Couverture de RMM_141

Article de revue

Fichte, poéticien

Pages 125 à 151

Notes

  • [1]
    Voir I. THOMAS-FOGIEL, Critique de la représentation. Étude sur Fichte, Paris, Vrin, « Bibliothèque d'histoire de la philosophie », 2000 ; et A. BERTINETTO, La forza dell'immagine, Milan et Udine, Mimesis, « Morphé » 5, 2010.
  • [2]
    À notre sens, le geste inaugural de l'esthétique romantique consiste à mettre hors jeu les opérations de la raison en les « prolongeant » (l'expression est de Fr. von Hardenberg) au nom de l'art. Aussi le glissement entre discours philosophique et discours artistique qui caractérise le romantisme s'opère-t-il sous le mode de l'annexion du dispositif de l'énonciation rationnelle.
  • [3]
    Pour faciliter la lecture, dans l'appareil de notes nous renvoyons à la pagination de trois éditions de la Grundlage. La traduction de Philonenko est désignée par la mention Principes, alors que la Gesamtausgabe porte le sigle GA. La mention Grundlage renvoie à l'édition Meiner (4e éd., Hambourg, 1997).
  • [4]
    J. G. FICHTE et F. W. J. SCHELLING, Correspondance (1794-1802), trad. fr. M. Bienenstock, Paris, Puf, « Épiméthée », 1991, pp. 92-93.
  • [5]
    Ibidem, p. 96.
  • [6]
    J. G. FICHTE, Rapport clair comme le jour sur le caractère propre de la philosophie nouvelle et autres textes, trad. fr. A. Valensin et P.-Ph. Druet, Paris, Vrin, 1999, pp. 80-81 (nous soulignons). Sauf mention contraire, tous les italiques sont ceux des auteurs cités.
  • [7]
    Nous reviendrons sur le sens de ces concepts.
  • [8]
    Au final, le récit de Schelling s'avère une narration à la troisième personne, alors même que le « narrateur à la troisième personne », nous rappelle Mieke Bal dans un texte incontournable pour ces recherches, « n'existe pas ». Prêter attention à la narration dans un discours qui prétend en faire abstraction, c'est effectivement invalider ce même discours. Ainsi Fichte face à son interlocuteur. Voir M. BAL, « Narration et focalisation. Pour une théorie des instances du récit », Poétique, 1977, no 29, p. 117.
  • [9]
    On relira le texte inaugural de ce volet des travaux de Marin : « À propos d'un carton de Le Brun : le tableau d'histoire ou la dénégation de l'énonciation », Revue des sciences humaines, 1975, vol. XL, no 157, pp. 42-64.
  • [10]
    Sur l'autoréférentialité du pronom je et son double caractère (topologique/temporel), nous renvoyons aux deux articles de Benveniste : « De la nature des pronoms » (1956) et « De la subjectivité dans le langage » (1958), in Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, 1966, pp. 251-266.
  • [11]
    G. GENETTE, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p. 203.
  • [12]
    M. BAL, loc. cit., pp. 107-127.
  • [13]
    Pour sa part, G. Genette a répliqué aux propos de M. Bal dans le Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, « Poétique », 1983, pp. 48-52.
  • [14]
    M. BAL, loc. cit., p. 120.
  • [15]
    Idem.
  • [16]
    Ibidem, pp. 115-121.
  • [17]
    Ibidem, p. 121 sq. Le narrateur est l'instance qui raconte, alors que le focalisateur est l'instance à partir de laquelle le lecteur accède à ce que le récit met en scène. Bien qu'elles soient distinctes, il se trouve que ces deux fonctions vont de pair dans beaucoup de récits. C'est pourquoi M. Bal propose le concept de « narrateur-focalisateur », qui a le mérite de rendre compte de la « solidarité [de ces termes] tout en respectant leur autonomie » (p. 121).
  • [18]
    C'est le lexique de Fichte qui nous autorise à inscrire la Grundlage dans la logique du récit : Erzählung (narration, récit) et Geschichte (histoire) sont les termes choisis pour décrire la démarche. Voir Principes, p. 22 et 104 ; Grundlage, p. 18 et 141 ; GA, I, 2, p. 261 et 365.
  • [19]
    M. BAL, loc. cit., p. 119.
  • [20]
    Idem.
  • [21]
    M.-L. RYAN, « Metaleptic Machines », Semiotica, 2004, no 150, pp. 439-469.
  • [22]
    Nous infléchissons quelque peu la thèse de Genette selon laquelle la « focalisation interne n'est pleinement réalisée que dans le récit en “monologue intérieur” » (G. GENETTE, Figures III, op. cit., pp. 209-210). En effet, l'identité performative du discours de Fichte s'inscrit dans la logique de la focalisation interne sans pour autant relever du monologue : le Moi étant une fonction transsubjective. Par ailleurs, la Grundlage remet en cause la thèse de M. Bal selon laquelle il est « dans la nature du récit que le contenu de l'information ne peut pas être perçu directement par le lecteur » (M. BAL, loc. cit., p. 121). Puisque la Grundlage s'appuie sur les vécus du lecteur pour construire et valider chacune de ses propositions, elle s'avère être le récit de ce que le lecteur perçoit directement.
  • [23]
    Fichte n'a cessé de distinguer le récit « historique » du récit « génétique ». Alors que le premier se caractérise par des procédés de focalisation externe (le récepteur y voit ce qu'autrui lui raconte), le second (qui est employé dans les présentations scientifiques de la Wissenschaftslehre) transmet une expérience que le récepteur doit lui-même réaliser. Le récit génétique est donc un récit à focalisation interne où trois fonctions s'unissent : le narrataire, le focalisé et le narrateur-focalisateur. Tel est le sens qu'il convient d'accorder, nous semble-t-il, à l'expression « histoire pragmatique de l'esprit humain » employée par Fichte pour décrire le procès circulaire de la Doctrine de la science.
  • [24]
    « Il s'agit d'un écrit que je puis recommander fortement afin d'alléger l'étude de la Doctrine de la science » (GA, I, 4, p. 317).
  • [25]
    A. L. HÜLSEN, Prüfung der von der Akad. der Wiss. zu Berlin aufgestellten Preisfrage : Was hat die Metaphysik seit Leibniz und Wolff für Progressen gemacht ?, Altona, Hammerich, 1796, p. 50.
  • [26]
    Fichte met le lecteur en garde contre toute exégèse objectivante du premier principe. Voir Principes, p. 21 ; Grundlage, p. 17 ; GA, I, 2, p. 260. — Sur la question de l'identité chez Fichte, voir I. THOMAS-FOGIEL, Critique de la représentation, op. cit., pp. 69-93.
  • [27]
    Il convient de renvoyer ici aux mises en garde d'Isabelle Thomas-Fogiel contre les lectures réifiantes du premier principe, dans lesquelles le Moi philosophe et le Moi objet sont pensés comme des entités indépendantes. Voir Critique de la représentation, op. cit., p. 192 sq.
  • [28]
    Principes, p. 20 ; Grundlage, p. 16 ; GA, I, 2, p. 259.
  • [29]
    Dans la Nova Methodo, Fichte revient sur le terme Tathandlung : « Ce terme a été l'objet de malentendus. Ce qu'il signifie, et il ne doit rien signifier d'autre, c'est qu'il faut agir intérieurement et observer cette action. Celui qui présente la philosophie à un tiers doit le solliciter à effectuer cet agir. Il doit donc énoncer un postulat » (J. G. FICHTE, La Doctrine de la Science Nova Methodo, trad. I. Radrizzani, Lausanne, L'Âge d'homme, 1989, p. 68 [nous soulignons]).
  • [30]
    Principes, p. 34 ; Grundlage, p. 35 ; GA, I, 2, p. 276.
  • [31]
    J. G. FICHTE, La Doctrine de la Science Nova Methodo, op. cit., p. 68.
  • [32]
    Principes, pp. 25-26 ; Grundlage, pp. 23-24 ; GA, I, 2, pp. 265-266.
  • [33]
    « Ce n'est que maintenant qu'il est possible de dire [nous soulignons] du Moi et du Non-Moi, grâce au concept [de divisibilité] qui a été établi, que tous les deux sont quelque chose » (Principes, p. 30 ; Grundlage, p. 30 ; GA, I, 2, p. 271).
  • [34]
    Principes, p. 30 ; Grundlage, p. 30 ; GA, I, 2, p. 271.
  • [35]
    Principes, p. 30 ; Grundlage, p. 30 ; GA, I, 2, p. 272.
  • [36]
    Nous ne nous pencherons que sur les prémisses du point E, qui est sans conteste le développement le plus complexe (et le plus long) de l'ouvrage.
  • [37]
    La Grundlage, on le sait, est un manuel à l'intention des auditeurs de Fichte. À ce titre, il contient plusieurs types d'énoncés. Il n'entre pas dans notre dessein d'analyser les « didascalies » de la Grundlage dans lesquelles Fichte s'adresse directement au lecteur en vue de commenter ou d'expliciter les propositions scientifiques avancées. Il appartient sans doute à une analyse narratologique exhaustive de les approfondir. Afin d'abréger le propos, nous nous tenons à l'essentiel : les propositions scientifiques, qui sont généralement signalées par Fichte en caractères italiques.
  • [38]
    Principes, pp. 40-42 ; Grundlage, pp. 46-48 ; GA, I, 2, pp. 285-286. Dans ce survol, nous nous appuyons sur les travaux de I. Thomas-Fogiel, notamment sa Critique de la représentation, qui propose une lecture d'ensemble de la Grundlage.
  • [39]
    Principes, p. 41 ; Grundlage, p. 47 ; GA, I, 2, p. 285.
  • [40]
    Principes, pp. 42-44 ; Grundlage, pp. 48-52 ; GA, I, 2, pp. 287-290.
  • [41]
    Principes, p. 42 ; Grundlage, p. 48 ; GA, I, 2, p. 287.
  • [42]
    Principes, p. 42 ; Grundlage, p. 49 ; GA, I, 2, p. 287.
  • [43]
    Principes, p. 42 ; Grundlage, p. 49 ; GA, I, 2, p. 287.
  • [44]
    Principes, p. 43 ; Grundlage, pp. 49-50 ; GA, I, 2, p. 288.
  • [45]
    Principes, p. 44 ; Grundlage, pp. 51-52 ; GA, I, 2, p. 289.
  • [46]
    Principes, p. 44-48 ; Grundlage, pp. 52-58 ; GA, I, 2, pp. 290-295.
  • [47]
    Principes, p. 45 ; Grundlage, p. 53 ; GA, I, 2, p. 291.
  • [48]
    Principes, pp. 45-46 ; Grundlage, p. 53-55 ; GA, I, 2, pp. 291-292.
  • [49]
    Sur cette question, voir I. THOMAS-FOGIEL, Critique de la représentation, op. cit., pp. 108-111.
  • [50]
    Principes, pp. 47-48 ; Grundlage, pp. 56-57 ; GA, I, 2, p. 294.
  • [51]
    Principes, pp. 48-54 ; Grundlage, pp. 56-66 ; GA, I, 2, pp. 295-301.
  • [52]
    Principes, pp. 48-49 ; Grundlage, p. 58 ; GA, I, 2, p. 295.
  • [53]
    Principes, p. 49 ; Grundlage, pp. 58-59 ; GA, I, 2, p. 295.
  • [54]
    Principes, p. 51 ; Grundlage, p. 62 ; GA, I, 2, p. 298.
  • [55]
    Principes, pp. 54-108 ; Grundlage, pp. 66-146 ; GA, I, 2, pp. 302-369.
  • [56]
    Principes, p. 55 ; Grundlage, p. 67 ; GA, I, 2, p. 302.
  • [57]
    Principes, p. 55 ; Grundlage, p. 68 ; GA, I, 2, p. 303.
  • [58]
    Principes, p. 56 ; Grundlage, p. 69 ; GA, I, 2, p. 304.
  • [59]
    Voir I. THOMAS-FOGIEL, Critique de la représentation, op. cit., pp. 120-249.
  • [60]
    Principes, p. 58 ; Grundlage, p. 70 ; GA, I, 2, p. 305.
  • [61]
    Principes, pp. 57-59 ; Grundlage, pp. 69-72 ; GA, I, 2, pp. 304-306.
  • [62]
    I. THOMAS-FOGIEL, Critique de la représentation, op. cit., p. 142.
  • [63]
    G. GENETTE, « De la figure à la fiction », in J. PIER et J.-M. SCHAEFFER (dir.), Métalepses. Entorses au pacte de la représentation, Paris, EHESS, 2005, p. 23.
  • [64]
    G. GENETTE, Figures III, op. cit., p. 244.
  • [65]
    M.-L. RYAN, « Metaleptic Machines », art. cit., p. 440.
  • [66]
    Idem.
  • [67]
    M.-L. RYAN, « Logique culturelle de la métalepse ou la métalepse dans tous ses états », in PIER et SCHAEFFER, op. cit., pp. 205 sq.
  • [68]
    Ibidem, p. 206.
  • [69]
    Idem.
  • [70]
    M.-L. RYAN, « Metaleptic Machines », art. cit., p. 442. L'exemple paradigmatique de M.-L. Ryan est la pièce de Luigi Pirandello, Six personnages en quête d'auteur. Nous pourrions citer des exemples romantiques, notamment les deux pièces que Ludwig Tieck a conçues dans la foulée de la Grundlage : Ein Prolog (1796) et Die verkehrte Welt (1798).
  • [71]
    Ibidem, p. 444.
  • [72]
    Idem. Nous soulignons.
  • [73]
    Il se pourrait que la théorie des métalepses, dont l'objet premier a été la fiction littéraire, soit à repenser en fonction de ses contextes. Le discours philosophique ayant sa propre grammaire et son propre mode de fonctionnement, nous soupçonnons que la métalepse en philosophie risque de recouvrir des cas auxquels les narratologues n'ont pas songé…
  • [74]
    Principes, p. 103 ; Grundlage, p. 139 ; GA, I, 2, p. 363.
  • [75]
    Principes, p. 103 ; Grundlage, p. 139 ; GA, I, 2, p. 363.
  • [76]
    Bien entendu, cette théorie elle-même n'est pas feinte.
  • [77]
    G. GENETTE, Fiction et diction, Paris, Seuil, « Poétique », 1991, p. 48.
« Reprenons donc. L'objet de la poétique, disais-je à peu près, n'est pas le texte […] mais l'architexte, ou si l'on préfère l'architextualité du texte »
(G. GENETTE, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 7).
« [Celui] qui entreprend avec nous la présente recherche, est lui-même un Moi qui a, depuis longtemps déjà, accompli les actes qui sont ici déduits […]. Il a donc déjà, avec nécessité, achevé l'œuvre tout entière de la raison et maintenant il se détermine en pleine liberté à effectuer encore une fois cette opération et à examiner le procès, qu'il a déjà décrit lui-même, sur un autre Moi, qu'il place arbitrairement au point dont il était lui-même parti et sur lequel il réalise l'expérience. Le Moi qui doit être l'objet de l'examen parviendra, à un moment, au point en lequel se trouve à présent le spectateur ; en ce point tous deux s'unifieront et par cette unification le procès circulaire [Kreisgang], proposé comme tâche, sera achevé »
(J. G. FICHTE, Principes de la Doctrine de la science (1794-1795), trad. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1990, p. 153).

