1 Cet ouvrage d’Estelle Ferrarese propose une critique inédite de la consommation éthique, débouchant sur une nécessaire relance de la discussion sur les mécanismes du marché au sein de l’École de Francfort.
2 La consommation éthique recouvre une pluralité de pratiques : payer un « juste » prix, s’abstenir de certains types d’achat, acquérir des marchandises respectant des normes éthiques relatives à la préservation des êtres humains ou de l’environnement. Le commerce « équitable », le souci de consommer « local » en sont des modalités parmi d’autres. Ces pratiques sont désormais organisées en secteurs de l’économie. Elles sont parfois articulées à un souci de réduire la consommation en elle-même ou le gaspillage. Ces pratiques se caractérisent par un souci des autres, autrui pouvant ici désigner une pluralité d’instances (formes de vie, êtres humains, animaux, espèces végétales ou environnement au sens large…). La consommation éthique est également caractérisée par une certaine négativité en ce qu’il s’agit de s’abstenir de porter tort à autrui (et non pas de prendre en charge une « vulnérabilité » (p. 11)).
3 La critique de ces pratiques n’est pas une nouveauté. On a pu en critiquer la cohérence : ces pratiques semblant tiraillées entre des objectifs contradictoires comme la valorisation de la proximité ou l’aide au développement. Leur radicalité a été interrogée dans la mesure où elles ne visent pas à abolir le marché, mais à réformer la consommation en faisant le pari que cela enclenchera une réforme du salariat et de la production. D’autres travaux ont mis en relief la logique de distinction sociale qui traverse voire commande ces pratiques.
4 Ferrarese mentionne ces formes de critique. Elle ne les conteste pas, mais propose d’adopter un autre « angle d’attaque ». Il ne lui semble pas pertinent de cibler la modération de la consommation éthique eu égard à la critique du marché puisque celle-ci est assumée. Et elle se méfie de toute forme de critique mettant au jour les ambiguïtés et le caractère intéressé de la consommation éthique, dans la mesure où aucun acte de volonté n’obéit jamais à une logique univoque ni ne peut être détaché de ses conditions empiriques.
5 La consommation éthique relève d’une posture « dont la valeur morale tient à la forme du monde qui en résulte » (p. 13). Et c’est sous cet angle que Ferrarese déroule une critique qui se veut sociale et politique (plus que morale) en se concentrant sur les effets de la consommation éthique sur la totalité sociale. Quelle est la forme de monde qui résulte de la consommation éthique ? Telle est la question posée. La réflexion s’enracine dans une prise en compte des distorsions de la consommation éthique dont la motivation majeure (le souci de l’autre) se retourne assez systématiquement contre elle-même (et contre certains autres). Quand la demande en énergie verte aboutit à une déforestation massive et à une augmentation de la pollution dans certaines zones, quand l’usage de couches lavables entraîne une augmentation de la consommation d’eau, on peut parler d’un échec de la consommation éthique et cet échec est l’indice d’une sous-estimation du fonctionnement systématique du marché. Ce que Ferrarese cherche ainsi à appréhender à travers sa critique de la consommation éthique, c’est « l’étanchéité du marché à toute norme qui lui est extérieure, qu’il n’incorpore que sur la base de ses propres impératifs, la resignifiant par là même » (p. 15).
6 La critique est déployée depuis la perspective de la théorie critique de l’École de Francfort, au moyen des analyses de l’échange et de la forme de vie capitaliste développées par T. Adorno. Ferrarese emprunte à de telles analyses des motifs et schèmes de critique dont elle propose des retouches afin d’en faire ressortir l’actualité. Elle montre notamment que les analyses adorniennes permettent d’amender la problématique du capitalisme contemporain comme capitalisme émotionnel – lequel est alors vu comme impliquant « des formes limitées d’empressement vis-à-vis d’autrui, compartimentées, souvent genrées, et subordonnées à leur utilité pour la production et le marché » (p. 16).
