotions d’autrui, sourire en réponse au sourire de l’autre, ou encore reconnaître les visages, les animaux ou les lieux familiers afin d’y réagir de manière adaptée. Comme on peut le constater, la vision est donc, au cours du développement de l’enfant, le socle d’un grand nombre d’acquisitions et d’apprentissages autour desquels vont se structurer la personnalité et la cognition.
2Mieux connus, mieux caractérisés, mieux dépistés, ces troubles que l’on regroupe en français sous le terme de troubles neurovisuels sont maintenant étudiés de près afin de comprendre comment ils s’insèrent dans la constellation complexe des troubles des apprentissages, du développement et des interactions sociales. Cet article tente de dresser le tableau sémiologique des troubles neurovisuels, d’en présenter l’étiologie ainsi que les principes d’évaluation, et de préciser les conséquences délétères que ces troubles peuvent avoir sur les apprentissages et les interactions sociales.
Sémiologie des troubles neurovisuels chez l’enfant
Les amputations du champ visuel après lésion rétro-chiasmatique
3Lorsque les bandelettes optiques, le corps genouillé latéral, les radiations optiques, ou le cortex visuel primaire sont atteints par une lésion, cela se manifeste par une cécité pour tout ou portion du champ visuel (selon la localisation et l’étendue de la lésion) [5]. Les amputations du champ visuel observées varient ainsi de la cécité corticale (i.e. perte de toute sensation visuelle malgré l’intégrité de l’œil) au scotome (i.e. perte de sensation visuelle pour une petite portion du champ visuel) [5]. Parmi les troubles intermédiaires, on rencontre la vision tubulaire (i.e. réduction concentrique du champ visuel, voir figure 1 ), ou son contraire la vision périphérique (i.e. perte du champ visuel central, alors que le champ visuel périphérique est préservé), l’hémianopsie latérale homonyme (i.e. perte du champ visuel contra-lésionnel), et la quadranopsie (perte d’un quadrant visuel). Ces différents troubles peuvent exister en tant que tel chez l’enfant ou s’observer de façon successive chez un même patient [6-9].
Figure 1
Figure 1
Vision tubulaire mise en évidence par un examen périmétrique de Goldman.4Les amputations du champ visuel chez l’enfant se définissent par une perte de sensation visuelle dans l’ensemble ou une partie du champ visuel. Malheureusement, tant l’évaluation clinique que la reconnaissance sociale des amputations du champ visuel sont négligées alors que curieusement les atteintes oculaires font l’objet d’une évaluation et d’une prise en charge plus précoces. Cette méconnaissance des amputations du champ visuel d’origine centrale est importante chez l’enfant chez qui des séquelles de cécité corticale néo-natale sont malheureusement trop fréquemment tardivement décelés (souvent vers l’âge de 10 ans, après des années d’échec scolaire ou après un diagnostic de trouble envahissant du développement [TED]) alors que de nombreuses études révèlent que les atteintes corticales du système visuel représentent la première cause de cécité chez l’enfant dans le monde [2].