1 Le titre du texte que l'on va lire maintenant risque d'en faire sourciller plus d'un : Fichte, narratologue ? c'est-à-dire théoricien des instances du récit ? Telle est pourtant l'hypothèse que nous souhaitons avancer ici.

2 Cette réflexion s'inscrit dans la foulée de quelques travaux récents selon lesquels Fichte serait à l'origine d'un « tournant pragmatique » dans la philosophie post-kantienne [1]. Pour notre part, nous souhaitons participer à ce débat dans une optique plutôt historique que philosophique. En effet, notre propos relève d'un projet de recherche d'histoire de l'art dans lequel nous posons à nouveaux frais la question du lien entre Fichte et les romantiques allemands (Fr. Schlegel, A.-W. Schlegel, Fr. von Hardenberg et C.-D. Friedrich). Si bien que notre approche de Fichte est motivée par des enjeux interdisciplinaires. D'où notre usage de méthodes qui ne retiennent pas spécialement l'attention des historiens de la philosophie allemande : la narratologie de Gérard Genette, la théorie de l'énonciation d'Émile Benveniste, la théorie de la dénégation de l'énonciation de Louis Marin.

3 Bien que le lien entre Fichte et le romantisme ait souvent été signalé dans l'historiographie, selon notre hypothèse les romantiques n'ont privilégié chez Fichte ni les contenus particuliers censés être investis dans la Doctrine de la science (théorie du sujet, théorie de la liberté), ni les enseignements politiques imputés à cet auteur (républicanisme, nationalisme, universalisme du droit). À vrai dire, le projet romantique tel qu'envisagé par les praticiens de la première heure a pour matrice la performativité du message fichtéen, c'est-à-dire la structure aussi bien communicationnelle que pédagogique de la Doctrine de la science comme discours. De sorte que la spécificité pragmatique de l'œuvre d'art romantique ne devient visible, pour ainsi dire, que si l'on comprend au préalable les principaux enjeux pragmatiques du discours fichtéen [2].

4 Dans ce qui suit, nous nous bornons à approfondir, dans le texte, une seule dimension de cette pragmatique imputée à Fichte, à savoir l'épistémologie de l'énonciation qui anime la Grundlage[3]. Nous souhaitons que cet essai soit lu comme une pièce à verser dans le dossier de la généalogie pré-austinienne de l'énoncé performatif. Du reste, en approfondissant les « figures » narratives de Fichte, notre texte peut aussi se lire comme une critique de la doxa déconstructionniste, selon laquelle la poétique signerait la mort de la philosophie. Or, il en va autrement chez Fichte, dont l'idée de système s'est développée, nous le verrons, en thématisant les conditions poétiques du discours philosophique ainsi que le mode de présentification (Darstellung) de ce dernier.

MODE ET VOIX

5 Fichte est l'auteur d'une théorie de l'énonciation dont la matrice est l'énoncé performatif tel que l'entend Austin, soit l'identité de l'acte illocutoire et du contenu propositionnel. Pour s'en convaincre, il convient d'évoquer brièvement la critique que Fichte adressait à l'endroit du jeune Schelling.

6 Après avoir lu l'exemplaire du Système de l'idéalisme transcendantal que Schelling lui avait envoyé à Berlin par l'entremise d'un intermédiaire inconnu (lettre de Schelling à Fichte datée du 31 octobre 1800) [4], Fichte écrivit ceci à l'intention de son « disciple » le 15 novembre suivant :

7

La science qui, par une abstraction raffinée, ne se fait un objet que de la nature, doit assurément (précisément parce qu'elle fait abstraction de l'intelligence) poser la nature, en tant qu'objet absolu ; et faire en sorte que celle-ci se construise elle-même au moyen d'une fiction ; exactement comme la philosophie transcendantale doit faire en sorte que la conscience se construise elle-même, par une fiction semblable[5].

8 On notera la double inflexion de la critique de Fichte, qui s'attarde à expliciter autant les actes posés dans la réflexion schellingienne – l'abstraction (de l'intelligence), la position (de la nature), etc. –, que le statut (en l'occurrence fictionnel) des énoncés qui y sont véhiculés. On notera cependant que la différence entre la philosophie de la nature et la philosophie transcendantale ne tient pas selon Fichte au caractère fictionnel de ces démarches qui se déploient toutes deux, peut-on lire, sous le mode de la feintise. Comment alors les distinguer ? C'est très exactement l'enjeu d'un chapitre du Rapport clair comme le jour publié dès l'année suivante (1801) comme une sorte de riposte à Schelling (qui n'y est toutefois pas nommé) :

9

Prendre ce « tout se passe comme si » pour un « tout se passe ainsi », prendre cette fiction pour le récit d'un événement réel, qui se serait produit quelque part à une certaine époque, c'est une faute grossière. Croyez-vous donc, qu'en construisant systématiquement la Conscience fondamentale dans la [Doctrine de la science], nous prétendions fournir l'histoire de ce qu'a fait la conscience avant d'exister, raconter la vie d'un homme avant sa naissance ? Comment le pourrions-nous seulement, nous qui affirmons que la Science n'existe jamais qu'avec tous ses éléments à la fois, nous qui ne voulons pas d'une conscience avant toute conscience, et indépendamment de toute conscience [6].

10 Dans ces citations télescopées, on peut saisir la stratégie de Fichte sur le vif : en opérant un rapprochement entre conscience et énonciation sur la base de leur caractère positionnel commun, Fichte s'appuie ici sur la structure autoréférentielle du discours pour invalider le point de vue de son adversaire. Dans cette optique, il n'est pas légitime d'avancer des propos rationnels sur l'en-soi, car ce type de discours s'énonce à partir d'un point de vue situé qui contredit l'absence de point de vue que l'énonciateur impute à ce qui est en-soi. Dans une perspective narratologique on pourrait affirmer : il n'est pas de mode sans voix [7]. Ou en termes benvenistiens : il n'est pas d'histoire sans discours.

11 L'essentiel du propos de Fichte consiste donc à rappeler son interlocuteur à l'ordre en lui montrant le lieu du discours – l'énonciation étant un acte situé dans une sorte de topographie illocutoire structurée par une logique différentielle : je-tu /il[8]. Le discours sur l'en-soi, quant à lui, prétend s'en extraire par la ruse de la dénégation de l'énonciation que Louis Marin a analysée dans ses travaux sur la représentation [9]. Ainsi, la stratégie fichtéenne en matière de critique du discours peut se comprendre aisément en termes narratologiques : est vrai tout énoncé dans lequel le mode et la voix concordent, alors que les propositions fausses relèvent d'une contradiction entre l'énonciation (la voix) et le point de vue impliqué par le contenu propositionnel (le mode, c'est-à-dire le champ de conscience du focalisateur). Opérer la relève de la « perspective » tout en demeurant cohérent sur le plan pragmatique, tel est donc l'enjeu.

12 Mais il ne s'agit pas seulement d'une question de « lieu ». En effet, la dimension énonciative du discours qui dit vrai se caractérise aussi par une temporalité qui lui est propre : la simultanéité du dire et du faire. Si le discours de Schelling se révèle faux, nous rappelle Fichte, c'est parce qu'il n'arrive pas à articuler le temps de la narration avec le temps du narré. Et c'est la raison pour laquelle le récit de la genèse du Moi à partir d'éléments naturels dépourvus de conscience est un non-sens en regard de la Doctrine de la science, système dont le principe fédérateur est l'identité (topologique, temporelle) du je qui parle et du je dont il parle (Moi = Moi)[10].

