Thierry Hoquet, Les Presque-Humains. Mutants, cyborgs, robots, zombies… et nous, Paris, Éditions du Seuil, « L’Ordre philosophique », 2021, 392 p.
1 Dans Les Presque-Humains. Mutants, cyborgs, robots, zombies… et nous, Thierry Hoquet explore et analyse magistralement les marges de l’humanité. Comment définir l’humain et où fixer la limite entre ce qui l’est pleinement et ce qui ne l’est pas tout à fait (tout en n’étant pas totalement autre chose) ? Comment ces figures marginales peuvent-elles nous éclairer pour saisir notre humanité ? L’intérêt pour la figure du « presque-humain » n’est pas nouvelle – on songe aux enquêtes classiques sur les « monstres » qui ont pu donner naissance à ce que l’on appelait jadis la « tératologie » – et nous révèle que « la forme humaine se décline à l’infini » (p. 158). L’enquête que mène l’A. prend alors deux directions qui correspondent aux deux grandes parties du livre. La première s’attache à définir l’humanité par le déploiement de ses préfixes : préhumains, déshumains, transhumains et posthumains apparaissent comme autant de manières de n’être pas (ou plus) humain et nous aident à cerner ce que peut, par contraste, recouvrir ce concept. La seconde partie de l’ouvrage prend la forme d’un examen touchant à la logique fictionnelle des presque-humains. Elle révèle elle aussi, par une typologie fine et élaborée de ces personnages, la nature incertaine de notre condition.
2 L’A. nous demande d’imaginer qu’un extraterrestre nous observe : quel attribut élèverait-il au rang de caractère fondamental de ce qu’est ou de ce qui fait l’espèce humaine ? Où tracerait-il la limite entre l’humain et le non-humain ? Faut-il chercher ce que l’humain a en propre dans la forme de son corps ou dans sa raison, en suivant respectivement Aristote et Descartes ? Face à ces questions classiques, l’A. n’hésite pas à mêler habilement la philosophie et la fiction : des contes mettant en scène des métamorphoses illustrent par exemple la perspective de Montaigne ?; le problème lockien de l’identité et de la continuité de la conscience appelle quant à lui le film Freaky Friday (Waters, 2003) ou le manga Gunnm (Kishiro, 1990).
3 L’ouvrage navigue également entre l’anthropologie et la biologie de Buffon, Linné et Agamben (entre autres). Dans le contexte qui est celui de la classification naturaliste des êtres en espèces, l’interrogation linéenne au sujet de la distinction entre Homo et Simia, l’analyse du rapport entre Homo sapiens et Homo troglodytes ou encore celle de l’étymologie de l’hapax « Gorillas » (que l’on rencontre donc pour la seule fois dans le récit de voyage dit du « Périple d’Hannon » pour désigner des « femmes velues » et à partir duquel le terme « gorille » fut créé au xix e siècle), nous confrontent à la difficulté de tracer une frontière entre l’humain et le « préhumain » (pensé comme son ancêtre du point de vue de la biologie évolutionniste). Cette limite est incertaine et le préhumain se confond bien souvent avec le « déshumain » (figure de l’individu déchu ayant perdu son droit à l’humanité). L’humanité est alors davantage conçue comme un statut pleinement politique que l’on peut gagner mais également perdre. Les peuples oppressés déshumanisés par les colons ou les nazis en sont autant d’exemples tragiques. Les oppresseurs eux-mêmes, dont on qualifie les actes d’« inhumains », subissent paradoxalement le même sort. L’ouvrage nous invite ainsi à un questionnement moral : peut-on aujourd’hui considérer comme pleinement humain celui ou celle qui traite à son tour les migrants comme des sous-humains ? Mais si l’on peut ainsi échouer à être humain par manque, il faut noter qu’on le peut également par excès. C’est le cas des approches transhumanistes et posthumanistes, qui visent à s’affranchir de la condition humaine. La première, en équipant l’individu et en modifiant ou corrigeant son corps pour gagner en performance ?; la seconde en entretenant l’ambition plus radicale de se passer entièrement du corps biologique en trouvant un support plus à même de servir de réceptacle à l’esprit.
4 Une des nombreuses qualités de l’ouvrage est qu’il ne se contente pas de rapporter les réponses données à la question du propre de l’humain mais qu’il les pare de critiques et de réflexions toujours perspicaces. Pour l’A., l’observation des frontières entre l’humain et ses préfixes d’une part, et l’humain et le presque-humain d’autre part, est une façon de nous confronter pleinement à l’un des traits fondamentaux de notre humanité : son instabilité. Contrairement aux « chats qui naissent chats », l’A. défend la thèse que « les humains ne naissent pas humains » (p. 71). Non seulement être humain consiste à passer par différentes phases ou formes (que sont les différentes périodes de nos vies), mais les figures marginales nous font également réaliser qu’il y a une dimension normative dans l’attribution de l’humanité et qu’elle n’est en aucun cas un statut pérenne. Tous les humains naîtraient dès lors presque-humains et devraient ensuite atteindre puis continuellement entretenir leur humanité. Car celle-ci peut très bien leur échapper, que ce soit de leur propre fait ou malgré eux (l’A. prend l’exemple touchant de la maladie d’Alzheimer qui peut tragiquement nous priver de notre pleine humanité).
5 La seconde partie de l’ouvrage, relativement indépendante de la première, n’en n’est pas moins passionnante. L’A. y présente une classification et une analyse des personnages de presque-humains dans les œuvres de fiction. S’ils y sont omniprésents, c’est qu’ils nous parlent de nous et nous mettent face à nous-mêmes. Ces personnages concrétisent ainsi des ensembles de problèmes et nous sommes invités à « penser ce qui se dit à travers [eux] » (p. 229). L’A. propose ce faisant une analyse très subtile de douze figures de presque-humains. On pourrait craindre d’être écrasé par le poids de cet imposant répertoire mais il n’en est rien. Au contraire, l’A. démêle avec brio les fils qui forment la toile des rapports que les personnages entretiennent les uns avec les autres. Par une analyse historique de ces figures et le commentaire de certaines œuvres les mettant en scène, il parvient à mettre au jour les caractéristiques singulières des presque-humains et révèle comment ces derniers s’agencent les uns par rapport aux autres. L’analyse rejoint et complète finalement celle de la première partie de l’ouvrage : il s’agit en effet de montrer comment ces figures marginales nous permettent de penser l’humain. Plus que cela encore, par l’observation des presque-humains, il s’agit en définitive de nous apprendre à être (plus) humain (et à le rester). Comme l’écrit l’A. dans sa conclusion : « les presque-humains donnent à autrui un visage inédit et nous invitent à prêter attention à la diversité des vies possibles, tissant ainsi la trame d’un monde plus humain » (p. 370).