5Au niveau sémiologique, au stade initial d’une cécité corticale, il s’agit classiquement d’un déficit avec perte de toute sensation visuelle consciente, perte du réflexe de clignement à la lumière et à la menace. L’enfant se comporte alors comme un aveugle, se heurtant aux obstacles ainsi qu’aux personnes. Même les discriminations rudimentaires de la lumière et de l’obscurité, ou du mouvement et de l’immobilité sont absentes. Mais cet état ne dure que quelques semaines et fait place à une situation où l’enfant récupère une fonction visuelle grossière. D’un point de vue sémiologique, les enfants souffrant de cécité corticale étant souvent reçus des années après l’installation de leur déficit (par défaut de dépistage à la naissance) présentent un tableau moins pur que celui de l’adulte en phase aiguë, néanmoins, même à distance de l’installation du trouble, on peut constater un désintérêt pour les stimuli visuels, avec une difficulté majeure à mobiliser le regard sur stimulation visuelle. Malgré cela, les stimuli lumineux et sonores présentés dans l’obscurité sont à même de déclencher des mouvements oculaires ou une fixation visuelle, ce qui souvent n’est pas obtenu avec la présentation d’un stimulus même bien contrasté dans la lumière ambiante. Lorsque les enfants grandissent avec une cécité corticale acquise en période néonatale et consultent à des âges avancés, le terme de « cécité corticale », en général, ne peut plus s’appliquer [6, 7]. Les séquelles de cécité corticale prennent dans ce cas la forme d’une vision tubulaire (perception dans les 10 à 20 degrés centraux du champ visuel, comme au sein d’un tube, figure 1 ) ou d’une vision périphérique (préservation du champ visuel périphérique et perte de la vision centrale) et s’accompagnent d’autres troubles de la cognition visuelle comme une simultagnosie, une ataxie visuo-motrice, un trouble de l’orientation de l’attention dans l’espace ainsi que des troubles de la reconnaissance des objets et/ou des visages [3] comme nous allons le voir ci-dessous. Il faut noter que tout comme chez l’adulte, les enfants atteints de trouble neurovisuel d’origine centrale peuvent également présenter une dissociation entre leur perception consciente abolie, et une forme de perception non consciente, implicite, appelée « blindsight » qui leur permet d’éviter les obstacles ou de traiter des informations visuelles dans leur champ visuel aveugle sans en avoir conscience [10, 11]. Les amputations du champ visuel peuvent malheureusement être totalement ignorées, d’une part, parce que l’enfant n’a pas conscience de son déficit, et ne sait pas qu’un champ visuel « intègre » s’étend sur 180° et, d’autre part, parce que ce trouble est totalement invisible [12]. Nous reviendrons plus loin sur les conséquences délétères des troubles neurovisuels sur les apprentissages et la vie sociale.
Les troubles de la cognition visuelle
6Les atteintes des voies ventrales et dorsales vont pour leur part s’accompagner de troubles plus complexes touchant l’exploration et l’attention visuelle, l’organisation et la représentation de l’espace, la reconnaissance visuelle, ou la coordination visuo-motrice.
7Parmi les différents troubles de l’exploration et de l’attention visuelle pouvant exister, des cas de syndrome de Balint et de négligence spatiale unilatérale ont été décrits chez l’enfant [11]. Dans le syndrome de Balint, le patient manifeste une triade de symptômes que sont : la paralysie psychique du regard (i.e. impossibilité à déplacer/orienter volontairement le regard), la simultagnosie (i.e. difficulté à reconnaître des objets lorsqu’ils sont présentés simultanément alors que la capacité à les reconnaître lorsqu’ils sont présentés individuellement est préservé), et l’ataxie optique (i.e. difficultés à diriger des actes volontaires sous le contrôle de la vision). Le syndrome de Balint s’observe consécutivement à une lésion pariétale bilatérale, mais chacun des symptômes peut exister en tant que tel lors de lésions moins étendues. La négligence spatiale unilatérale, le plus souvent gauche, se caractérise par des difficultés à réagir à, ou à agir sur, des stimuli présentés du côté opposé à la lésion cérébrale. Ce déficit, où le patient se comporte comme si une moitié de l’espace n’existait pas, peut s’observer dans les activités visuelles et manuelles (ex. recherche et barrage de cibles), mais aussi au niveau locomoteur (ex. tendance à ne tourner qu’en direction du côté non négligé) [11].
8Il existe également chez les enfants porteurs de trouble neurovisuel d’origine centrale des troubles de l’organisation et de la représentation de l’espace, évalués à travers des tâches de production et copie de figures géométriques, d’agencement de cubes, de puzzles et de tâches d’imagerie mentale (i.e. « visualiser une représentation » pour pouvoir répondre à une question sur les caractéristiques de l’objet), ne sont pas systématiquement évoqués dans la littérature. Les troubles de l’imagerie visuelle et spatiale sont pourtant fréquemment retrouvés en clinique (voir pour revue [13]).