13 Temps et lieu pragmatiques sont donc les éléments fondamentaux de la narratologie fichtéenne que nous allons maintenant approfondir en postulant que la Grundlage, texte clé du corpus fichtéen, contient une théorie de son propre procès énonciatif. Fichte y est à la fois philosophe et narratologue, si bien que l'ultime critère en matière d'épistémologie fondamentale, c'est l'unité des instances énonciatrice et focalisatrice.

14 Pour mieux comprendre cet enjeu, il convient de rappeler ici quelques concepts cardinaux de la narratologie qui éclairent de façon particulièrement féconde la problématique fichtéenne.

15 Dans le chapitre de Figures III consacré aux modes du discours, Gérard Genette opère une distinction entre le mode et la voix. Le mode, écrit-il, est lié à la question : quel est le personnage dont le point de vue oriente la perspective narrative ? alors que la voix implique « cette question tout autre : qui est le narrateur[11] ? ». Aussi la distinction entre le mode et la voix est-elle une opposition entre focalisation (qui voit ?) et énonciation (qui parle ?).

16 Or, dans un article publié quelques années plus tard (1977) dans la revue Poétique[12], Mieke Bal est revenue sur cette distinction en postulant que la dimension focalisatrice du récit a partie liée avec l'énonciation [13]. C'est ainsi qu'elle propose une nouvelle théorie des instances du récit s'articulant autour de l'idée d'un enchâssement des niveaux narratifs. La focalisation, affirme-t-elle, ne serait pas limitée aux seuls cas où le narrateur en « sait moins que le narrateur omniscient [14] ». Par ailleurs, la focalisation constituerait à ses yeux un « outil analytique, propre à rendre compte du fonctionnement spécifique de chaque récit particulier, à y discerner les figures[15] ». La focalisation serait une fonction de sélection (du « centre d'intérêt » du récit) que le narrateur peut céder à une instance subordonnée (un personnage, un objet). Dans certains récits, cette dernière peut aussi prendre en charge la narration, la céder à son tour (à une instance qui lui est subordonnée) ou la restituer au narrateur initial, et ainsi de suite. Le concept de focalisation engloberait donc plusieurs niveaux : à tout focalisateur correspond un « focalisé », de même que tout narrateur possède son « narré » [16].

17 À la lumière de ces rappels, voici l'hypothèse de lecture que nous souhaitons proposer ici : dans la Grundlage, l'instance qui « voit » et l'instance qui « parle » doivent se fondre en une unité cohérente qui seule peut relever le défi que le texte pose dès ses premières pages, à savoir comment penser le Moi de façon immanente tout en prenant acte de sa dualité constitutive (sa « sujet-objectivité »). Ainsi le narrateur-focalisateur [17] qui prend la parole au tout début du texte (le Moi absolu/le sujet de l'énonciation) a-t-il pour finalité de raconter le récit du Moi « observé » (le sujet de l'énoncé/le focalisé), récit qui doit être lui-même conforme au point de vue de l'énonciation [18].

18 La structure narratologique de la Grundlage s'articule alors en deux temps : le texte a pour point d'amorce un récit à focalisation externe (c'est-à-dire un récit qui est raconté « à partir du narrateur [19] »), et pour dénouement un récit à focalisateur interne (où l'histoire se raconte « à partir de tel personnage », qui devient ainsi « le sujet de la présentation » [20]). Par ailleurs, en raison de la finalité autoréférentielle de la démarche (assurer l'identité de l'énonciation et de l'énoncé), le narrateur-focalisateur (le philosophe) doit tenir un discours très particulier sur le Moi observé (le focalisé), dans lequel le récit à focalisation externe doit produire, à terme, la synthèse de l'instance narrative et de l'instance narrée. Le point conclusif de la démarche est donc atteint dès que le focalisé devient le focalisateur, c'est-à-dire lorsqu'il accède au niveau de l'énonciation et s'unit par là au narrateur-focalisateur initial. Pour ce faire, Fichte emploie un procédé narratif pour le moins original : la métalepse pragmatique. Si la métalepse recouvre normalement des cas de transgression narrative où un personnage migre d'un niveau du récit à un autre [21], la métalepse qui signe le point culminant de la Grundlage met en scène le lecteur réel dans le récit (la représentation) qu'il anime [22]. Aussi la transformation du récit à focalisateur externe en récit à focalisateur interne se solde-t-elle par l'invention d'un nouveau procédé narratologique qui est peut-être unique dans l'univers des discours [23].

L'IDENTITÉ PERFORMATIVE (§ 1)

19 L'économie narrative de la Grundlage est motivée par une idée relativement simple, compte tenu des acquis de la pragmatique contemporaine. Pour le dire à partir d'une remarque d'August Ludwig Hülsen figurant dans un opuscule que Fichte tenait pour une excellente introduction à la Doctrine de la science [24] : « [Der] Gelehrter soll kein Gelehrter, sondern er soll ein Mensch seyn » (littéralement : « Le savant ne doit pas seulement être un savant, mais il doit encore être un homme ») [25]. Bien entendu, cet énoncé décrit un cercle qui enferme autant la raison comme rapport à soi de la conscience savante que le discours qui est censé re-dire cette même conscience.

20 À coup sûr, l'intérêt de la phrase de Hülsen tient au fait qu'elle permet de décrire en termes inusités le premier principe de la Grundlage. Ainsi, on notera le type d'identité qui sous-tend l'énoncé, dans lequel le point de vue philosophique (Gelehrter) se mesure à l'aune de la conscience commune (Mensch) et vice versa. Ici, l'identité n'est pas de type logique ou ontologique, mais relève d'une opération qui est à proprement parler de nature pragmatique : l'acte inaugural de la philosophie, peut-on lire en filigrane, est un acte autoréférentiel [26]. Et c'est bien ce que dit Fichte en postulant que le principe fondamental de la Doctrine de la science s'exprime par le syntagme « je suis » (Ich bin) ou par la formule Moi = Moi (Ich = Ich). Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit sans conteste d'un performatif (et peut-être même de l'énoncé performatif le plus primitif qui soit), en ceci que l'« être » du narrateur dont il y est question (en l'occurrence le Moi) n'a de réalité que dans la mesure où il est l'objet du discours de ce même Moi-narrateur. Dès lors, narrateur et narré se forment l'un à l'image de l'autre – c'est la condition sine qua non pour qu'il y ait discours (comme le confirme par ailleurs la linguistique de Benveniste). Au final, le rapport entre Mensch et Gelehrter s'avère être un rapport entre les instances intrinsèques du discours [27].

21 Ainsi, d'un point de vue narratologique, le problème posé dès les premières pages de la Grundlage est de savoir comment le narrateur philosophique peut prendre acte de l'énonciation dans l'élaboration d'un discours de raison. À quoi nous pouvons répondre dès à présent : en s'incluant comme voix (s' = Mensch) à tout moment dans la « perspective » du narré. La philosophie a donc pour « figure » l'accord du narrateur avec lui-même : dédoublement du Mensch dans le Gelehrter et déploiement de la logique du Gelehrter dans la posture même du Mensch, tel est le mouvement de la pensée qui dit vrai.

22 L'identité de type pragmatique est donc ce sur quoi repose l'intelligibilité même de la Grundlage et de son premier principe, Ich bin, qui est l'expression d'un acte langagier, comme le signale Fichte dans un langage qui ne saurait être plus précis : « [Le Moi] est en même temps le sujet de l'acte et le produit de l'acte ; il est l'action et l'effet de l'activité. » À quoi il ajoute aussitôt : « acte et action sont une seule et même chose ; il s'ensuit que le : Je suis exprime [uneTathandlung] » [28]. Le premier principe, Ich bin, est donc à la fois la réalisation personnelle d'un acte (Handlung) qui est son propre résultat (Tat) et la conscience de cet acte – le mot Tat désignant un fait : celui correspondant à l'acte accompli. Réalité donc, « objet », qui n'est nul autre que le geste de production lui-même [29]. On ne saurait trouver meilleure description de l'énoncé performatif et de son efficace.

LA MISE EN PLACE DU RÉCIT (§ 2-3)

23 Si le point d'amorce de la Grundlage relève d'un mouvement autoréférentiel, comment une telle démarche, sans extériorité et sans reste, peut-elle être tenue pour féconde ?

24 D'une part, le principe de l'identité pragmatique fournit à la philosophie une image de l'ensemble du discours rationnel, du moins quant à sa forme. En effet, la totalité systématique de la philosophie doit être comme le Moi. Ainsi, puisque le Moi n'est rien d'autre que la synthèse originaire des deux éléments polarisés dans tout discours possible, il permet de surmonter tout élément en opposition :

25

Cette thèse [du Moi comme principe d'unification des opposés], rapportée à notre système, donne au tout sa cohérence et sa perfection [Vollendung] ; il doit y avoir un système et un système un ; l'opposé doit être composé, tant qu'il demeurera quelque chose d'opposé, c'est-à-dire jusqu'à ce que l'unité absolue soit produite [30] […].

26 Le système a donc pour matrice l'identité réflexive réalisée au § 1. Autant dire que le discours doit être à l'image de la raison, puisque la raison, de par son caractère autoréférentiel, est à l'image du discours.

27 D'autre part, la fécondité du principe tient aux contenus positifs qu'il permet à la réflexion philosophique d'engendrer : « La Doctrine de la science commence par poser un Moi », nous rappelle Fichte dans la Nova Methodo, « mais ce Moi, elle ne veut pas l'analyser, sans quoi ce serait une philosophie creuse ; au contraire, elle fait agir ce Moi suivant ses lois propres et construire par là un monde [31] ». L'ensemble de la démarche sera donc une réflexion portant sur leMensch menée du point de vue du Gelehrter ; ou, inversement : il s'agira d'une réflexion menant à la Menschheit du Gelehrter. Mais si, nous l'avons vu, ces deux « situations » sont tenues pour identiques, le problème de la philosophie s'avère être un problème d'énonciation : que pouvons-nous dire sur l'homme afin d'honorer l'exigence de l'identité posée d'entrée de jeu ?

28 Dans la Grundlage, cette exigence se traduit par la mise en relation des trois instances qui animeront le discours : le « Moi absolu » (expression recouvrant le sujet de l'énonciation), le Moi « observé » et le « Non-Moi » (terme désignant la différence dans sa plus grande généralité). Comment dire l'identité et la différence sans trahir la réflexivité du discours ? Tel est l'enjeu.

29 Par le biais d'un raisonnement que nous éludons, Fichte admet au § 2 un acte d'opposition (dans lequel apparaît l'instance de différence qu'est le Non-Moi) [32]. De plus, au § 3, afin de ne pas sombrer dans une contradiction, le philosophe-énonciateur opère un premier acte de synthèse dans lequel Moi et Non-Moi sont pensés ensemble sous le signe de la divisibilité. Au § 3, le Moi acquiert donc un nouveau sens : il n'est plus le Moi absolu du premier principe, mais il est maintenant « quelque chose », c'est-à-dire une entité sur laquelle nous réfléchissons et à laquelle nous opposons un Non-Moi [33]. Cette mise en relation – dont le levier sera le Moi absolu – du Moi et du Non-Moi observés déterminera l'ensemble du raisonnement. Dans ces trois moments (§ 1-3), les éléments principaux du « récit » fichtéen sont donc donnés : Moi, Non-Moi, l'exigence de leur composition en fonction de l'identité réflexive du discours.