7 Le livre comprend quatre chapitres. Le premier chapitre cartographie les pratiques que recouvre la consommation éthique afin de dégager une figure occupant une place centrale : la mesure comme modération et calcul. E. Ferrarese analyse le déploiement du principe de mesure à travers l’idée de « juste » prix ou celle de juste choix entre marchandises. Elle montre d’une part que l’idée de juste prix concourt à une logique de commensurabilité (p. 39) et reconduit une appréhension du monde et des relations sur le mode du dénombrement et du calcul. Il recouvre un régime d’équivalence entre toutes les choses et tous les êtres et envisage les effets pervers du marché en termes de quantité. L’idée de juste prix reconduit – au lieu de subvertir – la logique du marché qui est de tout mettre en équivalence et de tout monétiser. La quantité devient dès lors le mode d’existence de toutes les choses au mépris de l’expérience vécue que nous pouvons en avoir : la pratique du calcul des empreintes écologiques illustre ce point. Abordant le juste choix comme orienté par le souci d’éviter l’extinction de la vie, des espèces ou de la force de travail, Ferrarese interroge le primat éthique accordé aux circuits courts comme circuits éthiques alors que « rien n’y garantit vraiment moins d’exploitation, ou davantage d’attention à autrui dans le processus de production » (p. 50). Le chapitre se conclut par une objection majeure selon laquelle la consommation éthique ne conduit pas à la non-domination au sens que Philip Pettit donne à ce terme : elle recouvre le fait de s’abstenir d’exploiter sans qu’il y ait de garantie contre la menace d’exploitation (p. 52).
8 Le chap. 2 met en relief les lacunes de l’explication moniste et psychologisante des mécanismes du capitalisme à laquelle la consommation éthique nous conduit. Par contraste avec la critique marxienne, la consommation éthique présuppose une indexation de ces mécanismes à une « humeur prédatrice » et à un « envoûtement par les marchandises ». L’appropriation est envisagée comme pulsionnelle, rapportée à un élan prédateur au lieu d’être envisagée comme mécanisme de réduction des coûts de production. De même le fétichisme de la marchandise est ramené à une catégorie de la conscience au lieu d’être analysé comme mécanisme objectif. Est ainsi occultée la façon dont le marché se déploie dans un régime d’objectivité dominant les agents.
9 Le chap. 3 se concentre sur l’individualisation de la responsabilité dont la consommation éthique est porteuse. Ferrarese souligne que la consommation éthique fait de la reproduction du marché et des pathologies qu’il induit (exploitation des travailleurs, asservissement des vies animales, épuisement des ressources, etc.) l’effet de fautes individuelles. Le rôle des États, celui des groupes sociaux et celui des entreprises sont occultés. Les producteurs et distributeurs ne sont vus que comme répondant à une demande (alors qu’ils contribuent à l’orienter). L’approche de la consommation éthique en termes de responsabilité relationnelle ne convainc pas plus Ferrarese. Dans la consommation éthique, souligne-t‑elle : « un petit accomplissement (j’achète au juste prix) se donne pour et caricature un autre (j’assure le salaire décent de chacun) » (p. 86). Ferrarese plaide pour une vision plus réaliste : le marché n’est qu’une suite d’opérations individuelles, l’achat y reste « un exercice solitaire » (p. 96). Cadrée par le marché, la consommation éthique ne peut s’arracher à une forme privée de responsabilité.
10 Le dernier chapitre revient sur la façon dont la consommation éthique se donne comme réponse à la question « comment vivre » : il s’agit dans ce cas de vivre en accord avec la nature. Ferrarese montre que la consommation éthique est ordonnée à une représentation idéalisée de la nature elle-même articulée à un idéal discutable d’authenticité. Ferrarese revisite également la problématique de l’écoféminisme en défendant l’idée que la consommation éthique, en valorisant le rôle des femmes et des mères, débouche sur une « féminisation de la responsabilité environnementale » (p. 120) porteuse d’injonctions problématiques.
11 Ferrarese propose ainsi des arguments convaincants en faveur de sa thèse suivant laquelle la consommation éthique relève d’une « erreur de catégorie ». Cette critique présente en outre l’avantage de mettre en relief une actualité des analyses adorniennes. Son apport réside aussi dans la façon dont Ferrarese prend le contrepied d’une tendance au sein de l’École de Francfort, consistant à mettre au jour des logiques morales immanentes au marché, qu’il s’agisse de penser les institutions économiques comme structurées par des normes morales et des attentes de reconnaissance comme A. Honneth ou de penser l’économie comme ensemble de pratiques sociales normées comme R. Jaeggi. Ces conceptions se sont construites contre les approches de l’économie comme sphère autonome ou système. A contrario, Ferrarese montre l’intérêt qu’il y a à ne pas évacuer trop rapidement ce type de perspective (en évoquant à la fois Habermas et Luhmann) afin de conserver des ressources permettant de penser la façon dont le système économique « désajuste » constamment les intentions et leurs résultats. Il s’agit là d’un des apports un peu « souterrains » du texte et néanmoins très importants dans la mesure où l’A. suggère ainsi de renouveler le débat interne à l’École de Francfort sur la façon de concevoir les mécanismes du marché.