9Les troubles de la reconnaissance visuelle (dénommés agnosie visuelle chez l’adulte) font suite à une atteinte de la région occipito-temporale et ne sont pas liés à une altération des aptitudes verbales. L’enfant manifeste des difficultés à interpréter ce qui est vu, la reconnaissance à partir d’une autre modalité sensorielle (e.g. le toucher) restant possible. Les difficultés de reconnaissance les plus fréquentes concernent les images et les objets [12-14]. Toutefois, ces difficultés peuvent aussi concerner les visages et parfois même le matériel orthographique (voir pour revue [3]).
10Enfin, les troubles neurovisuels peuvent aussi concerner la coordination visuo-motrice. En dehors de l’ataxie optique évoquée plus haut, il est à noter que certaines difficultés manuelles résultent non pas d’une altération du geste à proprement parler, mais sont liées à une altération de la vision qui ne permet plus d’ajuster correctement le geste. Typiquement, les enfants dont l’altération du geste est liée à un trouble neurovisuel verront leurs performances se dégrader lorsque la vision intervient, mais s’améliorer lorsque l’entrée visuelle est réduite ou supprimée (voir pour revue et discussion [15]).
11Pour finir, on observe très fréquemment chez les enfants souffrant de troubles neurovisuels un trouble oculomoteur, des difficultés de fixation ou de poursuite visuelle, ou encore un trouble de la stratégie du regard [14-16].
12Les troubles des apprentissages sont le plus souvent définis et diagnostiqués sans s’interroger sur la nature, la présence et la sévérité de troubles neurovisuels pourtant très fréquents chez les enfants nés dans des contextes associés aux troubles des apprentissages comme la prématurité ou encore des antécédents d’asphyxie périnatale. Pourtant, comme nous l’avons évoqué ci-dessus, au cours du développement, la vision précède ces différentes acquisitions et apprentissages. S’il n’est pas question d’attribuer l’ensemble des troubles des apprentissages à des troubles de la fonction visuelle, il est évident qu’à l’inverse, compte-tenu du rôle de la vision dans le développement, les enfants présentant des troubles neurovisuels encourent un risque important de développer des troubles du développement intéressant l’ensemble de la sphère cognitive et sociale comme nous le décrivons ci-dessous.
Trouble neurovisuels chez l’enfant et trouble des apprentissages
13Le diagnostic différentiel entre trouble neurovisuel et trouble des apprentissages est crucial même s’il n’est pas encore systématique. En effet, hormis les troubles neuropsychologiques directement liés à la lésion neurologique, les troubles neurovisuels sont à même d’entraver les différentes acquisitions et apprentissages de l’enfant ainsi que la façon dont il interagit avec le monde extérieur du fait du rôle primordial de la vision sur le développement de l’enfant. Comme nous le décrivons ci-dessous, il est en effet fréquent de constater qu’un enfant souffrant de troubles neurovisuels intéressant le champ visuel, l’attention, ou l’analyse visuelle, manifeste par voie de conséquence des troubles des apprentissages, du comportement ou des interactions sociales [3, 4, 12].
Troubles neurovisuels et lecture
14D’une manière générale, l’identification de mots pendant la lecture est possible grâce à la grande acuité de notre vision centrale, dite zone fovéale. Néanmoins, la lecture implique également l’utilisation d’indices dans les zones para-fovéales, c’est-à-dire dans la périphérie proche du champ visuel central [17]. Un trouble du champ visuel portant atteinte à tout ou partie du champ para-fovéal va donc forcément altérer la qualité de lecture ( figure 2 ).