30 C'est alors au § 3 que l'architecture narrative de la Grundlage se précise : « Il s'ensuit que le Moi, dans la mesure où un Non-Moi lui est opposé, est lui-même opposé au Moi absolu [34]. » Autrement dit, nous chercherons désormais un terme fédérateur pour jeter un pont entre l'identité absolue et sa négation. Ainsi, la divisibilité du Moi a pour résultat de déterminer la structure générale de la Grundlage. Deux facteurs orienteront tous les développements ultérieurs, à savoir le point de vue de l'énonciation, que Fichte appelle désormais das absolute Ich, et la relation que ce Moi absolu observe : celle du Moi et du Non-Moi divisibles. La proposition exprimant cette idée est : « J'oppose dans le Moi un Non-Moi divisible au Moi divisible » (Ich setze im Ich dem teilbaren Ich ein teilbares Nicht-Ich entgegen)[35]. Expression que nous sommes en droit de convertir ainsi : le sujet de l'énonciation ou le lecteur-philosophe-énonciateur(Ich) est ce à partir de quoi (setze im Ich) une réflexion sur le sujet de l'énoncé et sur ce qui lui revient en propre (dem teilbaren Ich ein teilbares Nicht-Ich entgegen) sera menée. Par ailleurs, il convient de souligner que le sujet de l'énoncé (ce sur quoi portera la réflexion) s'oppose maintenant autant au Non-Moi qu'au Moi absolu. Ainsi, si le Moi absolu était initialement identité, la situation s'est maintenant complexifiée, car le Moi observé est maintenant opposé au Moi absolu, de sorte que le point de vue du Gelehrter se révèle ne plus correspondre à celui du Mensch.

31 En termes narratologiques, la proposition J'oppose dans le Moi un Non-Moi divisible au Moi divisible signifie : Je (le narrateur-focalisateur) oppose dans le Moi (il met en scène pour lui-même, mais aussi pour tout spectateur éventuel) un Non-Moi divisible au Moi divisible (ce sont là les instances focalisées). Dès lors, le « centre d'intérêt » (M. Bal) du récit de ce narrateur-focalisateur Je porte sur un je observé qui est mis en relation avec un « objet » (au sens le plus abstrait : le Non-Moi) qui est opposé à ce dernier.

32 Mais le Moi divisible, qui est observé, n'est pas pour autant un énonciateur. Cette difficulté détermine la tâche à accomplir. L'énonciateur (le Moi absolu) ne tient pas pour le moment un discours qui soit à l'image de l'identité pragmatique posée au début. Il faut donc trouver une solution en transformant le récit afin qu'il concorde avec le plan de la narration (il faut que le Moi divisible parvienne à prendre en charge l'énonciation et la focalisation). Ce faisant, il rejoindra le point de vue du narrateur-focalisateur, alors que celui-ci cédera la fonction focalisatrice au focalisé (le Moi observé). Le procès de solidarisation de ces fonctions narratologiques équivaut à la synthèse des deux Moi et à la réalisation d'un « récit performatif » : un récit dans lequel le sujet de l'énonciation raconte la genèse du narrateur de ce même récit racontant la genèse du sujet de l'énonciation…

LA REPRÉSENTATION (§ 4, POINTS A-E)

33 Ces éléments étant posés, nous aboutissons, au § 4, à la problématique de la représentation. Nous nous bornons à commenter les cinq premiers développements du paragraphe, soit les points A à E [36]. Afin d'abréger l'analyse, nous résumons l'enjeu de chaque point en en proposant une lecture narratologique [37].

Point A.

34 Le point A [38] a pour fonction de nommer la proposition principale qui régira l'ensemble des développements du § 4, qui est la partie de la Grundlage consacrée à la philosophie théorique et donc à la question de la représentation (Vorstellung). Dans l'optique fichtéenne, la représentation n'est qu'une des figures possibles de la mise en relation du Moi et du Non-Moi divisibles, instances que nous avons déduites au § 3. Autrement dit, bien que les § 1-3 fournissent la méthode, le contenu de la démarche réside dans un second acte de réflexion où le philosophe se propose de réfléchir sur un Moi (qu'il se représente) en vue de répondre à la question : comment ce Moi arrive-t-il à se penser soi-même ? Ce Moi étant un être fini et doué de raison, il convient de l'envisager comme une instance pouvant admettre l'altérité (au sens le plus général : le Non-Moi). D'où le caractère récursif de la problématique de la représentation. Ainsi, la tâche revenant au philosophe sera d'établir les conditions permettant au Moi représenté d'accéder au point de vue du narrateur, qui implique, entres autres, la représentation. La proposition scientifique correspondant à cette étape de l'analyse (que Fichte appelle la Hauptsatz) est : « das Ich setzt sich selbst, als beschränkt durch das Nicht-Ich » (« le Moi se pose lui-même comme limité par le Non-Moi ») [39].

35 Cette proposition à laquelle nous aboutissons (et dont le statut demeure problématique) a pour équivalent narratologique la conversion (à construire) d'un récit à focalisateur externe en récit à focalisateur interne. En effet, la totalité des développements des points A-D seront énoncés à partir du Moi absolu (le narrateur-focalisateur). Le focalisé, quant à lui, ne pourra accéder au niveau du focalisateur qu'au moment où il prendra acte de ses propres gestes et, par là, de la représentation ; c'est-à-dire au moment où il pourra « se poser comme limité par le Non-Moi » (au point E). Dès lors, le statut problématique de la proposition sera levé et les conditions réelles de son effectuation seront acquises.

Point B.

36 Cependant, en approfondissant la proposition initiale, Das Ich setzt sich selbst, als beschränkt durch das Nicht-Ich, une contradiction surgit. Pour l'essentiel, le point B [40] a pour fonction d'articuler clairement ce nouvel enjeu. En effet, on peut interpréter la Hauptsatz de deux façons antinomiques : d'une part, il est loisible d'insister sur le versant passif du Moi dans la proposition, si bien que « le Non-Moi (actif) détermine le Moi (qui dans cette mesure est passif ») [41]. D'autre part, il est tout aussi légitime d'interpréter la Hauptsatz dans le sens contraire : « Le Moi se détermine lui-même (par une activité absolue) [42]. » Les deux sens étant symétriquement opposés. Au demeurant, la contradiction tient à l'ambiguïté du statut du Moi dans la proposition initiale (la Hauptsatz) : celui-ci est à la fois actif et passif, agent et objet. En elle-même, la contradiction constitue une invite à la surmonter. Il convient ainsi de composer les contraires qui y sont indiqués.

37 Une remarque méthodologique s'impose : si nous sommes incapables de lever l'aporie, l'ensemble de la démarche – y compris le premier principe – sera invalidé, car la Hauptsatz a été formulée en fonction de tous ces éléments préalablement admis, à l'aide du principe de l'identité réflexive. Le défi à relever est donc de taille : l'échec de n'importe quelle proposition impliquée dans l'enchaînement de la Grundlage met en péril le fondement même du système. Aussi la réalité du procès qui y est décrit tient-elle au succès de sa performance. On l'aura compris, la logique du discours performatif sous-tend chaque étape du raisonnement ainsi que le raisonnement dans sa totalité. C'est bien ce qu'écrit Fichte de façon quelque peu télégraphique en se penchant sur le problème qui retient l'attention ici :

38

Deux propositions, qui sont contenues dans une seule et même proposition, se contredisent : elles se suppriment donc et la proposition en laquelle elles sont contenues se supprime aussi. C'est ce qui se passe avec la proposition ci-dessus établie : elle se supprime par conséquent elle-même. Mais elle ne doit pas être supprimée si l'unité de la conscience ne doit pas être supprimée : il nous faut donc essayer de composer les contraires indiqués [43] […].

39 Afin de lever la contradiction, Fichte postule (la logique du performatif l'oblige) que le concept fédérant ces deux termes se trouve déjà dans le discours du philosophe-narrateur (et, par extension, dans la conscience du lecteur), en raison de sa constitution de Mensch. C'est la raison pour laquelle Fichte propose au lecteur de réfléchir sur ce qu'il a accompli jusqu'à présent. La solution, promet-il, se révélera d'elle-même. Ainsi, chaque moment du parcours se révèle un approfondissement du point de départ ; en réalisant la construction du discours dans la Grundlage, le lecteur éclaire progressivement le sens du performatif admis initialement : Ich bin.

40 En simplifiant les termes polarisés (activité et passivité), Fichte soutient que l'aporie ici en cause est semblable à la contradiction rencontrée au § 3, où réalité (§ 1) et négation (§ 2) s'opposaient. La solution du point B a donc pour équivalent celle du § 3, qui consistait justement à limiter la sphère de validité des deux termes antinomiques : « Dans une proposition est affirmé ce qui dans l'autre est nié. Ce sont donc la réalité et la négation qui se suppriment ; et ce sont elles qui ne doivent pas se supprimer, mais se composer ; ceci s'opère (§ 3) par limitation ou détermination [44]. »

41 Nous aboutissons à un nouveau concept, celui de la détermination réciproque (Wechselbestimmung). En limitant, nous distribuerons désormais activité et passivité de façon symétrique entre les deux termes que sont le Moi et le Non-Moi :

42

Par conséquent le Moi pose de la négation en soi, dans la mesure où il pose de la réalité dans le Non-Moi et de la réalité en soi, dans la mesure où il pose de la négation dans le Non-Moi ; il se pose donc comme se déterminant, pour autant qu'il est déterminé ; et comme étant déterminé, pour autant qu'il se détermine ; la question posée, dans la mesure où elle était posée, est résolue. […] Par la détermination de la réalité ou de la négation du Moi est en même temps déterminée la négation ou la réalité du Non-Moi ; et inversement [45].

43 D'un point de vue narratologique, le récit a maintenant accédé à un second niveau : alors que dans le § 3 la Hauptsatz de Fichte s'énonçait à la première personne du singulier (« J'oppose, dans le Moi… »), le narrateur-focalisateur du § 3 cède maintenant la fonction focalisatrice au focalisé (du moins de façon expérimentale). En effet, la proposition subordonnée Das Ich setz sich selbst, als beschränkt durch das Nicht-Ich s'énonce à partir du Ich représenté (c'est-à-dire le Moi divisible de la Hauptsatz). Mais puisque celle-ci possède encore un statut problématique, il s'agira désormais de mettre en place les conditions discursives permettant de convertir cette proposition en affirmation à valeur apodictique (par la réalisation effective du performatif, qui, pour l'instant, demeure « infelicitous »).

44 Autant dire que nous dissocions toujours la fonction narrative (le Je qui parle) de la fonction focalisatrice (le Moi représenté). À titre anticipatif, signalons que le dénouement du § 4 aura lieu lorsque le Moi représenté prendra acte de sa fonction et assumera pleinement la focalisation. Pour ce faire, nous le verrons, le texte fera intervenir le lecteur en transgressant les niveaux diégétiques. Voici les grandes lignes de cette transformation des instances du récit.

Point C.

45 Au point C [46], il convient de revenir sur la première interprétation de l'énoncé principal (Hauptsatz) : le Non-Moi détermine le Moi. Est-ce un énoncé recevable ? Au point B, le concept de détermination réciproque nous a contraints à répartir l'activité et la passivité à parts égales entre le Moi et le Non-Moi. Ainsi, si nous posions une somme d'activité dans le Moi, il fallait poser la même somme de passivité dans le Non-Moi et vice versa. Mais le point d'ancrage de cette dynamique importait peu, puisque le concept de détermination réciproque n'impliquait pas de directionnalité. Cette insuffisance engendre une nouvelle contradiction. Une analyse plus poussée de la Hauptsatz nous oblige alors à approfondir le concept de détermination réciproque : il faudra en déterminer la direction.

46 En réfléchissant sur l'énoncé le Non-Moi (actif) détermine le Moi (qui est donc passif), une nouvelle contradiction surgit (nous prions le lecteur de prêter attention aux expressions signalées en italique par Fichte) :

47

Le Non-Moi doit déterminer le Moi ; en d'autres termes, il doit supprimer de la réalité en celui-ci. Ceci n'est cependant possible qu'à la condition qu'il contienne en lui-même la partie de la réalité, qu'il doit supprimer dans le Moi. Ainsi – le Non-Moi contient de la réalité en soi. Mais, toute réalité est posée dans le Moi, et le Non-Moi est opposé au Moi : par conséquent il n'y a pas du tout de réalité en ce dernier, seule la pure négation y est posée. Tout Non-Moi est négation ; il n'a par conséquent aucune réalité en soi[47].

48 Fichte insiste ici sur le concept de réalité imputé au Non-Moi. La contradiction découle d'une violation du premier principe. Selon celui-ci, seul le Moi est ditposséder de la « réalité ». Toute proposition imputant de la réalité au Non-Moi est alors irrecevable, d'un point de vue pragmatique.

49 Encore une fois, la logique du discours nous contraint à limiter les éléments en opposition dans l'énoncé principal. Il convient de préciser plus avant le concept de réalité (imputé au Non-Moi). Ainsi, la solution de Fichte consiste à départager de façon encore plus précise ce qui revient au Moi et au Non-Moi en propre [48].

50 La contradiction nous oblige alors à réfléchir sur le sens du premier principe et, par conséquent, à envisager notre propre discours sous un nouveau jour. Ainsi, pour dénouer la contradiction actuelle, nous ne nous pencherons pas, comme nous l'avons fait jusqu'à présent, sur le concept de détermination réciproque (c'est-à-dire sur le contenu de l'énoncé). Au contraire : en réfléchissant sur le premier principe, il s'agira de thématiser une sphère qui est restée dans l'ombre dans notre raisonnement et qui a trait au plan de l'énonciation (du Moi absolu) [49]. Le point C est donc capital, dans la mesure où il marque une césure dans l'argumentation de la Grundlage. Grâce à lui, nous construirons désormais deux séries parallèles : celle englobant les concepts appartenant au champ de la représentation (quantité, détermination réciproque, etc.) et celle englobant les concepts de notre réflexion elle-même. Autrement dit, le point C permet à Fichte de signaler que la suite de la solution impliquera une réflexion autant sur les éléments du problème (le contenu propositionnel de la Hauptsatz) que sur les modalités énonciatives de ces mêmes éléments.

51 Pour l'essentiel, la solution de Fichte consiste à postuler que la réalité imputée au Non-Moi est médiatisée par la passivité que le Moi pose en soi (le Moi est donc actif alors qu'il pose en soi une quantité déterminée de négation). Il s'ensuit que la réalité du Non-Moi est une réalité dérivée. Nous dérivons ainsi un nouveau concept : la directionnalité de la relation. Alors qu'auparavant nous partions de n'importe quel terme, désormais le discours sur la représentation sera orienté. Selon ce nouveau concept, le Moi se pose comme passif et, ce faisant (en vertu du concept de détermination réciproque acquis au point B), il impute (imputer = focaliser) au Non-Moi le degré de réalité correspondant à la passivité qu'il pose en soi. Ce concept est le concept de la causalité (Wirksamkeit) : la chose n'est cause de la passivité du Moi que dans la mesure où le Moi ressent une affection. Nous parvenons ainsi à limiter le Non-Moi en l'inscrivant dans une sphère propre qui est subordonnée à la passivité éprouvée par le Moi [50].

Point D.

52 Le point D [51] est le pendant du point précédent dans la mesure où il répond à la seconde partie de l'énoncé principal (Hauptsatz) : le Moi se pose comme déterminé par le Non-Moi. Il se pose, c'est-à-dire : il est actif en se posant comme déterminé. En soi, cette proposition est irrecevable : le philosophe y postule que le Moi est à la fois actif (il se pose) et passif (il est posé comme déterminé)[52].

53 Pour résoudre cette énigme, il s'agit encore une fois d'analyser les termes opposés à l'aide du concept de détermination réciproque. Il convient de départager. La contradiction serait dénouée, nous apprend Fichte, « si l'on pouvait substituer à la proposition précédente la proposition suivante : le Moi détermine activement sa passivité ; ou il détermine passivement son activité ». Dès lors, le Moi serait « en un seul et même état à la fois actif et passif [53] ».

54 Notons le sens de la solution esquissée : elle porte essentiellement sur la signification de la passivité dans le Moi. Comment peut-on admettre que le Moi, activité pure (§ 1), puisse subir une limitation ? Telle est la question. Tout comme au point C, d'ailleurs, nous avons recours encore une fois à la Grundsatz. Le dénouement du point D constitue alors un approfondissement du rôle joué par le Moi absolu dans le système fichtéen. Le point D nous obligera à accepter que l'activité du Moi possède deux sens.

55 Le raisonnement de Fichte consiste à avancer l'hypothèse selon laquelle le Moi (actif) serait une unité de mesure (Maßstab) de l'activité. Au terme de l'analyse, nous aboutissons à une passivité découlant de l'activité du Moi, et à une activité du Moi déterminant un état de passivité. Ici encore, le Moi observé accède à une fonction de focalisation de façon hypothétique, mais cette fois-ci, ce n'est pas en imputant de l'activité au Non-Moi (causalité), mais en limitant sa propre activité [54]. Fichte appelle ce développement, symétrique au précédent, la « synthèse de la substantialité » (Substantialität).

Point E.

56 Au point E [55], la chose et bien connue, nous aboutissons à un cercle, communément appelé, en études fichtéennes, le cercle du réalisme et de l'idéalisme. Bien qu'elle soit surprenante, cette conclusion, comme toutes celles qui l'ont précédée d'ailleurs, est parfaitement conséquente. Voici le raisonnement de Fichte dans le texte :

57

Certes s'il pose un moindre degré d'activité en soi, le Moi pose une passivité en soi et une activité dans le Non-Moi. Mais le Moi n'a nullement le pouvoir de poser un degré moindre d'activité en soi ; en effet, conformément au concept de substantialité, il pose toute activité en soi. Par conséquent une activité du Non-Moi devrait précéder la position d'un degré moindre d'activité dans le Moi ; celle-ci devrait avoir effectivement nié une partie de l'activité du Moi, avant que le Moi puisse poser en soi un degré moindre de cette dernière. Or, ceci est également impossible, puisque conformément au concept de causalité, on ne peut attribuer une activité au Non-Moi, que dans la mesure où une passivité est posée dans le Moi [56].

58 Il n'entre pas dans notre dessein d'analyser l'ensemble du point E. Plutôt, nous nous contenterons d'exposer l'enjeu pragmatique de la solution esquissée par Fichte. C'est ici, en dénouant cette logique circulaire, que le texte s'appuie de façon inédite sur la figure du lecteur.

59 À coup sûr, le cercle a pour fondement les solutions que nous avons apportées aux points C et D. Au point C, la causalité nous contraignait à imputer de la réalité au Non-Moi à partir d'une certaine quantité de passivité posée dans le Moi. Le point D, au contraire, avait pour solution la position d'une quantité d'activité dans le Moi qui, eu égard au Moi dans sa totalité, pouvait se penser comme passivité. Le point C résume le discours tenu par le philosophe réaliste : le Moi, dit-il, n'est qu'un effet du Non-Moi. Quant à lui, le point D renvoie au discours idéaliste, selon lequel la passivité dans le Moi n'est qu'un accident de la substance (nul est besoin, le philosophe idéaliste affirme-t-il, d'expliquer la représentation en se référant à une cause extérieure). Et de fait, Fichte semble évoquer ici des positions philosophiques avérées : Spinoza (réaliste) versus les leibniziens (idéalistes). Ainsi, en dépit du niveau d'abstraction, il semblerait que le récit que la raison se raconte à propos d'elle-même implique aussi une dimension historique : une petite histoire (pragmatique) du discours philosophique. Mais pourquoi l'idéalisme et le réalisme constituent-ils un cercle ?

60 La réponse de Fichte ne saurait être plus précise : stricto sensu, le causaliste (selon ses propres dires) n'est pas un Moi, puisque l'essentiel de son propos est d'imputer de l'activité au Non-Moi. Ce faisant, il a certes postulé de la passivité dans le Moi, mais ce Moi ne le sait pas. Fichte insiste : au point C, nous avons certes posé une certaine quantité de négation dans le Moi, « Toutefois ici le Moi est purement passif ; les degrés de négation sont sans doute bien posés – mais pour un être intelligent extérieur au Moi, qui observerait et jugerait d'après la règle de détermination réciproque le Moi et le Non-Moi dans cette action [Wirkung] et non point pour le Moi lui-même ». Ici, le Moi « serait sans doute limité, mais il ne serait pas conscient de sa limitation [57] ». On notera au passage l'insuffisance du discours réaliste : le Moi dont on parle est un focalisateur déficient qui ne saurait rien dire à propos de lui-même. Et pour cause : c'est autrui qui parle pour lui. Dénégation du sujet de l'énonciation.

61 Ainsi, le Moi observé ou focalisé n'est pas en mesure de devenir le focalisateur à partir du récit que propose le philosophe causaliste. Il faut donc transformer le récit et penser le Moi autrement. Au demeurant, cette transformation exigera que le philosophe-lecteur réfléchisse sur le rôle constitutif qu'il joue dans la réalisation du récit et qu'il agisse en conséquence.

62 Pour ce qui est de la substantialité, le même raisonnement s'applique. Mais, à l'inverse, le discours porte sur le Moi sans pour autant s'attarder à la question du fondement de la conscience d'objet. Dès lors, le Moi n'est pas plus focalisateur qu'il ne l'était dans le raisonnement précédent. En dernière analyse, le réalisme explique ce que l'idéalisme présuppose mais ne peut expliquer et vice versa. Les deux postures énonciatives étant inversement symétriques de par une insuffisance pragmatique intrinsèque : « Les deux synthèses utilisées séparément n'expliquent donc point ce qu'elles doivent expliquer et la contradiction relevée précédemment demeure [58] […]. » Dans un cas comme dans l'autre, nous sommes loin du Mensch que nous nous sommes donné pour tâche de penser, car notre discours est encore loin de l'autoréférentialité à laquelle il prétend.

63 Mais qui est cet être intelligent à l'extérieur du Moi auquel Fichte fait allusion, celui dont il est dit qu'il juge selon la loi de la détermination réciproque ? Comme l'a démontré I. Thomas-Fogiel dans une analyse incontournable, il s'agit bien de nous, lecteurs de la Grundlage[59].