Figure 2
Figure 2
Gêne représentée par une amputation du champ visuel droit lors de la lecture. Les flèches représentent la fixation visuelle après chaque saccade.15D’une manière générale, l’hémianopsie latérale homonyme s’accompagne d’un ralentissement considérable de la fluidité de la lecture [18, 19] ainsi que d’anomalies dans l’amplitude et la latence des saccades oculaires vers les deux champs visuels (contra- et ipsilésionnel) [20]. De plus, plusieurs travaux ont montré le rôle de l’attention dans les capacités de lecture et a fortiori dans son apprentissage où il a été mis en évidence que les capacités d’attention visuelle sont parmi les facteurs prédictifs des aptitudes de lecture [21]. De ce fait, un déficit massif de l’attention tel que la négligence spatiale unilatérale peut s’accompagner d’une dyslexie de négligence, où les erreurs de lecture vont concerner la partie négligée (le plus souvent gauche) du texte et/ou des mots [22-24]. Bien que les troubles de la lecture ne soient pas systématiquement associés aux signes de négligence spatiale unilatérale, l’enfant présentant une négligence gauche peut omettre ou substituer la partie gauche d’un texte, le début des phrases et éprouver beaucoup de difficultés à retourner à la ligne [25]. Enfin, un autre trouble attentionnel susceptible d’altérer les capacités de lecture est la simultagnosie (i.e. incapacité à distinguer un stimulus lorsqu’il est présenté parmi d’autres). Ce déficit où le patient a tendance à se focaliser sur les détails, peut en effet altérer la capacité à regrouper les lettres vues, et par conséquent empêcher le groupement correct des lettres pour constituer le mot.
16Pour finir, les troubles neurovisuels peuvent également altérer la lecture et son apprentissage du fait de la présence d’un trouble de la reconnaissance du matériel orthographique. En dehors d’une lecture lettre à lettre qui semble pouvoir être acquise, ce trouble de la reconnaissance semble rendre impossible la mise en place du stock lexical (par incapacité à reconnaître les syllabes et/ou les mots) et être à l’origine d’une grande difficulté à apprendre à lire [26]. Il est intéressant de noter que le cas rapporté par O’Hare et al. [26] montre qu’une telle forme d’alexie peut exister chez l’enfant et qu’elle peut être la conséquence directe d’une lésion occipitale.
La coordination visuo-manuelle
17Le traitement des informations visuelles joue un rôle primordial dans l’élaboration du mouvement et dans le contrôle de l’exécution (et de l’ajustement) du mouvement, en particulier des mouvements manuels (pour revue [27-29]). En effet, la vision sert de premier appui pour l’apprentissage du contrôle postural, et ce n’est que dans un deuxième temps que l’enfant utilise les informations tactiles et vestibulaires [8, 30]. Dès lors, un trouble neurovisuel va être à même d’altérer les aptitudes psychomotrices de l’individu [15, 29, 31]. De la même façon que la négligence spatiale unilatérale a été associée à des difficultés motrices de type akinésie ou hypokinésie chez l’adulte (ex. [32]), les données actuelles suggèrent que chez l’enfant, les troubles neurovisuels et en particulier la négligence spatiale unilatérale sont la plupart du temps associée à une négligence motrice (ex. [24, 33, 34]) ainsi qu’à des troubles praxiques [15]. De plus, l’ataxie optique affecte spécifiquement la coordination visuo-manuelle et visuo-motrice. Ce trouble se caractérise par des difficultés à diriger des actes volontaires et coordonnés sous le contrôle de la vision [35], en particulier pour les activités de pointage et de saisie. Enfin, on notera que l’ensemble de troubles regroupés sous le terme de « dyspraxie visuo-spatiale » comprend un certain nombre de troubles neurovisuels dont on peut penser qu’ils sont eux-mêmes responsables des troubles praxiques [29-31]. En effet, l’utilisation de la vision aggrave la réalisation motrice, alors que les consignes verbales ou la réalisation d’une tâche sans contrôle visuel ont tendance à améliorer les performances de ces enfants [4, 30].
Troubles neurovisuels chez l’enfant et troubles de l’interaction sociale
18Chez l’individu sain, les interactions sociales ne reposent pas uniquement sur l’échange d’informations verbales mais également sur les informations non verbales essentiellement exprimées par le regard, le langage gestuel et les expressions faciales. En ce sens, la vision est une modalité essentielle aux interactions sociales. Dès les premiers mois de vie, le système visuel permet le développement d’outils indispensables aux interactions avec autrui [36]. Il s’agit, entre autres, de la mise en place d’une communication purement visuelle puis de l’attention conjointe oculaire qui renseignent le bébé dès l’âge de neuf mois [37] sur la direction du regard de sa maman, de son père ou de la personne qui est en face de lui. D’après Itier et Batty [38], l’attention conjointe est l’un des pré-requis au développement de la théorie de l’esprit, c’est-à-dire de connaissances qui nous permettent de produire des inférences causales sur le comportement d’autrui et qui se constituerait vers l’âge de quatre à cinq ans [39].
19Comme nous l’avons vu, les troubles neurovisuels, consécutifs à des atteintes rétro-chiasmatiques, peuvent gêner tous les aspects du traitement visuel, depuis la détection jusqu’à l’orientation de l’attention, l’exploration, la recherche visuelle, la localisation spatiale ou encore la reconnaissance d’objets, de scènes, de lieux ou de visages. De ce fait, les troubles de la cognition visuelle, en particulier d’origine centrale, qui peuvent exister en l’absence de trouble de l’acuité visuelle, n’interfèrent pas seulement avec les apprentissages mais également avec l’interaction, en général, sociale et affective, entre l’enfant et le monde extérieur [12]. En effet, les troubles de la perception et l’analyse visuelle viennent entraver les interactions sociales du fait qu’ils affectent un grand nombre de processus nécessaires à la communication, comme la reconnaissance des visages, la perception des expressions faciales, des gestes, du mouvement et de l’environnement en général [12].
20Bien que trop rarement évoqué dans la littérature, des troubles de type autistique pourraient exister chez les enfants souffrant de troubles neurovisuels [13, 40]. Ces manifestations psychiatriques peuvent parfois être tellement développées qu’elles conduisent parfois au diagnostic de trouble envahissant du développement (TED) malgré la présence évidente et connue d’une lésion cérébrale et d’une symptomatologie neurovisuelle. Se pose ainsi de plus en plus la question du diagnostic différentiel entre séquelles de cécité corticale et TED [3, 12, 13, 40, 41], et il devient nécessaire de pouvoir informer les praticiens de la difficulté du diagnostic différentiel entre ces deux états. En effet, même dans un contexte de développement typique, il est plus difficile pour un enfant que pour un adulte d’analyser et de donner un sens aux expressions émotionnelles faciales mais cela est rendu encore plus difficile du fait de la présence d’un trouble neurovisuel. Certains enfants peuvent sous- ou surestimer certaines expressions, en particulier négatives, comme la peur, la colère ou le dégoût ou encore les confondre entre elles. Parfois, certains enfants avec troubles de la reconnaissance des visages (du type de la prosopagnosie) peuvent faire de fausses reconnaissances, c’est-à-dire se comporter avec des inconnus comme s’ils les connaissaient, ou à l’inverse ne pas réagir de façon adaptée vis-à-vis de personnes qu’ils sont censés connaître. Cela peut même concerner l’entourage proche comme les amis, la famille et même la fratrie ou les parents [3]. Ces troubles de la reconnaissance des visages peuvent entraîner des troubles graves des interactions sociales, surtout s’ils sont méconnus des amis et des proches qui interprètent l’absence de réaction comme du désintérêt et non comme un trouble visuel, entraînant véritablement par voie de conséquence un trouble de l’interaction. Pour certains enfants porteurs de troubles neurovisuels, ces difficultés de reconnaissance et d’analyse peuvent être si sévères et si handicapants qu’ils peuvent conduire ces enfants à s’isoler, ce qui va renforcer l’image d’un repli sur soi tel qu’on le voit dans les syndromes autistiques. D’après des études récentes (voir pour revue et discussion [12, 40]), les troubles neurovisuels ont un impact tellement important sur les habiletés sociales que cela conduit un grand nombre d’enfants porteurs de troubles neurovisuels à être diagnostiqués à tort comme présentant des troubles envahissants du développement, des signes autistiques ou encore un syndrome d’Asperger. Parallèlement, bien que cela soit peu discuté dans la littérature, de véritables signes autistiques peuvent être associés aux troubles neurovisuels [41].