64 Au point E, nous constatons que le cercle dans lequel nous nous sommes renfermés résulte de la loi de la détermination réciproque elle-même. Mais cette loi ne pose pas problème en tant que telle : « [La proposition] ci-dessus énoncée, et qui est contredite, est la proposition de détermination réciproque. Elle ne doit donc être valable qu'en partie : en d'autres termes, elle doit être déterminée elle-même, sa valeur doit être limitée par une règle à une certaine sphère [Umfang][60]. » Si la loi de la détermination réciproque a engendré une impasse (le cercle), c'est bien parce qu'elle a déterminé la totalité de nos raisonnements. Ainsi Fichte se propose-t-il de limiter la validité de ce concept. Autrement dit, la solution consiste à repenser l'opposition Moi/Non-Moi, de sorte que la détermination réciproque des termes impliqués dans la représentation ne soit que partiellement opérante. C'est dire qu'il y aurait une activité dans le Moi qui ne correspond pas à une passivité dans le Non-Moi (donc une activité indépendante du Moi) et, inversement, une activité imputée au Non-Moi qui ne correspond pas à une passivité dans le Moi (c'est-à-dire une activité indépendante du Non-Moi) [61]. D'où la unabhängige Tätigkeit, nouveau « personnage » qui sera désormais impliqué dans chaque maillon de la chaîne, alors que le récit passera du niveau de l'observation à celui de l'observateur et pourra dès lors se raconter.

65 Comme le souligne à juste titre I. Thomas-Fogiel, l'activité indépendante tient lieu, dans le récit de la Grundlage, aussi bien du philosophe-narrateur que du philosophe-lecteur, celui qui prend en charge les actes décrits dans le texte. Si bien que l'enjeu sera désormais « de montrer très précisément comment la réflexion du philosophe est un élément à part entière de la résolution du problème [62] ». C'est un point tournant dans le récit : le texte devra maintenant s'adresser au lecteur afin que ce dernier concoure à la réalisation effective du discours philosophique.

66 Par ailleurs, en vertu de la structure pragmatique de la Grundlage, où chaque nouveau concept n'est qu'un approfondissement des termes primitifs (donnés dans les § 1-3), la unabhängige Tätigkeit est implicitement contenue dans tous les raisonnement antérieurs. Par conséquent, le point E est aussi la formulation d'une nouvelle tâche, à savoir désimpliquer l'activité indépendante des contenus dans lesquels elle a été opérante sans que le lecteur en ait été conscient. D'un point de vue narratologique, l'activité indépendante est donc la « voix » de la Doctrine de la science (qui convertit la dénégation énonciative en affirmation autoréférentielle). Le Moi sur lequel nous réfléchissons, pour sa part, en est le focalisateur. À partir du point E, l'enjeu sera de penser les modalités de leur synthèse.

67 Du reste, on notera que l'activité indépendante possède un statut très particulier vis-à-vis du champ circonscrit par la problématique de la représentation : elle est à proprement parler infigurable, puisqu'elle ne relève pas d'une logique représentationnelle mais se définit en termes d'énonciation. En effet, elle résulte d'une réflexion sur les insuffisances du discours sur la représentation, qui exclut d'office le narrateur en insistant sur les figures de la relation entre Moi et Non-Moi.

LA MÉTALEPSE PRAGMATIQUE

68 En thématisant l'activité indépendante dans le récit autotélique de la raison, Fichte ouvre le discours philosophique sur ses propres modalités énonciatives. Autant dire qu'il y introduit un nouveau « personnage » appartenant simultanément à deux niveaux diégétiques. Il convient d'approfondir cette dimension à l'aide de la théorie des métalepses développée par G. Genette et ses disciples.

69 Selon les enseignements de la narratologie, la métalepse est une transgression des niveaux du récit qui a pour effet de mettre la représentation elle-même en scène. Dans les travaux de G. Genette, la métalepse relève de deux catégories principales : soit les métalepses de l'auteur, où la figure de l'auteur fait acte de présence dans le récit, soit les métalepses de narrateur, où le narrateur s'inclut dans le narré.

70 Pour ce qui est du premier type, Genette postule : « cette variété de métalepse consiste, je le rappelle dans les termes de Fontanier, à “transformer les poètes en héros des faits qu'ils célèbrent [ou à] les représenter comme opérant eux-mêmes les effets qu'ils peignent ou chantent” ». Ainsi, l'auteur « est représenté ou se représente comme produisant lui-même ce qu'il ne fait, au fond, que raconter ou décrire [63] ». Les métalepses de narrateur, quant à elles, se produisent dès qu'il y a « intrusion du narrateur ou du narrataire extra-diégétique dans l'univers diégétique [64] ». Dans un cas comme dans l'autre, la métalepse se révèle une stratégie narrative permettant de franchir la frontière séparant le monde de la narration du monde narré.

71 Dans la foulée des travaux de Genette, les disciples ont recensé une troisième classe de métalepses, dites ontologiques. À la différence des métalepses analysées précédemment (qui ont une portée rhétorique), celles-ci opèrent une transgression des frontières ontologiques du récit. En effet, si les métalepses impliquant l'auteur ou le narrateur signalent une rupture pratiquée au niveau de l'énonciation, il n'en demeure pas moins que « le monde de la représentation demeure inchangé [65] », nous rappelle Marie-Laure Ryan. Or, les métalepses ontologiques « ont lieu lorsqu'un récit est raconté comme s'il s'agissait d'une fiction, opérant ainsi un changement non seulement de voix narrative, mais aussi un changement de monde [66] ». Ainsi la nouvelle Continuité des parcs de Julio Cortázar, où le lecteur (représenté) est assassiné par le personnage du roman qu'il lit.

72 Pour mieux comprendre cette distinction, M.-L. Ryan s'appuie sur le concept informatique de la pile (stack). La fiction, affirme-t-elle, serait un dispositif impliquant un narrateur et un narrataire dont le mode d'emploi présuppose qu'il existe une frontière stable et permanente entre l'espace de production et l'espace de réception du texte [67]. Dans cette optique, le récit émanant du narrateur principal constitue le niveau fondamental de la « pile » énonciative. Ce niveau, qui englobe la fiction/représentation en totalité, s'interpose entre le monde de l'auteur et celui du lecteur. Les récits qui y sont enchâssés, quant à eux, constituent autant de niveaux narratifs subordonnés que le narrateur peut superposer les uns à la suite des autres, en cédant la parole à des personnages-narrateurs qui sont introduits dans chaque niveau de la pile. Mais la circulation de l'énonciation entre les niveaux empilés a pour condition – du moins dans les récits classiques – que le passage se fasse entre des niveaux immédiatement solidaires, sans saut ni heurt. Il n'y a donc pas métalepse « quand le récit ajoute ou retranche un niveau à la pile », mais plutôt lorsque l'acte de raconter implique un passage qui fasse « infraction aux règles de construction [68] » :

73

Quand l'acte courant de la narration se situe à un niveau déterminé, il est en principe illicite de retourner à un niveau sans enlever formellement un étage à la pile, c'est-à-dire sans achever la narration. Les référents spatiaux et temporels de la narration devraient toujours correspondre à l'ici et au maintenant du niveau supérieur. Mais dans certains exemples […], une voix d'un niveau inférieur fait intrusion dans un niveau supérieur, sans pour autant lui enlever son statut de « niveau courant », sans donc l'éjecter de la pile [69].

74 La métalepse ontologique est donc portée par une voix qui circule entre différents niveaux diégétiques sans tenir compte de leurs frontières. Et puisque l'acte de communication présuppose « que tous les participants appartiennent au même monde [70] », la métalepse ontologique remet en cause la cohérence de l'espace de fiction. On feint que la fiction n'est pas feintise. Se distinguant toto cœlo de l'intention rhétorique de la métalepse narrative, la métalepse ontologique bouleverse les repères régissant l'acte de lecture. Et c'est alors que les paradoxes ontologiques surgissent.

75 Mais prenons garde : bien que les métalepses ontologiques permettent de brouiller les frontières entre mondes narratifs hétérogènes, il n'en demeure pas moins que l'ultime frontière – celle séparant l'espace du lecteur du champ de la narration/représentation/fiction – demeure parfaitement intacte. Le monde réel, où lecteur et auteur évoluent, n'est jamais atteint par la métalepse ontologique, qui demeure subordonnée au pacte de la fiction. Ainsi, le fondement de la pile narrative (le degré zéro de la fiction) « est à l'abri des phénomènes métaleptiques [71] ». Mais à l'abri de quoi ?

76 La réponse ne manquera pas d'étonner : le premier niveau de la pile narrative protège le lecteur de la folie ; il s'agit d'un garde-fou l'empêchant de sombrer dans le monde de la fiction et de s'y identifier pleinement. Voilà la raison pour laquelle le genre privilégié de la métalepse ontologique, c'est le récit fantastique :

77

Cette protection contre l'ancrage de la pile dans le monde réel [This protection from the real-world foundation of the stack] implique que la métalepse ontologique, à l'inverse de la métalepse de type rhétorique, est incompatible avec un cadre réaliste [is incompatible with a realistic framework]. […] Étant donné que les transgressions ontologiques ne peuvent impliquer le niveau fondamental de la réalité [the ground level of reality], elles ne peuvent pas non plus avoir lieu, par analogie, dans un monde fictif qui respecte les lois logiques et physiques du monde réel, à moins qu'elles ne soient confinées à la sphère privée de tel et tel personnage ayant perdu la raison et qui confond le réel et l'imaginaire, comme Don Quichotte [72].

78 Mais qu'en est-il de la Grundlage et de la unabhängige Tätigkeit, figure par excellence de la transgression ? En effet, l'activité indépendante de Fichte s'avère une voix relevant de deux sphères ontologiques différentes : elle émane de l'espace de production du récit et elle surgit, au § 4, dans l'espace de représentation, où tout (pour l'instant) n'est que fiction, affirme Fichte. Mais en dépit des enseignements de la narratologie, l'activité indépendante a pour fonction de faire en sorte que les mondes du narrateur, du narré et du narrataire (le lecteur) communiquent, en fusionnant le Moi qui parle et le Moi dont il parle, et en les identifiant autant au producteur qu'au récepteur du texte. Autant dire que le discours de Fichte est tout sauf « fantastique ». Et pour cause : la Grundlage, en tant que mise en scène de la raison par elle-même, est un « récit » des plus « réalistes ». En vertu du dispositif performatif qui en est le point de départ, ce dont il y est question – ce à quoi se réfèrent les diverses propositions que nous avons commentées –, c'est l'acte réel pris en charge par le lecteur chaque fois que le script devient « performance ».

79 Au final, la Grundlage est un texte sans équivalent dans l'univers des récits, dans la mesure où il permet de franchir, avec le concours du lecteur, l'ultime frontière, celle séparant le destinataire du monde narré [73]. D'ailleurs, le discours qui y est proposé est sans conteste de type « réaliste », car il a pour référent la raison que partagent le Moi (qu'il soit absolu ou observé), le lecteur et l'émetteur, raison que nul ne saurait nier sans sombrer dans une contradiction performative dirimante. Ici, le lecteur « anime » les actes posés par son homologue dans le champ de la représentation, et avec lequel il fusionne, à terme. Mais à proprement parler, il ne s'agit pas tout à fait d'un homologue, mais d'une instance du Moi que le lecteur aura extraposée, au nom de sa Menschheit. En prendre conscience, par le truchement de l'activité indépendante, c'est concrétiser le Ich bin postulé dans la Tathandlung.