21Il paraît donc absolument indispensable de pouvoir rechercher de manière précoce et systématique les troubles neurovisuels chez les enfants afin de pouvoir les prendre en charge au plus vite et d’éviter ainsi l’apparition de troubles de l’interaction et/ou cognitifs et/ou du comportement [1, 12]. Être en mesure de réaliser au mieux le diagnostic différentiel entre trouble neurovisuel et trouble du spectre autistique permettrait de plus de proposer la prise en charge la plus appropriée à chaque enfant. Cela permettrait également de proposer des adaptations scolaires ainsi qu’une guidance parentale utile pour stimuler au mieux ces enfants.
Dépister et prendre en charge les troubles neurovisuels chez l’enfant
22Comme nous l’avons vu, l’origine du trouble neurovisuel n’est pas ophtalmologique mais neuro-ophtalmologique ou neurologique. L’anomalie étant rétro-chiasmatique et en particulier cérébrale et non oculaire, ces troubles peuvent donc exister en l’absence de toute anomalie de l’œil. En d’autres termes, on peut avoir une acuité visuelle parfaite mais n’être capable de « voir » (ou de traiter) l’information que dans les 5 ou 10 degrés centraux du champ visuel, ou encore pouvoir détecter des informations visuelles dans l’ensemble du champ visuel sans pour autant être en mesure de les analyser, les comprendre ou encore les mémoriser.
23L’examen isolé de l’acuité visuelle ne permet donc en aucun cas de se prononcer ni sur la qualité ni sur la quantité d’information perçue. Il est d’autant plus difficile de diagnostiquer les troubles neurovisuels que ceux-ci sont « invisibles » et souvent méconnus par l’enfant lui-même qui, grandissant avec une vision particulière depuis sa naissance, ne sait pas quelle étendue devrait avoir son champ visuel ou encore quel type de traitement visuel (attentionnel, spatial, gnosique, mnésique) il devrait être capable de réaliser.
24Cette difficulté à prendre conscience des troubles neurovisuels, tant pour le patient, que pour son entourage ou les différents intervenants est considérablement majorée par le fait qu’il n’existe que très peu de moyens de documenter l’atteinte responsable du trouble neurovisuel ou le trouble neurovisuel lui-même. Nous présentons ici de l’œil au cortex visuel, les différents examens qui peuvent être proposés chez l’enfant porteur ou suspecté d’un trouble neurovisuel d’origine centrale.
25Même chez l’enfant souffrant de cécité corticale, l’examen ophtalmologique peut révéler des réflexes pupillaires normaux et confirmer ainsi l’intégrité de la portion antérieure des voies optiques (pré-chiasmatiques). L’examen ophtalmologique peut tout à fait être normal en ce qui concerne les milieux oculaires et la rétine, ne permettant pas d’expliquer l’absence de perception visuelle. Le champ visuel, c’est-à-dire la périmétrie, reste la seule méthode fiable pour déterminer l’étendue de l’amputation chez les patients atteints d’amputations du champ visuel. Malheureusement, cet examen est peu adapté à l’enfant dans la mesure où il nécessite la fixation d’un point central autour duquel sont présentés les stimuli visuels à détecter. S’il n’est pas possible d’obtenir la coopération de l’enfant, cet examen sera donc impossible à réaliser. Pratiqué, cet examen, quelle qu’en soit sa nature (Goldmann, Humphrey) peut révéler une réduction, voire une absence de perception visuelle consciente dans l’ensemble ou une partie du champ visuel chez l’enfant. Comme chez l’adulte, c’est le caractère homonyme de l’amputation aux deux yeux qui signe la localisation rétro-chiasmatique de l’atteinte.
26L’examen électro-encéphalographique (EEG) peut s’avérer utile pour préciser l’atteinte des cortex pariétaux ou occipitaux chez l’enfant porteur de trouble neurovisuel. Malgré tout, on retiendra que cet examen est loin d’être fiable dans la mesure où certains enfants atteints de trouble neurovisuel sévère peuvent tout à fait ne pas présenter de signe alarmant à l’EEG. Si l’EEG permet de localiser un foyer de souffrance au niveau occipital, il ne permet pas pour autant de faire le diagnostic de cécité corticale de manière infaillible, en particulier chez l’enfant jeune qui présente une plus grande variabilité de son activité électrique corticale. Les PEV sont souvent proposés aux enfants porteurs de troubles neurovisuels, mais la sensibilité réduite et controversée de cet examen rend leur utilisation difficile dans le diagnostic et le suivi de ces enfants [42, 43]. L’électrorétinogramme, quant à lui, s’avère parfaitement normal chez les enfants atteints de cécité corticale et permet ainsi d’exclure une origine rétinienne de la perte de sensation visuelle évitant ainsi de confondre (ce qui malheureusement reste souvent le cas en clinique) une cécité corticale avec une cécité ophtalmologique. L’évolution des techniques d’imagerie cérébrale a considérablement modifié le diagnostic et le suivi des cécités corticales et des autres troubles neurovisuels chez l’adulte. Néanmoins, chez l’enfant, il peut être difficile de retrouver la lésion responsable du trouble neurovisuel, en particulier lorsque l’enfant consulte à un âge tardif et que la lésion date de la période ante-, péri- ou immédiatement post-natale. L’IRM avec au besoin injection de gadolinium permet de poser le diagnostic d’atteinte occipitale unilatérale ou bilatérale, mais il faut être très vigilant car même chez l’adulte, dans 30 % des cas, on ne retrouvera pas la lésion responsable d’une amputation du champ visuel [44]. Ainsi, l’absence de lésion visible chez un enfant porteur d’un trouble neurovisuel ne permet pas d’affirmer qu’aucune lésion rétro-chiasmatique n’est survenue chez cet enfant. Rappelons, de plus, qu’il est quasi-impossible de simuler une amputation homonyme du champ visuel, en particulier chez l’enfant. La présence d’une amputation homonyme, uni- ou bilatérale du champ visuel a donc une valeur localisatrice et permet de faire l’hypothèse d’une atteinte rétro-chiasmatique controlatérale, même en l’absence de lésion visible.
27Chez l’enfant, à la demande des parents, on peut être amené à proposer une scintigraphie cérébrale ou une imagerie fonctionnelle dans le cas où l’imagerie classique morphologique ne permet pas de retrouver la lésion responsable de la cécité corticale ou du trouble neurovisuel. Dans ce cas particulier, on observe ainsi souvent une dissociation entre l’IRM morphologique qui ne révèle aucune lésion et la scintigraphie cérébrale qui révèle une ou plusieurs zones d’hypofixation cérébrales en lien avec les troubles observés.
28Le bilan neurovisuel, pratiqué par les orthophonistes, les orthoptistes ou les neuropsychologues, permet d’évaluer les troubles de la cognition visuelle et les capacités résiduelles du patient afin de mettre en place la rééducation qui s’appuiera sur les afférences préservées pour restaurer la perception visuelle. Ce bilan doit évaluer en particulier la perception et la discrimination des afférences élémentaires (lumière/obscurité ; mouvement/immobilité), la perception et la discrimination des différentes tonalités spectrales, la détection et la préhension de stimuli dans l’ensemble du champ visuel, la stratégie visuelle exploratoire, la possibilité de réaliser des mouvements oculaires sur ordre oral, sur click auditif, ou stimulation perceptive (somesthésique ou visuelle), la capacité à orienter son attention dans l’espace, à reconnaître, discriminer et mémoriser des formes simples ou complexes, la coordination visuo-motrice. Chez l’enfant, il est maintenant possible d’utiliser la batterie d’évaluation des troubles visuo-attentionnels (EVA) à partir de quatre ans [45] afin de pouvoir dépister et prendre en charge au plus tôt, en particulier avant le CP les enfants porteurs d’une cécité corticale. Une batterie semblable destinée aux bébés de 3 à 24 mois et aux enfants plus grands de 6 à 11 ans est également en cours d’étalonnage dans notre équipe. Cette batterie complète les tests qui ont été développées par le passé [46].
29Le bilan neuropsychologique pratiqué chez les enfants porteurs de troubles neurovisuels d’origine centrale révèle le plus souvent un tableau complexe qui dépasse largement la fonction visuelle. La présence et la sévérité des troubles neuropsychologiques verbaux et non verbaux chez ces enfants dépendent de l’étendue de la lésion et de son étiologie.