80 La métalepse est donc le moyen de signaler au lecteur que le geste d'auto-production du Mensch doit coïncider avec la conscience de soi du lecteur. À cet égard, il se pourrait que la dynamique pragmatique de la Grundlage soit une radicalisation du Bildungsroman classique. À la différence du Wilhelm Meister de Goethe ou du Franz Sternbald de Tieck, ce que la Grundlage « met en forme », ce n'est pas seulement le protagoniste dans la fiction (le Moi observé). C'est avant tout le lecteur réel – matériau sur lequel travaille le texte en vue de former l'homme « en totalité ».

81 Aussi la métalepse que Fichte construit au point E diffère-t-elle qualitativement de la métalepse rhétorique. Alors que cette dernière recouvre des cas de transgression narrative mettant en scène la figure du narrateur ou de l'auteur, la métalepse dont il est question dans l'activité indépendante innove en ceci qu'elle implique le lecteur réel, qui est identifié au sujet de l'énonciation. Si bien que le point E a pour finalité que le sujet du discours devienne l'élément clé dans la résolution du problème de la représentation. L'activité indépendante, intelligentes Wesen außer dem Ich, s'avère une voix extra-diégétique (c'est-à-dire provenant d'un lieu autre que celui de la relation Moi/Non-Moi). Elle nous révèle que la relation binaire sujet-objet (Moi et Non-Moi) est une relation à trois termes. Dire la vérité de la représentation, c'est obligatoirement thématiser le point de vue de l'énonciation, qui est impliqué malgré tout dans la relation à laquelle l'ensemble du § 4 est consacré.

82 Ainsi, dans la Grundlage, la métalepse – qu'il convient de qualifier de pragmatique – a lieu alors que les deux séries (celle du Moi observé et celle du Moi qui observe) sont progressivement fusionnées. Le dénouement du cercle a pour condition que le lecteur devienne conscient qu'il est impliqué dans ce qui doit être expliqué (la conscience du Moi observé). À la lumière de ce savoir, le Moi observé pourra assumer sa fonction focalisatrice et le récit pourra se clore en s'énonçant à partir de lui. (Le Moi observé pourra enfin se poser comme déterminé par le Non-Moi.) Et c'est le lecteur, animé d'une volonté d'autoconscience quant à sa propre performativité, qui permettra au Moi observé de se poser comme un être intelligent pouvant dire je et pouvant assumer les facultés de représenter et de vouloir. Mais ce stade ne sera atteint que dans la partie pratique de la Grundlage (§ 5), où le Moi observé (initialement le focalisé) disposera de tous les éléments lui permettant d'assumer sa fonction focalisatrice et de rejoindre le point de vue du narrateur-focalisateur initial. Dès lors, le récit subit une transformation : il devient un récit à focalisation interne et toutes les propositions seront énoncées du point de vue du Moi observé.

83 Par ailleurs, tout au long du processus menant du point A au point E, le lecteur incarnait (mais sans le savoir) le narrateur-focalisateur. Au final, les actes réels posés par le lecteur s'avèrent être l'instrument permettant au récit de se transformer et à son protagoniste de dire je. Le discours se re-produit. La métalepse pragmatique, véritable clé de voûte narratologique de la Grundlage, est le procédé de cette mise en partage du discours de l'autonomie.

PERFORMATIVITÉ DE LA FEINTISE

84 Pour terminer, il convient de réfléchir brièvement sur le statut fictionnel du texte de Fichte. Il n'est pas tout à fait juste d'affirmer que la Grundlage récuse la fiction. On a souvent insisté en études fichtéennes sur le fait que l'ensemble du § 4, selon les dires même de Fichte, est un enchaînement d'énoncés de fiction aboutissant à un Faktum, c'est-à-dire à un fait apodictique correspondant à la constitution effective de la conscience. Ainsi, avant d'entamer la « Déduction de la représentation », ultime section du § 4, Fichte revient sur le statut des propositions émises auparavant en précisant en quoi elles relèvent (ou pas) d'un « fait » :

85

Toutes les possibilités intellectuelles [Denkmöglichkeiten] que nous pensions, tout au long de notre recherche, et que nous pensions avec la conscience de les penser, étaient aussi des faits de notre conscience, en tant que nous philosophions : mais il s'agissait de faits, produits artificiellement [künstlich] ; selon les lois de la réflexion, par la spontanéité de notre pouvoir de réflexion [74].

86 Dès lors, les hypothèses émises aux points A à D relèvent de l'« artifice » philosophique. Elles ne sont que des modalités de la fiction et ne correspondent aucunement à la réalité. Toutefois, les remarques conclusives du point E sont d'un autre ordre : elles sont censées désigner un Faktum, c'est-à-dire une réalité extra-textuelle :

87

La possibilité intellectuelle seule restante, et présentement établie, après le rejet de tout ce qui a été démontré comme faux, est aussi tout d'abord un fait artificiellement produit par la spontanéité de l'acte de philosopher : il est tel pour autant qu'il a été élevé à la conscience (du philosophe) par la médiation de la réflexion ; ou plus proprement dit : la conscience de ce fait est un fait produit par l'art. Mais la proposition placée au sommet de notre recherche doit être vraie ; en d'autres termes quelque chose doit lui correspondre dans notre esprit et cette proposition ne peut être vraie qu'en ce seul sens, qui a été établi ; par conséquent quelque chose, existant originairement dans l'esprit et indépendamment de notre réflexion, doit correspondre à cette idée prise en ce sens. Je nomme fait ce qui a été établi dans la signification la plus élevée de ce terme et d'après laquelle toutes les autres possibilités de pensée introduites ne peuvent être des faits [75].

88 Ainsi, à la narratologie des instances du discours que nous venons d'étudier s'ajoute une seconde dimension, relevant à proprement parler de la poétique, et qui a trait à la théorie de la fiction.

89 Dans la mesure où la Grundlage se veut un « script », elle a pour finalité la réalisation des actes qui y sont « décrits ». À ce titre, deux mouvements antithétiques l'animent : dans un premier temps (§ 4, points A-D), le texte met de l'avant des actes d'assertion feints (fictionnels) et constitue ainsi une sorte de « roman de la raison » dont les principaux opérateurs narratifs sont les figures de la relation entre le Moi et le Non-Moi entrevues précédemment. Or, après avoir passé en revue tous les cas possibles de la représentation, Fichte propose une théorie de la feintise permettant de discerner le statut fictionnel des actes illocutoires accomplis [76]. Aussi la Grundlage contient-elle une théorie de son propre procès de simulation, que Fichte distingue soigneusement de la logique du performatif qui régit le discours qui dit vrai. D'où l'état conclusif du point E, où le texte propose un acte illocutoire réalisé avec le concours du lecteur.

90 À la lumière de ces remarques, il y aurait donc deux types d'énoncés dans la Grundlage : ceux qui contreviennent au principe de l'identité performative selon lequel voix = mode ; et ceux qui le concrétisent. Le premier groupe englobe tous les énoncés de type « le Non-Moi est la cause des représentations dans le Moi » (principe de causalité, point C). De tels énoncés sont philosophiquement faux puisqu'ils ne remplissent pas l'exigence pragmatique de la Doctrine de la science : émettre des propositions qui prennent en charge le fait de leur énonciation. Dans l'exemple choisi, le sujet de l'énoncé (le Moi conçu selon le principe de causalité) est sans commune mesure avec la voix du locuteur. C'est peu dire : ce qui le caractérise en propre, c'est l'acte de dénégation de l'énonciation. Ainsi Schelling dans le Système de l'idéalisme transcendantal : « Le Non-Moi est la cause du Moi » : énoncé sans énonciation, extinction de la voix, affirmation « réaliste » dans laquelle la vérité semble se présenter d'elle-même : ruse de la raison et pouvoir de la représentation, pourrait-on dire avec Louis Marin. Mais aux yeux de Fichte, il s'agit avant tout d'une simulation de la scientificité simulant sa propre vérité.

91 Les propos de Fichte sur la fiction sont tout à fait conformes à ceux de Genette : « en feignant de faire des assertions (sur des êtres fictionnels) le romancier fait autre chose, qui est de créer une œuvre de fiction [77] ». Fichte le sait et le dit. Poétique de la Grundlage, la Grundlage comme poétique. Mais l'« œuvre » prend fin dès que la fiction est levée dans et par la réalisation du performatif. En raison de son ancrage dans le réel – l'espace de vie du lecteur –, le performatif s'extrait de cette logique de la feintise. Pour tout dire, il s'agit du seul type d'énoncé où le philosophe qui parle et le Moi dont il parle se forment l'un à l'image de l'autre.

Notes

  • [1]
    Voir I. THOMAS-FOGIEL, Critique de la représentation. Étude sur Fichte, Paris, Vrin, « Bibliothèque d'histoire de la philosophie », 2000 ; et A. BERTINETTO, La forza dell'immagine, Milan et Udine, Mimesis, « Morphé » 5, 2010.
  • [2]
    À notre sens, le geste inaugural de l'esthétique romantique consiste à mettre hors jeu les opérations de la raison en les « prolongeant » (l'expression est de Fr. von Hardenberg) au nom de l'art. Aussi le glissement entre discours philosophique et discours artistique qui caractérise le romantisme s'opère-t-il sous le mode de l'annexion du dispositif de l'énonciation rationnelle.
  • [3]
    Pour faciliter la lecture, dans l'appareil de notes nous renvoyons à la pagination de trois éditions de la Grundlage. La traduction de Philonenko est désignée par la mention Principes, alors que la Gesamtausgabe porte le sigle GA. La mention Grundlage renvoie à l'édition Meiner (4e éd., Hambourg, 1997).
  • [4]
    J. G. FICHTE et F. W. J. SCHELLING, Correspondance (1794-1802), trad. fr. M. Bienenstock, Paris, Puf, « Épiméthée », 1991, pp. 92-93.
  • [5]
    Ibidem, p. 96.
  • [6]
    J. G. FICHTE, Rapport clair comme le jour sur le caractère propre de la philosophie nouvelle et autres textes, trad. fr. A. Valensin et P.-Ph. Druet, Paris, Vrin, 1999, pp. 80-81 (nous soulignons). Sauf mention contraire, tous les italiques sont ceux des auteurs cités.
  • [7]
    Nous reviendrons sur le sens de ces concepts.
  • [8]
    Au final, le récit de Schelling s'avère une narration à la troisième personne, alors même que le « narrateur à la troisième personne », nous rappelle Mieke Bal dans un texte incontournable pour ces recherches, « n'existe pas ». Prêter attention à la narration dans un discours qui prétend en faire abstraction, c'est effectivement invalider ce même discours. Ainsi Fichte face à son interlocuteur. Voir M. BAL, « Narration et focalisation. Pour une théorie des instances du récit », Poétique, 1977, no 29, p. 117.
  • [9]
    On relira le texte inaugural de ce volet des travaux de Marin : « À propos d'un carton de Le Brun : le tableau d'histoire ou la dénégation de l'énonciation », Revue des sciences humaines, 1975, vol. XL, no 157, pp. 42-64.
  • [10]
    Sur l'autoréférentialité du pronom je et son double caractère (topologique/temporel), nous renvoyons aux deux articles de Benveniste : « De la nature des pronoms » (1956) et « De la subjectivité dans le langage » (1958), in Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, 1966, pp. 251-266.
  • [11]
    G. GENETTE, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p. 203.
  • [12]
    M. BAL, loc. cit., pp. 107-127.
  • [13]
    Pour sa part, G. Genette a répliqué aux propos de M. Bal dans le Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, « Poétique », 1983, pp. 48-52.
  • [14]
    M. BAL, loc. cit., p. 120.
  • [15]
    Idem.
  • [16]
    Ibidem, pp. 115-121.
  • [17]
    Ibidem, p. 121 sq. Le narrateur est l'instance qui raconte, alors que le focalisateur est l'instance à partir de laquelle le lecteur accède à ce que le récit met en scène. Bien qu'elles soient distinctes, il se trouve que ces deux fonctions vont de pair dans beaucoup de récits. C'est pourquoi M. Bal propose le concept de « narrateur-focalisateur », qui a le mérite de rendre compte de la « solidarité [de ces termes] tout en respectant leur autonomie » (p. 121).
  • [18]
    C'est le lexique de Fichte qui nous autorise à inscrire la Grundlage dans la logique du récit : Erzählung (narration, récit) et Geschichte (histoire) sont les termes choisis pour décrire la démarche. Voir Principes, p. 22 et 104 ; Grundlage, p. 18 et 141 ; GA, I, 2, p. 261 et 365.
  • [19]
    M. BAL, loc. cit., p. 119.
  • [20]
    Idem.
  • [21]
    M.-L. RYAN, « Metaleptic Machines », Semiotica, 2004, no 150, pp. 439-469.
  • [22]
    Nous infléchissons quelque peu la thèse de Genette selon laquelle la « focalisation interne n'est pleinement réalisée que dans le récit en “monologue intérieur” » (G. GENETTE, Figures III, op. cit., pp. 209-210). En effet, l'identité performative du discours de Fichte s'inscrit dans la logique de la focalisation interne sans pour autant relever du monologue : le Moi étant une fonction transsubjective. Par ailleurs, la Grundlage remet en cause la thèse de M. Bal selon laquelle il est « dans la nature du récit que le contenu de l'information ne peut pas être perçu directement par le lecteur » (M. BAL, loc. cit., p. 121). Puisque la Grundlage s'appuie sur les vécus du lecteur pour construire et valider chacune de ses propositions, elle s'avère être le récit de ce que le lecteur perçoit directement.
  • [23]
    Fichte n'a cessé de distinguer le récit « historique » du récit « génétique ». Alors que le premier se caractérise par des procédés de focalisation externe (le récepteur y voit ce qu'autrui lui raconte), le second (qui est employé dans les présentations scientifiques de la Wissenschaftslehre) transmet une expérience que le récepteur doit lui-même réaliser. Le récit génétique est donc un récit à focalisation interne où trois fonctions s'unissent : le narrataire, le focalisé et le narrateur-focalisateur. Tel est le sens qu'il convient d'accorder, nous semble-t-il, à l'expression « histoire pragmatique de l'esprit humain » employée par Fichte pour décrire le procès circulaire de la Doctrine de la science.
  • [24]
    « Il s'agit d'un écrit que je puis recommander fortement afin d'alléger l'étude de la Doctrine de la science » (GA, I, 4, p. 317).
  • [25]
    A. L. HÜLSEN, Prüfung der von der Akad. der Wiss. zu Berlin aufgestellten Preisfrage : Was hat die Metaphysik seit Leibniz und Wolff für Progressen gemacht ?, Altona, Hammerich, 1796, p. 50.
  • [26]
    Fichte met le lecteur en garde contre toute exégèse objectivante du premier principe. Voir Principes, p. 21 ; Grundlage, p. 17 ; GA, I, 2, p. 260. — Sur la question de l'identité chez Fichte, voir I. THOMAS-FOGIEL, Critique de la représentation, op. cit., pp. 69-93.
  • [27]
    Il convient de renvoyer ici aux mises en garde d'Isabelle Thomas-Fogiel contre les lectures réifiantes du premier principe, dans lesquelles le Moi philosophe et le Moi objet sont pensés comme des entités indépendantes. Voir Critique de la représentation, op. cit., p. 192 sq.
  • [28]
    Principes, p. 20 ; Grundlage, p. 16 ; GA, I, 2, p. 259.
  • [29]
    Dans la Nova Methodo, Fichte revient sur le terme Tathandlung : « Ce terme a été l'objet de malentendus. Ce qu'il signifie, et il ne doit rien signifier d'autre, c'est qu'il faut agir intérieurement et observer cette action. Celui qui présente la philosophie à un tiers doit le solliciter à effectuer cet agir. Il doit donc énoncer un postulat » (J. G. FICHTE, La Doctrine de la Science Nova Methodo, trad. I. Radrizzani, Lausanne, L'Âge d'homme, 1989, p. 68 [nous soulignons]).
  • [30]
    Principes, p. 34 ; Grundlage, p. 35 ; GA, I, 2, p. 276.
  • [31]
    J. G. FICHTE, La Doctrine de la Science Nova Methodo, op. cit., p. 68.
  • [32]
    Principes, pp. 25-26 ; Grundlage, pp. 23-24 ; GA, I, 2, pp. 265-266.
  • [33]
    « Ce n'est que maintenant qu'il est possible de dire [nous soulignons] du Moi et du Non-Moi, grâce au concept [de divisibilité] qui a été établi, que tous les deux sont quelque chose » (Principes, p. 30 ; Grundlage, p. 30 ; GA, I, 2, p. 271).
  • [34]
    Principes, p. 30 ; Grundlage, p. 30 ; GA, I, 2, p. 271.
  • [35]
    Principes, p. 30 ; Grundlage, p. 30 ; GA, I, 2, p. 272.
  • [36]
    Nous ne nous pencherons que sur les prémisses du point E, qui est sans conteste le développement le plus complexe (et le plus long) de l'ouvrage.
  • [37]
    La Grundlage, on le sait, est un manuel à l'intention des auditeurs de Fichte. À ce titre, il contient plusieurs types d'énoncés. Il n'entre pas dans notre dessein d'analyser les « didascalies » de la Grundlage dans lesquelles Fichte s'adresse directement au lecteur en vue de commenter ou d'expliciter les propositions scientifiques avancées. Il appartient sans doute à une analyse narratologique exhaustive de les approfondir. Afin d'abréger le propos, nous nous tenons à l'essentiel : les propositions scientifiques, qui sont généralement signalées par Fichte en caractères italiques.
  • [38]
    Principes, pp. 40-42 ; Grundlage, pp. 46-48 ; GA, I, 2, pp. 285-286. Dans ce survol, nous nous appuyons sur les travaux de I. Thomas-Fogiel, notamment sa Critique de la représentation, qui propose une lecture d'ensemble de la Grundlage.
  • [39]
    Principes, p. 41 ; Grundlage, p. 47 ; GA, I, 2, p. 285.
  • [40]
    Principes, pp. 42-44 ; Grundlage, pp. 48-52 ; GA, I, 2, pp. 287-290.
  • [41]
    Principes, p. 42 ; Grundlage, p. 48 ; GA, I, 2, p. 287.
  • [42]
    Principes, p. 42 ; Grundlage, p. 49 ; GA, I, 2, p. 287.
  • [43]
    Principes, p. 42 ; Grundlage, p. 49 ; GA, I, 2, p. 287.
  • [44]
    Principes, p. 43 ; Grundlage, pp. 49-50 ; GA, I, 2, p. 288.
  • [45]
    Principes, p. 44 ; Grundlage, pp. 51-52 ; GA, I, 2, p. 289.
  • [46]
    Principes, p. 44-48 ; Grundlage, pp. 52-58 ; GA, I, 2, pp. 290-295.
  • [47]
    Principes, p. 45 ; Grundlage, p. 53 ; GA, I, 2, p. 291.
  • [48]
    Principes, pp. 45-46 ; Grundlage, p. 53-55 ; GA, I, 2, pp. 291-292.
  • [49]
    Sur cette question, voir I. THOMAS-FOGIEL, Critique de la représentation, op. cit., pp. 108-111.
  • [50]
    Principes, pp. 47-48 ; Grundlage, pp. 56-57 ; GA, I, 2, p. 294.
  • [51]
    Principes, pp. 48-54 ; Grundlage, pp. 56-66 ; GA, I, 2, pp. 295-301.
  • [52]
    Principes, pp. 48-49 ; Grundlage, p. 58 ; GA, I, 2, p. 295.
  • [53]
    Principes, p. 49 ; Grundlage, pp. 58-59 ; GA, I, 2, p. 295.
  • [54]
    Principes, p. 51 ; Grundlage, p. 62 ; GA, I, 2, p. 298.
  • [55]
    Principes, pp. 54-108 ; Grundlage, pp. 66-146 ; GA, I, 2, pp. 302-369.
  • [56]
    Principes, p. 55 ; Grundlage, p. 67 ; GA, I, 2, p. 302.
  • [57]
    Principes, p. 55 ; Grundlage, p. 68 ; GA, I, 2, p. 303.
  • [58]
    Principes, p. 56 ; Grundlage, p. 69 ; GA, I, 2, p. 304.
  • [59]
    Voir I. THOMAS-FOGIEL, Critique de la représentation, op. cit., pp. 120-249.
  • [60]
    Principes, p. 58 ; Grundlage, p. 70 ; GA, I, 2, p. 305.
  • [61]
    Principes, pp. 57-59 ; Grundlage, pp. 69-72 ; GA, I, 2, pp. 304-306.
  • [62]
    I. THOMAS-FOGIEL, Critique de la représentation, op. cit., p. 142.
  • [63]
    G. GENETTE, « De la figure à la fiction », in J. PIER et J.-M. SCHAEFFER (dir.), Métalepses. Entorses au pacte de la représentation, Paris, EHESS, 2005, p. 23.
  • [64]
    G. GENETTE, Figures III, op. cit., p. 244.
  • [65]
    M.-L. RYAN, « Metaleptic Machines », art. cit., p. 440.
  • [66]
    Idem.
  • [67]
    M.-L. RYAN, « Logique culturelle de la métalepse ou la métalepse dans tous ses états », in PIER et SCHAEFFER, op. cit., pp. 205 sq.
  • [68]
    Ibidem, p. 206.
  • [69]
    Idem.
  • [70]
    M.-L. RYAN, « Metaleptic Machines », art. cit., p. 442. L'exemple paradigmatique de M.-L. Ryan est la pièce de Luigi Pirandello, Six personnages en quête d'auteur. Nous pourrions citer des exemples romantiques, notamment les deux pièces que Ludwig Tieck a conçues dans la foulée de la Grundlage : Ein Prolog (1796) et Die verkehrte Welt (1798).
  • [71]
    Ibidem, p. 444.
  • [72]
    Idem. Nous soulignons.
  • [73]
    Il se pourrait que la théorie des métalepses, dont l'objet premier a été la fiction littéraire, soit à repenser en fonction de ses contextes. Le discours philosophique ayant sa propre grammaire et son propre mode de fonctionnement, nous soupçonnons que la métalepse en philosophie risque de recouvrir des cas auxquels les narratologues n'ont pas songé…
  • [74]
    Principes, p. 103 ; Grundlage, p. 139 ; GA, I, 2, p. 363.
  • [75]
    Principes, p. 103 ; Grundlage, p. 139 ; GA, I, 2, p. 363.
  • [76]
    Bien entendu, cette théorie elle-même n'est pas feinte.
  • [77]
    G. GENETTE, Fiction et diction, Paris, Seuil, « Poétique », 1991, p. 48.
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