Étiologies et corrélats anatomiques des troubles neurovisuels chez l’enfant
30Les étiologies les plus fréquentes de cécité corticale et plus généralement d’amputations du champ visuel et de troubles neurovisuels chez l’enfant sont l’anoxie (ou l’hypoxie) cérébrale pouvant être observées soit dans le cas de la prématurité soit chez des enfants nés à terme [3, 47-49].
31Chez les enfants prématurés, nés essentiellement entre 24 et 34 semaines de gestation, les lésions intéressent surtout la matière blanche autour des ventricules et sont regroupées sous le terme de leucomalacie périventriculaire [50, 51]. Chez les enfants nés à terme, l’hypoxie-ischémie cérébrale prolongée est responsable de lésions du cortex strié, de la substance blanche sous-jacente, des ganglions de la base, du thalamus et du tronc cérébral impliquant souvent également les noyaux des nerfs oculomoteurs et les corps genouillés latéraux qui affectent donc conjointement le contrôle du regard et les afférences vers le cortex visuel [47-49]. Il est à noter que chez ces enfants, l’ensemble du cortex occipital peut être atteint à différents degrés, induisant non seulement une cécité corticale mais également une atteinte des cortex associatifs. Ces enfants ont souvent des troubles cognitifs et moteurs associés, en particulier de type paralysie cérébrale, rendant l’examen visuel et neurovisuel difficile à réaliser. C’est sans doute la raison pour laquelle les cécités corticales sont sous-évaluées chez ces enfants. Des atteintes focales peuvent être à l’origine de cécité corticale et d’autres troubles neurovisuels chez l’enfant telles que les lésions postérieures observées dans le cadre d’AVC ou de traumatismes crâniens. Notons que la cécité corticale s’observe également dans le cadre du syndrome du bébé secoué. De manière moins fréquente, on observe également des cécités corticales dans le cadre de tumeurs cérébrales (avant ou après résection) ainsi qu’à la suite de dysplasies du cortex occipital. Les autres étiologies de troubles neurovisuels, et en particulier d’amputations du champ visuel, retrouvées chez l’enfant sont les infections du système nerveux ventral, telles que la méningite ainsi que les conséquences neurologiques de l’hypoglycémie néo-natale, des troubles métaboliques tels que les maladies mitochondriales, des malformations cérébrales (holoprosencéphalie, schizencéphalie ou lissencéphalie) ainsi que des anomalies chromosomiques qui peuvent d’ailleurs s’accompagner de malformations cérébrales. Il faut préciser qu’associée à ces étiologies ou de manière isolée, ces enfants peuvent également présenter une épilepsie plus ou moins sévère qui peut contribuer aux troubles neurovisuels d’origine centrale [52].
Conclusions et perspectives
32Les troubles neurovisuels sont invisibles, et souvent méconnus par les enfants eux-mêmes qui grandissent sans savoir que leur vision est déficitaire. Il est donc nécessaire de mieux connaître ces troubles pour mieux les dépister, mieux les prendre en charge, le plus précocement possible, mais également pour améliorer le diagnostic différentiel avec les nombreux troubles des apprentissages décrits ces dernières années. Parallèlement, l’étude approfondie et systématique des troubles de l’interaction chez les enfants porteurs de troubles visuels et neurovisuels associée à la caractérisation des particularités visuelles des sujets autistes devrait nous aider à mieux cerner le lien entre ces deux entités sémiologiques [53-56].
33Une plus grande connaissance et reconnaissance de ces troubles devrait donc avoir un impact très important non seulement sur la pratique clinique mais également sur l’approche plus fondamentale et théorique du développement visuel et cognitif de l’enfant typique et atypique.
Lien d’intérêts
34L’auteure déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
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Mots-clés éditeurs : troubles des apprentissages, troubles envahissants du développement, lobe occipital, trouble neurovisuel, enfant
Mise en ligne 14/04/2015
https://doi.org/10.1684/nrp.2015.0330